D’une Rome à l’autre
Le Saint-Empire romain germanique et Rome à l’époque moderne
p. 85-102
Texte intégral
1L’Empire romain s’achève en 1806. Jusqu’à cette date, il continue d’exister dans la dénomination que se donne l’ensemble politique s’étendant de la mer du Nord à l’Oder et de la Baltique aux rives liguriennes de la Méditerranée et excédant largement les frontières de l’Allemagne actuelle : le Saint-Empire romain germanique (Heiliges Römisches Reich deutscher Nation). Ce titre complexe, bien qu’il n’apparaisse sous cette forme qu’à la fin du xve siècle, renvoie à la notion de translatio imperii qui, dans la continuité du couronnement de Charlemagne en 800, se serait effectuée lors du sacre en 962 du roi de Germanie Otton Ier par le pape, à Rome.
2Cet « empire romain » entretient toutefois avec Rome des relations étranges : Rome, littéralement, n’est plus en Rome que personne ne songe à compter au rang des capitales de l’Empire. La Rome des Césars et celle des successeurs de Saint-Pierre, toutes deux intimement liées dans la translatio imperii, se sont toutefois opposé lors des longues querelles du Moyen Âge, celle des Investitures, ou celle qui opposa le Sacerdoce et l’Empire. À cette ancienne rivalité qui ressurgit parfois, s’ajoute à l’époque moderne une division nouvelle, au sein même de l’Empire. Elle oppose les protestants, pour qui la Rome des papes est une figure de l’Antéchrist, aux catholiques, qui puisent de plus en plus leurs références dans la Rome revivifiée de la catholicité tridentine. Dans les deux cas, la relation entre deux représentations, celle de la Rome impériale et celle de la Rome chrétienne, s’établit de façon très différente – mais elle repose dans les deux cas sur des racines communes qui permettent aussi des rapprochements. « Rome » est ainsi un kaléidoscope qui révèle d’abord la diversité de l’Empire et l’inconfort de ses liens contradictoires avec la cité des bords du Tibre – pour beaucoup, comme pour le poète Friedrich von Logau, « UnRömisch Rom1 », Rome non-romaine, à la fois Rome et son détournement.
3La Rome réelle est perçue au travers de ces agencements complexes de traditions. Mais elle impose aussi aux nombreux voyageurs venus de l’Empire sa réalité changeante, elle aussi alourdie de ruines mais constamment réinventée. Objet de répulsion et de condamnation parfois, de fascination et de séduction souvent, la ville de Rome est comme la marque en creux d’une unité et d’un passé défaillants dans un Empire qui n’a pas véritablement de capitale unique ni d’antiquités à contempler – sinon des ruines romaines en sa partie occidentale, et un monument de papier laissé par Tacite, la Germania2. Andreas Gryphius, contemporain de Logau (et de la guerre de Trente Ans), comme lui Silésien et luthérien, adopte un tout autre ton pour parler de la Rome qu’il a visitée, comme tant d’autres : « Adieu, idée du monde ! Ville qui fut sans pareille et qu’on ne peut égaler à aucune, dans laquelle on voit tout ce qui fleurit entre Ouest et Est, Nord et Sud, ce que la nature a inventé et tout ce qu’homme a jamais lu3. »
4Les Rome du Saint-Empire sont différentes aussi bien selon les classes sociales, les territoires et les périodes que selon les situations politiques et confessionnelles4. Autant dire qu’on ne pourra ici en restituer que quelques fragments, autour de trois thèmes : l’Empire romain, l’Empire et la Rome catholique, l’Empire à Rome.
L’Empire romain
5Comme à la tête des légions romaines, l’aigle demeure le symbole de l’Empire – même si elle est bicéphale, un motif venu quant à lui de Byzance. Lorsque le successeur de l’empereur est élu du vivant de ce dernier, il porte le titre de « Roi des Romains » ; l’un des lieux les plus importants de la séquence cérémonielle qui fait se succéder l’élection et le couronnement de l’empereur, à Francfort-sur-le-Main, est un bâtiment – faisant partie de l’hôtel de ville – dont le nom est le Römer, c’est-à-dire « le Romain » ; en outre, les contributions que les différents territoires de l’Empire versent, après y avoir consenti à la Diète, pour les affaires communes (et en particulier, longtemps, pour la lutte contre les Turcs), s’appellent les « mois romains » en raison de leur destination primitive : financer le cortège de l’empereur allant se faire couronner à Rome. Même si à l’époque moderne ce voyage inaugural est tombé en désuétude (le dernier empereur à être couronné par le pape fut Charles Quint, en 1530, mais la cérémonie eut lieu à Bologne), la désignation « mois romains » demeure. Tous ces termes signalent la persistance, dans le vocabulaire, de la romanité de l’Empire. Ne s’agit-il que de symboles ? En partie : l’Empire est dans les faits, en particulier depuis la réforme de ses institutions autour de 1495, de plus en plus allemand, et la relation à l’empereur de l’Italie impériale, restreinte à des liens féodaux, varie surtout en fonction de l’implication des Habsbourg dans la Péninsule5. Pourtant, la filiation avec l’Empire d’Auguste ou de Constantin prend un tour plus pratique dans le maintien du latin comme langue officielle de l’Empire, à côté de l’allemand. La chancellerie et le conseil aulique de l’empereur comportent jusqu’à la fin de l’Empire deux secrétariats, l’un en allemand et l’autre en latin, langue dans laquelle sont également formulés tous les traités de paix impliquant l’Empire6. Bien que le droit romain perde, pour le droit public d’Empire7, de son importance face aux stipulations en allemand qui constituent ce que les juristes du temps appellent les « constitutions de l’Empire », il n’en reste pas moins que la langue des tribunaux et des factums reste truffée d’expressions latines, comme l’est également le style de chancellerie en vigueur à la Diète d’Empire où les représentants des territoires (de manière permanente depuis 1663) décident parfois, se disputent souvent, et surtout échangent un nombre considérable d’informations8.
