Pratiques de transmission de la mémoire vendéenne
L’exemple des objets familiaux confiés aux musées
p. 177-188
Texte intégral
1La préparation du colloque de Cholet battait son plein durant l’automne 2018 et les membres du comité scientifique engrangeaient les propositions d’interventions1. Si l’ambition du projet était de cerner au plus près le phénomène de construction des mémoires consécutif aux guerres civiles, les questionnements sur la pérennité, mais aussi sur le déclin de ces mémoires, n’en étaient pas moins vifs. Par une journée d’octobre alors qu’une réunion se tenait dans les locaux des Anneaux de la Mémoire à Nantes, un habitant de Campbon en Loire-Atlantique, accompagné de ses sœurs, se déplaçait jusqu’à Cholet pour faire don au musée d’Art et d’Histoire d’un objet « qui datait de la Révolution ». Cet heureux chassé-croisé a fourni les bases de cette contribution.
2La construction de la mémoire vendéenne est un objet d’étude à l’origine d’une production abondante et qui ne semble pas vouloir s’épuiser de sitôt. Mais en 2019, il convient aussi de se demander si les modes de transmission de cette mémoire, évolutifs au fil du temps et des générations n’ont pas perdu de leur puissance ? Et si les traces laissées par cette mémoire ne disparaissent pas inéluctablement ?
3C’est généralement par l’affirmative et de façon assez intuitive, que l’on répond à ce type d’interrogations. Chacun mobilise aisément des exemples. Ainsi en va-t-il des croix de campagne entretenues et fleuries en l’honneur des glorieux combattants blancs. Ces éléments emblématiques du micro-patrimoine vendéen étaient facilement observables il y a encore trente ans alors même qu’ils se font plus rares aujourd’hui. Et l’on peut poursuivre, en énumérant aussi bien des plaques commémoratives, ayant tendance à s’effacer, que des petites chapelles manifestement peu fréquentées.
4Dans un autre contexte à Dublin, dans la cathédrale nationale anglicane Saint Patrick, un proverbe invite à un même constat. Mis en regard de vénérables drapeaux de régiments britanniques perdant petit à petit leurs couleurs, ce proverbe rappelle que les « vieux soldats ne meurent pas, ils disparaissent simplement ». Le temps, qui fait son œuvre, estomperait donc les mémoires collectives ! Nous sommes là dans le domaine des impressions partagées et des idées communément admises.
5Dès lors, comment aller au-delà de l’intuition ? Où porter notre regard pour tenter de caractériser et d’expliquer les changements qui s’opèrent sous nos yeux ? Quel segment de l’activité mémorielle observer de manière privilégiée ? Venant de la part d’un conservateur du patrimoine, vous ne serez pas étonnés de la proposition de s’intéresser à des biens mobiliers et tout spécialement aux objets familiaux confiés aux musées. Le projet de don, évoqué plus haut, n’a fait d’ailleurs que conforter l’intérêt de relire des dossiers d’acquisition récents ou plus anciens à l’aune de cette recherche d’éventuelles nouvelles pratiques dans la transmission familiale de la mémoire vendéenne.
6L’exposé se déroulera en deux temps. Après la présentation générale de ces objets, globalement désignés sous le terme de « reliques familiales » et dont la mise en valeur est orchestrée avec persévérance par les divers acteurs de la mémoire vendéenne, nous nous intéresserons aux motivations passées et actuelles des familles propriétaires, à l’origine de ces dons.
L’entrée de reliques familiales dans les collections des musées
7« Relique familiale ». Cette expression permet de désigner des objets du quotidien conservés par les familles après avoir été magnifiés, voire sacralisés, parce que associés de près à des personnages héroïques en des moments cruciaux des guerres de Vendée. Pour être plus précis encore, ces objets sont presque toujours liés à des épisodes sanglants : combat, persécution, arrestation, exécution… La force première des reliques familiales vendéennes réside donc dans cette capacité à faire coexister le pittoresque et le tragique.
