Bilan de la première partie
p. 179-182
Texte intégral
1À l’issue de cette plongée dans le monde des péchés dans la Bretagne du xiie siècle, l’idéologie de l’Église « grégorienne » révèle une partie de ses fondements à travers un discours moral sans concession, s’appuyant sur quelques vices dominants. Elle stigmatise plus particulièrement les pratiques conçues et décrites comme peccamineuses de certains groupes constitués de la société, en recourant à plusieurs catégories mentales qui révèlent une vision souvent binaire de la réalité de l’Occident du xiie siècle : plusieurs couples transparaissent, opposant clercs et laïcs, puissants et dominés, hommes et femmes, paysans et bourgeois. À l’encontre d’une tradition bien établie depuis les travaux de Lester Little, pour qui les deux péchés prédominants du Moyen Âge central auraient été l’orgueil et l’avarice, l’analyse des discours littéraires et iconographiques développés par les milieux cléricaux du duché de Bretagne montre une nette primauté donnée au péché de luxure, primauté d’ailleurs confirmée par l’analyse de longue durée des représentations iconographiques dans l’ensemble du monde chrétien d’Occident1.
2Que ce soit dans les compositions latines rimées des évêques Marbode de Rennes et Baudri de Bourgueil, dans le Livre des manières d’Étienne de Fougères ou dans le corpus sculpté des églises, la dénonciation de la mauvaise sexualité est prédominante. La distinction de genre est ici déterminante, puisque la quasi-totalité des références renvoie au monde des femmes, ou pour être précis du féminin. L’analyse des sculptures montre un phénomène de substitution progressif des représentations féminines : les femmes nues, voire les couples, qui revêtaient une fonction pratique ou symbolique en relation à la fertilité, se voient concurrencer par des femmes exhibant leurs attributs de séduction ou par la figure allégorique de la sirène, toutes conçues comme un instrument de tentation pour la gent masculine, quels que soient leur âge et leur condition. Si la luxure est également dénoncée par de nombreux hybrides libidineux, c’est que la sexualité contre-nature prend des formes particulièrement condamnables aux yeux des clercs bretons, que ce soit l’inceste figuré par Loth et ses filles coupables, mais aussi l’homosexualité qui détourne les courtisanes de leur fonction de maternité, plus préoccupée de leur plaisir sensuel sans les hommes. Ces derniers sont aussi visés par le discours homophobe clérical, mais ceux qui s’adonnent à la « sodomie » ne sont plus considérés alors comme partie intégrante d’une essence masculine. Cette féminité naturellement luxurieuse est logiquement montrée par les souffrances physiques auxquelles elles se voient soumises en enfer, selon un procédé visant les seins nourriciers de leurs infâmes rejetons.
3Si la luxure est dénoncée comme un péché de femmes, répandu à toutes les époques (historiques ou mythologiques) et dans toutes les strates de la société (de la bourgeoise à la courtisane), elle n’est pas pour autant confinée au seul monde des laïcs. Comme le rappellent à l’envi les tenants de la réforme « grégorienne », le clergé se doit de former un ordre à vocation exemplaire, offrant un modèle de comportement moral pour la société des laïcs. Or, les hommes d’Église ne sont pas à l’abri de la tentation sexuelle. Les membres des communautés masculines constitutives de l’Ecclesia sont parfois inspirés par la figure de Ganymède ; les clercs placés à l’interface du monde profane sont en permanence sous la menace de la promiscuité des femmes, en particulier ce bas clergé dont l’évêque Étienne de Fougères stigmatise avec verve les mauvaises mœurs. Obsession de l’Église en ce xiie siècle, la dénonciation du nicolaïsme se double d’une récrimination contre la simonie qui tend à gangrener tous les échelons de l’institution ecclésiale. La propagation du péché d’avarice sous toutes ses formes, qui risque ainsi de traverser la totalité du corps social, est d’ailleurs un thème récurrent du Livre des manières, de même que sa dénonciation dans la sculpture romane, qui se répand à travers la figure punitive de l’homme ployant sous le poids infernal d’une bourse remplie l’argent. C’est la paysannerie qui en est le plus souvent présentée comme la victime : ce groupe social dominant en nombre ne mérite pourtant pas d’en subir les méfaits, lui qui a déjà été condamné à la dureté du labeur de la terre. Le danger provient en fait de la montée en puissance de la bourgeoisie, en particulier de ces usuriers sans scrupule, dont l’enrichissement croissant menace le bien commun de toute la société et le pouvoir détenu par les groupes de l’aristocratie.
