Une trouée dans la toile
Présence et mélancolie chez Anselm Kiefer
p. 147-167
Texte intégral
1Une forme de « présence » singulière se dégage partout dans l’œuvre d’Anselm Kiefer. Aucun commentaire savant ne saurait remplacer le fait de sentir cette présence ou l’expérience esthétique de l’« être » en elle. Peut-être ce phénomène est-il dû à des bribes de romantisme allemand, ou à la tradition de l’école de Francfort qu’elles ravivent dans notre esprit. À moins que cet aspect spectaculaire ait trait à son traitement de la temporalité ? D’emblée, son œuvre est reconnue comme « philosophique ». Par là, on entend minimalement que c’est un art de « contenu », qu’une matière spirituelle ou métaphysique effleure la substance purement « physique » des tableaux, que cette matière, depuis près d’une cinquantaine d’années imprègne les titres, articles, entretiens et vidéos qui en traitent. Ses toiles, ses photographies, ses livres, ses installations, ses ateliers, ses films et même l’opéra qu’il a mis en scène à la Bastille reflètent nombre d’éléments « temporels ». Notre attention s’attardera à cette caractéristique qui hante ses œuvres et à l’approfondissement de sa flagrance à la surface des pigments aussi bien que sous les couches picturales. En outre, une forte symbolique historique imbibe son parcours qui participe d’un « labyrinthe » où s’exercent notre perception et notre mémoire, où l’on peut se perdre ou se découvrir, où toute histoire linéaire semble perturbée…
2Notre propos s’inspire de la lecture des ouvrages du regretté historien de l’art Daniel Arasse, qui a consacré l’une de ses ultimes monographies aux productions de cet artiste et l’a rencontré pour une série d’entretiens1. Une nouvelle lecture de textes de W. Benjamin est aussi venue nourrir notre curiosité ainsi qu’un article d’A. Huyssen. Dans un premier temps, nous repérerons dans son œuvre les thèmes du « temps » et de l’« histoire » ainsi que le travail autour de la « mémoire » ; deux registres de matières seront ensuite répertoriés ; puis l’ambiguïté fondamentale de cette entreprise artistique apparaîtra en troisième lieu liée au mode symbolique qu’il exploite, mais aussi à la « germanité » équivoque de sa peinture2 ; enfin, le cliché toujours inspirant de « L’Ange de l’histoire », que Benjamin puise dans l’aquarelle de P. Klee et dans l’héritage du messianisme juif, de même que la Kabbale lourianique permettront d’éclairer ses positions à l’égard de l’« échec de l’œuvre » et de la « perte de sens » évoqués sans cesse. Les propos émanant de ses œuvres et les mythes exploités par l’iconographie confirmeront ce qu’il advient d’un « travail sur la mémoire » pris au sens psychanalytique et politique. Nous serons conduits au « temps historique discontinu » qui le supporte et l’anime. Plusieurs disciplines (littérature, philosophie, histoire de l’art) seront réunies ici pour cerner la temporalité plurielle structurant cet art. Une « présence » dans ses œuvres et comment elle peut convenir à la revendication d’une « perte de sens » : voilà l’expérience esthétique étrange à laquelle nous sommes conviés.
Temps et histoire : entrecroisement de mots et de thèmes à propos de la mémoire
3La rétrospective parisienne de 2015-2016 au Centre Pompidou présentait une œuvre manifestement tourmentée par l’Allemagne du xxe siècle – avec des titres à consonance temporelle comme Rédemption, Au commencement, L’Ange de l’histoire, Melancholia, Résurrection, Quaternité, Le temps de Saturne, La fin de l’histoire, etc.3. Né en 1945 à Donaueschingen, l’enfant Kiefer jouait avec les fragments de pierres et de briques des bombardements récents. Obsédé par la culpabilité allemande reliée à la Shoah, ne se résignant pas à oublier, le « pin forestier » (die Kiefer) devenu artiste entreprend un travail de deuil et de mémoire. D’abord, une interrogation essentielle marque le début de sa carrière : « Comment, après l’holocauste, être un artiste qui s’inscrit dans la tradition allemande4 ? » Les mots d’Arasse anticipaient déjà la réponse : c’est « moins un travail “de” mémoire qu’un travail “sur” la mémoire5 ». Au-delà de l’indélébilité des traces, il s’agit moins de se souvenir d’elles que de montrer comment de tels événements ont pu arriver et s’y graver. Une réplique de l’artiste à la réflexion de l’historien en dit davantage : « L’histoire est un matériau comme le paysage ou la couleur. » C’est une « carrière », une source où l’on puise, de l’argile qu’on « façonne6 ». En tant qu’allemand, Kiefer s’est interrogé sur la possibilité de faire revivre artistiquement les mythes nationaux et étrangers ayant conduit à l’inimaginable. S’inspirant d’Hésiode, il pense qu’en créant un vis-à-vis intelligible traversant l’iconographie artistique, l’utilisation de certains récits mythiques pourrait aider à approcher la logique incompréhensible de l’holocauste. L’art n’a-t-il pas de tout temps la vertu de penser – panser – le passé ?
4Par ailleurs, il ne fallait pas viser une catharsis. Vouloir « purifier » signifierait entrer dans une zone inconfortable pour un allemand de sa génération, hanté par les images déplorables du nazisme et théoriquement nourri par la philosophie de l’histoire. Bien qu’il soit difficile de représenter la terreur elle-même – plusieurs esthéticiens des Lumières s’y sont butés –, on peut artistiquement recourir à des images rappelant les possibles causes du dérapage des années trente, afin d’y repérer une « trace idéelle », quelque chose qui persiste dans l’esprit, même si on ne se rappelle pas l’avoir vécu7. Les toiles, souvent monumentales, font référence à l’histoire et aux mythes allemands pervertis par le national-socialisme ainsi qu’à des images enfouies dans l’inconscient collectif. Ces traces latentes dénotent les « débris » que laisse derrière elle une histoire riche de cette culture et de sa poésie, où l’artiste cueille une matière qu’il façonne afin de faire être, sous les décombres historiques et les couches picturales, la fameuse « poésie après Auschwitz ». Encore une fois, son art n’aspire pas à guérir, car ce serait faire sombrer dans l’oubli, fuir toute responsabilité au sens où l’entendait Benjamin. Décrivons brièvement ces thèmes directement reliés à la temporalité dans son œuvre8.
5Au début de sa carrière, les Occupations (1969) présentent des sortes d’égoportraits photographiés à distance. Une silhouette minuscule, vêtue d’un habit militaire allemand – celui de son père – fait le salut hitlérien en l’absence de toute foule en liesse. Elle semble « occuper » nombre de lieux stratégiques reliés aux années trente et à la Seconde Guerre9. Utilisant l’ironie, Kiefer se met en pâture en incarnant le narcissisme nazi. Tandis qu’à l’époque, des Américains d’origine juive achetaient ses œuvres, la réaction du public allemand était chaotique. Cette transgression du tabou fit basculer son œuvre dans ce qui sera désigné comme sa « germanité ambiguë ». Cette personnification perdurera dans des photographies et toiles des années soixante-dix, où il « squatte » des institutions fatidiques, qui deviendront les « images/lieux » de la plupart des peintures ultérieures (Sulamite [titre d’un poème de P. Celan] est peinte par-dessus une toile représentant un bunker, 1983). Bien entendu, le geste satirique rappelle l’abus de la puissance du visuel par les nazis et les futuristes (« l’esthétisation du politique10 »). La réutilisation des procédés du IIIe Reich – monumentalisme et perspective centrale – doit permettre au spectateur contemporain de saisir comment les productions cinématographiques de L. Riefenstahl et les opéras lumineux d’A. Speer (architecte et ministre) avaient perverti les images innocentes de l’histoire culturelle de l’époque.
6Les tableaux, installations et assemblages fourmillent de thèmes et formes. Outre l’histoire de la guerre 1939-1945, des mythologies germanique et scandinave et des poésies sont mises de l’avant. Toutefois, un thème spécifique du messianisme juif les réunit : celui de la résurrection (Resurrexit, 1973). Diverses figures s’amalgament à ce thème, dont la transmutation pratiquée par les alchimistes du Moyen Âge, dont le rôle rejoint celui des pluies régénératrices dans la liturgie juive. Kiefer ne peut s’en tenir à déplorer l’amoncellement des ruines et son entreprise artistique ne sert pas non plus à purifier ou à camoufler. Elle veut exercer la critique au sens des intellectuels juifs et des marxistes des années vingt.