8L’expression, pour le moins imagée, est d’un usage courant parmi les historiens et professionnels du patrimoine. On la retrouve dans des écrits récents, aussi bien chez Philippe Joutard et Jean-Clément Martin2, que chez des participants d’un colloque organisé en 2013, au titre évocateur : « L’empreinte de la guerre de Vendée3 ». Roger Dupuy l’a utilisée en 1984 dans une notice des Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest4 lorsqu’il chronique un catalogue d’exposition et que lui-même emploie l’expression5. Enfin, elle est déjà présente en 1935 dans le catalogue de l’exposition temporaire du musée Dobrée de Nantes6 qui marque le coup d’envoi de la valorisation des collections vendéennes et chouannes de ce musée.
9Derrière le mot « relique », c’est un ensemble constitué qu’il convient d’appréhender. L’objet principal est très souvent accompagné d’écrits (textes d’érudits, correspondance, poèmes, chansons, généalogie…), d’images (dessins, photographies…), de coupures de presse. Il est aussi flanqué d’une tradition orale chargée de l’authentifier. Ces éléments, disparates, démultiplient les éclairages sur la relique elle-même.
10La sélection étudiée comporte douze objets qu’il convient d’illustrer et de décrire rapidement (voir tableau 1).
Tableau 1. – Présentation des douze objets analysés.
Désignation de la relique | Lieu de conservation | No d’inventaire (*) | Statut juridique | Précédent propriétaire ou déposant | Localisation de l’objet |
Drapeau monarchiste aux armes de France et avec inscription « Vive le Roi » | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | 969.001.1 | Musée Propriétaire | Famille | En réserve |
Mouchoir ayant appartenu à François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale | Musée Dobrée – Nantes | 982.1.21.1 | Musée Propriétaire | Famille | Salle d’exposition en travaux |
Mouchoir ayant appartenu à François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale | Musée Dobrée – Nantes | 982.1.21.2 | Musée Propriétaire | Famille | Salle d’exposition en travaux |
Masque mortuaire de François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale | Musée Dobrée – Nantes | 982.1.37 | Musée Propriétaire | Famille | Salle d’exposition en travaux |
Panneau de bois criblé de balles lors de l’exécution en 1796 de François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale | Musée Dobrée – Nantes | 982.1.41 | Musée Propriétaire | Famille | Salle d’exposition en travaux |
Drapeau dit « de Charette » relatif à l’épopée de la duchesse de Berry (1830-1832) | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | D.989.062.1 | Musée Dépositaire | Intermédiaire | En réserve |
Crâne de Stofflet – Transmission dans la famille du médecin légiste depuis la mort du général en 1796 | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | D.995.037.1 | Musée Dépositaire | Famille | Exposition permanente |
Montre du général de Marigny – Transmission dans la famille de son intendant | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | D.998.002.1 | Musée Dépositaire | Association « Souvenir vendéen » | Exposition permanente |
Mouchoir de la baronne de Vezins avant 1794 – Longtemps conservé par l’abbé Léon Goudé | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | 2014.4.14 | Musée Propriétaire | Intermédiaire | En réserve |
Mousqueton avec décor de fleur de lys – Transmission dans la famille d’un soldat républicain ayant effectué cette prise de guerre | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | 2014.12.1 | Musée Propriétaire | Famille | Exposition permanente |
Portrait de la comtesse de la Bouère – Don par la famille au « Souvenir vendéen » | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | D.2017.1.1 | Musée Dépositaire | Association « Souvenir vendéen » | Exposition permanente |
Étendard de paroisse (Campbon, 44) – Transmission dans la famille d’un chef blanc local | Musée d’Art et d’Histoire – Cholet | 2019.13.1 | Musée Propriétaire | Famille | En étude et restauration |
(*) : la date d’entrée dans les collections est fournie par la 1re série de chiffres du numéro d’inventaire (3 chiffres pour les millésimes du xxe siècle et 4 chiffres à partir de l’an 2000).
11Le don provenant de Campbon mérite d’être mis en valeur (cahier couleur, pl. I, no 1). Lorsqu’il est venu à Cholet, le propriétaire a remis un étendard blanc et des photocopies de documents divers puis a transmis, en quelques phrases, la tradition orale familiale. Cette première livraison sélective a pu être complétée lors de rencontres ultérieures avec la présentation d’un carnet de notes et les originaux des papiers déjà fournis. Une amorce de documentation entoure alors l’objet tout en laissant de nombreuses zones d’ombre.
