Logique et psychologie dans le De Intellectibus d’Abélard
p. 309-319
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Texte intégral
1Abélard est surtout célèbre comme logicien, même s’il ne sépara jamais l’intérêt pour la logique d’un intérêt pour la théologie et si, au cours de sa carrière, cette dernière prit de plus en plus de place. Sa logique est fondée pour l’essentiel sur le corpus boécien, qu’il commente avec une ampleur sans précédent. Mais au-delà de la logique comme technique formelle de raisonnement, c’est le langage dans sa complexité qui l’intéresse ; dans toute son épaisseur, ses ambiguïtés et sa richesse, à travers la diversité des modes d’approche qu’il requiert. On sait qu’Abélard rédigea une grammaire, aujourd’hui perdue, mais dans sa logique même, de nombreuses analyses prennent en compte la construction syntaxique des phrases.
2Il est un autre domaine que la logique d’Abélard côtoie, avec lequel elle a des relations de différenciation et de modélisation tout à la fois, c’est ce qu’on peut appeler – les deux expressions étant l’une et l’autre anachroniques – la « psychologie » ou la « philosophie de l’esprit ».
3Bien entendu, c’est dans le Traité des intellections que cet entrelacement entre philosophie du langage et philosophie de l’esprit est le plus manifeste – mais on pourrait également se référer à certains passages de la Logique 1. Lorsqu’il rédige, sans doute vers 1124, le Traité des intellections – dont l’authenticité n’est plus mise en doute –, Abélard a déjà rédigé sa Dialectique (vers 1117) à partir de leçons données à Paris en 1115-1116. C’est un ouvrage qui couvre tous les domaines de la logique telle qu’elle était alors pratiquée.
4Puis il a entrepris la rédaction d’un ensemble de commentaires aux œuvres de Porphyre et d’Aristote transmises par Boèce , dont quelques éléments sont perdus, mais dont la plus grande part nous est parvenue ; longtemps connue sous le nom de Logica « Ingredientibus », elle est aujourd’hui plus simplement appelée Logique.
5Dans le Traité des intellections, Abélard commence par exposer une théorie des puissances de l’âme, mais consacre ensuite la plus longue partie de son traité à l’étude des différents types d’intellections (simples ou complexes, vaines ou saines). Or cette étude est d’emblée présentée comme une contribution à l’étude du langage : il dit même, annonçant le plan suivi, qu’il va distinguer les « représentations mentales » ou « intellections » des autres affections de l’âme puis les différencier entre elles, « dans la mesure où nous l’estimons nécessaire à la théorie des mots 2 ».
6Il existe entre le langage et le champ des intellections ou représentations mentales une double relation. D’une part, c’est le langage seul qui manifeste la structure des représentations mentales. Cela apparaît par exemple lorsque l’on introduit la distinction entre intellections simples et intellections complexes : « la nature des discours (sermones) qui provoquent les intellections est comme celle des intellections 3. C’est pourquoi l’on peut s’appuyer sur le langage pour différencier entre elles les intellections. D’autre part, en retour, le langage lui-même ne peut pleinement manifester sa dimension signifiante, qui lui est essentielle, qu’en exhibant une certaine structure intellective qui lui est connexe sans être jamais tout à fait homologue : ainsi qu’il est dit pour introduire la seconde partie du Traité, « il reste à différencier soigneusement les intellections elles-mêmes les unes des autres de sorte que, d’après elles, la distinction des mots devienne manifeste 4 ». C’est cette double implication dont je voudrais donner brièvement une idée.
7Je prendrai deux exemples pour manifester ces relations. Le premier, dans le passage du traité consacré aux intellections simples et complexes, concernera la signification complexe. Le second, dans le passage consacré aux intellections vaines et aux intellections saines, qui contient aussi d’amples développements sur les manières de concevoir, concernera les deux sens d’intelliger et leur rapport à l’acte de signifier.
Comment se constitue une signification complexe ?
8« Signifier, c’est constituer une intellection ». D’une certaine façon, tout le Traité des intellections est un approfondissement de cette phrase de Boèce , constamment citée par les Médiévaux Latins 5.