7Outre la transmutation (résurrection, métamorphose), un autre thème apparemment éloigné du temporel s’infiltre dans les œuvres : la correspondance entre le microcosme et le macrocosme. Il rappellera alors ces mots de R. Fludd dans le titre d’une œuvre : À chaque plante sur terre correspond une étoile dans le cosmos (2001)11. Dans l’axe des correspondances, les toiles Margarete-Sulamite (1981), Margarete (1981) et Tes cheveux d’or, Margarete (1981) renvoient à la poésie de Celan12. Fleur de cendre (1995, 1997) et Sol Invictus (1995) présentent une suspension du temps : deux éléments sont mis au même niveau, un corps – celui du peintre dans une pose yogiste sous un tournesol bienveillant, cette immense fleur cosmique dont les graines sont des astres noirs. Les mots de la poétesse I. Bachmann surgissent subitement dans sa tête, telle une expérience existentielle13. À part cette poésie et celle de Celan, on peut y repérer aussi les lignes de V. Khlebnikow et le récit de la Kabbale de Louria. La mélancolie, ses soleils inversés et sa bile noire s’infiltrent progressivement dans son œuvre.
8Ses toiles sont « classiques », car elles ont des sujets, se servent de la perspective géométrique et travaillent les matières. Loin de se rattacher à la tradition néo-expressionniste – qui lui était contemporaine –, les thèmes provocateurs combattent le phénomène d’amnésie succédant chez les Allemands à la fin de la guerre. Elles font donc œuvre de « contenu ». Il faut comprendre ici que les toiles nécessitent d’être figuratives. Des traces historiques plus récentes que les mythes ancestraux peuvent aussi devenir « idéelles » par cette exploitation des matières. En associant les marques douloureuses du xxe siècle aux souvenirs de la mythologie germanique, sa palette suggère une continuité entre mythe et histoire qui nous permettra plus loin de préciser cette « perte de sens » qui l’affecte14. Succédant aux Occupations de la fin des années soixante, après la disparition iconographique progressive des mythes en 1985, la rencontre des textes alchimiques et des écrits kabbalistiques apportera une articulation philosophique et poétique à ces images.
9Dans la monographie remarquable qu’il lui consacre, Arasse s’est appliqué à démontrer le processus de sédimentation caractéristique de son art15. Loin d’y découvrir une conception linéaire du temps, on aperçoit plutôt un « engendrement » qui se marie au parcours labyrinthique signalé plus haut. Il s’agirait d’une opération dont les couches superposées s’entrecroisent. Dans une des rencontres entre l’historien de l’art et l’artiste, cette « genèse » qualifiant son parcours est reliée au prétendu travail « sur » la mémoire. Kiefer rapporte en 1990 qu’« elle [la mémoire] ne se constitue pas au moment de la naissance ; elle vient de beaucoup plus loin ; elle puise dans des origines et des fondements accumulés depuis des milliers d’années16 ».
10Cette citation peut être mise en relation avec cette autre : « Nous possédons matérialistiquement [néologisme de Kiefer] toute l’histoire dans nos cellules, véritablement. C’est la raison pour laquelle il y a autant d’irrationalité en politique, dans le monde, dans la sociologie, dans l’existence des humains et leurs relations entre eux. La plupart de nos décisions sont loin d’être rationnelles17. »
11Percevoir les archétypes à travers les mythes ne consiste pas simplement à se ressouvenir et n’est pas non plus réservé à l’élite cultivée. Notre stock d’expériences et d’attitudes accumulées stimule notre sensibilité. Les matériaux mythiques issus d’un lointain passé continuent d’être recyclés (cf. Les Voies de la connaissance [1976-1977], Les Voies de la connaissance du monde – La Bataille d’Hermann [1978] et Varus [1976])18. Ils peuvent transiter par une connaissance biblique, par des archives nationales du dernier siècle (mentionnons les opéras de R. Wagner) ou par des souvenirs privés. L’œuvre de Kiefer pénètre « dans le théâtre de la mémoire, individuelle et collective, au lieu d’agir pernicieusement dans le refoulement de leur souvenir19 ». Un travail « de » mémoire ne ferait que ramener les bons ou mauvais souvenirs ; la culpabilité serait fugace. Arasse lui demande dans le deuxième entretien : « quel rapport entretenez-vous avec l’histoire même, avec le temps de l’histoire et avec les conséquences de l’histoire, le fait d’être né effectivement en 1945 à tel endroit20 ? »
12Il existerait des niveaux dans notre cerveau reptilien, répond-il ; nous sommes un dépôt de choses. Encore une fois, nos décisions ne nous appartiennent pas toujours. Lors de réflexions sur l’alchimie, il va exposer un trio temporel : « J’ai toujours été intéressé par le fait de combiner le temps, le temps cosmique, le temps géologique et le temps humain. Dans la géologie […] tout ce qui peut arriver arrive. Chez nous, dans notre temporalité, ce que l’on souhaite n’advient pas nécessairement21. »
13Le temps géologique se déploie inéluctablement sur des millions d’années. Mais les alchimistes ont développé des processus pour accélérer le temps humain, afin d’y interférer, de le suspendre, de l’accélérer…, en espérant atteindre le temps cosmique ?
Matières et temps du matériau
14Deux registres de matière – une matière métaphysique (spirituelle) et une matière physique (picturale) – éclairent la temporalité caractéristique de son œuvre. En ce qui concerne la matière physique, le tableau se transforme selon ses composants, les contextes, la météo. Exposé aux intempéries ou sous les rayons lumineux, il peut se dérouler ou se recroqueviller. Enfermé dans l’atelier, enfoui sous la terre ou la ferraille, il se métamorphose ou s’automultiplie selon les circonstances. Les rongeurs et insectes s’y logent et dispersent les feuilles de fougères ou de tournesols, les tiges de paille ; ils font des trous, des petits ; laissent des traces. Kiefer exploite ces phénomènes naturels. Expressément ou pas, il oublie ses choses dans un coin de l’atelier ou sous de nouvelles œuvres et les découvre vingt ans plus tard. Il sculpte alors la matière picturale faite de terre, de plâtre, de cendre, de torchis, de pierre et de fer, de cette substance même des ruines allemandes et du génocide. Il ne cesse de répéter compulsivement ces gestes. Bien qu’il puisse toujours modifier la toile qui se tient devant lui, elle ne cesse pour sa part d’« évoluer » par elle-même. Plusieurs métamorphoses ont lieu à la surface du tableau et dans le tableau. Les œuvres oubliées des années durant attendent le geste qui les prolongera. Ces traces métaphoriseront principalement les débris du progrès. Progresser, ce serait oublier comme les Allemands l’ont fait après la guerre, lors des « années de plomb ».
15« Je les modifie en permanence, dans un processus continu de transformation, c’est une sorte de métabolisme22 », dit-il. Cette pile de tableaux (allusion à Vingt ans de solitude [1993] et au contenu concret de ses ateliers) n’est pas l’illustration d’une destruction mais d’un « flux ininterrompu », du travail du temps. Encore une fois, loin d’être linéaire, le processus est labyrinthique au sens où ce sont « des parcours entrecroisés et simultanés de thèmes, de méditations sur ces thèmes, si bien que le même thème conduit à des œuvres très diverses ou à d’autres, très proches, et que, dans une même œuvre, un même motif peut renvoyer à plusieurs thèmes23 ».
16Arasse dira qu’il est à la fois Icare, Thésée, Dédale et le Minotaure24. Mais où se trouve le fil d’Ariane ? Cette « création continue » opère par une subversion tant de la matière que des manières de peindre. S’il n’est pas rare depuis plusieurs décennies en art actuel d’ajouter des mots au pinceau sur l’iconographie picturale, ces touches ne sont pas que superposées sur la toile : elles font partie du contenu. Il en est de même pour les fragments de récits ou de poèmes qui interpellent les spectateurs sous forme de titres à consonance auratique.