Ill. 1. – Étendard de paroisse (Campbon, Loire-Atlantique) – Transmission dans la famille d’un chef blanc local.
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché Alexandre Production – Agglomération du Choletais.
12Cet étendard est un carré de toile de coton bordé de dentelle au fuseau, l’une très abîmée et l’autre plus régulière et plus récente. Sur cette toile fine et jaunie ont été cousues, d’un point grossier, des bandes de lin, supports d’inscriptions au pochoir. Au centre on peut lire les noms et les dates de victoires vendéennes de l’année 1793, avec semble-t-il une erreur pour l’une d’elles (la bataille de Quatre Chemins a eu lieu le 11 décembre et non le 4 septembre à moins qu’il s’agisse de l’évocation d’un engagement de moindre importance). En partie inférieure, le cri de ralliement monarchiste confirme le sens politique de cet insigne. L’inscription « Paroisse de Campbon » (qui durant la Révolution se trouve dans le district de Savenay) nous renvoie à la tumultueuse situation de la province de Bretagne acquise à la chouannerie sur la rive nord de la Loire et associée, sur la rive sud, aux combats des hommes de Charette installés dans le Bas-Poitou voisin. Dernier élément pour décrire cette toile : deux reprises ont été effectuées. Sur elles repose le caractère unique de cet objet tel que rapporté par la tradition familiale : l’étendard, présent sur les champs de bataille a été transpercé de balles. Depuis lors, conservé avec ferveur par la famille Lemarié, il se transmet de génération en génération selon le principe de la primogéniture agnatique : l’aîné des fils le reçoit en héritage de son père. Enfin, parmi les documents annexes, on retiendra un long poème intitulé « Ceux de 1793 » écrit en 1930 par un prêtre originaire de Campbon et une copie d’une « Chanson des Chouans » datée de 1795 ; ils confortent les accointances évoquées entre les divers territoires de part et d’autre de l’embouchure de la Loire. Une correspondance entre un érudit choletais et le maire de Campbon en 1975 sera quant à elle évoquée plus en détail dans la seconde partie de cette communication.
13La dizaine d’autres reliques est documentée par les dossiers d’acquisition du musée Dobrée de Nantes et du musée d’Art et d’Histoire de Cholet. Les dossiers, pauvres en informations, ont été écartés au profit des plus instructifs, qu’ils soient récents ou plus anciens puisque l’un remonte à 1963. Cet échantillon ne cherche ni l’exhaustivité ni même la représentativité statistique, d’autant moins qu’il est bon de garder à l’esprit que chacun de ces dossiers a une dimension particulière liée à la personnalité et la situation de chaque propriétaire.
14Les reliques sont blanches pour la très grande majorité mais l’une d’elles (un mousqueton) renvoie à un soldat républicain en campagne pendant 39 mois, d’Angoulême à Château-Gontier en passant par Cholet, Nantes et Angers à partir de 1793 (cahier couleur, pl. II, nos 2, 3 et 4). Dernière précision, sont incluses dans le lot quatre pièces mises en dépôt par leurs propriétaires plutôt que données au musée de Cholet. Pour deux d’entre elles, les propriétaires ont choisi de faire don au Souvenir vendéen qui a ensuite opté pour une mise en dépôt au musée. Pour une troisième, mise directement en dépôt au musée, le propriétaire a exercé son choix avec moult précautions puisqu’il s’agit d’un reste humain.
Ill. 2. – Mousquet avec décor de fleur de lys – Transmission dans la famille d’un soldat républicain ayant effectué cette prise de guerre.
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché David André – Agglomération du Choletais.
Ill. 3. – Mousquet avec décor de fleur de lys (détail).
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché David André – Agglomération du Choletais.
Ill. 4. – Mousquet avec décor de fleur de lys (détail).
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché David André – Agglomération du Choletais.
15Il va de soi que l’exacte véridicité historique de ces pièces ainsi que leur valeur marchande sont ici des préoccupations secondaires. Alors qu’au fil des générations, des familles ont forgé le statut de ces reliques, la recherche scientifique, elle, se satisfait de fournir quelques éléments factuels et matériels. Une telle démarche se poursuit inlassablement et apporte un éclairage souvent en léger décalage avec la tradition transmise. Il serait malvenu d’en faire l’économie.
