À la recherche de la temporalité esthétique chez Heidegger
p. 49-73
Texte intégral
1À l’origine de la présente recherche se trouve une évidence manifeste : l’absence thématique de l’esthétique dans Être et temps. Le Dasein ne semble pas connaître l’expérience esthétique. Pas un mot sur l’esthétique dans le traité d’ontologie fondamentale le plus célèbre du xxe siècle. Comment expliquer ce silence à propos de l’esthétique ? Dans « L’origine de l’œuvre d’art », Heidegger persiste et signe en privilégiant l’ontologie de l’œuvre d’art plutôt que d’entreprendre une analytique de l’expérience esthétique, que ce soit sous la forme d’une analyse du sentiment esthétique ou du jugement esthétique. C’est dans son essai sur L’époque des « conceptions du monde » que l’on trouve la raison primordiale permettant d’expliquer son refus de l’esthétique, telle qu’elle s’est développée et comprise dans la modernité. Son principal grief est que le concept de subjectivité moderne réduit l’expérience esthétique aux vécus (Erlebnisse) purement subjectifs des individus en concevant un sujet conscient de soi complètement souverain, revendiquant sa propre autonomie en se distanciant par rapport au monde auquel il se rapporte. Une telle position rend impossible d’approcher la question esthétique autrement que sous la forme d’une subjectivité en quête de ruptures et en mal de reconnaissances. L’esthétique devient alors un lieu d’expression et de différenciations délibérées où domine la subjectivité moderne qui se met en scène, s’autoproclame et s’autosatisfait. Sous pareilles conditions, on peut s’expliquer que Heidegger ait pu se tenir loin d’un rapprochement avec une esthétique axée sur des attitudes esthétisantes remettant tout en question, sauf la subjectivité elle-même.
2Dans Être et temps, sa proposition de comprendre le Dasein comme être-au-monde critique déjà ouvertement cette orientation moderne d’une subjectivité déliée de tout et dépourvue d’une compréhension ontologique satisfaisante de ses propres rapports d’appartenance au monde. À la conscience de soi moderne s’opposant au monde, Heidegger propose une herméneutique existentielle du soi s’enracinant dans l’explicitation de nos manières d’être au monde. L’accent est mis sur notre proximité au monde et non pas sur notre distance par rapport à lui. Avec l’analytique du Dasein, Heidegger procède à la fois à une désubstantialisation et à une désubjectivation critique de la subjectivité moderne par le biais d’une ontologie de l’être-au-monde, lequel n’est ni substance ni subjectivité, mais existence temporelle et historique au monde. Ce questionnement phénoménologique se situe en deçà de l’opposition traditionnelle entre sujet et objet. Il vise une explicitation philosophique du rapport entre l’être et le temps que le Dasein porte en lui comme être-au-monde. C’est cette « co-appartenance » (Zusammengehörigkeit) entre Dasein et monde qui constitue l’originalité phénoménologique de l’analytique du Dasein.
3Il nous paraît envisageable de repérer quelques éléments permettant de dégager une proto-esthétique à l’œuvre dans l’élaboration de l’analytique du Dasein. Par le terme de « proto-esthétique », nous désignons la réflexion critique portant sur le rôle originaire de la perception et sur celui des tonalités affectives pour l’autocompréhension de soi de l’être humain en tant qu’être-au-monde. Se situant en deçà de l’opposition entre sujet et objet, cette réflexion critique vise à rendre manifeste l’antériorité de notre appartenance au monde par rapport aux processus de distanciation qu’opère la conscience de soi par rapport à son monde. Il n’est pas dans notre intention de vouloir dégager une esthétique proprement dite des analyses ontologiques menées par Heidegger. Heidegger n’a pas voulu proposer d’esthétique, et ce serait une erreur que de vouloir lui en imposer une par le biais d’une proto-esthétique, d’autant qu’il a choisi lui-même d’élaborer une ontologie de l’œuvre d’art. Soyons clairs, notre intérêt est ailleurs. Il s’agira pour nous de faire voir en quel sens ses réflexions philosophiques sur la constitution ontologique du Dasein en tant qu’être-au-monde peuvent contribuer à élargir l’horizon de l’interrogation sur la question de l’esthétique.
4Pour Heidegger, c’est parce que nous sommes des êtres temporels que nous sommes ouverts à l’être et que nous nous sentons concernés à la fois par le temps et l’être. Quel est le sens de ce rapport d’appartenance entre être et temps pour un être conscient de sa propre finitude et d’exister au monde ? Nous voulons développer cette problématique en montrant comment les perceptions, les tonalités affectives et la temporalité esthétique concourent à l’herméneutique de notre être-au-monde. Nous le ferons en procédant à l’étude de quatre points. Afin de pouvoir arriver à situer la problématique de la temporalité esthétique, il faut commencer par la présentation des distinctions heideggériennes concernant le temps vulgaire, la temporalité de la préoccupation et la temporalité originaire. Deuxièmement, nous nous intéresserons au cas de la perception que Heidegger définit comme présentification de la significativité du monde ambiant. Troisièmement, nous tournerons notre attention vers la problématique des tonalités affectives comme étant révélatrice du soi en tant qu’être-au-monde. Finalement, nous terminerons sur la temporalité esthétique en tant qu’instant existentiel significatif produisant le besoin humain de replacer la signification de la discontinuité du temps dans la continuité de sa propre existence.
Temps vulgaire, temporalité de la préoccupation et temporalité originaire
5Il convient de débuter notre analyse en délimitant le rapport de fondation/ dérivation qui préside à la différenciation heideggérienne entre le temps vulgaire, le temps de la préoccupation et la temporalité originaire. Par le temps vulgaire, Heidegger entend la façon usuelle que nous avons de réduire le temps à un instrument de mesure. Cette conception est à l’œuvre non seulement au niveau de la vie quotidienne, mais elle est également opérante dans les sciences de la nature et dans les sciences historiques. Dans l’introduction de son cours de 1925, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Heidegger souligne que le rapport des sciences de la nature et celui des sciences historiques à l’égard du temps méritent d’être interrogés à la lumière d’une analyse phénoménologique et ontologique plus originaire du temps lui-même en deçà de son utilisation quotidienne et scientifique comme instrument de mesure. Heidegger précise l’objectif de son questionnement philosophique comme suit :
« Ce que nous voulons, c’est mettre en évidence l’histoire et la nature de telle sorte que nous puissions les voir avant toute élaboration scientifique, de telle sorte que nous puissions voir ces deux effectivités dans leur effectivité même. […] Dans les sciences de la nature – et notamment dans leurs disciplines fondamentales, la physique –, la mesure du temps est une composante essentielle de la détermination d’un objet. L’exploration de l’effectivité historique, quant à elle, est absolument impensable sans chronologie, sans ordre temporel. L’histoire et la nature sont l’une et l’autre, pour le dire très superficiellement, temporelles. On a coutume de placer au-dessus de l’ensemble de l’effectivité temporelle les états de choses extratemporels, ce que les mathématiques, par exemple, prennent pour thème de recherche. À côté de, il y a les états de choses supratemporels de la métaphysique ou de la théologie, qu’on connaît sous la figure de l’éternité. De façon très schématique et grossière, ce qui s’annonce déjà ici, c’est le fait que le temps est au premier chef un index d’après lequel s’opèrent la scission et la délimitation des domaines d’être. Le concept de temps fournit la clé de la modalité de la réalité de la partition du domaine universel de l’étant. Il devient, suivant le degré d’élaboration qui est à chaque fois le sien, le fil conducteur de la question de l’être de l’étant et des régions possibles de l’étant, et cela sans qu’on ait aucune conscience expresse du rôle qui est le sien à titre de principe, de sorte qu’il est mis en jeu de façon grossière sans que soient élucidées les possibilités qu’implique une telle orientation. Le concept de temps n’est donc nullement un concept arbitraire, mais il est lié à la question fondamentale de la philosophie, si tant est que celle-ci porte sur l’être de l’étant, sur l’effectivité de l’effectif, sur la réalité du réel1. »