17Après avoir exploité la briquerie de Buchen, Kiefer s’installe en 1992 dans une ancienne filature à Barjac, qu’il quitte en 2008 pour Croissy. Disposant d’un espace démesuré, il s’y fait forgeron, démiurge25. L’atelier évoque un antre, où ont lieu des cérémonies rituelles. La figure du labyrinthe se retrouve dans les tunnels souterrains et les colonnes aériennes. Or c’est toujours le même procédé : les rites laissent des empreintes dont l’œuvre achevée n’est que l’iceberg. Tel un alchimiste, Kiefer se sert du plomb, matériau fétiche depuis 1978, pour façonner deux avions coup sur coup : Pavots et mémoire. L’Ange de l’histoire (1989) et Melancholia (1989). Une autre Melancholia (1988) et les lits des Femmes de la révolution (1992) sont aussi de plomb revêtus. Ce métal est lourd mais malléable. Des objets façonnés, des plaques de matière travaillée, corrodée, donnent parfois corps à l’émanation créatrice de la Kabbale (Émanation 1982-1986, où l’émanation est noire ; en 1984-1986 et 2000, elle est grise). Immergé, le plomb crée une émanation physique. « Support pour les idées », l’omniprésence de ce métal relève d’une poétique de rêveries millénaires ; associé à Saturne, dieu de la fertilité agraire et du temps destructeur, planète de la mélancolie (pensons à la gravure Melencolia I, d’A. Dürer [1514] ou au film de Lars von Trier [2011]). C’est la matière des alchimistes qui accélèrent le temps des hommes dans l’athanor (four) pour en faire de l’or26. Le dieu Kiefer achète la vieille toiture criblée de balles de la cathédrale de Cologne (xve siècle). Ces feuilles sont coupées, soudées, pliées, oxydées, colorées. Ambivalent, associé à l’obscurité, à la « bile noire », ce matériau représente le sentiment mélancolique de l’imagination artistique, attendant que fusionnent l’éphémère et l’éternel. Le tableau qui porte le titre Athanor (1983- 1984) est dessiné (ou sédimenté théâtralement) par-dessus un autre, avec la palette du peintre, tel un micro au sein d’une architecture nazie de Berlin ou de Munich (Au peintre inconnu, 1982 et 1983). Bien qu’il soit potentiellement présent dès le début de la carrière de Kiefer, le thème de la mélancolie émerge en tant que tel autour d’une exposition à Strasbourg (cf. Saturne en Europe [1988] et les versions de Le temps de Saturne [1988 et 2015]).
18Le plomb est également exploité pour la fabrication de livres qui constituent un grand pan de son œuvre. Il affirme même que le livre lui sert de « matérialisation temporelle27 ». Présences massives et froides, objets d’une contemplation frôlant l’ennui et le découragement, ces spécimens réussissent malgré tout à soutenir l’attention et à aviver l’émotion. Réalisés depuis une quarantaine d’années, ils n’avaient jamais été rassemblés dans une institution publique. Parallèlement à l’exposition de Beaubourg, la BNF a eu le privilège d’installer en ses murs un atelier-bibliothèque où le visiteur venait s’engouffrer dans un laboratoire peuplé de ces drôles d’entités28. Cet objet dont le statut se situe entre le tableau et la sculpture exhibe diverses formes : livres de photographies du début, livres d’artiste, livres brûlés, livres de sable ou d’argile, de plâtre, de plomb ou de verre. Les formats fragiles avoisinent ceux qui font 400 kilos. Une des bibliothèques comporte une trentaine de volumes, séparés par des parois de verre brisé et des fils de cuivre. Elle renvoie au mythe kabbalistique de la Création divine tout autant qu’à la création artistique (La Brisure des vases de 1990 et une version de 2015 achevée pour l’exposition). Cette présence matérielle, cette constellation de métal et de verre, sensuelle, expressive, semble incapable de contenir la lumière divine. Les livres dégringolent des étagères – faisant allusion à une tradition allemande de vaisselle cassée lors des noces –, mais aussi à la « nuit de cristal » sous Hitler (9-10 novembre 1938)29. Le caractère inconsommable de ces livres – il est souvent impossible d’en tourner les pages – symbolise à la fois le désir de savoir et son impossibilité. Ces monuments dédiés au pouvoir de la connaissance sont ainsi la « matérialisation » de son « fardeau » (cf. aussi Mésopotamie. La Papesse, 4 étagères séparées, 1985-1989).
19Des pièces matérielles de toutes sortes (animales, minérales, végétales) s’ajoutent au registre des matières : sable, cendre, bois, photos, cheveux, ongles, dents, feuilles mortes, fumier, compost, paille, fougères, tournesols, verre, fils, graines enrobées de colle (symbolisant le sperme) jetées sur la surface, vêtements durcis dans la boue ou le plâtre, couverts de cendre. Parmi elles, des objets miniaturisés (avions en papier ou en plomb, tanks, robes d’enfant) rappellent des jouets/reliques qui réactivent le sentiment d’une « connivence » devenue invisible avec les choses (cf. Fée d’Escarboucle, 1990)30. Les matériaux hétérogènes reviennent par cycles et une combinaison de contraires est souvent réalisée : l’élément le plus léger et le moins durable se marie à l’élément le plus lourd et le plus immuable (porcelaines et sables dans Osiris et Isis, 1985-1987). Lors de l’événement Monumenta à Paris, en 2007, Vaisseau solaire (1998) mêlait des tournesols momifiés à des vestiges de pierre, de terre et de métal. Les morceaux amalgamés (bois, graines, objets usinés, hélices en plomb, fougères) peuvent devenir tour à tour des ondes, des étoiles numérotées (Dépôt d’étoiles IV, 1998). Mis à part les titres escamotables, l’emploi de figures associées au temps (avion, serpent [parfois l’ouroboros, emblème de la temporalité cyclique], aile, échelle, escalier, polyèdre de Dürer, bateau, chemins, rails et sentiers, croix, références à Heidegger) représente l’attente, le rêve, la finitude humaine (entre autres, Melancholia. L’Ange de l’histoire [1989], le Songe de Jacob [1990], et les versions de Resurrexit [1973] dont l’une avec l’ange à la tête en forme de palette et le cercueil). Alors que le fil temporel domine la plupart des commentaires sur Kiefer, D. Cohn encercle pour sa part la spatialité pour « penser sensiblement le temps31 ».
Persistance et richesse d’une ambiguïté
20Attardons-nous aux mots, images et inscriptions picturales au sein de cette œuvre « anachronique », en quête d’une temporalité autre, apparemment plus profonde que la simple matière mnésique et physique32. Plusieurs images s’interconnectent ou s’interrompent pour raconter l’histoire. Les mêmes noms, mots et titres peuvent apparaître sur divers tableaux, ce qui complique le décryptage. De petits contes sont découverts sous forme fragmentée, codée, à la manière du poète préféré de l’artiste. Les images sont saturées de mots visibles ou lisibles, à demi enfouis sous des couches anciennes, qui surgissent à la surface de la toile ; tellement déplacés, transformés, avalés, régurgités, que souvent seuls demeurent les titres (cf. Varus, 1976). De plus, mots et images peuvent se combiner pour former un matériau supplémentaire, les « images-pensées » (les Denkbilder chez Benjamin), ces fameuses traces idéelles dans lesquelles les éléments conceptuels, narratifs, matériels et picturaux forment un magma. Tandis que son geste pictural plonge dans le passé, Kiefer suggère au regardeur de greffer en même temps des strates d’histoires, de dialoguer avec ces inscriptions, d’entrer dans la toile. La ligne d’horizon est souvent à la hauteur de ses yeux. Des thèmes momifiés dans les titres tombent sous son œil qui devra déceler les couches antérieures de l’histoire racontée33.