16Au fil de cette première partie, ont été citées des personnes, des associations et des structures administratives ou culturelles qui se positionnent comme interlocuteurs privilégiés des familles propriétaires. Il est grand temps d’entrevoir leur rôle.
17À la fin des années 1990 et durant les années 2000, la notion d’« entrepreneur de mémoire » a fait florès. Les historiens qui l’ont empruntée au monde de la sociologie7 (Howard Becker en 1963 définit les « entrepreneurs de morale ») l’ont adaptée : Mickaël Pollak en 1993, distingue parmi les entrepreneurs de mémoire ceux qui construisent les bases d’une mémoire commune de ceux qui la font vivre au quotidien8. En définitive, les entrepreneurs de mémoire choisissent et rendent cohérents entre eux des faits afin de sauver de l’oubli un épisode historique et agissent pour que cette mémoire collective s’impose dans l’espace public.
18Dans le cas vendéen, cette notion s’avère efficace et laisse entrevoir des modes d’organisation et de fonctionnement dont on peut dire qu’ils sont aujourd’hui encore en place et opérationnels. Sur deux siècles et plus, on distingue plusieurs types d’entrepreneurs de mémoire vendéens. Une position supérieure ou spécifique dans la société offre la possibilité de diffuser des idées-forces auprès d’une population non homogène qui accepte, contredit ou modifie toutes ces données. Il y a là une interaction permanente qui efface les frontières entre ceux qui savent et ceux qui écoutent. De même, toutes les personnes qui s’engagent dans le débat participent à l’élaboration de la mémoire : les chercheurs en sciences sociales et les professionnels du patrimoine savent ainsi qu’ils deviennent des coconstructeurs.
19Les aristocrates et les clercs, gens éminemment instruits, ont été les premiers à produire des écrits qui ont commencé à structurer cette mémoire : ce sont par exemple, Pierre-Victor-Jean Berthre de Bourniseaux, Alphonse de Beauchamp ou la marquise de La Rochejaquelein. Puis sont venus au cours du xixe siècle les érudits locaux souvent regroupés en sociétés savantes, les artistes, les hommes politiques. Quelques noms se distinguent : Célestin Port, René Valette et la Revue du Bas-Poitou, les fondateurs de la Société des sciences lettres et arts (SLA) à Cholet dont le docteur Pissot9. Dès lors, on assiste à une démultiplication et une diversification des experts de la mémoire dont beaucoup optent pour l’action dans un cadre associatif. Citons, sans ordre établi :
les conteurs et chanteurs : maîtres de la culture orale ;
les écrivains, romanciers et les auteurs de BD qui bénéficient de la présence d’éditeurs spécialisés ;
les cinéastes et les dramaturges, parties prenantes du spectacle vivant ;
les responsables de parcs de loisirs, fer de lance de l’industrie du tourisme ;
les généalogistes, historiens amateurs (BRAC-1958, BRHAM-1968) et chercheurs (CVRH-1994) ;
les bibliothèques et les musées (privés, associatifs ou régis par les pouvoirs publics) ;
des associations très originales qui entretiennent le souvenir. En 1932, le docteur Coubard crée le « Souvenir vendéen », association qui grâce à un maillage serré du territoire, propose tout à la fois du lien social entre Vendéens, édite une revue, collecte des objets patrimoniaux, rénove et implante des lieux de mémoire. À partir de 1975, l’association « Vendée militaire » se fixe des objectifs similaires.
20L’interpénétration est l’un des traits les plus saillants qui caractérise le mode de fonctionnement de ce réseau d’acteurs. Elle peut expliquer sa vitalité. C’est ce que nous disent trois dossiers archivés au musée de Cholet.
