Faut-il toujours être absolument moderne ?
p. 169-179
Texte intégral
1Les questions d’ordre temporel font l’objet d’un intérêt particulier dans le monde de l’art. En témoignent les qualifications courantes à l’endroit des œuvres : résolument actuelle, dépoussiérée, en avance sur son époque. Cette sensibilité à l’égard du temps peut s’expliquer en partie par l’importance accordée par la critique aux questions d’héritage, d’innovation ou de rupture. On attend de l’œuvre d’art qu’elle se démarque par sa nouveauté tout en signifiant son appartenance à une lignée, une école, un mouvement, car la continuité des filiations constitue une garantie de cohérence en histoire. Or, aujourd’hui, étant donné l’impossibilité de distinguer les sources dans un monde de l’art où domine l’appropriation, on qualifie l’art contemporain d’art post-historique. Pourtant, on ne peut nier l’allégeance et la fidélité des artistes contemporains aux principes qui ont constitué les fondements mêmes de l’art moderne, soit valoriser le présent, rapprocher l’art de la vie et faire de sa vie une œuvre d’art.
2Le premier de ces principes, valoriser le présent, instaure une attitude, un mode de relation à l’égard de l’actualité, qui, selon Foucault, « introduit une manière d’agir et de se conduire qui marque une appartenance et se présente comme une tâche1 ». Ce besoin de se positionner dans le présent et d’en dégager une réflexion est commun aux artistes modernes et contemporains. Dans un essai paru en 20142, Heinich fait état de l’engouement des artistes contemporains pour le présentisme, un phénomène qu’elle associe au caractère éphémère de bien des œuvres actuelles, aux délais de plus en plus courts entre le moment de leur création et de leur diffusion ainsi qu’à la rapidité de la reconnaissance dont bénéficient les jeunes artistes contemporains. Or, le présentisme a déjà fait l’objet d’un manifeste dans la période moderne, quand en 1921, l’artiste viennois Raoul Hausmann, figure incontournable du mouvement dadaïste, faisait paraître son Manifeste du Présentisme dont l’idée centrale était « que l’homme nouveau ait le courage d’être nouveau3 ». Il y a donc lieu de tenter de distinguer en quoi la célébration du présent dans l’art contemporain diffère de la passion du présent qui animait les artistes modernes.
3Dans la philosophie du temps, le présentisme est la théorie métaphysique selon laquelle seul le présent existe, contrairement au passé et au futur qui n’existent pas. Chez les artistes modernes, l’engouement pour le présent se fondait d’abord sur le rejet du passé. Pensons au futuriste Marinetti « qui souhaitait soigner l’Art de la plus grave des maladies – le passéisme4 ». Il condamnait la vénération du public pour l’artiste mort car il voulait insuffler à ses contemporains « l’importance du présent, l’importance immense de la vie5 ». On trouve aussi dans la modernité une multitude d’autres échos de ce rejet du passé, notamment dans les provocations anti-art des dadaïstes ou dans la malveillance des surréalistes envers l’image du père. Même le poète Jean Cocteau signifie son malaise face aux générations qui l’ont précédé, dans un hommage à Picasso qui débute par ces mots : « J’ai peine à soutenir le poids d’or des musées6. »
4Or, contrairement aux artistes modernes, les artistes du présent n’ont pas le sentiment qu’il faut se libérer du passé. Bourriaud, dans un essai intitulé Postproduction7, montre comment l’art contemporain se définit, entre autres choses, par le fait que l’art du passé constitue pour les créateurs d’aujourd’hui une sorte d’« écosystème » dans lequel chacun peut puiser à sa guise. Les artistes contemporains redéfinissent ainsi leur relation avec le temps en décrétant qu’il n’y a plus d’un côté, la création vivante, et de l’autre, le poids mort de l’histoire. Au lieu de faire table rase du passé, comme leurs prédécesseurs des temps modernes, ils remanient les œuvres anciennes pour en tirer de nouvelles interprétations. Même constat chez Danto qui note que l’art contemporain n’a pas le sentiment qu’il faut se libérer du passé, ni même celui d’être différent en quoi que ce soit de l’art moderne comme tel. « Cependant », dit-il, « ce qui n’est pas à sa disposition, c’est l’esprit dans lequel cet art a été créé8 ».