21Mais voilà. Si l’on voulait – écrit si justement Arasse – s’immerger dans les sédimentations de photographies et d’images, ignorer la complexité des noms, titres, empreintes, archétypes hérités, cette expérience esthétique serait encore riche de sensations. Étonnamment, la présence qui se dégage de l’œuvre proviendrait de la seule matière. L’épaisseur des toiles ne camouflerait rien, tout en étant apposée sur quelque chose qui semble l’engendrer. Le sens surgit sans qu’on ait au préalable la signification ou le discours savant, avions-nous noté. L’artiste « joue avec cette épaisseur qui définit le plan de la peinture34 », précise-t-il. La quête archéologique vers l’avant s’aiguise davantage avec ce mouvement géologique vers l’intérieur : chaque strate sédimentée soutient la suivante et s’y transforme. Outre cette transposition habituelle d’une nouvelle iconographie sur des tableaux déjà peints ou inachevés, Kiefer va également superposer deux toiles dont l’une, découpée, couverte de plomb émulsifié, passe devant l’autre et fait découvrir, dans l’intervalle, la profondeur d’un plan dédoublé ou la simple trame de la toile35. On dirait une trouée. De plus, les matières (débris, ruines) recueillies d’un tableau précédent forment quelquefois des excroissances qui explicitent ou approfondissent l’épaisseur picturale, dans le tableau suivant. Fleur de cendre (1997) est dessinée par-dessus une toile inachevée (datant de 1982) de la salle en mosaïque de la chancellerie. Un immense tournesol séché déborde maintenant du cadre vers le haut dans cette version apposée sur l’Athanor de 1983-1984. Il scinde la toile en deux et la mosaïque du plancher est devenue cendre. Une version nouvelle de 2006 (Fleur de cendre. Pour P. Celan) fait surgir les livres du poète depuis les sillons enneigés. Dans les palimpsestes divers représentant des Chemins – on voit parfois les murs des maisons bombardés – le peintre semble avoir percé la toile de l’histoire, le tableau étant « l’athanor de cette transformation36 ». Dans Tsimtsum (1990), Mésopotamie (1990-1997) et La mort de Brunehilde (1991), nous apercevons un trou – en plomb ou une faille entourée de plomb – semblable à celui qu’engendre la contraction kabbalistique.
22Cette présence subjuguante dont on cherche désespérément la teneur tiendrait au fait que les matières et objets, bricolés, appliqués ou introduits ne « sont pas perçus d’abord comme des signes distincts de leur référent37 », écrit Arasse. S’agirait-il du « sens » plutôt que de la « signification » ? Selon nous, cette dernière a besoin du signe, tandis que la « réussite » de l’expérience esthétique est celle du sens, de cela qui ne qualifie pas tant la beauté des signes ni celle de l’exécution, mais qui fait persister l’ambiguïté et s’en nourrit.
Symbolisme et présence. L’expérience esthétique comme expérience de la mélancolie
23Cette substance la plupart du temps grisâtre, opaque malgré la transparence, stimule-t-elle notre attention et notre plaisir, provoque-t-elle dans notre esprit une intéressante lenteur, une certaine joie physique ou quelque chose de douloureux38 ? Si au premier abord les tableaux immenses offrent déjà « le spectacle de leur substance », déclare l’historien de l’art, la « jubilation » n’est toutefois pas au rendez-vous. Il s’agit d’un « autre spectacle » : l’« accumulation de matière » et la « violence » de cette matérialité39. La peinture témoigne des traces d’événements conflictuels s’étant passés dans l’athanor : certains paysages semblent montrer des bouleversements telluriques antérieurs (La femme de Loth, 1990) ; d’autres, l’histoire géologique de leur gestation (Le difficile Chemin… [versions de 1977 à 1991]). Les sédiments semblent avoir été déplacés par une force titanesque. Les regarder longtemps est pénible, car ce qui s’offre à la contemplation, c’est le « conflit […] entre la transparence du sens et l’opacité de la matière, entre l’idée créatrice et sa perte dans son accession à la visibilité, au réel40 ». Évoquant l’effacement du sens dans la Création et dans l’histoire, Arasse nous ramène tranquillement vers Benjamin et la Kabbale. C’est dire qu’à regarder ces tableaux, on ne fait pas qu’en appeler à la mémoire millénaire sise dans nos cellules, mais leur propre histoire picturale apparaît41. C’est la raison pour laquelle ce qui est « enveloppé » symboliquement et matériellement dans la matière lui donne précisément son aspect. L’artiste a déjà déclaré que la matière contient toute l’histoire. Ce qui est rendu visible, ce n’est pas une idée, mais le « souvenir d’une idée ». Le mystère des tableaux kiefériens tient à ce qu’à la différence de l’allégorie (où la signification est extérieure à l’objet), dans « le symbole […] l’idée dans l’image reste éternellement active et hors d’atteinte42 ». Selon Goethe, la signification du symbole coïncide avec l’image qu’elle suscite dans l’esprit. Les géants noirs surplombant le corps du peintre couché ne nous disent pas le malheur du monde – à la manière d’une allégorie –, mais ils nous indiquent une correspondance entre ciel et terre (Fleur de cendre et Sol Invictus, 1995). Les sillons des champs emplis de paille, recouverts de lignes poétiques ou de neige, convergent vers une ligne irréelle (l’image traumatisante des camps « est là » à l’horizon). Étrangement, les rails de chemin de fer semblent plus réels que dans le quotidien (Siegfried oublie Brunehilde, 1975 ; Le difficile chemin de Siegfried vers Brunehilde, 1977, sédimenté dans La mort de Brunehilde en 1991)43. Le même effet est découvert devant Chemins : le sable de la marche de Brandebourg (1980) ou dans Chemin de fer (1986). La couleur jaune des cheveux blonds de Margarete (1981) évoque aussi les prés cultivés de ce Land germanique fort connoté pendant et après Auschwitz. La vraie paille d’un jaune scintillant collée sur cette toile contribue à la fulguration d’une présence. Plus réels, disions-nous, ces rails qui nous appellent, car la réalité en dehors des tableaux est le lieu où grandit et stagne l’oubli. Kiefer tente de « présenter » la lueur de l’idée qui tombe sur les débris, alors que cela ne se représente pas.
24Dans les œuvres des années quatre-vingt-dix, nous retrouvons les soleils noirs, les étoiles, les graines de tournesol séchées : cosmos et terre sont mariés dans des constellations numérotées qui renvoient à l’inventaire des étoiles de la NASA en même temps qu’aux matricules des déportés des camps (Chute d’étoiles, 1998 et Dépôt d’étoiles II, 1998) – Lager signifie « dépôt » aussi bien que « camp ». La matière spirituelle, historique, continue de transpercer la surface picturale. Le néant semble mener à l’être44. Une fusée va rejouer le nom Resurrexit en 1989, ce thème qui faisait converger tous les autres et qui est en relation au messianisme. Cet engin conduira les immolés et leurs tatous numériques vers les zones cosmiques. Dans l’attente de cette rencontre entre temps humain et temps cosmique, l’expérience esthétique qui se décline au sein de l’œuvre de Kiefer exhibe son voile mélancolique.
25Revenons au fameux sentiment d’échec qui intervient dans le discours de l’artiste dont les tableaux se donnent pourtant comme les analogons d’une Création divine. L’inaccessibilité de la Création par la créature se traduit dans sa bouche par cette phrase à couleur adornienne : l’œuvre ou l’artiste (Kiefer passe de l’une à l’autre) « échoue toujours », car elle/il n’atteint jamais son but. Il déclare : « Le tableau, dans son échec (et il échoue toujours), éclairera fût-ce faiblement la grandeur et la splendeur de ce qu’il ne pourra jamais atteindre45. »
26S’il s’agit d’un sentiment qui émane de ses œuvres, à tout le moins, ce n’est pas celui de la perte du sens. Les tournesols ont la caractéristique de conserver l’image de leur splendeur solaire, comme en négatif. C’est pourquoi ils ne sont que « soleils noirs » ou images de la mélancolie (cf. Pour Robert Fludd [1996] ou Sol Invictus [1995])46. Le travail de deuil (de la perte) est formulé ainsi dans la Kabbale : c’est « celui de ce sens qui s’est retiré du monde au moment où il le créait ». L’artiste chercherait à en relever la présence « en fabriquant les grands fétiches d’une transparence perdue, attendue47 », dit Arasse. Le créateur travaillerait donc avec la conscience d’une perte – celle de la « grandeur de ce que l’esprit ne saurait atteindre » – et avec l’« impossibilité de faire le deuil de ce qui a été perdu48 ». Si c’est le cas, il existerait donc plusieurs avenues mélancoliques à découvrir ici49.