21Premier cas : jusqu’à la fin des années 1960, la gestion du musée est confiée par la municipalité à la SLA qui, déjà, avait présidé à sa naissance en 1881. En 1963, une Parisienne fait don au Souvenir vendéen d’une montre qui aurait appartenu à Marigny, un général blanc éliminé par les hommes de Stofflet (cahier couleur, pl. III, no 5). Le Souvenir vendéen décide de déposer cet objet au musée, manifestant son soutien à la SLA qui, dans l’adversité, vient de rouvrir des salles. Au moment de remercier la donatrice, c’est Louis-Emmanuel Gaillard, actif à la SLA et au BRAC qui écrit : « En l’absence pour congé de M. le conservateur du musée de Cholet, secrétaire de la Société des sciences lettres et beaux-arts de Cholet, je tiens à vous remercier vivement du don très intéressant qui vient de nous être remis en votre nom10… » Phrase ambiguë qui entretient le doute sur le véritable propriétaire de l’objet avant qu’une convention de dépôt de 1998 entre le Souvenir vendéen et le musée n’éclaircisse les choses.
Ill. 5. – Montre du général de Marigny – Transmission dans la famille de son intendant.
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché musées de Cholet – Agglomération du Choletais.
22Autre exemple en 1980. Le nouveau conservateur (désormais agent municipal) est confronté à une personne qui aimerait revenir sur son don, le drapeau « Vive le Roi », effectué en 1969 (cahier couleur, pl. IV, no 6). À travers les échanges, courtois, on comprend que là encore il y a eu, dès l’origine, plusieurs intermédiaires dont des membres du Souvenir vendéen et de la SLA visiblement coutumiers d’un traitement en confiance de ce genre d’affaire.
Ill. 6. – Drapeau monarchiste aux armes de France et avec inscription « Vive le Roi ».
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché musées de Cholet – Agglomération du Choletais.
23Troisième dossier, le plus récent : l’étendard de Campbon. Quelle ne fut pas la surprise de trouver, dans les documents annexes, un courrier sur papier à en-tête du BRAC, daté de 1975, rédigé par Louis-Emmanuel Gaillard (décédé en 2009) ! Il tentait de poser des jalons. En effet, apprenant la mort du propriétaire de l’étendard (oncle du donateur), il écrit alors au maire de la commune afin d’être mis en relation avec les héritiers. Cette lettre résume en quelques lignes l’ardeur déployée et le système mis en place dans la recherche de « souvenirs » :
« M. Lemarié m’avait confié qu’il gardait précieusement dans ses affaires une relique familiale… : le drapeau d’un de ses ancêtres qui fut Capitaine de Paroisse en 1793. Je pense, et vous serez de mon avis, qu’il serait grand dommage qu’un tel souvenir, aujourd’hui devenu très rare, puisse être méconnu, voire laissé à l’abandon et jeté en ignorance de son origine. Il appartient évidemment à la famille de retrouver cet objet, et de décider s’il y a lieu de le garder par devers eux ou bien d’en faire profiter à demeure le patrimoine public. Dans ce dernier cas, vous pourriez suggérer d’en faire don au Souvenir vendéen, qui comme vous le savez a pour but de maintenir le souvenir, les archives et les Monuments ayant trait au soulèvement de nos ancêtres en 1793. […] Autrement, en me confiant cet objet, je pourrais le faire mettre en dépôt au Musée Vendéen de Cholet. De toute façon, il faut conseiller à la famille de sauvegarder ce drapeau-relique, d’une période où le peuple Chrétien s’est soulevé pour la sauvegarde de ses libertés11. »
24Chaque mot utilisé ici revêt une signification forte. Il est à noter que c’est l’existence même de ce courrier qui a incité en 2018, le propriétaire à se tourner exclusivement vers le musée d’Art et d’Histoire de Cholet.
25Ces quelques exemples ont été sélectionnés uniquement en regard de la question des reliques familiales. Mais les activités des entrepreneurs de mémoire vendéens empruntent bien sûr d’autres voies sur lesquelles nous ne reviendrons pas dans cet exposé. Reste à mieux comprendre les attitudes des familles donatrices.
Vers une redéfinition par les familles des priorités mémorielles
26L’argumentaire s’appuie sur les écrits laissés dans les dossiers par les donateurs en amont ou en aval du don et sur des entretiens, informels ou plus structurés, pour les quatre dossiers les plus récents (qu’il s’agisse de dons ou de dépôts). Par la force des choses, seules les voix des familles qui se tournent vers les musées sont prises en compte alors que nombreuses encore sont celles qui, perpétuant un ordre immuable, continuent de conserver et de transmettre leurs reliques dans un cadre privé.