5 C’est que pour bien saisir l’esprit de la modernité, il faut se rappeler que ce n’est pas seulement une période historique mais bien un positionnement. Selon Jauss, « l’apparition du concept nouveau de modernité semble marquer l’émergence consciente d’une autre compréhension du monde9 ». En effet, les artistes de la modernité étaient conscients de leur rôle dans l’histoire et avaient le sentiment de vivre un temps particulier, en rupture avec leur passé récent. Bourriaud, dans son essai sur la modernité10, relate qu’au début du xxe siècle, marqué par les débuts de l’industrialisation, au moment où la planification du travail imposait des mesures pour encourager la production de masse de biens de consommation, les artistes modernes ont créé de nouvelles formes d’art, totalement dénuées de règles et surtout dénuées des savoir-faire et des techniques traditionnelles. En se séparant du mouvement de rationalisation qui caractérisait leur époque, ils ont favorisé une éthique distincte de la norme collective. Il faut comprendre qu’avec le déploiement soudain des moyens de transport puissants, des technologies de communication et des procédés de reproduction, les questions de métier n’intéressaient plus guère les artistes, émerveillés par les nouvelles conditions de vie de leur époque. Pour eux, « le nouveau, l’inconnu n’étaient que des synonymes du présent qui est le cadre de référence et le champ d’action de la modernité11 ». Ils voulaient donc témoigner de ce présent et le plaisir qu’ils tiraient de sa représentation tenait, selon Baudelaire, « non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent12 ». Le poète, qui prenait conscience de la discontinuité du temps, de la rupture de la tradition, d’une sorte de vertige face à l’actualité, définissait son époque en termes de transitoire, de fugitif, de contingent. Cependant, Foucault note qu’au-delà de la reconnaissance de cette mobilité, « la modernité […], c’est aussi l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’héroïque dans le moment présent ; […] c’est une volonté d’héroïser le présent13 ».
6À cet effet, la formule de Rimbaud « Il faut être absolument moderne » s’avère à la fois une position de rupture avec le passé mais aussi une volonté d’émancipation. Être absolument moderne, c’est déclarer le besoin impérieux d’en finir avec quelque chose, et ceci, de manière radicale, définitive, pour pouvoir prendre un nouveau départ. On ne peut donc nier la nature héroïque de cette détermination, et c’est pourquoi, on a qualifié d’avant-gardistes les artistes modernes. Ce terme, qui renvoie clairement au domaine militaire, est contemporain du Romantisme, mais c’est au xxe siècle qu’il prend véritablement son importance. Liée à des expériences radicales, la notion d’avant-garde se distingue par des propositions artistiques de tout acabit dont le programme vise une révolution permanente. Toutefois, si nous sommes toujours aptes à reconnaître un certain héroïsme dans le geste désacralisant qu’a posé Duchamp en exposant l’urinoir (Fontaine, 1917), les peintres modernes encensés par Baudelaire, apparaissent aujourd’hui comme des chroniqueurs mondains talentueux, mais non comme des héros. En réalité, pour comprendre ce que le poète trouvait d’héroïque chez ces artistes mineurs, il faut se rappeler que la majorité des peintres d’avant la modernité ne représentaient que le passé qu’ils idéalisaient. C’était donc faire preuve de courage que d’oser représenter le présent, et c’est ce qu’indique Baudelaire quand il écrit que : « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences qui circulent dans les souterrains d’une grande ville […] nous prouve que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme14. » En fait, le poète percevait dans les témoignages pittoresques des peintres de la vie parisienne une véritable esthétique de l’actualité, une sorte d’héroïsation de la vie quotidienne, ce qui revient à dire qu’être moderne, c’est prendre le monde tel qu’il est.