27Dans le quatrième entretien avec Arasse, Kiefer affirme nettement que la matérialité lui tient lieu de spirituel ; que l’esprit a quitté le ciel des idées platoniciennes et que l’œuvre échouée illuminera « la transparence du spirituel dans l’art50 ». C’est encore une autre formulation de la mélancolie. Plus concrètement, après le deuil de la culture allemande, équivalant à la perte de la pensée juive de l’histoire, la mélancolie s’immisce en tant que conscience de cette grandeur et en même temps comme impossibilité de faire le deuil de la réconciliation. D. Cohn soutient que Kiefer se confronte à la question de l’impasse historique et à l’illusion de son dépassement51. Cette réconciliation touche-t-elle celle des Juifs ou des Allemands ? Des Allemands de l’Est avec ceux de l’Ouest ? Ou bien s’agit-il d’une scission dans la conscience allemande, entre l’oubli et le travail traversant la mémoire ?
28Melancholia se présente, en effet, sous plusieurs versions jusqu’à Melancholia (1988), qui exhibe un nuage atomique et la gravure Melancholia (2013), où les sillons de naguère se tiennent maintenant à la verticale des deux côtés du tableau, tels des arbres. Plusieurs œuvres de Kiefer pourraient porter ce titre : les chemins de fer, les sillons et les horizons. Tout en continuant d’écrire en allemand, Celan et Bachmann notaient en même temps l’impossibilité d’écrire dans la « langue du bourreau ». À sa manière, Kiefer veut défier – plastiquement, matériellement – la formule célèbre de Prismes52 que Celan avait antérieurement énoncée. Il étire cette mélancolie par les polyèdres ubiquistes sur les sculptures et les toiles. Celle des artistes de la Renaissance s’appliquait au reflet d’une « perfection inatteignable ». Lilith, la figure principale de cet état d’âme qu’est la mélancolie, est l’anti-Ève qui espérait égaler Adam. Mais elle dut s’exiler dans les ruines et depuis lors sa chevelure noire saturnienne flotte dans un tourbillon de cendres au-dessus du paysage urbain. Des robes de poupées miniatures collées sur les villes détruites, rappellent ses filles, les sephirot, démons tristes de la Kabbale émettant un peu de lumière et illustrant en même temps les tâches sanitaires des femmes allemandes après la guerre (cf. Lilith [1990] et Les filles de Lilith [1990]).
Histoire de l’art et politique
29Deux deuils importants peuvent nous aider à comprendre plus concrètement cette entreprise mélancolique : « Celui de ce que les Allemands […] ont fait subir aux Juifs, aux Gitans, aux communistes… mais il y a aussi le deuil des Allemands qui ont perdu une partie de l’Allemagne [en perdant les Juifs]53. » Car avant l’épopée hitlérienne, une « constellation » fantastique existait entre les intellectuels juifs et les penseurs allemands catholiques. L’introduction de la pensée juive dans l’histoire, l’appropriation de cette pensée et la perception de la Kabbale sont ainsi rappelées dans Pavot et mémoire. L’Ange de l’histoire (1989), exposée au musée de Jérusalem lors de l’attribution du prix Wolf (mentionné plus haut). L’avion échoué ne porte pas son sempiternel polyèdre (comme dans la précédente version de Melancholia, en 1989). Des livres sont déposés sur la cabine et le titre est devenu celui d’un poème de Celan54.
30Revenons à l’accusation de germanité négative que lui ont adressée les Allemands face à la série des Occupations, et mettons-la en relation avec le travail sur la mémoire dont il fut question au début de notre texte. Selon Andreas Huyssen, allemand de la génération de Kiefer, le diagnostic complémentaire d’« exorciser les démons » – dont le critique d’art new-yorkais D. B. Kuspit l’affuble en 1984 – fausserait les enjeux de son œuvre. Si l’envol est l’une de ses métaphores privilégiées, ce n’est certes pas celle du phénix mais celle des vols condamnés d’Icare et du forgeron de l’Edda (dans Icare-Sable de la Marche [avec la palette du peintre à la place de la tête, 1981] et Le chant de Vulcain [avec l’aile de plomb qui survole les sillons, 1982])55. Les ailes de l’ange devenues si lourdes le métamorphosent en Icare. Kiefer est conscient de « la nature problématique de son entreprise », mais il refuse de tomber dans les mystifications. À l’encontre d’une catharsis facile qui équivaudrait à l’effacement des traces, nombre de ses peintures témoignent de la non-satisfaction du désir de dépasser la terreur antérieure infligée à la nation juive, d’un « échec56 », justement. Selon Huyssen, si les Allemands veulent la « normalisation », Kiefer pratique pour sa part la « perlaboration » (Durcharbeitung) ; il travaille au travers, au sein des labyrinthes ; il ronge l’histoire et sculpte ses propres peintures, brisant les résistances, les outrepassant. Cette perlaboration, nous pouvons en associer l’enjeu au « travail “sur” la mémoire » qu’Arasse a découvert chez lui, ainsi qu’au travail alchimique qualifiant sa pratique qui déborde de « deuils » et de « mélancolies57 ». Cette perlaboration serait chez Kiefer à la fois esthétique et politique58. Les citations polarisées jonchant ses tableaux renforcent la disposition mélancolique et tentent de rompre l’enchantement de l’image pure, car la présence matérielle de certaines œuvres pourrait fasciner à outrance. Toujours peints sur le fond du paysage mythique du Brandebourg (Land de la marche, 1974), ces tableaux portent un message controversé, si ce n’est par les pièces de plomb collées maladroitement sur les toiles, qui brisent l’harmonie, contrecarrent la figuration. Depuis 1980, la perspective n’est plus centrale. Les sculptures sont échouées au sol et les tableaux présentent des vues aériennes. La Melancholia de 1989 posée sur terre sous forme d’avion-jouet, explique, rejoue, magnifie le destin d’Icare et de Vulcain.
L’Ange, l’histoire et le temps discontinu
31Le tableau Angelus Novus de P. Klee, que Benjamin possédait et avait partagé avec son ami G. Scholem inspire la dimension temporelle présente dans les Melancholia, tout en enrichissant leur énigme59. Si Kiefer s’inspire de Celan, il est tout aussi fasciné par Benjamin (qui l’a conduit vraisemblablement à la Kabbale). Un thème très connoté du judaïsme – la Rédemption – cumulait déjà depuis 1973 l’ensemble des thèmes temporels. Selon une interprétation convenue, l’Ange du tableau est emporté à reculons par un vent qui souffle venant du paradis. Il voit tous les débris de l’histoire (du progrès) à ses pieds60. Arasse commente : « quand vous avancez dans le futur, dans un présent qui va vers le futur, au fur et à mesure vous avancez en même temps vers le passé […], il y a élargissement à la fois du temps et de votre personnalité61 ».
32L’Ange de l’histoire décrit dans la 9e thèse de Benjamin dicterait à l’artiste « l’appropriation de la pensée juive de l’histoire62 ». Ce personnage illustre de la mystique juive va nous permettre de préciser sa conception de la temporalité et de voir comment sa perspective peut élargir la perspective sur le passé, en passant à travers ses sédimentations. Car l’historicisme du début du xxe siècle exigeait de tout expliquer en termes de « causalité historique63 ». Cet ange étrange sert aussi à nuancer cette perte de sens qui peut s’avérer positive au niveau de l’art.
33Bien sûr, l’échec que constate Kiefer du côté de l’œuvre cible quelque chose de singulier qui n’a rien à voir avec l’expérience esthétique faite à partir d’elle. Notre parcours nous a fait saisir, outre ces entités fabuleuses que sont ses œuvres, combien sa démarche puise dans la mythologie des victimes le sens qui doit permettre aux bourreaux de faire leur deuil. En tant qu’allemand, il reprend les thèmes et les motifs de la moitié rendue invisible de l’âme allemande. Les victimes dont il parle – celles qui ne pourront être au rendez-vous de la réconciliation – sont les « vaincus » de Benjamin ; les bourreaux de Celan et Bachmann sont aussi ses « vainqueurs ». C’est dans la conception d’un temps discontinu que Kiefer puise ce que doit faire un Allemand pour « réparer » : entrer sans fil dans le labyrinthe, mais surtout en sortir… Cette fulguration, ce brin de lumière qui tombe du firmament de ses œuvres, cette présence à la fois physique et métaphysique, peut nous faire apercevoir quelque chose au-delà du « danger » dont parle Benjamin. Nous redécouvrons ainsi un peu l’énigmatique « trace idéelle64 ».