6Toutes les analyses que Heidegger effectue concernant le phénomène du temps ont pour finalité d’éclairer les rapports entre l’être et le temps. Dans le cadre spécifique de l’analytique du Dasein, Heidegger s’intéresse d’abord à la temporalité de la quotidienneté (Alltäglichkeit), celle de la préoccupation (das Besorgen), qu’il éclaire à partir de la temporalité originaire qui rend possible et vient fonder les existentiaux de l’être du Dasein comme être-au-monde (Befindlichkeit, Verstehen, Rede). Il est important de prendre en considération que les analyses concernant les structures ontologiques caractéristiques de la temporalité originaire ne font pas l’objet en tant que tel de l’expérience vécue par le Dasein lui-même lorsqu’il est question du temps dans sa quotidienneté. Il n’est pas à la portée du Dasein au quotidien de concevoir le temps originaire comme étant la condition de possibilité transcendantale de son propre être en tant qu’être-au-monde. Seule l’analyse philosophique effectuée par l’ontologie fondamentale parvient à thématiser et à expliciter le sens ontologique des rapports de fondation/dérivation discernables entre la temporalité originaire, le temps de la préoccupation quotidienne et la réduction pure et simple du temps à la fonction numérique de dénombrement. En dépit du fait que le Dasein s’appuie lui-même sur la conception vulgaire du temps dans son usage de la montre, l’analyse heideggérienne de la quotidienneté vise à rendre visible que la compréhension quotidienne du temps révèle et manifeste tout autre chose que cette détermination commune2. La conception vulgaire du temps favorise une compréhension du temps qui recouvre le rapport à la temporalité originaire, laquelle, comprise correctement, caractérise le mode d’être fondamental de l’être humain en tant qu’être-au-monde. Le temps de la montre ne dévoile jamais la nature du temps lui-même. La montre ne fait qu’indiquer le temps à un maintenant précis, celui où je regarde la montre et dis maintenant, il est 10 heures. Ce que la montre n’indique jamais d’elle-même – comment pourrait-elle le faire ? –, c’est la situation intramondaine dans laquelle je me trouve et qui déterminera si j’arriverai à temps pour ma conférence. Elle n’explicite pas non plus la portée existentielle de la situation prévalente ni ce qui y est en jeu pour moi et pour ceux qui s’attendent à ma venue. Eh oui, je donne aujourd’hui même dans quelques minutes une conférence sur le temps et il m’importe d’arriver à l’heure. On voit tout de suite ce que le temps de la montre ne rend jamais visible, manifeste. La montre demeure toujours indifférente au temps qu’elle indique et au stress qu’il peut occasionner, mais pas nous qui savons déjà que dans le temps qui reste, tout comme dans celui qui manque, il y va toujours de notre existence et d’un événement important, significatif pour nous. Nous sommes toujours concernés par cette temporalité-là qui ne tient pas à la mesure de l’horloge, mais relève des projets par lesquels nous nous réalisons et assumons ce que nous sommes en tant qu’existence au monde. Si nous nous intéressons au temps comme être-au-monde, c’est bien avant tout parce que tous les jours nous importent les rapports avec les choses que nous rencontrons et les personnes que nous côtoyons. La réduction de la réalité du temps au temps-mesure nous prive de cette dimension existentielle de la temporalité. La conception vulgaire du temps repose sur le nivellement de l’enracinement ontologique de la temporalité originaire constituant l’être humain en tant que finitude radicale et être-au-monde. La vie humaine étant brève, l’existence humaine se démarque à ceci que le futur, le passé et le présent forment ensemble la limite et les possibilités de la temporalité qui nous est impartie en ce monde. Si le temps peut posséder pour nous valeur et portée significative, c’est précisément parce qu’il nous est compté en vertu de la finitude de notre existence. Les mortels existent avec la conscience qu’ils n’ont pas de temps à perdre.
7Dans le contexte de l’analytique du Dasein, Heidegger développe son analyse de la temporalité de la préoccupation en la reliant à deux problématiques du Dasein en tant qu’être-au-monde où la dimension existentielle du temps se trouve visée : 1) celle de l’intratemporalité de l’analyse du Umwelt comme praxis quotidienne du Dasein, et 2) celle de la question de la temporalité du soi du Dasein à partir de la quotidienneté de la déchéance (Verfallen). Dans la première problématique, il est montré que le Dasein existe « d’abord et la plupart du temps » (Zunächst und Zumeist) « hors-de-soi », auprès-du-monde dans la réalisation de ses projets ; dans la deuxième problématique, il est considéré que le Dasein se perd lui-même dans le temps de la quotidienneté ; il s’expose à cet oubli de soi tous les jours en se laissant entraîner dans la façon d’être du « On ». Toutefois, en vertu de sa constitution ontologique qui est temporalité originaire, le Dasein ne peut échapper à la question que lui adresse le temps, lui pour qui le fait d’être mortel conditionne et délimite l’horizon temporel de son existence. Où qu’il aille et quoi qu’il fasse, il ne peut esquiver cette question, parce qu’il la porte toujours déjà au plus profond de lui-même. Cette question est justement celle qui l’interpelle à s’interroger sur ce qu’il est en tant qu’être-au-monde. Le temps qui parle à l’être humain renvoie constamment ou bien à la temporalité des choses que nous rencontrons dans le monde ambiant ou bien à la temporalité propre du Dasein en tant qu’existence consciente de sa propre finitude.
8Dans l’analyse de la temporalité de la préoccupation, Heidegger s’intéresse à l’expérience familière par laquelle nous attribuons aux choses que nous rencontrons et aux diverses situations de la vie quotidienne une temporalité propre. Cela s’exprime, par exemple, dans l’idiome suivant : « chaque chose en son temps3 ». Dans son traité De l’âme, Aristote reconnaissait à l’être humain « un sens pour le temps » (aisthesis chronou) qui ne se rattache à aucun sens organique en particulier, mais concerne la capacité de l’âme à anticiper et à prévoir ce qui n’est pas encore présent4. Dans le contexte des situations pratiques de tous les jours, il appartient à l’être-au-monde la capacité de reconnaître « le moment opportun ou inopportun » pour faire telle ou telle chose. Pour être capable d’une telle possibilité, il est requis non seulement de prévoir, mais tout autant de savoir attendre le bon moment pour agir. Distinguer le temps opportun du temps inopportun demande une connaissance des situations et une fréquentation préalable des choses permettant de déterminer quand et d’éclairer pourquoi il serait urgent d’agir maintenant ou au contraire plus prudent d’attendre encore et de remettre à plus tard notre intervention. Ce sont les choses et les situations pragmatiques qui imposent leur propre temporalité, que nous cherchons à respecter parce qu’elles l’exigent elles-mêmes. De nos jours, nous disons qu’il faut trouver « le bon timing » pour rencontrer adéquatement les prises en considération exigées par telle ou telle situation. Or, ce qui doit être considéré dans chaque situation, ce sont avant tout les enjeux qui lui sont liés et auxquels l’être-au-monde se montre réceptif, parce que ceux-ci concernent les projets par la réalisation desquels il y va du sens de sa propre existence au monde. Tout cela présuppose déjà qu’il lui appartient un sens éminent pour une temporalité plus originaire que celle du temps de l’horloge, où se trouvent interreliées cooriginairement les trois dimensions du temps en vue de sa propre existence au monde. En effet, si je peux m’attendre à quelque chose qui n’est pas encore là, c’est parce que je possède déjà une expérience des choses et des situations qui ne sont plus, dont j’ai souvenir et que je retiens pour m’aider à figurer ce qui est en cause actuellement, ainsi qu’à anticiper les conséquences que cela pourra avoir demain. Ce qui signifie, par conséquent, que le passé et le futur sont toujours déjà à l’œuvre dans la temporalisation du temps présent.
9Contrairement à l’interprétation vulgaire du temps, où le passé et le futur cessent d’exister à chaque nouveau maintenant, Heidegger fait voir que le futur et le passé continuent sans cesse de déterminer le sens du présent, parce que le temps n’est pas linéaire, mais ekstatique, horizontal et pluridimensionnel. Lorsque le Dasein utilise le temps dans l’horizon de la préoccupation, ce n’est pas à proprement parler pour le chronométrer, mais plutôt pour savoir combien il lui en faut pour accomplir sa tâche5. Son attention n’est pas dirigée sur la mesure du temps lui-même, mais sur la réalisation de cette tâche. C’est pourquoi Heidegger fait remarquer que la montre (das Uhr) demeure pour la préoccupation quotidienne un « Zeug » (outil). Ce qui signifie que le temps qu’elle indique est celui du temps intramondain se rattachant à la significativité (Bedeutsamkeit) de la praxis et au monde ambiant (Umwelt) dans lequel se trouve le Dasein. Le temps intramondain est inséparable de la situation pragmatique dans laquelle le Dasein rencontre les étants intramondains. Or, cette temporalité quotidienne n’est pas visible à partir de la lecture des aiguilles d’une montre. Le temps de la montre n’indique jamais autre chose que le dénombrement du temps abstraction faite de ce qui y est accompli, peu importe la singularité de chaque situation intramondaine. Réduire le temps à ce qu’indiquent les chiffres de la montre implique une démondanisation du monde ambiant par lequel nous apprenons à connaître que chaque chose a son temps. On peut certes apprendre à un enfant à lire le temps de la montre, mais pour ce qui est de comprendre qu’il y a un temps pour chaque chose, il ne peut le découvrir qu’en habitant lui-même le monde. Si le Dasein compte sur le temps au quotidien, ce n’est pas au sens d’un dénombrement du temps, mais au sens de « tenir compte du temps », « se régler sur lui », le « prendre en compte6 ». Le Dasein se donne le temps en prenant la durée nécessaire pour faire ce qui doit être fait. Et pour bien le faire, il sait que cela prend le temps que ça prend. Cette connaissance ne dépend pas du temps de la montre, elle s’enracine dans notre commerce avec la pluralité des situations intramondaines selon leurs configurations respectives. La compréhension d’une telle temporalité n’est possible que pour un être-au-monde, dont la temporalité originaire est déjà ouverte à cette intratemporalité des différents « temps pour ». Chaque « temps pour » se constitue en une unité temporelle distinctive et significative qui possède sa propre durée. Ainsi, il y a le temps pour travailler, le temps pour se reposer et se ressourcer, le temps pour célébrer avec les autres, le temps pour penser, le temps pour créer, le temps pour manger, etc. Tous ces « temps pour » nous sont familiers au quotidien sans que nous ayons besoin d’avoir recours à l’utilisation de la montre. Chacun de ces temps favorise une disposition affective et cognitive lui correspondant. En temps de fête et en temps de deuil, nous ne nous sentons pas disposés ni interpellés de la même manière. Pour Heidegger, tout cela s’explique par la temporalité originaire qui constitue l’existentialité du Dasein comme être-au-monde7.