6Par bien des aspects, ces références romaines apparaissent toutefois aux contemporains comme autant de survivances de moins en moins pourvues de signification. Ainsi, la notion de translatio imperii, encore largement défendue par les théoriciens du politique au début du xvie siècle, perd progressivement de son prestige. L’une des étapes les plus marquantes de la démonétisation subie par la filiation entre empire romain et Saint-Empire est le De Statu imperii germanici de Samuel von Pufendorf. Dans cette œuvre au grand retentissement, la romanité de l’Empire est déniée dès le titre. De son nom d’« empire romain », ce corps politique ne retire selon Pufendorf « non seulement aucun avantage, mais bien plutôt de grands maux et incommodités9 ». Quant à la translatio imperii, elle est sèchement expédiée :
« Tout ceci montre bien quelle puérile erreur commettent ceux qui pensent que l’empire allemand a pris la place de l’antique empire romain et que celui-ci se poursuit en celui-là ; car l’empire qui avait son siège à Rome a depuis longtemps été détruit, avant même que l’on commence à considérer l’Allemagne comme un royaume unifié10. »
7Certes, Pufendorf est un juriste soucieux de promouvoir les droits des princes territoriaux face à ceux de l’empereur, qu’il a donc intérêt à dépouiller du prestige de l’imperium romanum, et il est en outre un juriste protestant, prompt à dénier toute valeur, pour le présent, au couronnement originel par le pape. D’autres commentateurs de l’empire, on y reviendra, continuent à l’occasion à mobiliser la notion de translatio imperii. Mais le grand écho rencontré par l’ouvrage de Pufendorf contribue à généraliser le scepticisme envers l’enracinement du Saint-Empire dans un passé romain. Un siècle plus tard, le plus grand compilateur du droit d’Empire, Johann Jacob Moser – un érudit prolifique qui préfère toujours la réalité des faits aux grandes justifications théoriques et résume l’opinion commune de son époque – attribue à la romanité conservée dans les mots bien peu d’utilité concrète :
« En ce qui concerne l’état actuel […] il n’y a aucun doute que l’empire romain soit encore aujourd’hui lié au règne allemand. Mais en quoi donc consiste cet empire ? Et jusqu’où s’étend cette liaison ? Il n’est pas conforme à mon intention ici d’en parler en détail. Je me contenterai donc de dire brièvement que de nos jours pas un pied de terre ni aucun homme (en dehors d’un petit nombre de fiefs) ne sont à mettre en relation avec le fait d’être empereur romain ; il s’agit bien plutôt uniquement d’un titre et de quelques prérogatives qui en dépendent quoiqu’elles soient en partie peu explicites ou contestées11. »
8Le Saint-Empire romain germanique semble donc être aux yeux de ceux qui à la fin du xviiie siècle s’attachent à le décrire aussi peu romain que possible. S’arrêter à cette constatation pragmatique reviendrait pourtant à négliger la plus-value symbolique que continuent à apporter le titre romain – et la filiation avec une Antiquité qui brille de tout son prestige au cœur de la culture des élites européennes – à la dynastie qui pendant toute l’époque moderne, à une exception près (1742-1745), revêt la couronne impériale pourtant élective : la Maison d’Autriche. L’humanisme du xvie siècle, très présent à la cour des Habsbourg, a fourni un répertoire antiquisant à l’exaltation d’une romanité que l’on prétend incarnée sans solution de continuité par les empereurs actuels. Par exemple, les collections de monnaies et médailles de la dynastie ainsi que les nombreuses publications qui les mettent en valeur (celles de Johann Huttich en 1525, Johannes Cuspinian en 1551, Hubert Goltzius en 1557, Wolfgang Lazius en 1558, etc.) établissent une seule liste des empereurs, de César aux Habsbourg12. Au même moment, dans les grandes villes d’Empire comme Augsbourg ou Nuremberg, les monuments publics reprennent parfois de manière littérale les emblèmes de l’empire romain – une filiation revendiquée également pour les travaux édilitaires menés pendant le règne de l’empereur Charles VI (1711-1740) dans les provinces reconquises sur les Turcs, assimilées aux antiques Dacie et Pannonie, et où l’empereur entend renouer avec les aqueducs et les routes de l’imperium romanum. À Karlstadt (l’actuelle Karlovac en Croatie), la fontaine publique est ainsi revêtue de l’inscription « Providentia Caroli Austrii Imp. Caesaris Augusti […] Romanorum Magnificentiam inductus aquis […] restituit » : par l’empereur, revêtu des titres antiques de César et d’Auguste, c’est la magnificence des romains que l’apport de l’eau est censée restaurer, de même qu’à Karlsburg (l’actuelle Alba Julia en Roumanie) la route élargie sous Charles VI est réputée, selon l’inscription qui l’accompagne, parfaire la « viam a Trajano Caesare inchoatam13 ».
9Il serait toutefois trompeur d’opposer la survivance du répertoire symbolique lié à la romanité de l’Empire, à l’obsolescence de sa signification effective. Car c’est bien aussi dans le registre politique que ressurgissent la translatio imperii et la querelle du Sacerdoce et de l’Empire dès lors que la maison d’Autriche et le Siège pontifical entrent en querelle. Ainsi, la canonisation en 1606 du pape Grégoire VII – celui qui contraignit l’empereur Henri IV à d’humiliantes démarches en 1077 – ou l’extension en 1729 de son culte à toute la catholicité déclenchent des controverses où retentit à nouveau le nom de Canossa, lieu emblématique de la séquence de 107714. Après qu’à la faveur de la guerre de Succession d’Espagne la branche autrichienne des Habsbourg a repris pied en Italie, les occasions de conflit entre l’empereur (davantage que l’Empire) et le monarque des États pontificaux (davantage que la Papauté) se multiplient et ne manquent pas de réactiver le passé doublement romain de leur relation. Les tensions culminent lors de la guerre de Comacchio en 1708-1709, un conflit certes limité, mais qui opposant l’empereur Joseph Ier (1705-1711) et le pape Clément XI mobilise de chaque côté une reviviscence des anciennes prétentions, à la suzeraineté sur l’ancien domaine des empereurs romains du côté des Habsbourg, à la validation pontificale des structures de l’Empire (en l’occurrence l’accession du Hanovre à un neuvième électorat) du côté du pape15. On retrouvera ce conflit un peu plus loin en examinant un des traités produits à cette occasion. Sans entrer dans ses détails, signalons simplement que c’est le pape qui cède à l’issue de cette dernière confrontation armée entre les deux anciennes puissances universelles, mais que le registre ancien de la romanité de l’Empire est à nouveau mobilisé contre le Saint-Siège à l’occasion des tensions générées par la politique ecclésiastique, dans ses propres États, de l’empereur Joseph II (1765-1790).
10Le Saint-Empire reste donc d’autant plus « romain » que le cortège de prestige, de réminiscences et d’anciennes prétentions politiques (particulièrement en Italie) qui accompagne ce titre peut servir aux objectifs avant tout dynastiques de la Maison d’Autriche, quasi continûment pourvue de la couronne impériale. Une double ambiguïté marque par conséquent cette survivance du caractère romain de l’Empire : celle qui existe entre la Rome des Césars et celle des souverains pontifes, pourtant intimement liées dans le récit de la translatio imperii ; et celle qui oblige à distinguer, sans pouvoir les séparer complètement, les prestiges de la couronne impériale et les intérêts de la dynastie qui la revêt.