34À propos de la perte du sens, la conception kabbalistique des phases de la Création offre un ensemble de notions et d’images cosmogoniques dessinant une structure de compréhension et une substance poétique dont le dénominateur commun est temporel : « On peut comparer la venue au monde d’un tableau à ce que le rabbin Isaac Louria nous dit du “tsimtsoum” [tsimtsum] (la contraction) : un espace vide et gardé en retrait par le “Ein-Sof” (Lumière sans fin) dans lequel le monde peut se déployer de manière imparfaite et figurative65. » Lorsqu’il puise dans la Kabbale l’explication de la création, Kiefer demeure éloigné d’une conception du génie exalté. Devant la grandeur de cette quête impossible, l’artiste se retire et laisse passer… C’est « un relais, traversé par ce qui habite sa création, un passage, une porte, “un réceptacle, comme les anciens prophètes”66 ». Le peintre se déclare aussi « catalyseur », mais il est en outre celui qui traverse et troue concrètement la surface des pigments : « je vois toutes les couches. Dans mes tableaux, je raconte des histoires pour montrer ce qui est derrière l’histoire. Je fais un trou et je traverse67 ».
35L’Ange majestueux de l’histoire a donc côtoyé des personnages plus modestes, dont l’alchimiste et le rongeur. Plusieurs influences jouent dans l’approche de la temporalité chez Kiefer. Du travail sur la mémoire au temps du matériau, de la perspective du créateur à celle du spectateur, les expériences poétiques existentielles viennent suspendre la temporalité ou l’accentuer. Or le temps qui surgit à la surface de la temporalité métaphysico-esthétique et qui transcende tous les autres aspects en les illuminant est certes ce temps historique discontinu dûment revendiqué par Celan, Benjamin et dans la Kabbale. Faudrait-il endosser le propos d’Assouline : « Pourquoi faire l’effort d’en parler quand on s’est déjà tué à le peindre68 ? » Nous pourrions demander en outre : Kiefer peut-il faire revivre l’expérience des vaincus en peignant ? À tout le moins, avec ou sans ses propres commentaires, c’est à quoi s’affaire l’intensité de ses œuvres69.
Notes de bas de page
1 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, Paris, Regard, 2001, 2010, p. 15-16 ; idem, Anselm Kiefer (monographie), Éditions du Regard, 2012 ; idem, « De mémoire de tableaux » (1996), Anachroniques, préf. C. Bédard, Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2006, p. 67-82.
2 Sa participation, aux côtés de G. Baselitz, à la 39e Biennale de Venise (1980) marque le début de sa renommée internationale, mais aussi de la controverse sur la « germanité » de sa production. Mise en sourdine lors de l’exposition à New York en 1992, cette dernière s’était poursuivie à Berlin en 1991.
3 L’exposition Anselm Kiefer. Rétrospective à Paris (16 décembre 2015-18 avril 2016) a souligné le rôle du temps dans son œuvre. Cf. Dossier de l’art, no 235 (décembre 2015) sur les expositions à la BNF et à Beaubourg. Toutefois, cette dimension colorait déjà ses titres depuis les années soixante-dix. Plus récemment, en 2009, on a pu voir à la Bastille l’opéra Au commencement ; Ciel et Terre au musée d’Art contemporain de Montréal (11 février-30 avril 2006) ; Memorabilia à Koblenz en 2012 ; Remembering the future, à l’Académie royale de Londres en 2014 (dont l’énoncé traduit sa manière d’envisager la temporalité).
4 C’est la question de P. Corvol lors de la présentation de L’art survivra à ses ruines, à l’attribution de sa chaire au Collège de France en 2010 (Paris, Fayard, 2011). Il reprend celle d’Arasse (Anselm Kiefer, op. cit., p. 51).
5 Arasse Daniel, Anselm Kiefer, op. cit., p. 76 (il y est question de l’ars memoriæ médiéval, p. 90-97).
6 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 33-34.
7 Ibid., p. 89-90 (selon les propos de J.-L. Nancy). Rappelons que dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000), P. Ricœur écrit que tantôt les traces risquent de disparaître, tantôt elles nous envahissent, empêchant toute fulgurance. Chez lui, la trace peut être affective (psychique), corporelle (mnésique, cérébrale) ou écrite, archivée (cf. entre autres, p. 554). Cf. Abel Olivier, « La trace comme réponse et comme question », 2000 [http://olivierabel.fr/ricoeur/la-trace-comme-reponse-et-comme-question.php].
8 La plupart des œuvres de Kiefer auxquelles notre texte renvoie sont facilement repérables sur internet à partir de leurs titres.
9 À la biennale de 1980, Kiefer affirmait vouloir « réactiver un tout petit peu ce qu’ils ont fait pour comprendre la [leur] folie » (Arasse Daniel, Anselm Kiefer, op. cit., p. 36).
10 Benjamin Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres, t. II : Poésie et révolution, trad. fr., Paris, Denoël, 1971 (1937), p. 171-210.
11 Médecin, physicien et mystique anglais, Robert Fludd (1574-1637) distingue chez l’humain la partie physique mortelle et la partie animique immortelle, et affirme l’harmonie entre le macrocosme et le microcosme (entre planètes, anges, parties du corps, plantes, etc.).
12 Celan a écrit Fugue de mort en mai 1945 à Bucarest, après la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge. Plusieurs toiles de Kiefer clament la détresse de Margarete et de Sulamite, personnages de ce poème. Celan croyait avoir réussi à représenter l’irreprésentable. Cf. Mosès Stéphane, Approches de Paul Celan, prés. J.-Y. Masson, Paris, Verdier, 2015, p. 20.
13 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 83-84.
14 Sur le caractère inséparable du mythe et de l’histoire, cf. Huyssen Andreas, « Anselm Kiefer. La terreur de l’Histoire, la tentation du mythe » (October, The MIT Press, no 48, printemps 1989, p. 25-45), in La hantise de l’oubli. Essai sur les résurgences du passé, trad. fr., Paris, Kimé, 2011, p. 16 : « comment les images mythiques fonctionnent dans l’histoire, comment le mythe n’échappe jamais à l’histoire et comment l’histoire dépend des images mythiques ».
15 Arasse Daniel, Anselm Kiefer, op. cit., p. 19. Une toile n’est pas un « résultat » mais un « processus ».
16 Propos de Kiefer rapportés par Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 69.
17 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 47.
18 Où l’on reconnaît des personnages de l’histoire allemande et des idées philosophiques, politiques et mythiques. Ce Panthéon de figures illustres exhibe des moments de l’histoire.
19 Arasse Daniel, Anselm Kiefer, op. cit., p. 245.
20 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 47.
21 ibid., p. 72.
22 Ibid., p. 14.
23 Ibid., p. 5.
24 Ibid., p. 16.
25 Selon les légendes, Vulcain ou Wieland (Wölund) est l’artiste homérique du bouclier d’Achille, avant de devenir le dieu alchimiste, bienfaisant et destructeur. Apportant le feu sur terre, il chute – tel Icare – car ses ailes sont de plomb. Cf. l’œuvre Chant de Vulcain (1982) et les commentaires d’Arasse dans Anachroniques, op. cit., p. 73 et dans Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 72-73.
26 Cf. Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 72-74.
27 Dans l’entretien de P. Assouline avec Kiefer in Ardenne Paul et Assouline Pierre, Anselm Kiefer. Sternenfall/Chute d’étoiles, Paris, Éditions du Regard, 2007, p. 337. Cf. l’œuvre Le Livre (1979-1985) qui présente un livre en plomb au centre d’un paysage.
28 L’exposition A. Kiefer. L’Alchimie du livre s’est tenue à la BNF du 20 octobre 2015 au 7 février 2016. Ces œuvres (une centaine) occupaient 60 % de sa production en 2015.
29 Huyssen Andreas, op. cit., p. 52. Cf. plus bas à la note 65 la description des étapes de la Création divine dans la Kabbale de Louria (1534-1572). La sculpture Chevirat Hakelim (La brisure des vases) est une bibliothèque surmontée de verre sur laquelle est inscrit le nom d’Ein-Sof ; les noms des sept sephirot sont sur des bandes de plomb ; des fragments de verre se trouvent entre les livres et au sol, tandis que semblent aussi tomber par terre des lanières de plomb. Une autre version sur ce thème (Shebirat Kelim) fut présentée à la chapelle St-Louis de la Salpêtrière (Paris, 21 septembre-5 novembre 2000).
