Conclusion
p. 181-185
Texte intégral
1Le Temps avec la majuscule, nous ne le connaissons pas autrement que comme une abstraction de l’entendement humain. À proprement parler, nous ne rencontrons jamais un tel temps comme contenu d’une expérience. Le temps dont nous faisons l’expérience se présente toujours à nous au sein de la vie quotidienne et il se révèle comme un temps pour quelque chose ou un temps de quelque chose. Nous prenons le temps de faire ceci ou cela. Même lorsque nous décidons de ne rien faire du tout, il s’agit encore d’un temps pour…, celui pour se reposer, pour faire une pause ou pour s’arrêter. Cette structure des temps intramondains abordée par Heidegger est l’expression des finalités qui appartiennent et caractérisent respectivement toutes les temporalités humaines. Si nous sommes sensibles à ces différentes temporalités, c’est avant tout parce qu’elles renvoient à la réalisation temporelle de l’existence humaine. C’est la raison pour laquelle il y a une pluralité de temporalités. Nous utilisons aussi la notion de temps pour signifier l’appartenance des diverses temporalités à des événements ayant des périodicités récurrentes ou intermittentes d’ordre naturel et humain. En ce sens, il y a le temps de la jachère, le temps des cerises, celui des récoltes, le temps de l’amour, celui des fêtes, le temps des devoirs, celui des jeux, etc. Tous ces temps variables à travers lesquels se constituent les contenus différenciés de l’histoire de chacune de nos vies possèdent des durées définies par les finalités auxquelles ils se trouvent subordonnés. Avec le temps, on finit par découvrir ainsi que chaque chose a son temps propre et qu’en toute chose, il est recommandable de commencer par le début afin de pouvoir avancer et progresser. Or, pour que tout cela soit possible, il est déjà présupposé que les humains sont pourvus d’attention, de mémoire et d’imagination. Ils possèdent non seulement la capacité d’être attentifs au temps présent, mais ils savent également retenir ce qu’ils ont pu observer, ce qui leur permet d’être prudents et avisés afin d’anticiper, de prévoir et de se représenter ce qui n’est pas encore advenu. La temporalité propre à l’humanité est d’être ouverte à la fois au futur, au passé et au présent, c’est-à-dire aux différentes configurations qu’ils prennent au cours de la vie humaine. La portée humaine de ces configurations ne se laisse pas réduire à l’interprétation du temps selon le schéma linéaire et unidirectionnel du passé, du présent et du futur. Elle demeure également imperceptible à la lecture du cadran du temps horloge, qui rend homogènes tous les maintenant, sans considération pour la signification qu’ils prennent dans les différents contextes de la vie humaine. L’être humain se révèle animé, affecté et déchiré par la coappartenance de ces trois ekstases qui composent entièrement sa temporalité. Il lui faut toujours déjà compter avec un passé dont il hérite, et, tout en s’inquiétant de l’incertitude du lendemain, il doit apprendre à vivre un jour après l’autre. Il n’est pas certain qu’il puisse se calmer et trouver réconfort dans la parole de l’Évangile selon saint Mathieu, affirmant qu’« à chaque jour suffit sa peine ». La sagesse de cette parole tient plutôt à ceci qu’elle nous rappelle que vivre au présent est une tâche ardue et difficile, tellement l’être humain se soucie de son passé et de son futur. Il s’expose à se disperser dans le temps et finit par se perdre lui-même, comme disait saint Augustin. Par ailleurs, s’il y a un danger pour tout être humain de vouloir vivre dans le passé ou dans le futur, c’est celui de mourir au monde prématurément, de se défiler devant sa propre existence, qui n’est pas rien, et d’oublier l’attention que nous devons porter à la réalité présente où nous sont données les possibilités de réaliser nos projets. Pour cesser de se perdre en s’éparpillant dans le temps, il faut revenir à soi en commençant par trouver un chemin de retour vers l’état du monde auquel nous appartenons et dans lequel une habitation est possible pour nous. C’est donc toujours ici et maintenant qu’il faut apprendre à vivre et à composer avec ce qui est.