11Là ne s’arrêtent pourtant pas les multiples sens de « Rome » pour le Saint-Empire. Tout l’Empire est « romain » ; mais seule une moitié de l’Empire est catholique. D’une Rome à l’autre, l’attachement à l’empereur, ou simplement le respect de l’unité de l’Empire, entraîne des positions divergentes envers chaque facette de la romanité antique et moderne. Pour la partie catholique de l’Empire, la référence impériale se mêle parfois intimement à la révérence envers le catholicisme romain revivifié. Prenons un seul exemple : la famille des Fugger ne connaît pas seulement une exceptionnelle réussite dans des affaires commerciales et bancaires diversifiées jusqu’en plein xviie siècle, elle effectue également son essor en symbiose avec la dynastie des Habsbourg (financement de l’élection impériale de Charles Quint en 1519, concession de mines d’argent au Tyrol et des revenus des ordres chevaleresques en Espagne) et doit aux empereurs son élévation vers la haute noblesse immédiate impériale (titre de comte d’Empire en 1526). Cette osmose se traduit jusqu’au milieu du xviie siècle par l’attribution à de nombreux garçons de la famille de prénoms révélateurs de l’ombre portée par l’empire romain sur la gloire de la maison d’Autriche : un Tibère, un Trajan, un Jules, deux Auguste, deux Octavien et huit Constantin. Toutefois à partir de 1633 c’est une autre Rome, celle du catholicisme tridentin et des jésuites triomphants, qui fait son entrée dans les prénoms des Fugger et y acquiert jusqu’à la fin du xviiie siècle une place dominante : cinq Xavier, huit Ignace, six Aloïs, pour ne signaler que les noms de saints jésuites16. Par sa position nobiliaire, sociale, ecclésiastique et géographique, la maison des Fugger ne cesse pas pour autant de s’inscrire dans la clientèle impériale, Habsbourg, et donc romaine – mais, tout au moins dans l’évolution de ses prénoms, cette famille catholique révèle la porosité, suscitée par sa confession, entre Rome des Césars et Rome des papes, voire les transferts qui s’effectuent entre les deux – une relation qui, bien que de manière plus contrastée, existe également pour les protestants.
L’Empire et la Rome catholique
12Revenons un moment à la guerre de Commachio (1708-1709). Parmi les traités rédigés à cette occasion, celui qui prend le plus puissamment parti pour les droits de l’empereur est dû à Johann Wolfgang Jaeger, professeur de théologie à l’université de Tübingen et haut dignitaire de l’Église luthérienne du duché de Wurtemberg17. L’ouvrage refait à sa manière toute l’histoire des conflits entre Papauté et Empire, de la prétendue donation constantinienne aux « usurpations » des souverains pontifes. On y lit que Charlemagne et ses successeurs « se sont réservé le droit et la juridiction suprêmes » sur toutes les terres pontificales, qu’ils « n’ont aliéné leurs droits anciens à aucune occasion » ; le traité dénonce la « gravissimam atque atrocissimam injuriam » que le pape Clément XI a infligé à la majesté impériale, ajoute que ce pontife n’a pas visé à moins qu’à « animer les Turcs contre l’empereur », et prétend que la cérémonie du couronnement impérial « dit assez l’autorité suprême des Césars à Rome et dans les autres provinces de l’empire romain18 ». Ces arguments visant à rétablir en Italie au bénéfice du Saint-Empire la plénitude des droits des anciens empereurs romains recoupent une partie de ceux que mobilise alors la cour de Vienne ; ils suscitent pourtant l’embarras parmi les conseillers de la Maison d’Autriche : le zèle impérial du professeur de Tübingen retrouve en effet un peu trop les accents traditionnels de la controverse protestante contre les prétentions de la papauté19. La reviviscence de la Rome impériale au bénéfice de la maison d’Autriche brouille, en cette conjoncture précise, la frontière religieuse qui distingue les différentes perceptions de Rome.
13La partition confessionnelle de l’Empire et la coexistence progressivement instaurée dans le cadre de ses rouages politiques entre catholiques et protestants confèrent en effet une dimension supplémentaire aux attitudes envers Rome. En vue cavalière, une constante importante de la politique des princes protestants consiste à professer un patriotisme impérial d’autant plus vigoureux qu’il se marie avec la volonté de bouter l’influence pontificale hors d’Allemagne. L’embarras ressenti par les conseillers de l’empereur face aux fulminations de Johann Wolfgang Jaeger montre toute l’ambiguïté de cette position, tantôt utile aux objectifs politiques de la couronne impériale, tantôt néfastes à ses ambitions religieuses. La référence romaine est un élément important du répertoire permettant d’unir le Saint-Empire derrière son empereur ; mais elle est en même temps un facteur de division croissante entre les deux camps confessionnels.
14Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister longtemps sur le caractère structurant de la dénonciation de Rome pour le protestantisme allemand. Le pape à Rome, c’est l’Antéchrist à Babylone. L’un des cantiques de Luther les plus populaires commence par ces mots : « Maintiens-nous, Seigneur, en ta Parole, et repousse la fureur criminelle du pape et du Turc20 » et, s’il fallait choisir une citation du Réformateur entre mille, prenons cette phrase de La Papauté de Rome (1520) : « tous les mauvais exemples de scélératesse spirituelle et temporelle se répandent de Rome dans le monde entier, comme d’un océan de toute malice21 ». Cette dénonciation vigoureuse – qui associe le lieu, Rome, l’institution pontificale, les dérives du catholicisme et une eschatologie panique – perdure pendant un bon siècle. Là encore, un cas entre beaucoup d’autres possibles illustre cette persistance ; lorsque le camp protestant refuse la réforme du calendrier promulguée par le pape Grégoire XIII – inaugurant pour plus d’un siècle une différence de dix jours entre catholiques et protestants – la controverse fait rejouer toutes les orgues de la passion anti-romaine. Lucas Osiander qualifie par exemple le pape de Rome d’Antéchrist, de « loup qui lacère » et de putain de Babylone22. Parallèlement, les érudits luthériens s’attachent à construire une Antiquité germanique ayant sa légitimité propre, contre Rome, mais en s’appuyant sur un écrit romain, la Germania de Tacite, pourtant utilisée pour la première fois par Enea Silvio Piccolomini pour justifier, par l’arriération des Germains, la lourdeur des redevances dues à la Rome pontificale – la référence romaine, là aussi, n’est que ce que l’on en fait23. L’attitude envers la papauté, et donc envers Rome comme puissance spirituelle et politique évolue toutefois progressivement vers une hostilité plus froide, voire, sous la plume du roi Frédéric II de Prusse (1740-1786), une indifférence teintée de mépris :
« Le pape est une vieille idole négligée dans sa niche ; il est à présent le premier aumônier des rois ; ses foudres se sont éteintes. Sa politique est connue : au lieu d’interdire des peuples et de déposer des souverains, comme autrefois, il est bien content, quand personne ne le dépose et lui laisse dire la messe tranquillement à Saint-Pierre24. »
15Côté catholique, la relation à Rome n’est pas sans nuances25. Pour « l’Église d’Empire », c’est-à-dire la hiérarchie qui exerce le plus souvent, avec ses pouvoirs spirituels, des pouvoirs temporels (trois archevêques, ceux de Mayence, Trèves et Cologne sont princes-électeurs de l’Empire et de nombreux évêques, mais aussi des abbés, voire des prévôts de chapitres, sont également princes d’Empire ; les chapitres cathédraux enfin, peuplés de noblesses très fermées, continuent à élire les évêques), le rapport au pontife romain est indissociable des liens avec l’empereur romain germanique. Confirmés par le premier, ils sont aussi vassaux du second et reçoivent l’investiture impériale pour leur pouvoir temporel. Bien que les relations entre ces deux puissances soient apaisées depuis le Concordat de Vienne (1448), des tensions peuvent réapparaître à l’occasion des conflits entre la Maison d’Autriche et la papauté. Ainsi, en 1705, Joseph Ier qui vient de chasser le nonce de Vienne fait, contrairement à ses deux prédécesseurs, valoir son droit à nommer, au début de son règne, les bénéficiaires des premières prébendes libérées au sein des chapitres cathédraux de l’Empire, suscitant l’ire de ces derniers26. Dans ces conditions institutionnelles et sociales, l’orientation romaine et tridentine des prélats de l’Empire, singulièrement au sein des chapitres où l’admission dépend beaucoup plus de la rigueur des preuves de noblesse que de l’orthodoxie confessionnelle, reste longtemps assez tiède. Il faut attendre le début du xviie siècle par exemple pour que l’archevêque-électeur de Mayence cesse d’admettre des protestants à sa cour, exige de ses fonctionnaires la profession de foi tridentine, et impose l’observance de l’Année sainte27 ; et en plein xviiie siècle, les princes-prélats pratiquent encore allègrement au mépris des règles du concile de Trente le cumul des évêchés, la non-résidence, et le « rattrapage » de tous les ordres majeurs après leur élection. Cette attitude ambiguë envers les prescriptions romaines, couplée aux nécessités du jeu politique des princes ecclésiastiques sur la scène impériale, ressurgit en fin de période avec le mouvement épiscopaliste du fébronianisme, culminant en 1786 lors du congrès d’Ems dans la volonté des archevêques allemands d’affermir l’autonomie de l’Église d’Empire envers Rome28. Pour les prélats germaniques, l’affiliation romaine et l’ancrage impérial entrent donc en partie en contradiction.
16Toutefois, le catholicisme ne se réduit pas à ses prélats. L’Empire est aussi une terre d’implantation précoce et vigoureuse des jésuites ou des capucins, d’abord sur les territoires des grands princes laïcs catholiques (la Bavière et l’Autriche), mais pas seulement. C’est en partie sous leur impulsion que se développent des pratiques dévotionnelles qui ancrent fortement la référence à Rome dans le catholicisme vécu par les populations du Saint-Empire. Premier exemple : la codification au milieu du xvie siècle par Philippe Neri du circuit des sept églises qu’il faut pieusement visiter à Rome n’influence pas seulement le développement du pèlerinage vers la Ville éternelle, que nous aborderons plus loin ; elle suscite également des dévotions locales, et en particulier au début du xviie siècle une transposition sur sept sanctuaires de Cologne, la seule grande ville libre d’Empire catholique, contribuant ainsi à renforcer le parallèle entre cette citadelle du catholicisme romain en Allemagne, et la cité des bords du Tibre29. La multiplication des copies dévotionnelles de la Santa Casa de Lorette – il est censé s’agir de la maison de la Vierge, transportée par étapes, et par les anges, jusqu’à Loreto en Italie – est un second exemple de cette romanisation des dévotions. Promu par les jésuites depuis 1554, le culte de Lorette est en effet fortement lié à Rome, et la centaine de copies qui furent érigées dans le Saint-Empire et en Hongrie entre la fin du xvie et le milieu du xviiie siècle, devenues pour nombre d’entre elles le but de pèlerinages locaux, sont autant de relais, sur place, d’une piété très romaine30. La diffusion importante des reliques des « saints martyrs » extraits des catacombes romaines à partir de 1578, et le culte qui leur est rendu, constitue un troisième exemple de ce tropisme romain des dévotions catholiques dans l’Empire. Initiée principalement par de grandes familles aristocratiques, et singulièrement la Maison de Bavière, la diffusion des saints des catacombes ne bénéficia pas toujours d’une acclimatation réussie ; mais la greffe prit parfois, et au xviiie siècle c’est de plus en plus à l’initiative de simples fidèles ou de curés de campagne que ces « martyrs romains » immigrèrent avec succès dans le paysage dévotionnel allemand31. Ce succès populaire vaut d’ailleurs aussi pour Notre-Dame de Lorette. C’est par exemple une humble reproduction de son image, accrochée à un chêne par deux fils de forgerons, qui suscite à Planegg, à partir de 1710-1712, un pèlerinage après qu’un miracle lui a été attribué32.
17Un cas illustre la relation entre l’introduction des nouveaux ordres liés à Rome et celle de nouvelles dévotions tournées vers la cité du Tibre. Il s’agit de l’Eichsfeld, une région de Thuringe entourée de protestants mais appartenant à l’archevêque-électeur de Mayence qui s’emploie dans les années 1570 à y rétablir le catholicisme et y favorise l’implantation d’un collège jésuite. Lorsqu’en 1585 le pape Sixte Quint redonne un nouveau lustre à l’année jubilaire, voici comment les jésuites prennent les choses en main au détriment du plus traditionnel chapitre de Saint-Martin :
« Lorsque l’indulgence jubilaire du nouveau pape Sixte Quint fut proclamée et put être acquise, et que les chanoines de l’église Saint-Martin ne surent pas comment lui donner une traduction cérémonielle, nos gens [les jésuites] prirent à leur demande toute l’organisation en mains […]. Notre prêtre, P. Nikolaus Hirt, s’avança en chaire, fit connaître l’indulgence et incita à en chercher le bénéfice. Le vendredi, avec la même solennité, on célébra une messe pour le pape33. »
18Les études manquent pour comprendre comment ces différentes Rome, celle du Saint-Empire romain germanique, celle du pontife de la Cité éternelle, celle du saint des catacombes révéré et invoqué dans un sanctuaire du voisinage, s’articulent ou se superposent dans l’imaginaire du simple habitant de l’Empire. Tous, le dimanche, prient pour l’empereur « romain », mais tous ne prient pas pour le pape de Rome. Les Lorette, les martyrs, les jubilés contribuent certes à attribuer à l’espace du catholicisme impérial une unité « romaine » que ni la géographie ni la politique ne lui confèrent, divisé qu’il est en d’innombrables principautés de statut différent et constamment confrontées au voisinage protestant. En dépit de la réappropriation locale de cultes liés à Rome, cette dernière est-elle davantage qu’un mythe malléable, multiforme et lointain ? Mais ce serait oublier une expérience qui concerne les élites autant que le peuple des fidèles et qui ajoute à ces Rome celle que l’on peut voir et toucher : l’expérience du voyage à Rome même.
