Conclusion de la troisième partie
p. 205-206
Texte intégral
1Au xixe siècle, la statufication était à la fois une étape dans le processus d’héroïsation et la condition de la territorialisation d’un culte héroïque. Il est vrai qu’à Carhaix, elle s’accompagna d’une fête inaugurale à double titre. Premièrement, parce qu’en dépit des incidents qui émaillèrent sa préparation comme son déroulement, et même si l’historien doit se montrer méfiant envers ses sources qui narrent un événement selon des attendus et avec un lyrisme qui étaient ceux des temps romantiques, elle fonctionna anthropologiquement pour fabriquer l’admiration. Elle fut d’abord présentée et vécue comme la réparation d’une injustice, le paiement d’une dette. Elle fut également pensée et vécue comme un grand moment de pathos. Elle fut ainsi la fondation sur laquelle put s’appuyer l’admiration des visiteurs et, assez rapidement, celle des Carhaisiens, en donnant au phénomène la circularité qui est son moteur : La Tour d’Auvergne fut admiré parce qu’il était grand et il devint plus grand encore en étant admiré ; l’admiration accentua le sentiment de la dette et appela un sentiment de don ; ces émotions amorcèrent le cycle infini du don et de la dette1. Inaugurale, la fête le fut aussi car le pèlerinage de 1841 se répéta en devenant commémoration annuelle, laquelle, sous le nom de « Fêtes de La Tour d’Auvergne », devint très rapidement une tradition (inventée) à partir de laquelle la ville et son pays bâtirent leur identité de petite patrie alvéolée dans la grande. Nous avons pour toutes ces raisons proposé de ranger l’événement mis en scène par le préfet Boullé dans la catégorie des fêtes d’admiration. En ressortissent aussi, bien évidemment, les éditions qui dès lors suivirent.
2Carhaix devint ainsi ce que nous avons appelé une « communauté d’admiration ». La rapidité avec laquelle cela se produisit dans la ville, puis en Haute-Cornouaille, étonne. La « descente vers les masses » de cet objet qu’est l’admiration pour les grands hommes, imposée par l’administration et les élites d’une Bretagne bleue et plutôt urbaine, rencontra en effet chez les habitants de la petite ville un mixte de désintérêt symbolique et d’intérêt économique, chez les paysans une incompréhension totale, et dans le clergé une hostilité foncière. L’on a vu comment à partir d’un matériau (une statue et des reliques), d’un scénario où le cérémoniel et le ludique s’imbriquaient, et d’acteurs (l’armée de retour en 1886), le tout hérité, la ville sut avec quelques adaptations, en particulier la monstration des reliques et l’appel du premier grenadier, créer des rites et produire du sacré. Elle réussit à s’acculturer à la société d’admiration en ne brusquant pas les traditions religieuses et de sociabilité locales. Mieux : elle s’appuya sur elles.
3Dans une communauté vouée à la célébration d’un modèle, l’admiration joue un rôle fonctionnel. À Carhaix, elle permettait à la petite patrie d’affirmer son appartenance à la grande en admirant un héros du panthéon français et, à travers lui, en s’incluant dans l’histoire nationale en partageant ses valeurs les plus hautes. Son inclusion s’exprimait aussi par la parfaite incorporation chez chacun de ses habitants des habitus de l’admiration devenue ici, plus qu’ailleurs, institution sociale. L’admiration pour le grand homme local fut aussi un moyen par lequel la petite patrie carhaisenne construisit son identité nouvelle en répondant à ses besoins propres. Elle fut enfin une ressource qu’utilisèrent certains des acteurs de la micropolis carhaisienne, tels Lancien et Jaffrennou, ou, à Quimper, Hémon, en vue de mieux asseoir leur position politique et/ou symbolique, et, pour les deux derniers, de tenter de reconfigurer le local dans sa relation avec le national.
4Ajoutons que l’existence de communautés vouées à son admiration – Carhaix ici, mais, on le verra bientôt, également son ancien régiment – contribua certainement plus que sa panthéonisation (1889) et la translation de son cœur aux Invalides (1904) – deux lieux politiquement connotés et qui, par conséquent, divisent – à valider le héros. C’est ce que Maurice Agulhon suggéra à propos de la gloire de Charles de Gaulle qui tira bénéfice de son souhait de se faire enterrer sur les lieux de sa vie privée, dans le modeste village de Colombey, devenu depuis lieu de pèlerinage2. Mais l’admiration pour un singulier ne s’ancre pas aussi facilement dans un territoire ou dans une institution comme nous l’avons constaté avec la ville de Quimper. Pour que l’opération réussisse, plus que du temps – cela fut immédiat dans l’Armée du Rhin, et, somme toute, relativement rapide à Carhaix –, plus que la statue et la commémoration – dont bénéficia aussi Quimper –, il faut qu’elle réponde aux besoins de la communauté où elle s’installe et s’exprime par des rites donnant à l’admiration une dimension presque sacrée par homologie avec le religieux3.
5Les exemples carhaisien et quimpérois ont enfin permis de vérifier à l’échelle du local la progression, tout au long du xixe siècle, du phénomène étudié, au fur et à mesure que la stato-nationalisation étendait son emprise. La IIIe République, et en particulier la Belle Époque, furent pour la gloire du premier grenadier un apogée. Alors qu’en ces temps d’affrontement des deux France les panthéons de chacune étaient instrumentalisés au service du combat politique et idéologique4, le syncrétique La Tour d’Auvergne bénéficia, lui, d’une admiration que l’on peut qualifier d’unanime. Il est vrai que son exemplarité, triple au départ, évolua pour privilégier le héros militaire et la valeur suprême qu’était devenue la mort pour la patrie, jusqu’à l’incarner. C’est ce que nous allons maintenant voir.
Notes de bas de page
1 Heinich Nathalie, La Gloire…, op. cit., passim.
2 Agulhon Maurice, De Gaulle…, op. cit., p. 92-93.
3 Voir en particulier l’exemple de la « mariannolâtrie » qui se nourrit tout à la fois inconsciemment et consciemment de la culture catholique et en particulier de la référence mariale, dans id., Marianne au pouvoir…, op. cit., p. 152 et p. 300-301.
4 Se référer aux travaux de Amalvi Christian, par exemple De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. Essai de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988, ou Les héros des Français…, op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008