27Pour quelles raisons des familles se tournent-elles vers les musées afin de confier des biens dont elles se dessaisissent ? A-t-on affaire à un changement de mode de vie ? Des raisons matérielles obligent-elles à cette séparation ? Y a-t-il un désintérêt pour ces objets et la symbolique dont ils sont porteurs ? L’arbitrage des familles en faveur des musées se fait-il par défaut ou bien vise-t-il un surcroît de sens ?
28Il est raisonnable de prétendre que sous l’effet de changements sociaux qui affectent la cellule familiale, les familles propriétaires de reliques sont amenées à adapter leur gestion de ce patrimoine très particulier et simultanément à repenser leurs priorités en matière de mémoire.
29Les mutations qui touchent la famille sont nombreuses, mais l’individuation et la mobilité, deux phénomènes souvent liés, sont particulièrement prégnantes. Alors que le mouvement de fond qui vise à valoriser la spécificité de chaque individu met à mal la grande chaîne des générations constitutive d’un lignage, la dispersion des individus (à un niveau désormais mondial) facilite pour sa part la coupure avec un territoire. Ainsi s’alimente une distanciation vis-à-vis des reliques. Les conditions générales d’existence des familles et tout spécialement en matière d’habitat, constitue un autre aspect déterminant. Le coût du logement, sa taille et son niveau de confort influencent beaucoup les familles de moins en moins hésitantes à changer de lieu de vie.
30Au vu de ces considérations, les reliques sont réévaluées par les familles. Dans le legs de Charette pour le musée Dobrée, il est précisé qu’il ne pourrait avoir lieu que le jour où le domaine (la Contrie) serait mis en vente. Au musée de Cholet, le drapeau « Vive le Roi » a été donné parce que la propriétaire, partie vivre en ville, ne voulait pas laisser l’objet dans un garde-meuble. Dans le cas de l’étendard de Campbon, le fils du donateur, légitime héritier, renonce à ses droits car il a quitté la région pour s’établir dans le sud de la France et ne se sent pas lié à cet objet. Le mousqueton républicain est donné au musée parce que les enfants du couple de donateurs ne manifestent pas d’intérêt pour cet aspect lointain de l’histoire familiale.
31Le portrait de la comtesse de La Bouère nous fait entrer de façon plus précise dans l’univers des familles aristocratiques (cahier couleur, pl. V, no 7). Les donateurs (un frère et une sœur) ont organisé ce don au bénéfice du Souvenir vendéen dans le cadre de la cession de biens qu’ils ne pouvaient continuer de garder. Comme beaucoup de propriétaires nobles, ils sont confrontés à l’entretien dispendieux des domaines et des vastes bâtiments. Cependant, ils ont refusé de se focaliser sur ce seul aspect de leur patrimoine ne voulant pas courir le risque de négliger la question de la transmission de biens de moindre importance qui sont pourtant les réceptacles de la mémoire. Les donateurs ne pouvaient se satisfaire d’un tel constat.
Ill. 7. – Portrait de la comtesse de la Bouère – Don par la famille au « Souvenir vendéen ».
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché musées de Cholet – Agglomération du Choletais.
32Ce sont donc des causes multiples qui peuvent enclencher une démarche de donation. Mais elles sont rarement exprimées aussi clairement que par les deux donateurs du portrait de la comtesse de La Bouère. En général une même formule revient en boucle : « Nos enfants ne sont pas intéressés et après nous, on ne sait pas ce que ces objets deviendront ; alors on préfère vous les donner. »
33C’est justement ce point de bascule qui mérite toute notre attention. Voyant (peut-être avec pessimisme) le monde changer autour d’eux, ces propriétaires décident pourtant d’agir et entreprennent une démarche qui rompt avec les traditions familiales. Ce faisant, ils tentent de préserver ce qui leur paraît être l’intérêt supérieur de la relique.