L’Empire à Rome
191536 : moins d’une décennie après le sac que ses troupes (en partie protestantes) ont infligé à la capitale des papes, l’empereur Charles Quint (1519-1555) fait son entrée solennelle à Rome. Empruntant l’antique Via Triumphalis, le cortège peut admirer (outre les arcs éphémères dressés en imitation de l’antique) la façon dont les arcs de triomphe de Constantin, de Septime Sévère et de Titus ont été ornés de nombreuses peintures établissant échos et continuité entre ces empereurs et le titulaire actuel de la dignité impériale. Tout met alors en scène le retour en Rome de l’empire romain34. 1623 : cinquante voitures, 184 caisses, 8 000 volumes (dont 3 600 manuscrits), escortés de soixante mousquetaires – tel est le convoi qui, parvenant le 9 août à Rome, y livre l’essentiel de l’incomparable bibliothèque des électeurs palatins. Cette prise de guerre des troupes bavaroises au début de la guerre de Trente Ans, offerte au pape, était aussi un trésor érudit du calvinisme dans l’Empire : dérobée à l’électeur palatin pour prix de ses atteintes à la majesté du Saint-Empire romain et aux intérêts des Habsbourg, la bibliothèque palatine est aussi vue comme le retour à Rome de trésors aliénés par l’hérésie35. Ces deux voyages, bien qu’uniques et exceptionnels, montrent bien qu’à la diversité des Rome du Saint-Empire correspond la multitude des significations que les chemins menant à Rome peuvent revêtir pour ceux qui les empruntent.
20La Ville éternelle est d’abord un but important de pèlerinage pour les catholiques allemands. Attirés par les années saintes et jubilaires, accueillis dans une cité pontificale à la monumentalité renouvelée, encadrés par un parcours dévotionnel bien défini (les sept églises de Philippe Neri, le couplage avec le pèlerinage de Lorette), les masses de fidèles se rendant à Rome s’accroissent considérablement à la fin du xvie siècle ; leur nombre atteint un apogée entre les jubilés de 1575 et de 1650 et, en fonction d’une conjoncture dictée par les guerres, les crises puis les restrictions apportées aux déplacements pèlerins par diverses autorités temporelles, se maintient à un niveau important jusqu’à la fin du xviiie siècle36. Parmi ces foules convergeant vers Rome, la part des habitants de l’Empire est croissante, pour autant que l’on puisse la mesurer. Comme pour d’autres nations, des hospices destinés à accueillir les pèlerins allemands les plus modestes existent à Lorette et Rome – car ces deux pèlerinages sont liés, de même que sont connectés au voyage romain, soit par écho (Cologne), soit comme étape sur la route (Einsiedeln en Suisse), de grands sanctuaires régionaux germaniques. L’hospice Santa Maria dell’Opera pia germanica à Lorette reçoit ainsi annuellement, entre 1750 et 1777, de 700 à 3 400 pèlerins, tandis qu’ils sont 900 par an en moyenne à séjourner à la fin des années 1770 (alors que les flux pèlerins en général sont déjà en déclin) à Santa Maria dell’Anima à Rome37. Quant à l’hospice Zum heiligen Kreuz de Nuremberg, important lieu de passage sur la route des pèlerins, près de 64 % de ceux qui y séjournent entre 1723 et 1783 indiquent qu’ils vont à Rome ou qu’ils en reviennent38. De ce séjour romain, que rapportent les pèlerins ? De menus supports dévotionnels souvent – un Agnus Dei béni par le Pape, un fragment d’ossement des catacombes – et à coup sûr le souvenir de ce moment d’exception, sur la route, et à la découverte de la capitale de la catholicité. « Romain », cet adjectif utilisé couramment pour désigner à la fois le Saint-Empire, le catholicisme et les impôts d’Empire, prend à coup sûr pour eux et ceux à qui ils content leur voyage un sens concret et personnel.
21Le pèlerinage des élites, en particulier aristocratiques, de l’Empire prend des formes bien différentes. Il est parfois difficile de le distinguer du Kavalierstour, ce circuit européen de formation qu’effectuent les fils de bonne maison et dont les étapes, d’académies chevaleresques en cours princières, comprennent presque toujours Rome et une audience pontificale – qu’il s’agisse d’aristocrates catholiques ou protestants d’ailleurs. À ce motif commun à toute la noblesse d’Empire s’ajoute toutefois, pour les groupes d’ancienne noblesse qui dominent les grands chapitres cathédraux (et donc les nombreuses principautés ecclésiastiques de l’Empire), une raison supplémentaire de séjour aux bords du Tibre. Fondé en 1552 et animé par les jésuites, le collegium germanicum destiné à la formation d’un clergé séculier apte à se mesurer au protestantisme accueille un grand nombre de nobles (qui fournissent jusqu’aux trois quarts des élèves vers 1720)39. Non seulement les étudiants de ce séminaire irriguent l’Église d’Empire et contribuent à lui donner une orientation bien plus « romaine » que ce qui était encore le cas au xvie siècle (31 % des archevêques et évêques élus dans le Saint-Empire entre 1700 et 1749 sont d’anciens élèves du collegium germanicum40), mais ils contribuent de surcroît directement au transfert de dévotions romaines, jouant par exemple un rôle important dans la diffusion des reliques des saints martyrs des catacombes et contribuant par là même à tisser, autour de l’expérience commune du voyage romain, le réseau d’une nouvelle aristocratie catholique fusionnant au-delà de ses groupes originels et ayant pour pôles organisateurs Rome et Vienne, « deuxième Rome » à la fois impériale et catholique41. Au même titre que les hiérarchies ecclésiastiques d’autres pays, les prélats et religieux allemands sont en outre amenés à venir régulièrement ad limina, c’est-à-dire à Rome – c’est ainsi d’ailleurs que Martin Luther visita la ville en 1510. Il y renforça son jugement négatif sur le fonctionnement de la Curie tout en s’avouant impressionné par la cité des Césars42, inaugurant ainsi une longue ambiguïté dans les jugements des voyageurs protestants.