4Parmi eux, le monde de la noblesse est loin d’être exempt de toute critique, à commencer par les souverains, qu’ils émanent de la mythologie antique ou soient à la tête de royaumes chrétiens. Leur convoitise, découlant d’un insatiable sentiment d’envie, les conduit trop facilement à sombrer dans la violence, aussi bien sur les champs de bataille que lors des tournois. Leur mode de vie est aussi facteur de risque peccamineux : dans l’ambiance feutrée de l’aula curiale ou du château seigneurial, les banquets, les divertissements des jongleurs, la valorisation de la femme conduisent à des comportements inadmissibles aux yeux des clercs. Pour autant, la figure du chevalier n’a pas suscité une iconographie de stigmatisation effrayante, ancrée dans le monde infernal. Il faut dire que l’idéologie de la réforme « grégorienne » se charge de remettre à l’honneur la théorie des deux glaives, structurant la société décrite par Étienne de Fougères : plus qu’à une mise au pas de la noblesse, l’Église propose un partage des fonctions de commandement et des prérogatives de pouvoir ; elle recherche bien plus une collaboration qu’une confrontation avec l’ordre des milites.
5Nul doute que la mise en évidence de la présence du péché sur terre puise à plusieurs sources que l’institution ecclésiale prétend désormais contrôlée : une sexualité interdite au clergé et fortement normée pour les laïcs, accompagnée d’une dénonciation de la responsabilité de la femme et de la féminité dans l’omniprésence de la luxure ; une délimitation étanche de la frontière entre pouvoirs spirituel et temporel, le prince étant considéré comme le défenseur de l’Église, sans pour autant que les membres de l’Ecclesia ne soient épargnés par le péché d’orgueil ; enfin un strict encadrement des activités usuraires pour maîtriser les effets du vigoureux essor économique en contrôlant l’action de ses bénéficiaires et en retirant sa part de bénéfices.
6Sous-jacentes à ces trois schèmes anthropologiques que sont la sexualité, le pouvoir et l’argent, deux logiques profondes travaillent le discours ecclésial en ce xiie siècle, avec parfois de subtiles interactions : d’une part, une vision sociologique complexe fondée bien plus sur une opposition entre aristocrates et dominés que sur la hiérarchisation tripartite en trois ordres ; d’autre part, une idéologie de genre qui présente la femme comme ontologiquement inférieure mais potentiellement dangereuse, puisque ses excès rejaillissent sur l’ensemble de la société. Pour modeler et préserver un ordre social et sexuel menacé par de puissantes dynamiques, l’Église semble donc bien avoir focalisé son discours sur deux figures emblématiques, présentées comme des menaces à la stabilité féodale. Émanant d’une profonde misogynie de l’idéologie cléricale, la femme nue aux seins dévorés par des animaux n’a d’autre compagnon d’infortune que l’avare à la bourse trop remplie, synecdoque d’une bourgeoise émergente en passe de concurrencer le pouvoir des nobles. Ces deux coupables ici-bas, devenus les victimes d’un au-delà infernal, sont ainsi désignés à la vindicte collective des autres catégories de la société, permettant de rappeler la présence hiérarchisée du péché sur terre et ainsi de soulager quelque peu la culpabilité des consciences de tous les pécheurs de Bretagne et d’ailleurs, à défaut d’être capables de mettre en application le très exigeant programme psychologique de rédemption proposé par quelques prélats et poètes humanistes.
Notes de bas de page
1 L. Little, « Pride Goes… », art. cité. Pour une mise au point sur cette thése et ses critiques, voir G. Milani, L’homme…, p. 45-46. La luxure représente 43 % des images sculptées en Bretagne (sans prendre en compte les images « exhibitionnistes ») et 46 % des sculptures romanes de l’Occident aux xie-xiie siècles contre 24 % pour l’avarice et 10 % pour l’orgueil d’après le recensement effectué dans l’Index of Christian Art (C. Hourihane, Virtue and Vice…, op. cit., p. 151-442) ; la luxure est représentée à hauteur du tiers si l’on prend en compte l’ensemble des supports (miniatures, sculptures, fresques, ivoires…) en ces mêmes siècles.
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