34Le cas le plus éclatant est celui de l’étendard de Campbon. Constatant que son fils ne voulait pas s’engager à reprendre la relique, le propriétaire use de tous ses droits pour briser l’ordre convenu. Il opte pour une collection publique plutôt que pour son parent collatéral le plus proche. Le musée est dès lors considéré comme le lieu idéal pour restituer au plus grand nombre toute la portée de l’objet.
35La propriétaire du drapeau « Vive le Roi » se fait une idée similaire d’un musée alors que l’objet risquait de rester au garde-meuble : « Ce n’était vraiment pas sa place. Mon mari et moi, nous le vénérions comme une relique, et mon mari l’avait fait encadrer d’une baguette dorée Louis XVI, pour protéger sa fragilité, et le mettre en honneur12. » Le couple qui a donné le mousqueton s’est pour sa part inquiété de sa documentation avant son entrée dans le musée. Grâce aux coordonnées fournies, nous avons pu nous mettre en relation avec un cousin d’une autre branche de la famille qui possédait le carnet de route du soldat républicain.
36Les propriétaires du portrait de la comtesse de La Bouère ont voulu flécher ce souvenir qu’ils ne pouvaient garder : la comtesse de son vivant était proche des soldats vendéens, son portrait se devait donc d’être dans un musée où sont évoqués les événements qu’elle a vécus puis relatés. « Ce don devrait permettre de lutter contre l’oubli et d’éveiller des nouvelles générations car la vocation d’un musée est d’être un relai qui reprenne la mémoire pour continuer à la faire vivre13. »
37Le legs de Charrette (cahier couleur, planches VI, VII, VIII et IX, nos 8, 9, 10 et 11), le dépôt du drapeau de Charrette de 1832 (cahier couleur, pl. X, no 12) et le don du mouchoir de Vezins nous mettent en présence de propriétaires qui, moralement, ne se considèrent pas comme dépositaires légitimes et voient dans les musées des lieux d’accueil idoines. En 1982, à l’occasion du legs en faveur du musée Dobrée, la donatrice applique les dispositions testamentaires de sa grand-mère (formulées en 1955) et de son père, formulées le 2 décembre 1978 : « Un certain nombre d’objets sont des souvenirs de famille. À ce titre, j’en ai la garde mais non la propriété. Conformément à la volonté de ma mère, je lègue ces souvenirs au Musée Dobrée de Nantes », sous certaines conditions14. En 1989, Michel Ragon entérine le dépôt d’un drapeau qu’il avait lui-même reçu en don et le motive ainsi : « En raison de la promesse que j’avais faite à son donateur de ne conserver que provisoirement la bannière de Charette, je pense en effet qu’elle trouverait sa place naturelle dans votre musée15. » Le romancier se fait donc intermédiaire. Il en va de même pour les personnes qui ont retrouvé près de Cholet, chez l’abbé Léon Goudé, érudit local, un fragment de mouchoir de la baronne de Vezins. Le versement dans le fonds du musée ne semblait pas faire de doute.
Ill. 8. – Mouchoir ayant appartenu à François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale.
Musée Dobrée – Nantes. Cliché musée Dobrée – Nantes.
Ill. 9. – Mouchoir ayant appartenu à François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale.
Musée Dobrée – Nantes. Cliché musée Dobrée – Nantes.
Ill. 10. – Masque mortuaire de François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale.
Musée Dobrée – Nantes. Cliché musée Dobrée – Nantes.
Ill. 11. – Panneau de bois criblé de balles lors de l’exécution en 1796 de François Athanase Charette de La Contrie – Transmission familiale.
Musée Dobrée – Nantes. Cliché musée Dobrée – Nantes.
Ill. 12. – Drapeau dit « de Charrette » relatif à l’épopée de la duchesse de Berry (1830-1832).
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché musées de Cholet – Agglomération du Choletais.
38Venons-en enfin au crâne de Stofflet (cahier couleur, pl. XI, no 13), ce reste humain, transmis dans une même famille, de génération en génération, à un membre du corps médical. Après être resté longtemps méconnu, son actuel propriétaire, en concertation avec sa parenté, a décidé en 1995 de le mettre en dépôt au musée de Cholet. L’essentiel des préoccupations porte alors sur la présentation en vitrine. Les choix, retenus d’un commun accord, visent à mettre en valeur avec sobriété le crâne, à fournir des éléments de contexte historique et à éviter toute interprétation erronée de cet objet. Régulièrement, le propriétaire s’enquiert de l’état de conservation de l’objet et des dernières publications recensées à son sujet.