22Pour les humbles pèlerins comme pour les aristocrates, la conversion au catholicisme constitue une occasion privilégiée de voyager à Rome – ou bien, dans plusieurs cas, c’est le séjour à Rome qui débouche sur la conversion. Après 1648 (c’est-à-dire après que la conversion d’un prince a cessé d’entraîner celle des habitants de son territoire, en raison de la clause de l’Année normative de 1624 introduite dans la paix de Westphalie), le nombre d’aristocrates d’Empire adoptant le catholicisme est très élevé : 76 pour les seules dynasties comtales et princières, et uniquement entre 1648 et 1700. Plusieurs ont lieu à Rome – mais en outre, en raison des positions occupées par ces convertis dans l’Église d’Empire et de la protection particulière que leur accordent le pape et la Maison d’Autriche, les aristocrates nouveaux catholiques entretiennent un tissu de relations romaines et font souvent le voyage43. Lukas Holstenius (1596-1661), client des puissants Barberini et bibliothécaire de la Vaticane, cristallise et anime un excellent exemple de ces réseaux érudits et aristocratiques qui préparent et accompagnent les conversions, font circuler les informations entre le Saint-Empire et la Ville éternelle, et qui inscrivent les convertis impériaux dans un nouvel environnement social centré sur Rome44. Mais ce sont aussi de plus humbles convertis qui sont accueillis (avant ou après la conversion) à la Casa dei Convertendi, un hospice romain fondé à cet effet en 1673. L’établissement accueille, de sa création à 1714, 3 511 personnes, dont 40 % venant du Saint-Empire ; parmi eux dominent les marins, soldats et capitaines, venus de Saxe, de Brandebourg ou de Silésie – un voyage particulièrement long traduisant dans l’espace une césure religieuse majeure dans ces existences qui nous restent souvent mal connues45.
23Il y a bien d’autres manières d’aller du Saint-Empire vers Rome à l’époque moderne. Celles dont nous venons de parler ont en commun de structurer la géographie politique et confessionnelle de l’Empire. Les deux sont d’ailleurs liées et se traduisent par des réseaux sociaux – trois éléments qu’une conversion princière, par exemple, fait se mouvoir simultanément. Il est donc trompeur de distinguer soigneusement l’un de l’autre les différents types de voyage. Ainsi, les premières manifestations de « tourisme culturel » qui, à la fin du xviiie siècle, inscrit les paysages et les ruines romains au cœur du classicisme allemand, ne sont pas étrangères à certains des éléments que nous venons de voir. D’une part, nombre de ces séjours dont les écrits de Goethe ont fixé la forme littéraire s’organisent autour d’un réseau similaire à celui de Holstenius un siècle auparavant : lui aussi lié à de puissantes familles cardinalices, lui aussi converti au catholicisme et installé à Rome, Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) est pour beaucoup dans la redécouverte du classicisme antique par les artistes allemands46. D’autre part, le thème du pèlerinage parcourt ces voyages littéraires vers la Rome antique, même si ce sont désormais les restes de la splendeur passée plutôt que ceux des martyrs fondateurs qu’il s’agit d’honorer. Le parallèle est par exemple établi par Johann Wolfgang von Goethe, dans l’un de ses Sinngedichte de 1791 : « Nous sommes tous des pèlerins, nous qui cherchons l’Italie, et seuls des ossements épars reçoivent nos hommages dévots et joyeux. » Ce tourisme des ruines éveille d’ailleurs d’autres échos : il ressemble aux récits qu’à la même époque les voyageurs laissent de leur visite à Ratisbonne, sur les lieux à vrai dire peu spectaculaires où se réunit la Diète, principale institution incarnant l’unité du Saint-Empire. Mettant en parallèle l’Antiquité un peu poussiéreuse des constitutions de l’Empire avec la ruine qui menace les lieux où elles s’incarnent, ces textes retrouvent les mêmes accents que ceux qui cherchent les « ossements » de la Rome antique sous la Rome actuelle47. Troisième point commun enfin : la multiplicité de ces références, impériales et catholiques, entraîne souvent chez les visiteurs venus du Saint-Empire – surtout protestants – une dichotomie du regard, valorisant le passé au détriment des conditions présentes, et dont un extrait d’une lettre écrite en 1804 par Wilhelm von Humboldt, alors envoyé prussien au Saint-Siège, à Johann Wolfgang von Goethe, offre un bon exemple : « Ce n’est que si Rome est une anarchie si divine et les alentours de Rome sont un désert si céleste qu’il reste suffisamment de place pour les ombres dont une seule est plus précieuse que toute cette engeance48. »
24De la dernière entrée à Rome d’un empereur romain en 1536 aux nostalgies antiquisantes d’un Goethe ou d’un Humboldt, le voyage à Rome mobilise tout au long de la période des représentations opposées mais entremêlées. Elles s’insèrent dans des tendances plus larges à l’échelle européenne, du pèlerinage jubilaire au Grand Tour aristocratique, sans perdre toutefois la spécificité que confèrent au regard allemand la référence impériale et la coexistence confessionnelle. Les voyageurs semblent d’ailleurs parfois s’y perdre un peu. Le jeune prince Ferdinand Albrecht de Brunswick-Lunebourg, luthérien, témoigne de sa répugnance à baiser la main du pape lors de l’audience qu’il a demandée au cours de l’étape romaine de son Kavalierstour en 1663-1664 ; ce qui n’empêche pas ce protestant de solliciter, et d’obtenir, des reliques extraites des catacombes romaines49.
⁂
25Rome de César et d’Auguste, Rome de Trajan, vainqueur des Daces comme d’autres le sont des Turcs, Rome de Constantin, dont Charles Quint brandit contre les protestants la lance dans le célèbre portrait équestre du Titien – mais aussi Rome des papes et des martyrs, puis Rome des ruines au clair de lune : d’une Rome à l’autre, la Ville n’est plus le centre de l’Empire romain, saint et germanique, mais elle en est comme un horizon parfois rêvé, parfois atteint au bout des chemins du pèlerinage, honni et révéré par deux camps confessionnels, invoqué, mais du bout des lèvres, par les pompes impériales, réapproprié enfin par la dynastie qui se maintient sur le trône d’Auguste et de Charlemagne peut-être, d’Otton sûrement. Autant d’aspects contradictoires que symbolise, entre 1583 et 1700, la coexistence dans le Saint-Empire de deux calendriers, tous deux portant le nom d’un Romain : celui de Jules César (le calendrier julien) et celui du pape Grégoire XIII (le calendrier grégorien). Toutes ces Rome se télescopent et s’entrecroisent, dans le sabir latin des juristes, dans les prières ou les cantiques de simples fidèles, dans l’allemand classique de Goethe. Elles esquissent un rapport complexe, lointain mais entêtant, et très particulier au sein de l’Europe moderne, entre les bords du Tibre et les brumes de la Germania.