10Au quotidien, le Dasein dispose d’une compréhension commune du temps qui s’explicite dans l’usage public des catégories du temps comme le maintenant, le jadis et le bientôt, dont tout le monde a une compréhension générale. Tous les jours, il utilise ces catégories pour expliciter ce qu’il fait en établissant des rapports entre ses actions impliquant les trois dimensions du temps sans leur prêter une attention particulière. Maintenant que j’ai terminé cela, alors je peux continuer en faisant ceci, ce qui devrait permettre de terminer bientôt mon projet, si tout va bien. Or, il serait totalement impossible pour le Dasein d’avoir un projet et de pouvoir organiser l’ordre du déroulement de ses actions en vue de sa réalisation, s’il ne disposait pas préalablement de la temporalité originaire qui lui rend possible d’établir une unité intelligible interreliant tout ce qu’il fait. La temporalité originaire est l’unité ekstatique du futur, du passé et du présent par laquelle le Dasein existe et comprend l’étant rencontré dans l’horizon du monde. Cela signifie que le Dasein n’est pas simplement « dans le temps » (in der Zeit) en tant qu’existant intramondain, mais que dans son être même, il est temporalité originaire. Cette temporalité originaire se manifeste par les possibilités ontologiques du Dasein, celles de se rendre présent (présentifier), d’être-en-attente et de retenir quelque chose. En tant qu’être mortel, le Dasein se soucie et est concerné à la fois par le temps présent, l’avoir-été et l’avenir. Au quotidien, le présentifier s’exprime par « le maintenant », l’être-en-attente par « le bientôt » et le retenir par « le jadis ». Autrement dit : lorsque le Dasein dit « maintenant » sous le mode du présentifier (Gegenwärtigen), celui-ci s’accompagne toujours d’un être-en-attente et d’un retenir. Le maintenant quotidien n’est jamais un maintenant isolé de celui qui le précède et de celui qui le suit. Au contraire, tout maintenant quotidien présuppose ce qui vient tout juste d’être fait dans le maintenant précédent et, tout en retenant ce qui a été alors accompli, il renvoie lui-même à ce qui reste à faire dans le maintenant suivant pour terminer le projet dans lequel le Dasein est engagé. Ainsi, durant le « temps pour » menant à la réalisation du projet, tous les maintenant tirent leur signification de leur appartenance commune à la raison d’être du projet. Ils forment tous ensemble une totalité significative ayant un début et une fin.
11Que chaque « temps pour » possède sa propre durée, cela signifie que les maintenant quotidiens, avec lesquels le Dasein doit composer au cours de son existence, comportent des extensions variables qui tiennent compte de la dimension ouverte et relative à la durée respective de nos activités. Le maintenant quotidien ne se réduit pas, par exemple, à une fraction de seconde. L’usage quotidien du maintenant montre qu’il peut tout aussi bien indiquer l’aujourd’hui même que désigner les quatre jours que durera le congrès qui vient tout juste de débuter (cela se passe maintenant, dit-on), etc. Le maintenant quotidien est pour ainsi dire élastique, il s’étire en lui-même. C’est la montre qui le rétrécit à un point infime du temps-mesure. Le maintenant quotidien temporalise, en vérité, un « laps de temps8 » dans l’espace duquel se trouvent déjà interreliés un futur et un passé. Cette détermination ontologique du maintenant quotidien n’est possible que parce que la temporalité originaire révèle que l’unité ekstatique du présent, du futur et du passé est à concevoir comme l’horizon temporel accompagnant tout maintenant, tout bientôt et tout jadis. En chaque maintenant quotidien est retenu un avoir-été, et il contient un à-venir par lequel le Dasein s’exprime et s’explicite au jour le jour, ce qui lui rend possible de se considérer lui-même en tant qu’être temporel. Un jour ou l’autre, il lui arrivera de découvrir explicitement cette temporalité-là en faisant une expérience temporelle insigne, qui culmine dans ce que Heidegger nomme l’instant prégnant (der Augenblick), moment existentiel par lequel s’ouvre à lui l’importance d’assumer les possibilités entrouvertes par sa finitude et sa propre historicité, afin de mener une existence au monde plus éclairée. Ce n’est là, au bout du compte, qu’une affaire de temps à laquelle le Dasein ne peut échapper.
Transcendance, perception et significativité du monde
12Dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger détermine l’existence du Dasein comme être hors-de-soi et définit la temporalité originaire comme ekstatique-horizontale :
« Le temps originaire est intrinsèquement hors de soi. Telle est l’essence de la temporalisation. Le temps originaire est l’être hors-de-soi lui-même, c’est dire qu’il n’est pas quelque chose qui de prime abord serait présent-subsistant comme une chose et qui ensuite sortirait de soi en se laissant derrière soi, mais il n’est en lui-même rien d’autre que ce hors-de-soi pure et simple. Dans la mesure où ce caractère ekstatique définit la temporalité, un transport extatique vers… en direction de, se trouve formellement impliqué dans l’essence de chaque ekstase qui ne se temporalise qu’à travers son unité temporalisante avec les autres ekstases. Chaque transport est en lui-même ouvert. À l’ekstase appartient une apérité spécifique, donnée avec l’être hors-de-soi. Nous désignons du nom d’horizon ekstatique ce en direction de quoi chaque extase est intrinsèquement ouverte, selon des modalités déterminées. Le transport [ekstatique] ouvre et maintient ouvert cet horizon. À titre d’unité ekstatique de l’avenir, de l’avoir-été et du présent, la temporalité a un horizon déterminé ekstatiquement. La temporalité, comme unité originaire de l’avenir, de l’avoir-été et du présent, est en elle-même ekstatique-horizontale9. »
13Immédiatement après ce passage, Heidegger souligne très brièvement la question de la connexion entre l’intentionnalité et la transcendance à partir de la temporalité ekstatique.
« L’intentionnalité – le fait d’être dirigé sur quelque chose, avec la co-appartenance qui s’y trouve impliquée de l’intentio et de l’intentum –, l’intentionnalité qui, en phénoménologie, est communément désignée comme l’archiphénomène, a pour condition de possibilité la temporalité et son caractère ekstatique-horizontal. Le Dasein n’est intentionnel que parce qu’il est déterminé, dans son essence, par la temporalité. De ce caractère ekstatique-horizontal dépend cette détermination essentielle du Dasein, à savoir qu’il transcende, de lui-même10. »
14Que de lui-même le Dasein transcende, cela révèle sa détermination ontologique comme être-au-monde : il est toujours déjà hors-de-soi auprès de l’étant intramondain dans l’horizon d’un monde quotidien auquel il appartient. Le concept de transcendance n’indique aucun mouvement qui mènerait le Dasein vers l’extérieur du monde, mais il désigne l’ouverture primordiale du Dasein au monde en tant que condition de possibilité de rencontrer les étants intramondains. La transcendance du Dasein signifie qu’il est lui-même non pas hors du monde, mais hors-de-soi auprès-du-monde. Être hors-de-soi auprès de l’étant intramondain implique que le Dasein s’occupe en premier lieu de l’être des étants intramondains rencontrés avant d’envisager la question de la nature de son propre soi. Il est projeté en avant de soi auprès du monde. Au quotidien, le Dasein se révèle ontiquement familier avec tous les étants intramondains, mais il demeure à l’égard de lui-même ontologiquement le plus éloigné. Nous verrons à la section portant sur les tonalités affectives comment Heidegger envisage le retour du Dasein vers lui-même à partir de cette position excentrée d’être hors-de-soi auprès-du-monde.