2Les contributions composant ce livre ont montré, de plusieurs manières, qu’une interrogation portant sur la place et la fonction des temporalités esthétiques et artistiques exige un traitement multilatéral qui puisse tenir compte de leur appartenance au monde de la vie, qui inclut nos rapports au sein de la nature (en nous et à l’extérieur de nous) et à l’intérieur de la cité. En ce sens, les temporalités esthétiques et artistiques font, au même titre que les autres temporalités sociales, partie de la réalité de notre existence au monde. Elles renvoient constamment à des aspects et à des éléments concernant nos expériences du monde. Pourtant, nous attribuons aux temporalités esthétiques et artistiques un statut particulier au sein des autres temporalités du monde de la vie. L’expérience esthétique est souvent vécue comme un instant de discontinuité par rapport à la continuité de la vie quotidienne. Elle se manifeste comme une enclave de sens autonome au sein de notre existence. Mais cette insularité n’a pas pour autant l’effet de l’isoler du reste du monde. Elle se détache sur le fond de la vie quotidienne en suspendant temporairement les impératifs pratiques associés aux autres temporalités sociales. Elle offre ainsi des temps d’arrêt qui procurent à l’individu la chance de prendre un recul à l’égard de sa vie immédiate et de porter un autre type d’attention au sens de ses rapports au monde. Encore faut-il, il est vrai, qu’il puisse savoir attraper la balle au bond. Cela demeure une tâche individuelle pour chacun de découvrir pourquoi il accorde à telle expérience esthétique ou à telle œuvre d’art une signification déterminante dans l’horizon de sa propre vie, dans la mesure où nous cherchons tous à comprendre l’importance que nous lui reconnaissons dans l’ensemble de notre existence. Certes, il n’y a pas qu’une seule réponse possible à ce sujet, mais on peut présumer qu’un tel exercice montrerait qu’il y a somme toute un nombre assez restreint de raisons nous motivant à accorder un tel pouvoir aux temporalités esthétiques et artistiques dans l’herméneutique de notre existence.
3Comme l’ont fait valoir plusieurs auteurs de ce livre, il appert que les expériences esthétiques ne sont pas uniquement d’ordre esthétique, au sens où l’on voudrait limiter leur portée et leur signification à un plaisir subjectif privé ou à la valorisation consumériste de l’attrait cosmétique des marchandises. Elles représentent une expérience qualitative du monde, distincte par rapport aux autres types d’expérience. L’expérience esthétique, pour Dewey, sert de modèle paradigmatique de l’expérience par excellence, dans la mesure où elle réunit en elle l’effort concerté des facultés humaines pour éclairer la réalité vécue dans une totalité de rapports significatifs interreliés. Alors que les autres types d’expérience abordent respectivement un aspect spécifique des choses expérienciées, représentant un savoir disciplinaire spécifique sur une partie de la réalité, la faculté de connaissance prenant l’opération en main, l’expérience esthétique se distingue de ce type d’expérience, comme l’avait déjà montré Kant, en faisant appel à l’activité de l’ensemble des facultés dans un libre jeu qui les anime au contact des formes de la nature, lors de la rencontre des œuvres d’art ou dans les pratiques artistiques. La réflexivité à l’œuvre dans la temporalité esthétique et artistique ne fait pas que s’attarder à la contemplation des formes de la réalité ; elle se prend au jeu d’explorer activement cette matière en découvrant des analogies entre les différentes parties de la réalité, en établissant des rapports symboliques entre les choses, s’apercevant que les parties de la réalité forment entre elles des unités de sens ou des constellations de significations se rapportant à la totalité de nos expériences du monde. C’est en cela que les temporalités esthétiques et artistiques contribuent à élargir les horizons de la pensée individuelle par-delà la quotidienneté des temporalités sociales qui se limitent à un domaine particulier, plus restreint de la réalité. Chez Kant aussi, la signification de l’expérience esthétique dépasse le cadre d’un plaisir subjectif ponctuel, dans la mesure où celle-ci contribue à éveiller l’attention de l’humanité sur sa destination morale. Elle renvoie à la sphère de la raison pratique d’un côté et de l’autre côté à l’anthropologie pragmatique et aux dimensions sociales, culturelles et historiques du jugement de goût. Chez Michel Henry, les expériences esthétiques et les sollicitations artistiques, à la différence des autres types d’expérience, interpellent directement la vitalité de l’humanité vivante, sa volonté de vivre et sa capacité de s’expériencier elle-même dans les temporalités esthétiques et artistiques. Ce qu’il nomme l’affectivité transcendantale concerne de prime abord la vie affective de l’humanité se sentant vivre elle-même. Tandis que les tonalités affectives chez le jeune Heidegger jouaient déjà le rôle crucial de reconduction existentielle concernant le processus d’individuation du soi existant en tant qu’être-au-monde, Henry radicalise le statut transcendantal de l’affectivité en la voyant déjà à l’œuvre dans l’autoaffection du soi comme sentiment de vie. Autrement dit : avant même de pouvoir être au monde, nous sommes toujours déjà donnés à nous-mêmes par le sentiment de se sentir vivre. C’est pourquoi Henry n’hésite pas à déterminer la fonction de l’art dans l’horizon de notre existence comme une occasion d’accroître et de fortifier notre pouvoir de sentir et de se sentir soi-même traversé par la vie. Après tout, n’est-ce pas justement l’intensité de ce débordement vital qui pousse l’humanité à créer des mondes de l’art ? De cette manière, l’expérience artistique est donc plus qu’une expérience artistique, c’est l’expression même de l’expérience universelle de la vie subjective manifestant et dépensant son surplus de vitalité à travers les arts. En somme, la temporalité esthétique favorise tantôt une façon plus intégrale d’expérimenter le monde dans sa diversité et dans son unité, et tantôt elle temporalise un retour vers soi en tant que sentiment d’existence au monde et autoaffection de soi.
