« Mais la perte de la permanence et de la solidité du monde – qui, politiquement, est identique à la perte de l’autorité – n’entraîne pas, du moins pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous. »
Hannah Arendt, 1968 (1954), p. 126.

Figure 1. – Procession de la mayordomía du Christ-des-trois-chutes, Huautla, février 2002.

1Pourquoi Huautla est-elle célèbre pour ses chamans ? « Figurez-vous que Huautla, c’est un lieu de beaucoup de force, de beaucoup d’énergie », me répond un restaurateur huautleco. « Comment expliqueriez-vous que les gens viennent ici manger des champignons bien qu’on en mange à d’autres endroits ? » Si l’on en croit les dires des érudits locaux, la force du chef-lieu des hautes terres émergerait du temps où il constituait encore un antique centre de pouvoir religieux. Pour preuve, dit-on, le toponyme vernaculaire Te Jao « Les Douze » témoignerait que douze « principaux1 » siégèrent jadis à Huautla. Mais l’attribution de cette énergie, sans doute autant inspirée par les voisinages néo-indiens et New Age, vient aussi d’une situation géopolitique bien contemporaine. Huautla est en effet une ville stratégique. Alors que dans les années 1950 le mycologue new-yorkais G. Wasson parvenait dans ce lieu protégé par les nuages, le chef-lieu était encore un village typique (aux yeux des étrangers), mais aussi une porte d’entrée de la Sierra ouvrant sur les plateformes régionales de l’économie du café (Oaxaca, Cordoba, Veracruz).

2Le chef-lieu est relié à la ville métisse de Teotitlan de Flores Magon à l’Ouest, tout en constituant un seuil ouvert sur l’État de Veracruz, avec la route qui descend à l’Est et unit le municipe aux basses terres mazatèques et à la ville de Tuxtepec. Ces nervures de la configuration territoriale sont relativement récentes. Leur édification concorde avec les profondes et rapides mutations économiques et culturelles de la Sierra. « Brèches » dans le territoire, pour reprendre la traduction littérale du terme en espagnol employé localement par les plus anciens pour désigner la route (la brecha : la piste), elles semblent ponctuer le commencement d’une accélération de l’histoire. Par une heureuse coïncidence, ce terme rappelle la brèche ou brisure du temps défini par Hannah Arendt2 comme l’étrange entre-deux où les acteurs et les témoins prennent conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore. Le tourisme, en tant que phénomène qui s’est graduellement développé sur plus de cinquante ans, a en effet participé d’une série de transformations qui lui sont autant extérieures. Dans les lignes qui suivent, le lecteur trouvera des repères sur les mutations du siècle dernier et les dynamiques socioculturelles de la société contrastée qui accueillit Wasson puis les autres visiteurs en quête d’expériences extatiques.