15C’est dans l’analyse du monde ambiant (Umwelt) que Heidegger aborde et développe une phénoménologie de la présence des étants rencontrés à partir de l’activité finalisée du Dasein. L’être humain est toujours déjà investi dans un projet pragmatique à l’intérieur duquel il poursuit la réalisation d’une finalité prédonnée. Celle-ci donne un sens directeur à l’ensemble des actions entreprises en vue de son accomplissement. Cette analyse révèle que l’étant immédiatement rencontré ne se donne pas comme un pur objet d’intérêt théorique, mais qu’il est d’emblée compris sur le mode d’un outil remplissant telle ou telle fonction pratique dans le contexte finalisé auquel il appartient. Comme on sait, Heidegger introduit une distinction clé pour départager deux modes de présentification de cet étant primairement rencontré. Par le concept d’étant sous-la-main (Zuhandenheit), Heidegger désigne le fait que l’étant que nous utilisons sous le mode de l’outil pour accomplir telle ou telle besogne ne se manifeste pas lui-même de façon explicite. Il ne fait pas l’objet d’une attention thématique dirigée sur lui. Il en est ainsi parce qu’en utilisant l’outil le Dasein se concentre sur l’ouvrage à accomplir. Pour que l’étant-sous-la-main puisse devenir l’objet d’une attention explicite, fait remarquer Heidegger, il faut qu’il cesse d’être fonctionnel par rapport au contexte dans lequel nous l’utilisons. Un bris de l’outil, par exemple, temporalise momentanément la présentification de l’étant sous-la-main en tant qu’étant présent subsistant pouvant révéler sa composition formelle et matérielle. Ce mode de présentification de l’étant présent subsistant est celui que Heidegger désigne par le concept de Vorhandenheit. Au niveau de l’analyse du monde ambiant, ce concept ne signifie pas encore que l’étant intramondain devient purement et simplement un objet thématique au sens où la science entend ce terme en l’isolant de toutes ses ramifications au contexte pragmatique de la vie humaine. Au quotidien, l’étant intramondain rencontré, sous l’un ou l’autre de ces deux modes d’être, demeure lié à la significativité (Bedeutsamkeit) du contexte pratique auquel il renvoie. C’est ce que nous allons maintenant montrer en faisant voir le potentiel heuristique que cette analyse recèle au niveau de la perception du monde.
16La problématique de la significativité ne concerne pas uniquement l’explication de la compréhension quotidienne du Dasein à l’égard de la finalité de la praxis dans laquelle il rencontre les étants intramondains. Heidegger définit la significativité du monde ambiant comme un système de renvois familiers qui apprésente les rapports entre les étants intramondains constituant des totalités significatives pour le Dasein. Or, cette analyse permet de jeter un éclairage sur le caractère herméneutique des perceptions en tant qu’elles rendent perceptibles les étants intramondains avec l’indice de leur appartenance au monde. Ainsi, lorsque je perçois une table en tant qu’être-au-monde, je ne la perçois jamais comme un objet pur et simple ; elle se révèle à moi d’emblée dans sa signification usuelle, par exemple, comme une table à manger, une table à dessin, une table de billard, une table à dissection, etc. Suivant le contexte de vie dans lequel nous la rencontrons, la table se manifeste comme portant telle signification reliée à notre activité – incluant l’apprésentation de rapports de signification (qui sont des rapports de vie) provenant de notre commerce avec les étants rencontrés et de nos fréquentations avec autrui. Cet « en tant que » (das hermeneutische als) indique formellement le caractère interprétatif des perceptions intramondaines que Heidegger prend en considération dans ses analyses. L’objectif critique de ces analyses est de faire voir comment la détermination scientifique de l’étant en tant qu’objet pur et simple recouvre la significativité première par laquelle nos perceptions nous révèlent les étants intramondains. Ici, le caractère interprétatif des perceptions ne signifie aucunement que ce sont les individus qui, après coup, interpréteraient leurs perceptions à leur guise, mais bien plutôt que ce sont les perceptions elles-mêmes qui explicitent les étants intramondains dans leur signifiance. Nous nous appuierons sur quatre exemples tirés de différents textes de Heidegger permettant de mettre en relief cette dimension de ses analyses portant sur le rapport entre perception et significativité.
- Le premier exemple que nous mentionnerons sera celui de l’audition quotidienne des sons. À plusieurs reprises, Heidegger aborde la question de la perception non pas par le biais de la perception visuelle, mais par celui de la perception auditive. Les exemples qu’il utilise ont tous pour objectif principal de déconstruire les déterminations conceptuelles objectivantes de l’entendement scientifique qui ont cours aujourd’hui comme allant de soi, pire encore, que nous avons même tendance à considérer comme des faits établis dépourvus de toute interprétation. Et pourtant, la science réduit la nature physique des sons à des « longueurs d’onde » qu’elle peut mesurer. C’est le fait que notre usage quotidien de cette détermination ne nous pose aucun problème, qui est proprement troublant. Car cette détermination ne correspond en rien à notre appréhension naturelle des sons. En tant qu’être-au-monde, l’audition d’un son donne d’emblée accès à l’identification d’un étant intramondain. Ainsi, à proprement parler, je n’entends jamais simplement un son, je perçois toujours à travers lui un événement du monde. Le son perçu se donne immédiatement comme les pas de quelqu’un qui s’approche dans le corridor, le vrombissement des réacteurs de l’avion qui bourdonne dans le ciel, les ronflements assourdissants d’une Harley-Davidson au coin de la rue11. De même, nous distinguons et écoutons avec plaisir l’oiseau qui chante, le sifflement du vent, la pluie qui tombe, les vagues de la mer, le hibou qui hulule, le crépitement d’un feu de camp, etc. Jamais nous ne percevons de longueurs d’onde. D’ailleurs, celles-ci ne sont pas même une réalité audible pour les machines. Les machines n’entendent rien ; elles enregistrent, ce qui est totalement différent. Par conséquent, elles sont sourdes à la réalité phénoménologique des sons et aux références intramondaines que seule l’oreille humaine peut entendre et identifier à travers leur retentissement. Cette détermination scientifique des sons fait donc complètement abstraction de la phénoménologie de l’écoute qui se fait entendre lors de l’audition des sons. En réduisant les sons à des données purement sensorielles (Sinndaten), les théories de la connaissance se coupent elles-mêmes de la possibilité de pouvoir considérer la perception auditive dans son pouvoir de présentification de la significativité du monde qui nous est déjà familier en tant qu’être-au-monde. Pour Heidegger, il s’agit au contraire d’exhiber à même la sphère du sentir humain cette appartenance significative des sensations et des perceptions à l’égard du monde. En même temps, Heidegger veut montrer, d’un point de vue phénoménologique, que nous sommes toujours d’emblée conscience de monde avant d’être conscience réflexive de soi. Ce que nous percevons d’abord, ce n’est pas nous en tant qu’être percevant, mais le monde présentifié par la perception, à savoir le monde perçu tel qu’il nous est donné de le percevoir tous les jours.
- Dans son fameux cours de l’été 1923, Ontologie. Herméneutique de la facticité, Heidegger proposait un comparatif entre deux types de descriptions phénoménologiques12, l’une procédant par le biais d’une perception théorique constructive et l’autre relevant d’une herméneutique phénoménologique qu’il veut promouvoir. Derrière ce comparatif se trouve son débat critique avec la façon dont Husserl procède dans ses descriptions phénoménologiques de la perception. Heidegger lui reproche une attitude objectivante qui ne s’en tient qu’à une description formelle et matérielle de la chose perçue en faisant abstraction de son immersion à l’intérieur d’une praxis intramondaine. En particulier, il critique l’articulation construite entre le perçu et la valeur de ce qui est perçu pour l’agent perceptif. Il propose alors d’effectuer une description montrant comment la significativité du monde ambiant rend possible non seulement de présentifier les étants rencontrés dans leur actualité, mais aussi d’apprésenter en même temps des rapports au monde appartenant au passé de celui qui les perçoit. L’exemple proposé est celui de la rencontre de vieux skis. Le Dasein tombe sur ces skis rangés dans le coin d’une cave. Manifestement, au moment même où il les perçoit, le Dasein n’est pas en train de les utiliser. Cette rencontre s’effectue hors du contexte de l’activité de skier : les vieux skis ne sont pas de l’ordre de l’étant-sous-la-main (Zuhanden), mais de l’ordre de l’étant simplement présent (Vorhanden). Est-ce à dire qu’ils sont désormais perçus comme de purs et simples objets dépourvus de tous rapports significatifs renvoyant au monde intramondain ? Nullement. Les vieux skis sont certes des étants simplement présents, mais leur présence laisse apparaître leur rattachement à un passé déterminé qui se signifie au Dasein. Ce que cet exemple apporte de nouveau par rapport à l’exemple précédent est qu’il exemplifie une modification intentionnelle de la perception via le caractère indiciel du système de renvois (relevant toujours d’une significativité rattachable à la temporalité du Dasein) vers le souvenir. Ainsi, les skis sont perçus immédiatement avec l’indice du temps antérieur où le Dasein s’adonnait lui-même à l’activité de skier avec autrui. Parce que le Dasein est temporalité originaire, son avoir-été ne le quitte jamais, il lui suffit de rencontrer les choses ayant déjà appartenu à son existence pour que celles-ci deviennent l’occasion d’une réminiscence de la significativité qui leur est associée. Ce qui s’indique par cette réminiscence, c’est aussitôt le sens du séjour humain imprégnant la signifiance des étants intramondains eux-mêmes. Même si ces skis ne sont plus utilisés ou devenus eux-mêmes inutilisables, ils ne perdent pas pour autant le sens des rapports significatifs au monde qui se temporalisent à la mémoire de ceux et celles qui les ont jadis chaussés.