Notes de bas de page
1 Logau Friedrich von, Sinngedichte, Stuttgart, Reclam, 1984, p. 47. Il s’agit du poème « Deutsche Sprache », le 57e de la troisième centaine du premier millier des Sinngedichte, première publication en 1654.
2 Mertens Dieter, « Die Instrumentalisierung der „Germania“ des Tacitus durch die deutschen Humanisten », in Beck Heinrich et al. (dir.), Zur Geschichte der Gleichung, germanisch – deutsch‘. Sprache und Namen, Geschichte und Institutionen, Berlin, de Gruyter, 2004, p. 37-101 ; Muhlack Ulrich, « Die Germania im deutschen Nationalbewußtsein vor dem 19. Jahrhundert », in Jankuhn Herbert et Timpe Dieter (dir.), Beiträge zum Verständnis der Germania des Tacitus, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht 1989, p. 128-154. Voir aussi infra l’article de Caspar Hirschi.
3 Gryphius Andreas, « Als Er aus Rom geschidn », in Gedichte des Barock, Stuttgart, Reclam, 1980, p. 120, première publication en 1663.
4 D’emblée, citons deux précieuses synthèses sur ce sujet Schnettger Matthias, « Rom und die Deutschen in der Frühen Neuzeit – Szenen einer schwierigen Beziehung », in Johrendt Jochen et Schmitz-Esser Romedio (dir.), Rom – Nabel der Welt. Macht, Glaube, Kultur von der Antike bis heute, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2010, p. 135-153 ; Schnettger Matthias, « Nostrum, nostrum est Romanum Imperium. La présence de Rome dans l’exercice du pouvoir du Saint-Empire romain germanique », in Dubouloz Julien (dir.), L’imperium Romanum en perspective. Les savoirs d’empire dans la République romaine et leur héritage dans l’Europe médiévale et moderne, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2014, p. 341-354.
5 Sur ce sujet, une synthèse en français : Schnettger Matthias, « Le Saint-Empire et ses périphéries : l’exemple de l’Italie », Histoire Économie & Société, no 23, 2004, p. 7-23.
6 Schnettger Matthias, « Nostrum, nostrum est Romanum Imperium… », art. cité, p. 349-350.
7 Stolleis Michael, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland, vol. 1, 1600-1800, Munich, Beck, 20122.
8 Friedrich Susanne, Drehscheibe Regensburg. Das Informations-und Kommunikationssystem des Immerwährenden Reichstags um 1700, Berlin, Akademie Verlag, coll. « Colloquia Augustana » no 23, 2007, p. 38-39.
9 Monzambano Severinus de [Samuel von Pufendorf], De Statu Imperii Germanici (1667), in Hammerstein Notker (éd.), Staatslehre der Frühen Neuzeit, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, coll. « Bibliothek der Geschichte und Politik » no 16, 1995, p. 620.
10 Ibid., p. 618.
11 Moser Johann Jacob, Von Teutschland und dessen Staats-Verfassung überhaupt, Stuttgart, Johann Benedict Mezler, 1766, p. 82.
12 Polleross Friedrich, « Romanitas in der habsburgischen Repräsentation von Karl V. bis Maximilian II. », in Bösel Richard, Klingenstein Grete et Koller Alexander (dir.), Kaiserhof – Papsthof (16.-18. Jahrhundert), Vienne, Österreichische Akademie der Wissenschaften, coll. « Publikationen des Historischen Instituts beim Österreichischen Kulturforum in Rom, 1. Abteilung, Abhandlungen » no 12, 2006, p. 207-223.
13 Ces deux exemples dans Polleross Friedrich, « Augusta Carolinae Virtutis Monumenta. Zur Architekturpolitik Kaiser Karls VI. und ihrer Programmatik », in Seitschek Stefan, Hutterer Herbert et Theimer Gerald (dir.), 300 Jahre Karl VI. 1711-1740. Spuren der Herrschaft des letzten Habsburgers, Vienne, Österreichisches Staatsarchiv, 2011, p. 218-234, p. 228-229 et 231.
14 Oexle Otto Gerhard, « Canossa », in François Étienne et Schulze Hagen (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich, Beck, 2001, vol. 1, p. 56-67, p. 61.
15 Voir le détail du conflit dans Aretin Karl Otmar von, Das Alte Reich 1648-1806, vol. 2 : Kaisertradition und österreichische Großmachtpolitik (1684-1745), Stuttgart, Klett-Cotta, 1997, p. 206-215.
16 Häberlein Mark, Die Fugger. Geschichte einer Augsburger Familie (1367-1650), Stuttgart, Kohlhammer, 2006. Le décompte des prénoms a été effectué dans toutes les branches de la famille à partir de Schwennicke Detlev (dir.), Europäische Stammtafeln. Stammtafeln zur Geschichte der europäischen Staaten, Neue Folge, vol. 9, Marbourg, Stargardt, 1987, planches 32-54.
17 Jaeger Johann Wolfgang, Roma cum regno Italiae antiquissimo ac vero suo domino augustissimo Romanorum Imperatori, Carolo VI. ex juribus sacris & profanis vindicata, Tübingen, Reis, 1718. L’ouvrage est imprimé en 1718 mais reprend un argumentaire déjà développé par l’auteur en 1708 et connu alors des conseillers de l’empereur. On notera que le titre de l’ouvrage accorde à l’empereur sa titulature purement romaine, sans référence à la germanité de l’Empire – soit exactement le contraire de ce que fait Pufendorf dans son titre.
18 Ibid., citations respectivement p. 11, 15, 16-17, 18 et 23-24.
19 Aretin Karl Otmar von, op. cit., p. 211.
20 Cantique écrit probablement en 1542 et traduit par Patrice Veit dans Luther Martin, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2017, p. 786. Sur ce cantique : Veit Patrice, « Entre violence, résistance et affirmation identitaire. À propos du cantique de Luther “Erhalt uns Herr bei deinem Wort” », in Greyerz Kaspar von et Siebenhüner Kim (dir.), Religion und Gewalt. Konflikte, Rituale, Deutungen (1500-1800), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte » no 215, 2006, p. 267-303.