7Cependant, quand on qualifie de stratégies guerrières les investigations artistiques des avant-gardistes, on suppose qu’elles répondaient à une volonté de dépassement. Or, la notion de dépassement, qui tient une place si importante dans la philosophie moderne, ne semble pas toujours corroborée par l’activité artistique de la première moitié du xxe siècle ni par les propos des artistes de cette époque. À cet effet, Harouel indique « qu’ayant en bloc récusé l’art de leurs prédécesseurs, et par conséquent l’œuvre du père, les artistes des avant-gardes ont éludé toute aspiration au dépassement de même que toute possibilité d’identification à un modèle15 ». Le sociologue compare la modernité artistique à une crise œdipienne semblable à celle de l’adolescent, qui, au lieu de rivaliser avec le père, nie son existence même, ce qui lui permet d’esquiver toute confrontation avec lui sur le plan de la réalité. En fait, Harouel dépeint la modernité artistique comme « une immense crise d’adolescence, dominée par le narcissisme et la régression16 ». On saisit donc que pour lui la notion de dépassement réfère à une volonté de faire mieux, de supplanter quelqu’un dont on est l’émule. Mais le dépassement peut aussi être compris comme une volonté d’aller au-delà de certaines limites, au-delà de ce qui est possible ou imaginable, au-delà de l’idée même de l’art. C’est le sens que Debord et les situationnistes appliquent à la notion. Ayant énoncé l’idée que : « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser et que le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer17 », les adeptes du situationnisme dont Debord était l’un des fondateurs, ont formulé une position critique qui démontre que « la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art18 ». Or, d’un point de vue psychologique, si l’on peut être assez d’accord avec l’idée que des actes comme celui de supprimer ou de réaliser peuvent être motivés par une volonté de dépassement, on peut avoir des réserves sur le fait que les artistes modernes aient poursuivi de tels buts. Nous savons que toute œuvre d’art répond à une situation historique et que donc, toute œuvre voit sa portée s’éteindre, aussitôt la situation dépassée. Les mouvements artistiques que l’on a retenus de l’époque moderne ou contemporaine, sont nés dans un contexte culturel qui favorisait leur implantation, car les changements sociologiques et technologiques sont largement responsables des innovations en art. Le surréalisme n’aurait jamais pu exister avant que l’on diffuse les explorations de Freud sur l’inconscient et le cubisme n’aurait jamais pu se développer avant la découverte de la sculpture africaine. Le talent des modernes a été d’extraire du présent quelque chose qui leur semblait pouvoir fonctionner dans la durée. Ayant manifesté une grande ouverture d’esprit à l’égard de la sensibilité de leur époque, ils ont compris que l’art désormais se devait d’être aussi multiple et complexe que la réalité elle-même. C’est pourquoi, le rejet des valeurs du passé, au lieu d’être éprouvé par les artistes modernes comme un état de doute et d’incertitude, s’est transformé en un vaste processus d’émancipation qui a conduit à l’éclatement de l’esthétique hors des limites institutionnelles qui lui ont été assignées par la tradition. Loin d’avoir proclamé la mort de l’art, ils en ont assuré la survie.