- Que la signifiance d’un monde puisse survivre pour le Dasein par-delà l’utilité des choses appartenant à ce monde, nous pouvons en donner une attestation phénoménologique à partir du vestige des choses elles-mêmes qui l’ont portée. Dans son cours Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger recourt à un long passage tiré des Cahiers de Malte Laurids Brigge, où Rilke se livre à une description d’un mur en ruine rendant visible la signifiance des lieux habités à partir des traces laissées par les activités humaines qui y ont établi séjour13. Dans Être et temps, Heidegger reconnaissait déjà au dire poétique la possibilité de rendre visibles les possibilités de l’existence humaine en tant qu’être-au-monde14. À l’inverse du discours quotidien du On, dont la tendance demeure, pour Heidegger, le recouvrement du sens originaire de ce qui est proprement donné dans la perception, le discours poétique rend possible de déceler ce qui est à voir et à entendre dans la perception des choses et de rendre visible, audible, palpable, lisible leur signifiance dans l’horizon de l’existence humaine. Hors de son travail quotidien, le Dasein ne semble pas porter une attention particulière au comment les choses lui sont signifiantes. Le fermier, par exemple, finit par ne plus voir la beauté des fleurs sauvages dans les champs qu’il laboure tous les jours. Par habitude, on finit soi-même par ne plus rien voir du tout ni entendre quoi que ce soit de significatif. Tout nous devient égal. Rien d’étonnant au fait que la fréquentation de la littérature et des arts puisse réveiller et favoriser à nouveau notre capacité de percevoir et de discerner. Car le quotidien recèle et contient bien des richesses, « le seul point décisif, affirme Heidegger, est de savoir si le Dasein, conformément à sa possibilité d’existence, est suffisamment originaire pour voir encore proprement le monde toujours déjà dévoilé avec son existence, pour lui donner la parole et par là le rendre expressément visible à d’autres15 ». Ce que permet le dire poétique, c’est précisément de nous aider à reconquérir l’expérience antéprédicative originaire du Dasein et de la rendre appréciable dans sa valeur native, c’est-à-dire comme indicatrice de la signifiance de notre séjour en ce monde.
- Le rapport entre la perception et la significativité que nous venons de considérer nous mène directement à l’essai « L’origine de l’œuvre d’art ». Heidegger y détermine la vérité de l’œuvre d’art en tant qu’ouverture au monde. L’œuvre d’art y est décrite comme un événement et un processus d’émergence qui met en œuvre le combat entre le monde et la terre. Heidegger ne choisit pas par hasard le tableau de Van Gogh Les chaussures comme fil conducteur de sa réflexion sur l’origine de l’œuvre d’art. Son objectif est de révéler en quel sens l’œuvre d’art éclaire le sens de notre séjour au monde. Lisons la description qu’il donne de ce tableau en ayant à l’esprit ce que nous avons vu précédemment. Nous remarquerons aisément que l’œuvre d’art a pour fonction de rendre perceptible la significativité de l’être-au-monde.
« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’entendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même16. »
17Cette description s’apparente à celle de Rilke. Dans les deux cas, il s’agit de considérer la perception en dévoilant ce qui la rend révélatrice de l’être-au-monde. La signifiance des choses a son origine dans notre appartenance au monde ; ce qui s’y trouve explicité, ce sont nos façons d’habiter le monde, lequel ne peut révéler sa propre signifiance qu’en rapport avec notre facticité, notre historicité et nos possibilités. Comme l’exemple des vieux skis l’a mis en évidence, la problématique de la significativité du monde ne concerne pas uniquement le caractère herméneutique de la perception, mais elle s’applique également à la dimension existentielle-ekstatique du souvenir (la mémoire et la rétention du passé) et de l’attente (l’imagination et l’anticipation de l’avenir). Elle permet de pouvoir envisager que le Dasein, cet être hors-de-soi auprès-du-monde, puisse l’être de plusieurs manières : non seulement par la perception, mais aussi par le biais du souvenir et de la trace et par celui du rêve et de la quête de l’idéal.
Les tonalités affectives, l’emportement et le retour à soi du Dasein
18Prenons soin de lire à nouveau le descriptif proposé par Heidegger dans le passage précédent. Il s’agit de rendre explicite ce à quoi le tableau de Van Gogh donne à penser. À bien y regarder, en ce qui concerne ce tableau, il n’est pas uniquement question de la perception de la significativité du monde du paysan, mais aussi de l’évocation des tonalités affectives qui se temporalisent à travers l’existence qu’il mène. Ainsi, s’expriment « la fatigue des pas du labeur », « la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace ». Heidegger y mentionne « la solitude du chemin de campagne », « l’appel silencieux de la terre » ; le temps du mûrissement du grain et la prévision de l’alternance des saisons, tout cela affecte et rythme le tempo de la vie paysanne et l’accorde à ce monde. Le paysan est auprès-du-monde, parce qu’il se laisse emporter lui-même dans cette proximité. Elle résonne en lui, la présence de la terre l’interpelle dans ce qu’il est, de sorte qu’il se trouve disposé à faire ce qu’il doit faire pour répondre à cet appel. Cet être accordé au monde est ce qui lui permet d’être réceptif à la significativité des étants intramondains qu’il perçoit. Le paysan se sent appartenir à ce monde comme étant son propre monde, au point de s’identifier complètement à celui-ci. Il s’y sent chez lui.
19Cette autocompréhension de soi du paysan fait sens, mais le paysan n’est pas le seul à éprouver un tel sentiment d’appartenance à l’égard de ce qu’il considère être son monde. Un citadin peut tout aussi bien revendiquer la grande ville comme son véritable chez-soi. En fait, aussi bien le monde rural que le monde urbain possèdent un droit d’existence pour l’être-au-monde. L’être humain peut choisir l’un ou l’autre pour y vivre et y mener sa propre existence, comme il l’entend. L’important est plutôt de reconnaître, comme Heidegger le fera, que l’être humain n’est pas limité à tel ou tel monde, mais qu’il est créateur et riche en mondes17, ce qui lui permet à la fois d’admettre et d’apprécier la significativité respective d’une pluralité de mondes habitables comme autant de formes d’existence possibles. Toutefois, peu importe le monde auquel il appartient de source ; dans sa vie quotidienne, le Dasein a souvent tendance à réduire le monde à l’horizon de son quotidien. Il lui arrive de considérer son monde comme étant le seul monde véritable, ce en quoi il se trompe. Pour pouvoir découvrir que l’on peut séjourner autrement que de la manière dont il le fait dans son propre monde et convenir qu’il y a des mondes habitables autres que le sien, il lui faut d’abord pouvoir s’arracher à son monde immédiat. Tant et aussi longtemps que le Dasein n’a pas de recul par rapport au monde quotidien, il lui est impossible de concevoir la nature des limites et des possibilités de son monde, et d’envisager d’autres possibilités de séjourner en ce monde et en d’autres mondes. Le monde quotidien se présente toujours comme un monde familier où toutes les choses sont à leur place et possèdent déjà des significations préétablies. C’est précisément cette familiarité primordiale qui l’empêche de reconnaître que son monde n’est pas le seul possible et envisageable. Mais il arrive un temps où il remet en question la validité de ce monde auquel il appartient, et s’ouvre alors à lui la possibilité d’élargir le concept de monde par-delà l’horizon restreint de sa quotidienneté.