9Dans ce qu’Abélard désigne lui-même comme la deuxième partie de son traité, une première sous-partie traite de la distinction entre intellections simples et intellections complexes. La nécessité de faire cette distinction est d’abord due à la distinction similaire que l’on constate sur le plan du langage, où les énoncés complexes (les orationes) rassemblent des unités simples (les dictiones, comme on les appelle en grammaire), dont chacune est déjà une unité significative 6.
10Mais à supposer que cette distinction soit claire du côté des mots, elle l’est beaucoup moins lorsque l’on examine ce que l’on comprend (ou « intellige », pour rendre littéralement le latin intelligere) au moyen d’un tel énoncé simple ou complexe. Or cette difficulté qui surgit au niveau de l’intellection concerne la signification, donc elle nous renvoie à nouveau aux mots considérés dans leur portée signifiante. La solidarité du signifier et de l’intelliger se marque d’emblée, mais en un processus perpétuel de différenciation et de recouvrement.
11Celui qui parle « chemine à travers plusieurs mots significatifs 7 », mais que se passe-t-il dans l’esprit de celui qui entend ? Il doit avancer dans la compréhension en rassemblant les intellections appropriées à partir des mots un à un. Nous reviendrons sur un tel processus. Pour l’instant, Abélard s’appuie simplement sur cette exigence de compréhension de la signification du langage pour faire admettre qu’il existe des intellections complexes.
12Mais comment caractériser alors l’intellection simple ? Ce n’est pas si facile, car, attentif comme à son habitude aux phénomènes langagiers et sémantiques, Abélard note que par un seul mot, on peut bien intelliger plusieurs choses en même temps. Il ne s’agit pas ici, trivialement, de la signification plurielle d’un terme commun. Abélard donne comme exemples les adjectifs ou pronoms numériques (« deux », « trois »), des noms collectifs (« le peuple », « le troupeau »), puis semble généraliser à « tout nom compréhensif de plusieurs choses », que ces choses soient des parties quantitativement distinctes, ou bien qu’elles soient ensemble comme la matière et le forme. La suite montre ce qu’il a en vue par cette dernière précision, qui fournira l’occasion de nombreux développements ultérieurs : par le nom d’« homme » on comprend l’animal, la rationalité, la mortalité…
13Intelliger « homme », c’est aussi bien intelliger qu’il est un animal rationnel. Dans ces conditions, quelle est la différence entre intellection simple et intellection complexe ? Elle ne réside pas dans la chose intelligée ou signifiée puisque dans les deux cas, comme Abélard le précisera un peu plus loin, cette fois à travers l’exemple du nom « animal », on « conçoit intégralement la nature de l’animal » – qu’on le conçoive simplement ou que l’on appréhende la multiplicité de formes en lesquelles celui-ci consiste, comme « corps animé sensible 8 ».
14Une intellection simple sera celle qui ne peut pas se décomposer en une pluralité d’actes successifs : « cependant l’intellection doit être dite simple si cependant elle est dite par nulles parties successives 9 ». La simplicité n’est donc pas l’impossibilité absolue de décomposer ce qui est compris et signifié puisque quand je comprends « animal », je comprends bien en même temps (simul) les trois éléments mentionnés plus haut, mais elle réside dans l’unité temporelle de l’acte, dans la non-successivité.
15Qu’est-ce alors, par contraste, qu’une intellection complexe ? Lorsqu’il évoque pour la première fois la signification complexe, Abélard décrit ce processus en insistant sur le fait que ce n’est pas seulement une juxtaposition d’intellections simples : « D’abord certes en intelligeant un homme, à savoir quand il entend “homme” qui a été institué pour signifier l’homme, puis la marche lorsqu’il entend “marche”, en la reliant en plus à l’homme 10 ». Cette liaison, copulatio, selon le terme qui sera réservé à la fonction sémantique de la copule mais qui est ici généralisé à chaque verbe, est ce qui cimente la signification complexe. Une intellection complexe ne sera donc pas seulement celle qu’on peut décomposer en plusieurs actes successifs (animal•rationnel•mortel, ou corps•animé•sensible), bien que cela soit une condition nécessaire, car encore faut-il une forme d’unité. C’est là que prend toute son importance l’idée de processus d’intellection – processus par lequel se constitue précisément la signification. Nous avons déjà signalé que l’auditeur qui perçoit un énoncé complexe doit progresser en rassemblant (colligendo) des intellections correspondant aux mots successifs. Les termes employés par Abélard soulignent ce processus : « il chemine (progreditur) », « en cheminant par une succession (per successionem progrediendo) 11 ».