21 Luther Martin, Œuvres I, Paris, Gallimard, 1999, p. 540.
22 Osiander Lucas [1534-1604], Bedencken, Ob der newe Päpstische Kalender ein Notturfft bey der Christenheit seie, unnd wie trewlich dieser Papst Gregorius XIII. die Sachen darmit meine: Ob der Papst Macht habe, disen Kalender der Christenheit auffzutringen: Ob auch fromme und rechte Christen schuldig seien, den selbigen anzunemen, Tübingen, Georg Gruppenbach, 1583, p. 42-43 (le numéro de la page 43 est faussement imprimé « 34 »).
23 Werner Michael, « Die „Germania“ », in François Étienne et Schulze Hagen (dir.), op. cit., vol. 3, p. 569-586.
24 Frédéric II de Prusse, Testament politique (1752), in Gaxotte Pierre (éd.), Frédéric II roi de Prusse, Paris, Albin Michel, 1967, p. 314.
25 Pour une présentation synthétique en français de la place de Rome dans les espaces catholiques impériaux, je me permets de renvoyer à Duhamelle Christophe, « Les espaces du catholicisme dans le Saint-Empire à l’époque moderne », Histoire Économie & Société, no 23, 2004, p. 55-68.
26 Aretin Karl Otmar von, op. cit., p. 208.
27 Pfeifer Jörg, Reform an Haupt und Gliedern. Die Auswirkungen des Trienter Konzils im Mainzer Erzstift bis 1626, Darmstadt, Hessische Historische Kommission, coll. « Quellen und Forschungen zur hessischen Geschichte » no 108, 1996, en particulier p. 58-59.
28 Un bon résumé dans Schnettger Matthias, « Rom und die Deutschen… », art. cité, p. 143-144.
29 Carell Susanne, « Die Wallfahrt zu den sieben Hauptkirchen Roms. Aufkommen und Wandel im Spiegel der deutschen Pilgerführer », Jahrbuch für Volkskunde, no 9, 1986, p. 112-150.
30 Voir, entre autres Pötzl Walter, « Loreto in Bayern », Jahrbuch für Volkskunde, no 2, 1979, p. 187-218. Un exemple de pèlerinage régional centré sur une copie de Lorette : Ott Georg, « Die Wallfahrtsgeschichte auf dem Schönenberg bei Ellwangen von ihrer Entstehung bis zum Dritten Reich », in Wallfahrt Schönenberg 1638-1988, Festschrift zum 350jährigen Jubiläum, Ellwangen, Schwabenverlag, 1988, p. 13-51.
31 De nombreux exemples dans Baciocchi Stéphane et Duhamelle Christophe (dir.), Reliques romaines. Invention et circulation des corps saints des catacombes à l’époque moderne, Rome, École française de Rome, coll. « Collection de l’École française de Rome » no 519, 2016. Voir également, entre autres Plück Beate, « Der Kult des Katakombenheiligen Donatus von Münstereifel », Jahrbuch für Volkskunde, no 4, 1981, p. 112-126 ; Markmiller Fritz, « Die Übertragung zweier Katakombenheiliger nach Niederbayern im 18. Jahrhundert. Ein Vergleich », Jahrbuch für Volkskunde, no 4, 1981, p. 127-159.
32 Pötzl Walter, « Loreto in Bayern », art. cité, p. 201.
33 Opfermann Bernhard (éd.), Die Geschichte des Heiligenstädter Jesuitenkollegs, Teil 1 (1574-1685), Duderstadt, Mecke, 1992, p. 29.
34 Polleross Friedrich, « Romanitas… », art. cité, p. 208.
35 Mittler Elmar (dir.), Bibliotheca Palatina, Heidelberg, Braus, 1986.
36 Julia Dominique, « Pour une géographie européenne du pèlerinage à l’époque moderne et contemporaine », in Boutry Philippe et Julia Dominique (dir.), Pèlerins et pèlerinages dans l’Europe moderne, Rome, École française de Rome, « Collection de l’École Française de Rome » no 262, 2000, p. 3-126.
37 Stannek Antje, « Les pèlerins allemands à Rome et à Lorette à la fin du xviie et au xviiie siècle », in Boutry Philippe et Julia Dominique (dir.), Pèlerins et pèlerinages…, op. cit., p. 327-354.
38 Duhamelle Christophe, « Les pèlerins de passage à l’hospice Zum Heiligen Kreuz de Nuremberg au xviiie siècle », in Boutry Philippe, Fabre Pierre Antoine et Julia Dominique (dir.), Rendre ses vœux. Les identités pèlerines dans l’Europe moderne (xvie-xviiie siècle), Paris, Éditions EHESS, 2000, p. 39-56, p. 43.
39 Schmidt Peter, Das Collegium Germanicum in Rom und die Germaniker. Zur Funktion eines römischen Ausländerseminars (1552-1914), Tübingen, Niemeyer, 1984.
40 Gatz Erwin, « Das Collegium Germanicum und der Episkopat der Reichskirche nach 1648 », Römische Quartalschrift für Altertumskunde und Kirchengeschichte, no 83, 1988, p. 337-344, p. 343.
41 Duhamelle Christophe, « La noblesse germanique et la réception des reliques romaines, xviie-xviiie siècles », in Baciocchi Stéphane et Duhamelle Christophe (dir.), op. cit., p. 721-747.
42 Schnettger Matthias, « Rom und die Deutschen… », art. cité, p. 135-136.
43 Duhamelle Christophe, « La noblesse germanique… », art. cité, p. 729-731.
44 Völkel Markus, « Individuelle Konversion und die Rolle der “Famiglia”. Lukas Holstenius und die deutschen Konvertiten im Umkreis der Kurie », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken, no 67, 1987, p. 221-282.
45 Stannek Antje, « Migration confessionnelle ou pèlerinage ? Rapport sur le fonds d’un hospice pour les nouveaux convertis dans les Archives secrètes du Vatican », in Boutry Philippe, Fabre Pierre Antoine et Julia Dominique (dir.), Rendre ses vœux…, op. cit., p. 57-74.
46 Schnettger Matthias, « Rom und die Deutschen… », art. cité, p. 142.
47 Stollberg-Rilinger Barbara, Les vieux habits de l’empereur. Une histoire culturelle des institutions du Saint-Empire à l’époque moderne, Paris, Éditions de la MSH, 2013, p. 262-264.
48 Cité par Esch Arnold, « Ein Kampf um Rom », in François Étienne et Schulze Hagen (dir.), op. cit., vol. 1, p. 27-40, p. 29.
49 Ducreux Marie-Élizabeth, « “Propager la gloire des saints dans des provinces si fort éloignées de Rome”. L’expansion des reliques des catacombes en Europe centrale et orientale », in Baciocchi Stéphane et Duhamelle Christophe (dir.), op. cit., p. 287-370, p. 336.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008