20En quoi la question des tonalités affectives peut-elle avoir un rapport avec cette problématique ? À cette question, on peut proposer deux réponses possibles, complémentaires, mais différentes l’une de l’autre, pourvu que l’on veuille bien distinguer dans l’analyse heideggérienne ce que nous aimerions nommer – pour filer la métaphore musicale associée traditionnellement à la Stimmung – un mode mineur et un mode majeur des tonalités affectives. Commençons par le mode mineur du phénomène des tonalités affectives. De la perception aux tonalités affectives, nous passons de la question du percevoir la significativité du monde à la problématique du sentiment d’existence du Dasein comme être-au-monde. Lorsque Heidegger aborde la question de la facticité du Dasein, il s’intéresse à la sphère du sentir et des affects humains comme l’indice d’une connexion primordiale entre le soi du Dasein et son être jeté au monde. Il désigne par le terme de Befindlichkeit l’existentialité du Dasein en tant que le Dasein s’éprouve et se sent être-au-monde. Par exemple, lorsque le Dasein éprouve la solitude, il l’exprime en affirmant, de façon privative, qu’il se sent seul au monde. Cette expression est révélatrice du fait que les sentiments d’existence ne sont pas dissociables de la présence d’un monde auquel ils sont étroitement reliés. En d’autres mots : ces sentiments d’existence ne sont pas ceux d’une subjectivité repliée sur elle-même, mais les sentiments d’un être-au-monde qui se sent faire partie du monde, même lorsqu’il se trouve isolé ou abandonné par les autres. C’est qu’en tant qu’être-au-monde, le monde fait toujours déjà partie du Dasein. C’est la raison pour laquelle Heidegger s’intéresse aux différentes modalités par lesquelles nous nous sentons concernés et interpellés par le monde avant même que celui-ci devienne un simple objet pour le jugement théorique. On ne doit pas comprendre les tonalités affectives, d’un point de vue psychologique, comme si elles étaient d’abord l’expression d’humeurs subjectives purement et simplement associées au caractère individuel de la personne humaine. Cette conception psychologisante des humeurs serait une manière de les considérer comme peu conformes au point de vue phénoménologique que Heidegger adopte, à savoir celui de traiter la question du sentir et du ressentir humain à partir de la perspective de l’être-au-monde. Il s’agit de comprendre comment l’être-au-monde s’éprouve lui-même en tant qu’il est toujours déjà exposé à la rencontre des étants intramondains et à la présence d’autrui. Ses humeurs révèlent avant tout comment il se sent touché par telle ou telle situation. Nos manières d’être concernées par ce qui nous entoure ne seront pas les mêmes, si l’étant intramondain rencontré se présente à nous comme menaçant ou urgent, intéressant ou propice, banal ou problématique, etc. De même, nous ne serons pas disposés à faire des confidences à de purs inconnus et nous nous montrerons plus prudents qu’à l’habitude dans une situation sociale requérant un doigté diplomatique. On voit ici que le mode mineur des tonalités affectives prédispose le Dasein à adopter des attitudes et des comportements adéquats en interaction avec les différentes situations de la vie humaine. Par les tonalités affectives, le Dasein se montre ainsi réceptif aux situations intramondaines qu’il interprète comme lui étant favorables, défavorables ou sans réelle portée pour accomplir ses tâches. Parce que le Dasein se sent concerné différemment par ce qu’il fait, ce qu’il éprouve révèle alors son inquiétude ou exprime sa satisfaction, etc. C’est en éprouvant ces différentes tonalités affectives que se signale à lui sa propre ipséité sans pourtant qu’elle devienne pour lui un thème explicite d’élaboration plus approfondie18. Cela indique que la sphère des tonalités affectives appartenant à la Befindlichkeit est proprement d’ordre pré-égologique : elle concerne un soi mondain qui n’est pas encore celui de l’ego individuel se réfléchissant en lui-même. Rappelons, à nouveau, que ce qui compte ici, ce n’est pas le Dasein en tant que soi proprement individuel, mais les étants intramondains rencontrés et la significativité du monde. Au quotidien, la question du soi individuel est, selon Heidegger, recouverte par la dictature du On incarnant un soi collectif anonyme auquel tout Dasein reste assujetti d’abord et le plus souvent.
21Faire des choses est si primordial pour le Dasein qu’il s’oublie lui-même dans ses activités. Jamais il ne s’interroge d’abord sur l’être qu’il est lui-même. Comment s’effectue dès lors le retour du Dasein vers lui-même en tant que soi individuel ? C’est ici qu’entre en scène ce que je nomme le mode majeur de certaines tonalités affectives. Dans le cadre de l’ontologie fondamentale, Heidegger accorde une fonction ontologique bien précise à la Grundbefindlichkeit de l’angoisse, qui permet de la distinguer par rapport au mode mineur des autres tonalités affectives à l’œuvre dans la sphère du sentir quotidien. Dans le dispositif général de l’analytique du Dasein, Heidegger assigne à cette tonalité fondamentale le pouvoir ontologique de reconduire le Dasein à son propre pouvoir être. Cette détermination est inséparable du fait que le Dasein est d’abord un être « hors-de-soi » « auprès-du-monde ». Le Dasein se perd lui-même dans le monde quotidien, parce qu’il perd de vue que la finalité du monde est d’être en fonction de sa propre existence et non l’inverse. Le Worum-Willen, le ce pourquoi il y a un monde, c’est en vue de sa propre réalisation, lui qui est temporalité originaire, finitude profonde, existence en vue de soi. Or, c’est précisément cela que le Dasein finit par oublier au jour le jour en s’affairant au monde, à savoir de prendre sur soi la responsabilité de son existence mortelle comme si chaque jour était le dernier.
22Dans son analyse, Heidegger porte attention au caractère inintentionnel du mode majeur de l’angoisse comme tonalité fondamentale par rapport au caractère intentionnel du mode mineur des tonalités affectives. Dans Être et temps, il distingue ainsi le sentiment de peur (30) de la tonalité affective de l’angoisse (40). Essentiellement, la différence entre ces deux modes de Stimmung repose sur le fait que le sentiment de peur a pour source un étant identifiable parmi les étants intramondains rencontrés, tandis que la tonalité affective de l’angoisse n’est associable à aucun étant subsistant au monde. Dans l’angoisse, le Dasein n’a peur de rien de tangible, ce dont il s’angoisse, c’est plutôt de son propre être en tant qu’être mortel et fini. Le pouvoir ontologique de l’angoisse est d’arracher le Dasein à l’emprise de ses rapports quotidiens au monde pour le reconduire à la question de son propre pouvoir-être au monde. La routine quotidienne sécurise le Dasein et elle l’empêche de se poser des questions concernant le fond des choses, comme la nature de son propre être, par exemple. L’angoisse qui se temporalise dans l’être humain constitue, aux yeux de Heidegger, un événement crucial, un appel à être soi-même, un éveil existentiel du Dasein à s’assumer lui-même comme être-au-monde. Dans l’angoisse, tous les rapports de familiarité au monde se voient suspendus et la significativité du monde qui leur était associée au quotidien s’écroule pour lui19. Tout lui devient tout à coup étranger. Heidegger définit l’angoisse comme la tonalité fondamentale de l’étrangeté – die Stimmung der Unheimlichkeit20. Le monde quotidien et le mode d’être de la préoccupation (Besorgen) cessent d’avoir un sens. Plus rien ne va de soi. Dans l’angoisse, le Dasein fait face au rien (das Nichts), à la nullité du monde en tant que totalité significative. Alors que la perception révèle au Dasein la significativité et la familiarité du monde ambiant, à l’inverse, l’angoisse lui fait découvrir subitement l’insignifiance et l’étrangeté de sa propre existence, tant qu’elle demeure ininterrogée. Ce monde en totalité n’est rien quant à son sens si le Dasein ne prend pas la peine de s’interroger lui-même sur la finalité de son propre être-au-monde. Imprévisible comme la mort, l’angoisse peut surgir à tout moment dans l’existence du Dasein. En un bref instant (Augenblick), l’angoisse temporalise l’occasion d’un moment d’extrême lucidité, révélateur et décisif, par lequel le Dasein peut se tourner vers soi et choisir de s’engager résolument dans la réalisation de ses possibilités les plus propres en tenant compte de la finitude de sa propre temporalité21.