8Évidemment, aujourd’hui, étant donné la disparition de l’idée d’une avant-garde tout comme celle d’une contre-culture, l’artiste contemporain n’est plus tenu de montrer en quoi son œuvre opère une rupture dans la sphère de l’art car la surabondance et l’éclatement de la production artistique ne laissent guère de place à la nouveauté absolue. Par ailleurs, l’idée de rupture, amenée par Lyotard19, c’est-à-dire la perte du grand récit cohérent que représentait dans le passé l’histoire de l’art, est en contradiction avec le sentiment que l’artiste contemporain a d’œuvrer dans la continuité de ce que lui ont transmis les modernes, car nous devons admettre qu’une suite de ruptures instaure quand même une sorte de continuité. Aussi, il faut reconnaître que l’obligation de transgresser en art est chose du passé. Cela ne signifie pas pour autant que les artistes contemporains sont incapables de subversion, loin de là, mais alors que le caractère séditieux des œuvres issues de la modernité garantissait la rupture avec les traditions artistiques antérieures, la subversion dans l’art contemporain s’avère le plus souvent une forme de contestation à l’égard de la société et des orientations qu’elle propose. Toutefois, comme ces prises de position ont peu d’impact sur le pouvoir politique, le militantisme des artistes est une posture qu’on ne peut plus qualifier de radicalement subversive. À ce propos Michaud indique : « S’il y a une politisation, c’est […] une politisation de l’impuissance ou “pour la forme”20. » Rancière récuse aussi l’idée selon laquelle les œuvres des artistes, parce qu’elles sont constituées d’images publicitaires et de matériaux de la vie ordinaire, soient toujours abordées par la critique comme si elles avaient une valeur polémique à l’égard du monde marchand ou politique. Pour lui, « tout cela est de l’ordre de la parodie vide21 ».
9Ces critiques négatives n’ont peu ou pas d’effet sur les artistes qui s’emparent de tous les phénomènes liés à l’actualité pour en dénaturer les signes, revisitant tous les champs sémantiques de l’activité humaine. Empreintes digitales, cartes d’identité, erreurs médicales, clonage, caméras de surveillance, tout sert de prétexte à une esthétisation du monde. En réalité, indique Bourriaud, « l’art est devenu aujourd’hui une sorte d’asile général pour tous les projets qui ne s’affichent pas dans une logique de rendement ou d’efficacité immédiate pour l’industrie et la société de consommation22 ».
10Ceci nous amène au second principe, développé durant la modernité et poursuivi par les artistes contemporains, soit rapprocher l’art de la vie. À cet effet, le contexte, les circonstances vont prendre une importance capitale dans l’activité artistique. Rappelons que Kant, dans un texte écrit en 178423, posait pour la première fois la question de l’actualité de la philosophie et questionnait son appartenance à un certain nous, signifiant ainsi que les circonstances doivent avoir droit de cité dans la pensée sous peine de tomber dans un idéalisme qui aboutit immanquablement à reconduire l’ordre existant. Ce même raisonnement peut s’appliquer aux productions artistiques, car, en tenant compte de l’actualité, les artistes produisent des œuvres qui témoignent de leur désir d’agir sur le contexte politique et social de leur époque. « Ainsi, » note Bourriaud, « toute œuvre doit interroger à la fois son appartenance au présent et sa place dans l’Histoire24 ».
11 À cette fin, les modernes, subjugués par ce qui advient dans le présent, cherchaient à vivre une existence juste par rapport aux circonstances, attitude qui appelle une éthique du comportement que présageait Valéry lorsqu’il écrivait : « On peut concevoir une époque où les arts spécialisés […] seraient abolis et remplacés par l’art des activités ordinaires. Et en somme par l’art de vivre25. » Cette esthétique du comportement qu’imaginait le philosophe émane de la volonté des modernes d’œuvrer pour leurs contemporains et de privilégier l’instant par rapport aux temps révolus ou à venir. C’est que « l’art moderne matérialise des tractations, des négociations, un commerce avec l’actuel qui présuppose une vision ouverte du présent26 ». Il s’ensuit que cette attitude d’ouverture au présent a induit chez les modernes une prise de position active à l’égard de leur époque. Les expressionnistes allemands témoignaient dans leurs bois gravés de la misère et de l’aliénation de la classe ouvrière, de leur intérêt pour le syndicalisme et de leur mépris de la bourgeoisie. Honoré Daumier, dont les lithographies s’inspiraient de faits divers, n’a jamais cessé de railler les faiblesses et la petitesse du « français moyen ». Ces pratiques artistiques, issues de la modernité, sont à la base des courants actuels de l’art militant, de l’art sociologique, de l’art contextuel, de l’art relationnel et de tous les parcours artistiques visant à agir sur le tissu social. C’est pourquoi, on peut penser que l’art contemporain, au lieu de constituer une alternative à la réalité, instaure plutôt une reconnaissance de la réalité, ce qui engendre une forme d’aura qui convient tout à fait aux conditions de réception des sociétés actuelles.