16Mais ce processus doit en même temps se clore, sinon l’idée de « rassembler » n’aurait aucun sens. Or cette idée de rassemblement se retrouve dans une dernière façon de différencier les deux types d’intellection ici distingués : l’intellection complexe, correspondant à un énoncé complexe sur le plan linguistique, rassemble la multiplicité des formes à travers un cheminement successif, elle associe (aggregat) des choses préalablement intelligées en une intellection complexe ; l’énoncé sera donc intellection qui rassemble. Ce processus se construit à travers un acte psychologique qu’Abélard désigne par le terme « viser » (attendere). Nous visons les choses composées de matière et de formes en considérant et en concevant chacune de ces parties (matière, natures, qualités) ; en revanche, l’intellection simple, celle qui correspond du point de vue linguistique à une dictio, et de façon privilégiée au nom, est une intellection de choses rassemblées (coniunctorum, coniunctorum rerum).
17Cette unité relative de l’intellection complexe prend toute son importance lorsque l’on en vient ensuite à différencier les intellections unes et les intellections multiples. Car les intellections unes peuvent être simples ou complexes. On appelle « intellection une », en effet, toute intellection qui soit est simple, soit consiste en une seule « liaison » ou une seule « division » 12. Elles sont néanmoins unes par ce processus de rassemblement à travers plusieurs intellections simples successives et par cette visée unificatrice. C’est donc l’occasion de nouvelles précisions sur le processus psychologique de constitution de la signification.
18L’unité n’a plus ici pour condition l’absence d’acte successif. Elle est exprimée clairement dans le paragraphe 47, avant qu’Abélard ne le développe et l’explicite par divers exemples.
« Une est la conjonction, ou la division ou disjonction, d’une intellection par laquelle l’esprit (animus) progresse de façon continue, par une seule impulsion de l’esprit (mentis), et est dirigé par une seule intention (intentione) par laquelle, pour ce qui a d’abord été intelligé en conjuguant ou en disjoignant quelque chose, ou en disjoignant cela même et autre chose, il achèverait d’une certaine manière sans interruption le parcours entrepris » 13.
19L’unité n’est plus celle d’une simultanéité, elle est celle d’un parcours, lequel implique cette fois une certaine successivité. On retrouve donc l’idée de processus à travers lequel une signification/intellection complexe se construit, s’élabore, loin d’être donnée d’emblée ou même de se réduire à une juxtaposition ou une combinatoire de significations élémentaires préconstituées. La double dimension processuelle et proprement psychologique est encore accentuée par rapport à l’étude des intellections simples. On avait déjà parlé de visée (par le verbe attendere), on trouve ici l’idée d’intentio, qui marque la tension vers, la visée intentionnelle, tandis que l’unité (« une seule impulsion de l’esprit ») est celle d’un parcours borné par cette visée. C’est en vérité sur cette unité visée, dont la réalisation permet d’achever le parcours de l’esprit, que repose l’unicité de l’intellection, qu’elle soit simple ou complexe. C’est notamment le cas lorsque l’esprit rapporte à une seule essence, c’est-à-dire à une seule substance existante, une multiplicité de natures et de formes accidentelles. Mais on peut aussi avoir d’autres types d’unité d’actes intellectifs, qui se traduisent dans des propositions « hypothétiques » au sens boécien puis médiéval, c’est-à-dire des connexions de propositions, pourvu que là encore on s’intéresse à une seule mise en relation, considérée dans sa dynamique spécifique. Abélard n’insiste pas sur ces situations, mais insiste davantage sur des groupes plus restreints de mots, afin de marquer dans quel cas on a une unité de l’acte d’intellection (« animal raisonnable », « la maison de Socrate », « un homme qui court marche », etc). Dans tous ces cas, on voit que l’esprit exerce la fonction essentielle de l’intellect qui est de rapporter des natures ou des formes accidentelles à un sujet 14. C’est l’unité de cette complexion qui compte pour décider si les intellections sont une ou multiples.