23L’angoisse n’est pas la seule tonalité fondamentale possédant la vertu ontologique de tourner le Dasein vers sa propre constitution ontologique, qui est celle d’exister sur le mode temporel de la compréhension de l’être. Peu après la publication d’Être et temps, Heidegger va s’intéresser au cas de l’ennui22. Indiquons brièvement en quel sens l’ennui joue un rôle comparable à la réduction effectuée dans l’angoisse concernant l’éveil du Dasein à soi. Le rapport entre le temps et l’être est au centre de cette analyse de l’ennui. Les êtres humains connaissent le phénomène de l’ennui, mais ils font tout en leur pouvoir pour chasser l’ennui comme s’il représentait une calamité au lieu d’y voir l’occasion d’un éclaircissement critique sur le sens de leur propre existence, notamment sur la place fondamentale qu’y joue la temporalité. Pourquoi les êtres humains éprouvent-ils l’ennui ? En quoi l’ennui peut-il contribuer à la connaissance de soi du Dasein ? Pascal avait déjà souligné la raison pour laquelle les êtres humains ne supportent pas l’ennui qui leur fait prendre conscience de leur condition d’être mortel. Pour ne pas faire face à leur véritable situation d’être-au-monde, les humains préfèrent les divertissements et les passe-temps. L’analyse de Heidegger reprend à son compte ce motif pascalien en montrant que la tonalité fondamentale de l’ennui est une source ouvrante authentique par laquelle le mode d’être de l’être humain est reconduit à l’horizon de sa propre temporalité. Cette dimension ontologique est abordée par Heidegger dans la troisième forme de l’ennui, l’ennui profond, qui interpelle l’être humain à la racine de ce qu’il est en tant qu’être-au-monde temporel. L’ennui profond temporalise chez l’être humain l’éveil d’un pouvoir véritable de création et de réflexion qui est à l’origine de l’art, de la religion et de la philosophie. Dans son analyse de l’ennui, Heidegger interroge d’abord « l’être-ennuyé par quelque chose » en se référant au contexte pragmatique de l’être-au-monde. La plupart du temps, le phénomène de l’ennui prend la forme objective d’un contretemps, par exemple, avoir une crevaison. Dans ce cas, ce qui est ennuyeux, c’est un étant intramondain. Heidegger procède ensuite à l’analyse d’une seconde forme de l’ennui à partir du contexte de la vie sociale. Il nous arrive de ressentir de l’ennui au beau milieu d’un événement amical comme l’invitation à un souper mondain, par exemple. Rien d’ennuyeux ne s’y trouve ni ne s’y produit et pourtant, nous nous ennuyons à cette soirée. Nous ressentons un vide que nous sommes incapables d’expliquer, comme si le temps passé à cette soirée n’arrivait pas à nous combler. N’est-ce pas là une situation paradoxale que de s’ennuyer à l’occasion d’un passe-temps qui sert habituellement à contrer l’ennui et à nous divertir ? À quoi doit-on rattacher le fait que les passe-temps eux-mêmes peuvent devenir ennuyeux ? Que signifie que l’être humain puisse s’ennuyer ainsi par lui-même ? Telles sont les questions qu’adresse l’analyse heideggérienne de l’ennui en tant que tonalité fondamentale de l’être-au-monde. Ce n’est pas en chassant l’ennui que l’on peut venir à bout de celui-ci et découvrir sa signifiance dans l’horizon de l’existence humaine. C’est bien plutôt en en faisant l’expérience et en endurant l’épreuve à laquelle l’ennui nous expose, à savoir celle de nous laisser traîner en longueur dans un temps vide, qu’il génère en nous la condition de possibilité de s’affranchir de lui dans un instant décisif (Augenblick), soit celui par lequel nous nous engageons à trouver le temps pour assumer pleinement la réalisation de nos projets. C’est par le temps vide de l’ennui que nous parvenons à comprendre que la plénitude du temps ne nous devient accessible qu’en apprenant à apprécier la raison d’être de tous « les temps pour23 ». En souffrance de temps pour, le Dasein s’éprouve comme étant lui-même vide et sans projet. Ce qui lui est proprement insupportable, étant donné que son mode d’être-au-monde est précisément temporalité et réalisation de soi. En soi-même, le Dasein éprouve alors que l’heure est arrivée pour lui de faire quelque chose par lui-même.
La temporalité esthétique
24Au début de cet article, nous nous sommes étonnés de l’absence de l’esthétique dans l’horizon de l’ontologie fondamentale. Nous avons pris garde de parler plutôt de la présence d’une proto-esthétique que nous avons repérée dans l’analyse de la perception de la significativité du monde et dans celle des tonalités affectives comme sentiment d’existence du Dasein en tant qu’être-au-monde. Ce parcours s’avérait indispensable afin de faire apparaître la dimension de co-appartenance entre le Dasein comme être-au-monde et le phénomène de la significativité du monde en deçà de l’opposition traditionnelle entre sujet et objet. Nous avons vu comment Heidegger prend soin de distinguer la temporalité originaire constitutive de l’être du Dasein par rapport à la temporalité de la préoccupation et à la conception vulgaire du temps. Étant donné l’importance que Heidegger consacre à la problématique de la temporalité, le temps est venu de nous demander quelle place pourrait bien être assignée à la temporalité esthétique en considérant la catégorie du « temps pour » et la catégorie de l’Augenblick, que Heidegger utilise dans son analyse de l’être-au-monde. N’oublions pas que Heidegger lui-même ne se sert ni du terme de temporalité esthétique ni de celui d’expérience esthétique. Nous respectons ce choix. Toutefois, cela ne doit pas nous empêcher de nous intéresser à l’expérience esthétique et à la temporalité esthétique et de chercher à voir si Heidegger n’aurait pas trouvé une façon de contribuer à la problématique de l’esthétique, malgré lui. Et, pour tout dire, nous croyons qu’il l’a fait au niveau de la proto-esthétique que nous avons mise en relief. À notre avis, l’analyse heideggérienne de la temporalité originaire permet d’assigner une place à la temporalité esthétique aussi bien au niveau de sa conception de la temporalité de la préoccupation qu’au niveau de sa conception des tonalités fondamentales. La première reconnaissance possible consiste à considérer la temporalité esthétique comme faisant elle-même partie de la logique des « temps pour » appartenant au monde quotidien de la préoccupation. En ce sens, « le temps pour » une contemplation esthétique au quotidien peut être considéré comme le temps pour apprécier le monde sans autre finalité que celle de prendre le temps pour s’arrêter et pour s’adonner à cette activité délestée momentanément des finalités pragmatiques courantes. Cette contemplation esthétique spontanée et non planifiée se produit furtivement au sein du monde ambiant lui-même et permet au Dasein de jouir de la présence d’être là au monde et de s’y sentir chez soi. Tous les autres « temps pour » visent l’accomplissement d’une tâche pragmatique. Quant à elle, la temporalité esthétique suspend l’accomplissement de ceux-ci et engendre par elle-même un espace de temps, dont la finalité n’est rien d’autre que de rendre possible une libre appréciation du monde tel qu’il est. En ce sens, la temporalité esthétique entrouvre la possibilité pour le Dasein de voir le monde tout autrement que d’habitude, en tout cas par-delà sa réduction à l’affairement utilitaire. L’autre reconnaissance possible de la temporalité esthétique dans le cadre de l’analyse heideggérienne se trouve dans le pouvoir ontologique de reconduction des tonalités fondamentales qui temporalisent en un clin d’œil (Augenblick) la possibilité du retour à soi de l’être-au-monde en tant qu’être temporel en vue de lui-même. D’un côté, la temporalité esthétique invite à voir le monde dans ce qu’il a d’appréciable par-delà la valeur utilitaire des choses rencontrées ; de l’autre côté, elle éveille l’attention de l’être humain sur le sens existentiel et la place significative des expériences esthétiques au cours de sa propre existence. Certaines expériences esthétiques rendent manifeste en quoi ce qui est familier possède un contenu riche de sens, dont nous ne sommes plus capables d’apprécier la valeur au quotidien. À l’inverse, d’autres expériences esthétiques ébranlent nos convictions et idées fixes en nous ouvrant les yeux sur ce qui est étrange, inapparent ou qui ne va aucunement de soi. Dans les deux cas, elles contribuent, bien que différemment, à l’éclaircissement de notre existence et possèdent leur propre temporalité. Chacune d’elles introduit un moment de discontinuité par rapport à la temporalité quotidienne et établit une distance temporaire par rapport à l’état prédonné du monde. Toutefois, chacun de ces moments de discontinuité reste étroitement lié, quant à sa signification, à notre séjour au monde, de sorte que chacun d’eux constitue une occasion entrouverte pour l’individu de s’interroger sur la finalité de ses rapports au monde et de prendre en considération le rôle heuristique que les expériences esthétiques jouent dans l’autocompréhension de soi et du monde. Nous ne faisons pas que vivre les expériences esthétiques et en rester aux plaisirs ou aux peines qu’elles peuvent occasionner ; nous ressentons le besoin de les ressaisir par la réflexion pour en dégager le sens, non pas immédiatement dans une perspective générale et universelle, mais de prime abord dans l’herméneutique de notre soi individuel. Nous cherchons tous à comprendre et à interpréter le sens des sollicitations sensibles ou affectives lorsqu’elles nous interpellent dans ce que nous sommes. À ce titre, ce ne sont donc pas toutes les sollicitations qui retiennent notre attention. Seules celles qui concernent l’ipséité de notre soi dans le continuum de notre existence nous portent à réfléchir le sens véritable de leur contenu. Pourquoi cela ? Parce qu’en elles, il y va toujours en premier lieu de l’éclaircissement du sens de notre propre être-au-monde. C’est d’ailleurs sur cette compréhension préalable qu’il est possible de reconnaître l’importance que les autres accordent eux-mêmes aux expériences esthétiques qui ont été prégnantes dans le contexte de leur propre existence, et vice versa. Il s’agit là d’une véritable « universalité concrète » par laquelle nous reconnaissons mutuellement l’importance du rôle significatif des expériences esthétiques dans l’horizon de chaque existence humaine.