12C’est que le rapprochement entre l’art et la vie a entraîné entre l’œuvre et le regardeur ce que Bell a qualifié d’« éclipse de la distance », soit « la disparition de la contemplation esthétique au profit de la sensation, la simultanéité et l’impact27 ». On comprend donc pourquoi l’art d’aujourd’hui s’apparente de plus en plus à un art de contexte, constitué d’œuvres éphémères ou d’interventions participatives dans les lieux publics, qui peuvent susciter une réflexion sur un lieu, poser un regard critique sur un mode de vie ou sur une exposition. Selon Heinich : « Ce jeu de l’art avec le contexte fait de l’art contemporain une forme d’expression particulièrement en phase avec la sociologie […], et notamment avec ce courant récent qu’est la sociologie pragmatique, laquelle s’attache avant tout aux actions dans leur contexte28. »
13Cependant, comme l’artiste contemporain investit tous les secteurs de l’activité humaine et qu’il expérimente en artiste des activités ordinaires, ses œuvres et ses actions publiques ne permettent pas toujours aux spectateurs de réaliser qu’ils sont témoins d’un geste artistique. C’est pourquoi, Danto, soulignant le fait qu’il est désormais possible de produire des œuvres d’art en tout point semblables à des objets ou des comportements issus du quotidien, note que « pour les appréhender, il faut abandonner le champ de l’expérience sensible pour celui de la pensée. Bref, il faut se tourner vers la philosophie29 ».
14Il va de soi que le troisième principe mis de l’avant par les modernes, « faire de sa vie une œuvre d’art », s’accompagne pour l’artiste de l’obligation de théoriser sa pratique. En effet, on observe dans la modernité artistique une fréquente substitution de la philosophie à la création artistique. Durant le xxe siècle, plusieurs mouvements ont fait l’objet d’un manifeste, c’est-à-dire d’une déclaration écrite, solennelle et publique dans laquelle les artistes exposaient leur programme et justifiaient leur position. En 1960, Duchamp, dans un colloque présenté à New York, encourageait les étudiants en art à poursuivre des études universitaires afin de vaincre un vieux préjugé sur les artistes qui se traduisait vers la fin du xixe siècle, à l’époque de la bohème, par l’expression « bête comme un peintre ». En fait, bien que Duchamp admît que l’intellect ne soit pas la base du génie artistique, il considérait que la formation universitaire développe des qualités profondes chez l’individu qui le rendent apte à échanger d’égal à égal avec les philosophes. Il s’ensuit qu’aujourd’hui les études en art se donnent dans les universités et forment des artistes savants, capables d’arrimer un discours à leurs explorations artistiques. Par ailleurs, au lieu de s’isoler dans l’atelier, lieu de l’origine de l’œuvre, mais aussi de retraite et de repli sur soi, les artistes de notre temps, tout comme les modernes, refusent la séparation, attitude qui s’écarte de la conception traditionnelle du créateur, car la création implique une forme de renoncement à la vie30. À ce propos, Baudelaire estimait que la plupart des artistes d’avant la modernité n’étaient que des brutes très adroites qui ne manifestaient aucun intérêt pour ce qui se passait en dehors du cercle étroit dans lequel ils évoluaient. Par contre, il voyait dans l’artiste moderne un homme du monde, un citoyen spirituel de l’univers, animé par le génie de l’enfance, c’est-à-dire par l’aptitude à observer chaque aspect de la vie avec un regard neuf.