20Dans cette première partie de notre étude, signification et intellection se montrent au plus près l’une de l’autre. Chez Abélard, cela va au-delà d’une référence pour la forme à l’adage boécien bien connu. Il s’agit, comme on le lit dans un autre texte 15, d’ériger en niveau spécifique la signification/ intellection, entre les seuls mots et les choses visées. Ce niveau est un niveau propre de visée intellective des choses. Il ne reflète pas strictement les choses car l’intellection marque une indépendance à l’égard des choses présentes et existantes, comparativement à la sensation et à même à l’imagination. Ce qui est décisif, lors même que l’on se rapporte à une seule et même essence (par exemple à travers un mot ou à travers sa définition), ce sont des modes d’intellection différents. Mais ce faisant, Abélard ne s’écarte pas de l’étude du langage, qu’il a assignée comme fin de son traité. Car c’est à travers les expressions simples et complexes que l’on suit ces méandres de l’intellection, par laquelle se constitue la signification des mots.
Les différences entre intelliger et signifier
21La dernière partie du Traité des intellections, traitant des intellections saines et des intellections vaines (deux notions dont la définition requiert de longues précisions), montre en réalité l’autonomie du plan intellectif, la dynamique propre de l’intellection. Cette autonomie se manifeste par rapport au plan des choses, des essentiae. Elle est étudiée à travers des processus comme celui de l’abstraction. Par principe, celle-ci, qui repose sur la « force de la raison », conduit à concevoir les choses autrement qu’elles sont (d’où la nécessité de ne pas tenir pour vaine toute intellection qui conçoit. Les choses autrement qu’elles sont). Cette analyse (comme à sa manière celle du terme universel, qui considère une nature indifféremment alors qu’elle ne saurait subsister à part) conduit à souligner la diversité des modes de concevoir, ou des « modes d’intelliger » qui ne reproduisent en aucune manière des « modes d’êtres » – nous sommes aux antipodes de la démarche qui sera celle de la grammaire spéculative. Nombreuses sont les intellections qui abstraient les formes de leurs sujets ou, réciproquement, soustraient les matières de leurs formes. Dans tous les cas, on sépare ce qui est uni, mais pas à la manière d’un jugement faux : on isole ou prélève telle nature ou telle propriété présente, parmi beaucoup d’autres, dans une chose.
22La réponse à l’interrogation qui met en cause la définition première de l’intellection vaine consiste en une précision sur la portée de l’adverbe « autrement » dans la formule « intelliger une chose autrement qu’elle est ». Ou bien l’adverbe porte sur le verbe « intelliger » ; alors il modifie ou modalise l’acte même d’intellection. Ou bien il porte sur la chose, qui est alors conçue aliter entem ou aliter esse. Dans un cas on intellige la chose autrement qu’elle est, dans l’autre on intellige la chose comme étant autre qu’elle est. Seul le second cas définit une intellection cassa, vide ou vaine. Dans le premier cas au contraire, l’intellection peut très bien permettre de penser certains traits de la chose et déboucher sur un jugement vrai. Ce qui intéresse ici notre propos, c’est l’affirmation que l’on vise une chose selon une multiplicité de modes d’intellection, en une liberté infinie de l’intelligence à l’égard des choses.
23Mais je voudrais surtout m’arrêter sur la seconde interrogation soulevée au paragraphe 69, traitée dans cette dernière partie, et qui concerne la définition première de l’intellection saine : « Est-ce que toute intellection qui intellige la chose comme elle est, est saine (sana) ? ». Ce second aspect conduit à introduire une distinction entre les deux verbes que dans la première partie de notre exposé nous avons vus intimement liés, à savoir signifier et intelliger ; alors que tout à l’heure les deux paraissaient inséparables puis que ce sont les modes d’intellection qui manifestaient la constitution de la signification, il s’agit maintenant de les différencier pour les faire jouer corrélativement.
24Le point de départ de l’analyse est une intellection complexe correspondant à une proposition à l’évidence fausse, telle que « cet homme est un âne » (hic homo est asinus). À cette expression complexe correspond une intellection que le latin rend par l’infinitive hunc hominem esse asinum – quand je prononce « hic homo est asinus », j’intellige hunc hominem esse asinum, que cet homme soit un âne. Qu’implique une telle intellection complexe ? En premier lieu, elle suppose l’intellection de deux termes simples, « homme » et « âne ». Mais, comme on l’a dit précédemment, elle implique aussi que l’on conçoive une certaine liaison entre ces intellections simples et que l’on vise quelque chose.