Ill. 13. – Crâne de Stofflet – Transmission dans la famille du médecin légiste depuis la mort du général en 1796.
Musée d’Art et d’Histoire – Cholet. Cliché musées de Cholet – Agglomération du Choletais.
⁂
39Il est important de rappeler que nous nous sommes penchés sur un nombre restreint d’objets par ailleurs très spécifiques. Les observations tirées de l’étude de ces dossiers demandent confirmation ou contestation après élargissement du corpus.
40Serait-on tenté d’opposer deux types de familles ? D’un côté, celles qui s’inscrivent dans la continuité et demeurent détentrices de reliques vendéennes dont elles assurent seules les charges de propriété tout en mettant de manière restrictive les biens à disposition du public. De l’autre, celles qui soucieuses d’une plus large diffusion de ces objets abandonnent leur droit de propriété en échange d’une prise en charge par la puissance publique.
41Mieux vaut certainement relever, en 2019, une mémoire vendéenne pleine de ressorts avec des acteurs d’une grande diversité et notamment une grande majorité de familles qui pensent en termes renouvelés le sens des reliques qu’elles possèdent.
42Ni reproduction sclérosée de l’habitus familial, ni rupture profonde avec les réseaux entretenant la mémoire des guerres de Vendée : c’est une construction vivante qui poursuit son chemin et se pose la question de la pertinence de diffuser une mémoire.
Notes de bas de page
1 Le présent volume constitue les actes du colloque qui s’est déroulé au campus universitaire de Cholet les 11 et 12 juin 2019. La manifestation, organisée par les Anneaux de la Mémoire, le musée d’Art et d’Histoire de Cholet, l’université catholique de l’Ouest et l’université de Nantes, a bénéficié du partenariat de la région des Pays-de-la-Loire ainsi que de la ville de Cholet et de l’agglomération du Choletais.
2 Joutard Philippe et Martin Jean-Clément, Camisards et Vendéens. Deux guerres françaises, deux mémoires vivantes, Nîmes, Alcide, 2018.
3 L’empreinte de la guerre de Vendée, actes du colloque tenu à l’historial de la Vendée (24-25 octobre 2013), La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2016.
4 Dupuy Roger, « Les traces des guerres de Vendée dans la mémoire collective. Catalogue de l’exposition du Château du Puy du Fou juillet-septembre 1983 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. XCI, no 3, 1889, premier centenaire de la Révolution en Bretagne, Rennes, 1984, p. 318.
5 Ribemont Francis et Martin Jean-Clément, Les traces des guerres de Vendée dans la mémoire collective, catalogue d’exposition, Les Épesses, Écomusée du Puy du Fou, 1984.
6 Exposition des Souvenirs des Insurrections de l’Ouest, catalogue d’exposition, Nantes, musée Dobrée, 1935.
7 Becker Howard S., Outsiders, Études de sociologie de la déviance, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 1985.
8 Pollak Mickaël, Une identité blessée, étude de sociologie et d’histoire, Paris, Métailié, 1993.
9 L’histoire de la SLA est à écrire. Outre les archives, les bulletins de cette société savante recèlent de nombreuses données.
10 Musées de Cholet, dossier « Montre de Bernard de Marigny », copie d’une lettre du 5 août 1963.
11 Musées de Cholet, dossier « Étendard de Campbon », copie d’une lettre du 10 octobre 1975.
12 Musées de Cholet, dossier « Drapeau Vive le Roi », lettre du 5 mars 1980.
13 Musées de Cholet, dossier « Portrait de la comtesse de La Bouère », entretien téléphonique du 25 mars 2019.
14 Musée Dobrée, dossier « Legs de Charette », annexe au testament du colonel Athanase de Charette du 2 décembre 1978.
15 Musées de Cholet, dossier « Drapeau de Charette, 1832 », lettre du 24 juin 1989.
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