15Or, si l’artiste moderne prenait plaisir « à épouser la foule », « à élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, le fugitif et l’infini31 », l’artiste contemporain appréhende la réalité avec beaucoup moins de joie. Il possède au même degré que les modernes la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même aux plus triviales en apparence. Mais comme notre époque se caractérise par la vulnérabilité, la sensibilisation aux phénomènes sociaux, environnementaux et politiques, constitue la teneur de la plupart des œuvres que nous voyons dans les théâtres, les musées et les galeries. C’est pourquoi, on parle souvent de la morbidité de l’art contemporain, phénomène dont on ne peut s’étonner, car l’art est un miroir et les œuvres sont bien souvent des instruments d’autorévélation. Par ailleurs, contrairement aux modernes qui faisaient figures de héros à leur époque, l’artiste contemporain est conscient du fait qu’il ne représente plus une grande figure d’altérité. Alors qu’au début du xxe siècle, la marginalité des modernes s’opposait à la masse uniforme, prudente et silencieuse que formait la classe bourgeoise, férue d’art pompier, l’artiste est aujourd’hui confronté à un public branché dont le désir de reconnaissance s’avère ni plus ni moins aussi fort que le sien. C’est que l’individualisme contemporain, en favorisant le culte de la performance et le besoin de se donner en spectacle, fait que les idéaux autrefois réservés aux élites sociales ou aux créateurs deviennent des idéaux communs. L’artiste ne peut plus revendiquer sa différence, car les conditions sociales qui lui permettaient dans le passé de se poser comme autre se sont considérablement transformées. Et comme il ne peut plus tenter de changer la vie, comme ses prédécesseurs des temps modernes, il se voit dépouillé de toute responsabilité, devenant ainsi un professionnel sans autre but que la poursuite de sa carrière. Il doit donc maîtriser avec brio les stratégies de production et de diffusion de son œuvre, stratégies que Michaud qualifie de procédures d’artialisation, un néologisme issu des écrits de Montaigne désignant l’intervention de l’art dans la transformation de la nature. Qu’il s’agisse de provocation, d’artifice, de théâtralité ou de distanciation, le défi est toujours de trouver une voie susceptible d’interpeller le spectateur et d’arriver à l’étonner. Et ceci, dans un univers où en raison de l’efficacité des medias, l’apparition de l’objet d’art dans le monde, son assimilation et sa banalisation s’effectuent presque simultanément.
16Mais, paradoxalement, malgré la volonté des artistes d’œuvrer pour le présent, dès que l’on relie la notion de réussite au domaine des arts, on voit l’idée de durée s’y associer immanquablement, car le monde de l’art a toujours lié la pérennité à la transcendance de l’œuvre. Or, les artistes contemporains ont hérité des modernes un certain détachement à l’égard de la gloire posthume, comme Marinetti, par exemple, qui déclarait que « l’immortalité en art est une infamie32 ». Malgré cela, l’artiste, dès qu’il arrive à percer, à inscrire son œuvre dans son époque, est déjà préoccupé par le dur désir de durer, car la carrière de l’artiste se vit dans une temporalité qui peut s’avérer très brève ou beaucoup plus longue que sa vie terrestre, car « toute œuvre a pour destinée d’être patrimonialisée33 ». Et donc, est susceptible de tomber dans l’oubli, de disparaître pour un temps ou de réapparaître dans un tout autre contexte, ce qui induira de nouvelles significations. Par ailleurs, curieusement, on semble toujours prendre pour acquis que l’œuvre d’art est un objet dont le vieillissement s’inscrit comme un aspect positif, mais est-ce vraiment le cas ? En 1913, quand on a réexposé au Louvre La Joconde qui avait été volée deux ans auparavant, les futuristes ont organisé une cérémonie funéraire devant ce qu’ils considéraient comme un cadavre. En 1938, Artaud s’en prend à « l’idolâtrie des formes fixées », à « l’art détaché », à la « vénération pétrifiante des œuvres du passé34 ». Aujourd’hui, l’historienne Claire Gravel indique « que les chefs-d’œuvre de l’art sont devenus des lieux communs dans la culture occidentale35 ». En fait, l’idée même de chef-d’œuvre a disparu du vocabulaire artistique contemporain, car