25L’analyse d’Abélard part des termes simples, de leur signification, et des intellections qui leur correspondent. En premier lieu, quand on comprend « âne », on comprend « la substance de l’animal « ; autrement dit, l’intellection du genre (terme supérieur) est impliquée dans l’intellection de l’espèce (terme inférieur). Qu’est-ce que cette « substance », substantia ? Ce n’est pas à l’évidence une substance individuelle considérée dans sa singularité, mais l’être, l’esse de l’animal – lequel, mais ce n’est pas ici la question, n’est que dans des animaux singuliers, mais peut être considéré indifféremment. Autrement dit, on ne peut pas penser « âne » sans penser l’existence d’un animal. Par le mot « âne », j’intellige donc esse animal, qu’un animal soit.
26Si maintenant le terme « âne » est inclus dans une expression complexe, il résulte de ce qui précède que je vais pouvoir y enchâsser des intellections implicites. Puisque « [dans] la valeur (vis) même du nom spécifique “âne” […] il est nécessaire que soit inclus par l’intelligence le nom générique lui-même, qui est “animal” », il en résulte que l’intellection complexe hunc hominem asinum esse inclut implicitement hunc hominem animal esse. On peut généraliser à toute intellection implicite dans une intellection donnée. Or la proposition dont hunc hominem animal esse est le dictum est vraie, alors que celle dont hunc hominem anisum esse est le dictum est fausse. Comment accepter cette coexistence du vrai et du faux dans sinon une même intellection, du moins deux intellections qui semblent impliquées l’une par l’autre ?
27On peut dans un premier temps se satisfaire de quelques précisions et précautions. L’intellection saine serait celle par laquelle on intellige une chose seulement comme elle est. Ce qui conduit à exclure certaines extrapolations évoquées plus haut. Si l’on intellige l’animal en Socrate « mon intellect est au repos » dit Abélard, reprenant là la formule boécienne de la signification 16. Il en va de même pour intelliger seulement (tantum) « quoddam animal esse asinum », qu’un certain animal soit un âne. Si en revanche, je vais au delà et relie « Socrate » et « animal irrationnel », je vais au-delà 17 de cette liaison des genres et des espèces, et je ne vise pas la chose telle qu’elle est, je ne vise pas l’être ou l’essentia du sujet.
28Cette première précision ne suffira pas. Car elle ne résout pas vraiment la difficulté liée à l’implicite et à l’explicite dans le processus intellectif. Si j’intellige l’animal dans l’âne, je parais toujours avoir une intellection vraie (que Socrate soit un animal, Socratem esse animal) comme partie d’une intellection fausse (que cet homme soit un âne, hunc hominem esse asinum). Laissant les méandres de l’objection et des réponses apportées, je vais tout de suite à l’essentiel. D’abord Abélard annonce un requisit supplémentaire : « qui conque intellige une chose de la manière dont elle se trouve possède une intellection saine en ce qu’il intellige cela18 ». Mais ce requisit ne prend sens que par l’introduction d’une distinction entre signifier et proposer.
29Qu’est-ce que je vise ou considère (le verbe est attendere) lorsque j’intellige le dictum suivant : Socratem esse animal irrationale, que Socrate soit un animal irrationnel ? Je ne vise pas telle ou telle partie de l’expression complexe « animal irrationale » (ou plus précisément le signifié de telle ou telle partie). L’analyse est ici assez fine. Car on a vu qu’une intellection complexe se construisait à travers ses parties. En un certain sens, donc, je considère bien la signification de « animal », et j’intellige bien Socratem esse animal. En ce sens donc, j’ai bien une intellection saine qui peut s’exprimer en une proposition vraie, et cette intellection saine est bien une partie d’une intellection composée fausse. Mais ce n’est pas en tant que je considère hoc totum, comme dit le texte, c’est-à-dire la totalité de l’expression composée (ou ici encore, pour être plus précis, ce que cette expression composée dit, et qui est également composé, à savoir esse animal irrationale). De ce point de vue, que reprend le paragraphe 90, on ne peut pas dire que celui qui intellige dans sa totalité Socratem esse animal irrationale intellige Socratem esse animal.