25La temporalité esthétique n’est pas restreinte à l’ekstase du temps présent. En apparence, les sens et les perceptions semblent tous être assujettis au temps présent, parce que leur activation reste liée à l’actualité d’une situation au monde. C’est bien toujours l’odeur actuelle que je sens ; le paysage que je vois, il est bien là au moment où je le vois ; le son que j’entends, je ne me l’imagine pas, c’est bien celui du murmure du ruisseau que je côtoie ; l’écorce rugueuse de l’arbre que je touche avec mes mains, je ne saurais nier sa présence palpable, etc. Et pourtant, parce que c’est nous en tant que personne entière qui sentons, voyons, entendons, touchons et goûtons et non simplement les organes des sens, les odeurs, les paysages, les sons, les textures et les saveurs peuvent aussi nous transporter, voire nous déporter vers le passé ou le futur. Ainsi, l’odeur que je sens maintenant me rappelle un événement précis qui se rattache à ma vie antérieure, ce n’est pas tant la qualité sensible ou matérielle de l’odeur elle-même qui retient ici mon attention, mais le souvenir auquel elle me donne accès, une situation de ma vie temporelle. Tout à coup, l’odeur devient porteuse de réminiscences. Elle provoque une anamnèse suffisamment prégnante pour que notre passé s’apprésente au cœur même du temps présent. On doit sans doute à Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, d’avoir développé in extenso une herméneutique de soi qui se rattache à la dimension temporelle du sentir humain en montrant comment les odeurs, les paysages, les sons, les textures et les saveurs ont le pouvoir de reconduire l’être humain vers un monde de significations qui concerne sa temporalité profonde. Comme beaucoup d’autres penseurs, poètes et artistes, Proust a bien vu que la signification des sens et du rôle des sensations dans la vie humaine ne s’épuise pas dans la téléologie du maintien de la vie et de la survie organique de l’être humain. La portée des sens se voit insuffler une extension temporelle par le biais de ces deux puissances humaines que représentent la mémoire et l’imagination ; la première ouvre les sens à la dimension de l’avoir-été, ce qui leur donne une profondeur de vue se perdant jusque dans l’immémorial du monde humain et la seconde les transporte en avant de soi sous les formes de l’attente, du désir et de l’espoir vers la possibilité de réaliser les finalités les plus nobles de l’humanité. Ces trois dimensions temporelles sont intimement liées dans l’horizon de la vie humaine et dans celui des nations au cours des différentes époques de l’histoire. La présence du passé et celle du futur déterminent la signification, l’étendue et la profondeur du temps présent, qui garde en lui les traces de ce qui n’est plus, mais continue toujours de nous supporter, tout en s’inquiétant de l’imprévisibilité de ce qui n’est pas encore advenu, mais qui nous préoccupe déjà, à savoir le temps qui vient. Nous qui sommes des êtres finis et historiques, des êtres d’un jour, tellement notre vie est brève à l’échelle du temps cosmique, nous sommes profondément affectés par notre séjour dans le temps qui passe. Les expériences esthétiques temporalisent des instants particuliers à la fois discrets, discontinus, irréguliers, intermittents, évanescents dans la continuité de notre existence. Il revient à chacun de nous, pendant qu’il en est encore temps, la tâche d’élucider le sens que l’on doit leur accorder dans l’accomplissement de notre propre vie.
Notes de bas de page
1 Heidegger Martin, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. fr. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 25-26. Cette reconduction du temps naturel et du temps historique à la temporalité originaire est explicitement mentionnée et développée dans Être et temps. Cf., en particulier, le § 80 à la page 418 pour l’édition allemande ; Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1979. Et pour l’édition française, à la page 312 d’Être et temps, trad. fr. Emmanuel Martineau, Édition numérique – hors commerce, 1985. Dans la suite du texte, j’utiliserai les abréviations suivantes SuZ pour l’édition allemande et ET pour l’édition française (avec l’indication du paragraphe et de la pagination entre parenthèses).
2 Il ne faut pas oublier que Heidegger fait voir des déterminations ontologiques dans son analyse de la temporalité de la préoccupation qui ne sont pas celles de l’autocompréhension du Dasein lui-même. Cf. SuZ (61, 304) ; ET (61, 237).
3 « Im Besorgen wird jedem Ding„ seine Zeit“zugesprochen », SuZ, (80, 419) ; ET (80, 313).
4 Aristote, De l’âme, 433b7.
5 Il s’agit du « Wieviel-Zeit ». Cf. SuZ (80, 415) ; ET (80, 310).
6 Heidegger Martin, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. fr. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 310. En allemand, l’expression quotidienne « Ich rechne damit » signifie « je m’attends à cela », au sens où je tiens déjà compte de cela dans ma prévision ou mon anticipation de quelque chose. Ce qui indique la présence du temps futur plutôt que l’idée d’un calcul au sens purement comptable, c’est-à-dire numérique du terme.
7 Heidegger résume cette conception du « temps pour » en soulignant quatre aspects caractéristiques : 1) la significativité (Bedeutsamkeit), 2) la databilité (Datierbarkeit), 3) l’écartement (Gespanntheit, Erstrecktheit) et 4) la publicité (Öffentlichkeit). Cf. SuZ ; ET (79 et § 80). Faute d’espace, nous ne pouvons nous engager ici dans une analyse plus détaillée de ces quatre aspects. À la section suivante, nous traiterons l’aspect de la significativité en rapport à la perception.
8 Une étendue du temps. « Eine Spannweite », dit Heidegger. Cf. SuZ (79, 409) ; ET (79, 306).
9 Heidegger Martin, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. fr. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 321-322.
10 Ibid., p. 321.
11 Pour les exemples et les explications que Heidegger donne lui-même de la phénoménologie de l’écoute, qui est aussi une herméneutique de l’entendre (Verstehen-Hören), cf. SuZ (34, 163-164) ; ET (34, 140-141). Cf. aussi Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. fr. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 385. On trouve également la présence de cette problématique dans son essai « L’origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 24.
12 Heidegger Martin, Ontologie. Herméneutique de la factivité, trad. fr. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 1985. La comparaison s’effectue aux paragraphes § 19 et § 20, des pages 119 à 124. L’exemple auquel je vais me référer se trouve à la page 122.
13 Heidegger Martin, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. fr. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 211-213 et 347.
14 Cf. SuZ (34, 162) ; ET (34, 140). Cf. également Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. fr. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 393.
15 Heidegger Martin, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. fr. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 211.
16 Heidegger Martin, « L’origine de l’œuvre d’art », op. cit., p. 34.
17 À ce propos, le lecteur trouvera dans la deuxième partie du cours de Fribourg de l’hiver 1929-1930, intitulé Les concepts fondamentaux de la métaphysique, un long développement analytique de Heidegger sur la thèse de l’homme en tant que « configurateur de monde ». Heidegger Martin, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. fr. Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 255-525.
18 Le Dasein ne s’arrête pas à ce qu’il ressent, la tonalité affective le rend sensible au caractère modal de ce qui se présente à lui provenant du monde auquel il appartient. Ainsi, il se sent confortable, surpris, familier, déstabilisé, étranger avec ce qui se produit dans son monde. Ce qu’il ressent, ce sont avant tout les manières dont le monde se donne à lui.
19 La significativité (Bedeutsamkeit) du monde sombre soudainement dans l’insignificativité totale (« die völlige Unbedeutsamkeit »). Cf. SuZ (40, 187) ; ET (40, 156).
20 SuZ (40, 190) ; ET (40, 158).
21 Dans Être et temps, Heidegger traite du concept d’Augenblick en le rattachant principalement à la problématique de la temporalité originaire liée au Dasein en tant que souci (Sorge). Cette problématique mériterait un traitement plus extensif que je ne peux faire ici. Sur cette question, j’indique quelques références significatives que le lecteur trouvera dans la deuxième partie d’Être et temps. Cf., en particulier, SuZ § 65, 328 ; § 68a, 338 ; § 68b, 344-345 ; § 68c, 347-349 ; § 71, 371 ; § 79, 410 ; § 81, 425, 427 ; ET § 65, 253 ; § 68a, 259-260 ; § 68b, 263-264 ; § 68c, 265-266 ; § 71, 281 ; § 79, 307 ; § 81, 317-318.
22 Cette phénoménologie de l’ennui est élaborée par Heidegger dans le cours Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. fr. Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 124-240. Dans les Séminaires de Zurich, Heidegger revient explicitement sur le rapport entre la tonalité affective de l’ennui et la problématique de la temporalité. Cf. Heidegger Martin, Séminaires de Zurich, trad. fr. Caroline Gros, Paris, Gallimard, 2010, p. 107-108.
23 Cf. p. 51-54.
Auteur
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