4Il se dégage ainsi deux modalités fondamentales de la temporalité esthétique concernant le sentiment de peine et de plaisir qu’actualise l’expérience esthétique. D’un côté, elle peut temporaliser la modalité de proximité du soi par rapport au monde qui se traduit par le sentiment de faire un avec le tout, de se sentir en harmonie avec le monde. Sous cette modalité de l’expérience esthétique, le soi et le monde forment une unité indivise, comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre. Comme nous vivons quotidiennement dans la division et le stress des temporalités sociales, la temporalité esthétique nous fait vivre, par contraste, un moment d’unification au tout qui nous interpelle et trouve résonnance au plus profond de nous-mêmes. Il s’agit d’une expérience consonante entre le soi et le monde. D’un autre côté, au contraire, l’expérience esthétique peut temporaliser la modalité d’une distanciation du soi par rapport au monde qui se traduit par le sentiment d’étrangeté du soi à l’égard du monde et de lui-même. Tout à coup, le monde cesse de nous apparaître familier et nous nous sentons aussi être devenus autres que celui que nous sommes habituellement. Sous cette modalité de l’expérience esthétique, nous ne sommes pas moins interpellés que dans le cas de la précédente modalité, mais nous le sommes d’une manière entièrement différente. Nous expérimentons le soi et le monde comme deux entités radicalement différentes, séparées, étrangères l’une à l’autre, mais nous les envisageons tous deux non plus comme des réalités connues, mais en tant que données inconnues. En d’autres mots : nous nous adonnons volontairement à déréaliser la réalité quotidienne et les rôles que nous jouons au sein de la vie sociale, afin de pouvoir expériencier à nouveau le monde et nous-mêmes autrement qu’à l’habitude. Dans cette expérience esthétique se trouvent momentanément suspendues les significations ordinaires que nous reconnaissons aux choses du monde pour rendre possible d’explorer ce que le monde est et ce que nous sommes en dehors du cadre des savoirs que nous en possédons déjà. La temporalité esthétique se montre ainsi l’occasion d’appréhender autrement et différemment nos rapports quotidiens au monde, tout comme l’est la temporalité artistique dans la pratique des arts et la réception des œuvres d’art, comme plusieurs auteurs l’ont mis en évidence dans leurs contributions.
5Nous ne faisons pas que subir l’oppression du temps, nous faisons quelque chose avec le temps lui-même. Toutefois, le temps lui-même demeure une entité énigmatique lorsque nous nous interrogeons sur son être. Dans l’espace de la phénoménologie du monde de la vie, le temps se dissimule à nous dans nos projets. Il se soustrait généralement à notre vue. Il s’efface lui-même pour rendre possible une attention à l’égard des choses qu’il temporalise. Lorsque l’on parle de la gravité ou de la légèreté du temps, nous ne parlons pas du temps lui-même, mais de nos manières d’en être affectés. La plupart du temps, nous prenons conscience de lui sous des formes privatives, lorsqu’il nous refuse, d’une façon ou d’une autre, l’accès à l’être ; alors se manifeste le temps vide, le temps de l’ennui, l’absence de temps, du temps qui manque et nous obsède, etc. La modalité donatrice du temps se manifeste, à l’inverse, en nous rendant attentifs à la dimension de la présence de l’être et à ce que nous sommes en tant qu’êtres de finitude. L’humanité latine a produit deux formules célèbres nous rappelant de vivre intensément pendant qu’il en est encore temps : memento mori et carpe diem. De temps à autre, la temporalité esthétique, en un bref instant de lucidité, intensifie notre conscience de la pérennité de la sagesse humaine contenue dans ces deux recommandations à l’égard du temps qui passe.
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