elle implique tacitement que la perfection a été atteinte et que l’immortalité, du coup, a été méritée. En outre, les critères qui ont amené à qualifier une œuvre de chef-d’œuvre dans le passé sont loin d’être permanents. C’est pourquoi, Vattimo indique que : « Toutes les difficultés rencontrées par l’esthétique philosophique […] naissent du fait qu’elle continue de raisonner en termes d’œuvre comme forme tendanciellement éternelle36. » On comprend donc que la foi en la valeur intemporelle des œuvres d’art chancelle depuis longtemps. Une œuvre aussi célèbre que Marilyn (1967) d’Andy Warhol, ne sera jamais qualifiée de chef-d’œuvre. On la qualifiera plutôt « d’œuvre phare » au sens où elle est devenue capitale en raison de la nouveauté qu’elle a incarnée à son époque. Néanmoins, c’est une œuvre qu’on peut qualifier de moderne au sens où les œuvres issues du Pop Art ont obligé l’esthétique à reconsidérer l’authenticité comme critère d’appréciation de l’objet d’art. C’est d’ailleurs pourquoi on porte tant d’intérêt aux modernes. Ils ont forcé l’esthétique à remettre en question tous les a priori concernant l’essence même de l’art pour explorer ce que Goodman a appelé de nouvelles « manières de faire de l’art ». Or, selon Felman : « Être moderne, c’est remettre en question, se remettre en question, en prenant en compte le fait qu’il y a lieu de se poser des questions37. » Il s’ensuit que dans les universités, depuis des décennies, on enseigne aux étudiants que la valeur de l’œuvre d’art est estimée en fonction des remises en question qu’elle suscite.
17Ces remises en question sont des attaques qui s’adressent le plus souvent à tout ce qui représente une forme d’autorité, et plus spécifiquement, au pouvoir institutionnel. À ce propos, le dramaturge Vinaver souligne le dilemme du pouvoir institutionnel « qui, sous peine de voir toute activité culturelle tarir, ce qui nuirait à son image, est conduit à soutenir une activité tournée contre lui38 ». Heinich, qui qualifie cette situation de « paradoxe permissif », déplore cette tendance des institutions « à contrarier le jeu transgressif des propositions artistiques en les intégrant trop vite […], forçant du même coup les artistes à renchérir sur l’intégration par des transgressions toujours plus appuyées39 ».
18On comprendra que ces transgressions des artistes contemporains relèvent davantage du sensationnalisme contemporain que de l’héroïsme des modernes, car avec la liberté absolue que nous ont léguée ces derniers, dans le contexte d’un monde de l’art aussi pluraliste comment peut-on rompre avec la diversité ? « Être moderne », explique Macherey, « ce n’est pas seulement être de son temps, […] c’est être à la fois avec et contre son temps, donc […], comme dirait Nietzsche, intempestif40 ». Pour ce philosophe, l’attitude moderne consiste avant tout en un refus des solutions imposées, auxquelles elle oppose une volonté de problématisation. Autrement dit, être moderne, c’est une obligation qu’on s’assigne à soi-même de refuser le statu quo. Le problème aujourd’hui, c’est que pour qu’il y ait statu quo, il faut qu’une norme soit reconnue comme telle dans l’univers de l’art pour qu’un artiste ait envie de la transgresser. Or, malgré l’impératif de créer du nouveau qui pousse écrivains, artistes, cinéastes à une furie d’expérimentations et de procédés inédits, comment peut-on être absolument moderne dans une époque en proie à une exigence d’inédit que seule soulage « la trouvaille à jet continu », pour reprendre la formule de Lévi-Strauss41 ? L’impératif de nouveauté est tellement présent dans l’art contemporain que même les artistes réputés ne peuvent s’appuyer sur ce qui a déjà fonctionné dans leur production. « D’où la nécessité », indique Heinich, « d’anticiper le coup d’après […], de créer une discontinuité par rapport à sa propre production afin de maintenir la continuité de l’image de soi comme novateur42 ». Or, comme l’affirme Danto : « l’art créé aujourd’hui l’est dans un monde de l’art qui n’est structuré par aucun récit majeur43 […] ». C’est pourquoi, nous sommes forcés d’admettre qu’en raison de cette absence de récit, jointe à la liberté illimitée dont jouissent les artistes contemporains, « être absolument moderne » s’avère aujourd’hui l’expression d’une impossibilité.