30 Arasse Daniel, in Anachroniques, op. cit., p. 75.
31 Selon D. Cohn, l’atelier serait la condition de possibilité du « flux en cours », celui des dépôts, sédimentations et décantations. Kiefer « engrange » et ses ateliers « germinent ». Suspendre la chronologie est nécessaire pour saisir l’aspect processuel de ces lieux. Après l’archéologue, le « géologue du futur » prend place. Chaque atelier – et la plupart des tableaux, pourrait-on ajouter – accumule et recompose les ateliers précédents. « Une seule forme » semble surgir progressivement des métamorphoses. Cette « temporalité en acte »« rappelle l’avenir », comme le suggère le titre de l’exposition de Londres (2014). Cohn Danièle, Anselm Kiefer. Ateliers, Paris, Éditions du Regard, 2012 et la note de lecture de Massin Marianne, Cahiers philosophiques, 2014/2, no 137, p. 139-142.
32 Dans la préface d’Anachroniques (op. cit., p. 5-27), C. Bédard écrit : « L’“anachronique” tient compte de la chronologie des œuvres, de l’ordre de leur enchaînement, mais aussi des désordres et des confusions temporelles » (p. 23-24). Les « dispositifs anachroniques » sont ces « pratiques qui pensent leur temps en recourant à d’autres temps » (p. 9).
33 Huyssen Andreas, op. cit., p. 49. Sous l’inspiration des poèmes de Celan qui tantôt directement tantôt de manière cryptée renvoyaient à la mystique juive, à la plaie du génocide. Mosès Stéphane, Approches de Paul Celan, op. cit., p. 75.
34 Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 78. L’historien décrit le « bord » chez Alberti et son impact sur la contemplation ; il renvoie à ce que Suzanne Pagé (du musée d’Art moderne de la ville de Paris) appelait une « hyper-présence » (p. 76-80).
35 Le difficile Chemin de Siegfried vers Brunhilde (photos dans un livre, 1977) et (photo et plomb, 1981) ; Chemin de fer (1986), Tsimtsum (1990), Mésopotamie (1990-1997), Le Land de la marche (1974), Siegfried oublie Brunhilde (1975) [où le titre est écrit dans les sillons].
36 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 73.
37 Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 76.
38 Comment ne pas penser aux distinctions de L’expérience esthétique chez Jean-Marie Schaeffer (Paris, Gallimard, 2015), lorsqu’Arasse affirme (dans Anachroniques, ibid., p. 78) que l’œuvre « suscite un trouble, une opacification du sens qui induit chez son spectateur un effet d’affect – qu’il s’agisse d’une jubilation ou d’une forme d’incertitude inquiète devant cette perte de sens et l’affleurement, au regard et à la conscience, de l’insensé qui le soutient ». Cf. aussi Jean-Marie Schaeffer, « La stase et le flux » (à propos de La vie esthétique de L. Jenny, Paris, Verdier, 2013) qui aborde une « présence totalisante se suffisant à elle-même », en tant que trait important de la temporalité esthétique, Critique, 2013/12, no 799, p. 1006-1016.
39 Arasse Daniel, ibid., p. 67.
40 Ibid., p. 80 (où Arasse évoque le templum antique).
41 Ibid.
42 Arasse reprend ici (ibid., p. 80-81) une idée de Goethe et des romantiques allemands (dont F. W. J. Schelling), selon laquelle les figures mythologiques « signifient ce qu’elles sont et sont ce qu’elles signifient ». Cf., entre autres, Goethe J. W., Traité des couleurs, trad. fr., Paris, Triades, 1973, p. 260, et aussi Benjamin Walter, L’origine du drame baroque, trad. fr., Paris, Flammarion, 1985, p. 177.
43 Allusion à la Chanson des Nibelungen, épopée médiévale devenue nationale narrant les exploits de Siegfried, détenteur du trésor, aidant le roi Gunther à conquérir Brunehilde. L’Anneau du Nibelung (opéra de R. Wagner) était cher à Hitler. Dans Arasse Daniel, Anselm Kiefer, op. cit., p. 124, on voit les sillons des champs dans la reproduction d’une photo de W. Peiner, intitulée Terre allemande (1933). D. Cohn (in « Anselm Kiefer, un parcours en perspectives » [entretien avec P. Mesnard], Communications, no 85, 2009/2, p. 117-125) soutient que la graphie des sillons fonctionne comme vecteur de sens, sans jamais parvenir à dépasser le morcellement. Le sens apparaît s’il entre en résonance avec la matière du tableau.
44 En français, le terme allemand Nichts signifie rien et néant, tandis qu’en allemand, il qualifie la négation et le néant (le néant a la fonction positive de créer la négation). Cf. Arasse Daniel, ibid., p. 26-27, 90. Dépôt d’étoiles IV (1998) montre des caissons numérotés (allusion à la NASA) qui, tels les prisonniers, sont prêts à s’envoler dans le cosmos, car ils sont devenus aptes à la transmutation ou à rejoindre l’être. L’historien les associe aux tiroirs des ateliers. On aperçoit devant nous encore le chemin et l’horizon des camps, mais aussi une ouverture vers l’infini (puisqu’au bout du tunnel se trouvent une échelle et le fameux polyèdre).
45 Ibid., p. 93-95 (reprenant le Discours de réception de Kiefer à la Knesset de Jérusalem lors de l’obtention du prix Wolf, le 20 mai 1990) et p. 56 (où le terme « tableau » est remplacé par celui d’« image »).
46 Ibid., p. 56-57. Cf. Kristeva Julia, Soleil Noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1987.
47 Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 82. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles (1996) peut illustrer l’une de ses formes.
48 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 57.
49 ibid., p. 57 et 94. Au Moyen Âge, on repérait trois types de mélancolies : imaginationis (Dürer), rationis et mentis.
50 Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 81.
51 Cohn Danièle, op. cit. Lors du Discours de mai 1990 (Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, loc. cit.), Kiefer affirme que la réunification n’aura jamais lieu, car ceux qui étaient de l’autre côté ont été assassinés. L’acceptation de ce prix répond à sa quête de l’impossible. Il déclare que l’artiste est sans cesse transporté au-delà de lui-même et que les États « ne se réaliseront jamais dans leur essence mais dans ce qu’il leur sera nécessaire au mieux pour ne pas être rien : capter la lumière » (p. 94). Usurpée par les Juifs au temps cyclique du christianisme, la rédemption viendra à tout jamais.
52 De retour de son exil américain en 1949, Adorno écrivait : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes » (Adorno Theodor W., Prismes. Critique de la culture et société [1955], trad. fr., Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 26).
53 Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 52 et 94.
54 Stéphane Mosès pense que l’expérience du temps est souvenir et attente, que l’expression poétique est l’unique chemin pour triompher des apories de la temporalité, pour sublimer les horreurs passées ; qu’accomplir l’impossible est de le présenter dans la magie poétique (p. 60-62). Il faut donc continuer d’écrire même dans la « langue des bourreaux » (ibid., p. 16 et 79).
55 Andreas Huyssen rapporte les propos de Kuspit : Kiefer peindrait tel le phénix qui brûle des « cadavres de héros […] dans l’attente de leur résurrection sous une autre forme […]. Les nouveaux peintres allemands […] exorcisent les démons […] de la culture et de l’histoire et du style allemand ». Cette métamorphose permet au peuple de se libérer « de son identité passée en la rejouant artistiquement » (Huyssen Andreas, op. cit., p. 14). Kuspit Donald B., « Flak from the “Radicals” : The American case against German Painting », in Brian Wallis (dir.), Art after Modernism : Rethinking Representation, New York, New Museum of Contemporary Art, 1984, p. 141. Cf. Arasse Daniel, Anachroniques, p. 69 (à propos des critiques américains de ces années-là). Kuspit a modifié son opinion depuis. Cf. « The spirit of gray » à propos de l’exposition Merkaba (8 novembre-14 décembre 2002, Gagosian Gallery, New York).