Notes de bas de page
1 Foucault Michel, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 568.
2 Heinich Nathalie, Le paradigme de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2014.
3 Hausmann Raoul, Courrier Dada, Paris, Allia, 1992, p. 93.
4 Marinetti Filipo Tomaso, Autoportrait et les amours futuristes de F. T. Marinetti, Paris, Centre Georges-Pompidou, coll. « Cahiers pour un temps », 1984, p. 144.
5 Lewis Windham, « L’homme de la semaine Marinetti », The New Weekly, Londres, 30 mai 1914, p. 329.
6 Cocteau Jean, « Hommage à Picasso », Le Mercure de France, vol. 181, 1925, p. 165.
7 Bourriaud Nicolas, Postproduction, Dijon, Les Presses du réel, 2004.
8 Danto Arthur Coleman, L’art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. fr., Paris, Seuil, 2000, p. 30.
9 Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, trad. fr., Paris, Gallimard, 1978, p. 158.
10 Bourriaud Nicolas, Formes de vie : l’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 2003.
11 Ibid., p. 24.
12 Baudelaire Charles, « Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Lausanne, La Guilde du livre, 1967, p. 1234.
13 Foucault Michel, op. cit., p. 569.
14 Baudelaire Charles, « De l’héroïsme de la vie moderne », Œuvres complètes, Lausanne, La Guilde du livre, 1967, p. 1030.
15 Harouel Jean-Louis, Cultures et contrecultures, Paris, PUF, 2002, p. 75.
16 Ibid., p. 75.
17 Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Champ libre, 1983, p. 150.
18 Ibid., p. 150.
19 Lyotard Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
20 Michaud Yves, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2003, p. 49.
21 Rancière Jacques, « Regards de philosophes », Beaux-Arts magazine, no spécial 2002, p. 45.
22 Bourriaud Nicolas, « Le nouveau squatter », Beaux-Arts magazine, no spécial 2002, p. 14.
23 Kant Emmanuel, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Larousse, coll. « Petits classiques », 2013.
24 Bourriaud Nicolas, op. cit., 2003, p. 26.
25 Valéry Paul, Cahiers, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 938.
26 Bourriaud Nicolas, op. cit., 2003, p. 27.
27 Bell Daniel, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979, p. 119.
28 Heinich Nathalie, op. cit., p. 115.
29 Danto Arthur Coleman, op. cit., p. 41.
30 Cf. à ce sujet Rank Otto, L’art et l’artiste, Paris, Payot, 1984.
31 Baudelaire Charles, op. cit., p. 1241.
32 Marinetti Filipo Tomaso, « Contre l’art anglais », Futurisme, manifestes, proclamations, documents, textes présentés par G. Lista, Lausanne, Encyclopedia Universalis, 1973, p. 127.
33 Jeudy Henri-Pierre, Les usages sociaux de l’art, Paris, Circé/Poche, 1999, p. 160.
34 Artaud Antonin, « En finir avec les chefs-d’œuvre », Le théâtre et son double (1938), Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1972.
35 Gravel Claire, « Les lieux communs : l’avènement de la néo-modernité », Vie des arts, no 139, été 1990, p. 24.
36 Vattimo Gianni, La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p. 67.
37 Felman Shoshana, La folie et la chose littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 100.
38 Vinaver Michel, Écrits sur le théâtre, Lausanne, L’Aire, 1982, p. 316.
39 Heinich Nathalie, op. cit., p. 209.
40 [http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20052006/macherey28092005.html], p. 11.
41 Charbonnier Georges, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon/Julliard, 1961, p. 86.
42 Heinich Nathalie, op. cit., p. 318.
43 Danto Arthur Coleman, op. cit., p. 85.
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