56 Huyssen Andreas, ibid., p. 14-17. Ce sont les nazis qui avaient promis la résurrection du peuple après 1918. L’auteur aborde aussi le renouveau de la culture ouest-allemande dans les années soixante-dix, la position de l’art kieférien, suite au minimalisme et au conceptualisme. Trois phénomènes témoigneraient de la « hantise du passé » : le nouveau cinéma, le néo-expressionnisme et l’Historikerstreit (le débat d’historiens sur l’attitude allemande face à la Shoah). Cf. plus bas.
57 Freud Sigmund, « Deuil et mélancolie » (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968. En psychanalyse, la perlaboration mène à l’éradication du symptôme. Le deuil implique une perlaboration de la perte, tandis que la mélancolie est la conscience de l’incapacité de la dépasser. D’un côté, le moi est libéré ; de l’autre, le sentiment d’estime de soi se démembre.
58 Huyssen Andreas, ibid., p. 20-43. Les images de Kiefer ne s’attaqueraient pas « au refoulement de ceux qui refusent d’affronter la terreur passée, mais au refoulement de ceux qui se souviennent et acceptent le poids du fascisme dans l’identité allemande ». La Vergangenheitsbewältigungpolitik (« politique du pardon ») vise les générations non responsables du comportement nazi, mais aussi à favoriser le dialogue transeuropéen. La Vergangenheitsbewältigung signifie le traitement du passé (le travail « de » mémoire ?) et l’explication avec le passé (le travail « sur » la mémoire ?). Cf. à propos de l’Historikerstreit : Habermas Jürgen, « Die Entsorgung der Vergangenheit : Ein kulturpolitisches Pamphlet », Die Zeit, 24 mai 1985. La « normalisation » défendue par les conservateurs voulait libérer la nation allemande des ombres fascistes.
59 Benjamin Walter, Correspondance 1910-1928, t. I (1966), éd. établie par Scholem et Adorno, trad. fr. G. Petitdemange, Paris, Aubier/Montaigne, 1979, p. 259-262. Cf. aussi Benjamin W. et Scholem G., Histoire d’une amitié, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
60 Rappelons un extrait de ce texte célèbre écrit en français par Benjamin : « Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » (Benjamin Walter, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » [1940], Œuvres, t. II : Poésie et révolution, trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Denoël, coll. « Dossiers de Lettres nouvelles », 1971, p. 281-282). P. Klee écrivait dès 1924 : « À chaque dimension qui s’efface dans le temps, nous devrions dire : “Tu es en train de devenir le passé, mais il se peut que nous nous trouvions en un point critique, et peut-être propice, de la nouvelle dimension qui te rendra au présent” » (Klee Paul, éd. et trad. Gonthier [1964], 1985, p. 18). Ce texte est cité par Lista Marcella, « Paul Klee : la nature et la création après l’histoire », in Sébastien Allard et Danièle Cohn (dir.), De L’Allemagne de Friedrich à Beckmann, Paris, Éditions du Louvre/Hazan, 2013, p. 329. Selon M. Lista, il opposerait déjà au « modèle organiciste de l’histoire », une « temporalité multidirectionnelle et polyphonique » (ibid.).
61 Arasse Daniel, ibid., p. 47. Cf. p. 42-43. Un tableau de l’exposition Monumenta au Grand Palais en 2007 illustre par son titre (L’Ange avance dans les étoiles) et son contenu (deux chaussures de pieds différents gisent dans la vase cosmique, indiquant des directions opposées), ce chemin de l’Ange de l’histoire. Cf. Ardenne Paul et Assouline Pierre, op. cit., p. 200-201.
62 Ibid., p. 46 : « Oui, mais je ne l’ai pas cité directement », dit Kiefer.
63 Mosès Stéphane, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1992, p. 95-181. En particulier, p. 126 : « Le modèle esthétique de l’histoire [chez Benjamin] remet en question les postulats de base de l’historicisme : continuité du temps historique, causalité régissant l’enchaînement des événements du passé vers le présent et du présent vers l’avenir. » Dans son « herméneutique de la condition historique », Ricœur affirme pour sa part que les enchaînements historiques n’épuisent pas la notion de sens, que les œuvres et les mythes présentent un surplus significatif qui excède la causalité historique. L’histoire serait le lieu d’empiétement mutuel du temps phénoménologique et du temps cosmique. Sous l’angle de la mémoire vivante de la communauté historique, l’histoire universelle n’existe pas ; l’histoire au singulier est continue et l’histoire au pluriel, discontinue. À propos de l’Ange, Ricœur énonce en outre : « quelle est donc cette tempête qui le paralyse ? N’est-ce pas, sous la figure contestée du progrès, l’histoire que les hommes font et qui s’abat sur l’histoire que les historiens écrivent ? » L’historien se doit d’être la « sentinelle » interrogeant les réponses passées. Cf. Ricœur Paul, op. cit., p. 649-650.
64 À propos des vainqueurs et des vaincus, cf. Benjamin W., op. cit., p. 279-288 et Mosès Stéphane, ibid., p. 156-159. Ce dernier croit que la mémoire historique s’exprime aussi pour Celan dans des images « où ce qui fut et le maintenant se rassemblent de manière fulgurante en une unique constellation » (rejoignant l’« unique apparition d’un lointain si proche » benjaminien). Pour Benjamin, articuler le passé de manière historique est se saisir d’un souvenir « de la même façon qu’il jaillit au moment du danger ». En termes freudiens, un objet peut entraîner une remémoration lorsqu’un fragment de réalité se combine avec une trace latente de souvenir. La trace du danger dans l’âme du poète peut être le point de départ de la conscience historique. Les thèses de Benjamin présentent aussi sa conception originale de « l’à-présent ». Pour une analyse plus approfondie de ces thèmes, sur l’échec de l’ange du christianisme et son salut dans le messianisme, cf. l’article de Philippe Fleury : « L’ange comme figure messianique dans la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin », Archives de Sciences sociales des religions, 1992, no 78, p. 169-177.
65 Cf. Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, op. cit., p. 94 (extrait du Discours de Jérusalem) et le tableau intitulé Tsimtsum (huile, émulsion, gomme laque [schellack], craie et cendre sur toile en plomb, 1990) qui exhibe l’acte de contraction comme premier moment de la Création. Kiefer nous dit : « Selon la tradition, les Juifs ne désignent jamais Dieu par un nom explicite », mais emploient des termes négatifs signifiant « le rien sans limite » (Ein-Sof). Le mythe de La brisure des vases (Chevirat hakelim) désigne le second moment. Le retrait de Dieu crée un vide où subsiste un résidu de lumière qui infiltre dix vases (les sephirot) et cherche à rejaillir sur le monde. Soumis à une tension extrême, les sephirot volent en éclats. Lumière et débris se séparent, se désorganisent, se retrouvent… (troisième moment). Ce mythe parle de séparation et d’impossible unité, de déréliction, source de mélancolie. Le mouvement de réparation se nomme Tikkun. Pour un approfondissement de la kabbale lourianique, cf. Scholem Gershom, « La théorie de la création dans la kabbale lourianique », La kabbale (1974), Paris, Cerf, coll. « Folio essais » no 426, 1998, p. 219-241 ; idem, « La crise de la tradition dans le messianisme juif », Le messianisme juif : essai sur la spiritualité du judaïsme, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2016 ; idem, La kabbale et sa symbolique, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1980 ainsi que Benjamin Walter et Scholem Gershom, Théologie et utopie, Paris, L’Éclat, 2010. La version lourianique pose un abîme entre l’Ein-Sof et le monde de l’émanation. Le premier acte n’est donc pas une révélation (émanation) comme dans les kabbales antérieures. L’essence ne laissant aucun espace pour la création, l’acte qui reste est le retrait de Dieu en lui-même, ce qui permet à quelque chose qui n’est pas lui d’exister.
66 Arasse Daniel, Anachroniques, op. cit., p. 81.
67 Propos rapportés par Lauterwein Andrea, Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan, Paris, Éditions du Regard, 2006, p. 133-149 (cités par José Alvarez dans la préface d’Arasse Daniel, Rencontres pour mémoire, p. 9).
68 Ardenne Paul et Assouline Pierre, op. cit., p. 319.
69 Malgré l’instauration en 2005 de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste (chaque 27 janvier) par les Nations unies, un article d’avril 2018 du New York Times relatait que 41 % des Américains, dont 66 % de milléniaux, méconnaissait la Shoah.
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