30Pour sortir de l’aporie, il faut donc introduire une distinction entre deux usages, ou deux sens de « intelliger ». En un sens large, l’intellection permet de passer à tout ce qui est réellement impliqué par la signification d’un des termes de l’expression complexe (j’intellige l’animal dans l’homme ou dans l’âne). On a vu qu’il ne s’agit pas de vagues associations, mais bien de liaisons fondées dans l’essentia de la res. En un second sens en revanche, intelliger est synonyme de « proposer ».
31Cette notion est fondamentale. Proponere doit être entendu en écho à propositio. Est proposé tout ce que dit, pose, asserte pourrait-on dire (quoique Abélard n’emploie pas ce terme qu’on trouvera chez des logiciens du xive siècle) une proposition, ou au delà un raisonnement – puisque Abélard prendra plus loin l’exemple d’une conséquence (consequentia), qui elle aussi propose une liaison et non l’une de ses composantes. Ce qui est proposé est le dit de l’expression complexe, considérée dans sa totalité, dans ce qu’elle a d’irréductible à ses parties. Ce que propose la proposition « Socrates est animal irrationale », c’est Socratem esse animal irrationale ; mais Socratem esse animal est proposé par une proposition différente, à savoir « Socrates est animal ». En conséquence, il ne suffit pas de composer les significations partielles et une signification globale par simple addition, il convient de prêter attention à ce que propose la proposition.
32En ce sens, l’intellection ne recouvre pas tout ce qui est signifié. À cette relation proprement sémantique de proposition au sens d’assertion, correspond psychologiquement l’acte d’attendere. Le locuteur vise une signification globale qu’il pose ou propose. Comme on l’a vu plus haut au sujet de l’intellection une et non multiple, le critère est alors le repos de l’esprit en une intellection achevée : « l’effort même de l’esprit et son développement sont achevés et accomplis 19 ».
33Ces développements permettent de justifier la précision « en ce qu’il l’intellige » (in eo quod illud intelligit), et en fournissent le sens. On peut à nouveau se retourner vers la définition boécienne de la signification qui est comme le leitmotiv de ce traité. On a admis plus haut qu’en un certain sens on intellige la substance de l’animal dans l’homme, et ce point n’a pas à être remis en cause. En revanche, on va écarter intelligere de intellectus, en restreignant l’acte d’intelligere à cette visée ou proposition globale. En tant qu’acte, intelligere doit être considéré du point de son achèvement. Dans la définition boécienne de la signification, c’est le verbe constituere qui pointe vers cet acte achevé ; en revanche, rien n’empêche de conférer au nom intellectus une portée plus large, autant qu’à la signification. On signifie alors certaines choses que l’on n’intellige pas au sens fort et restreint dans une expression complexe.
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34Intellection et signification ne peuvent donc être dissociées mais ne sauraient non plus être complètement assimilées faute d’annuler le procès dans et par lequel la signification se constitue. C’est précisément parce que la signification est ici conçue de façon processuelle qu’elle ne saurait être ici conçue comme la mise à plat figée (ou présupposée) d’un ensemble de relations désignatives, soit aux singuliers soit à une nature commune, ainsi qu’elle sera conçue au siècle suivant. Le premier point que nous avons étudié nous a montré comment la signification du terme se constitue dans et par l’intellection, donnant en quelque sorte consistance à l’adage boécien, souvent cité, mais rarement pris à la lettre comme ici, selon lequel signifier c’est constituer une intellection. Le second nous a enseigné que cette unité du signifier et de l’intelliger n’avait d’effectivité que dans le jeu de leur différenciation.
35À une époque où le Traité de l’âme d’Aristote et son commentaire avicennien sont inconnus, le Traité des intellections propose une psychologie, au sens d’une théorie de l’âme ou de l’esprit. Mais on voit que, au-delà des précisions sur les différents actes qui pourraient évoquer une théorie des puissances de l’âme, cette psychologie est fort éloignée de ce que sera la noétique des siècles suivants. Elle ne considère pas tant des actes de l’âme en eux-mêmes qu’elle ne les rapporte au langage qui seul, ici, paraît les manifester. Ce n’est peut-être pas le cas des actes premiers que sont la sensation et l’imagination (non négligeables, comme l’atteste le début du Traité), mais cela l’est sans doute dès lors qu’on se tourne vers les intellections. Ici, pas de philosophie de l’esprit sans philosophie du langage.
36De ce fait, et c’est en vérité l’objet propre du traité, la philosophie du langage elle-même se voit enrichie d’une dimension qui n’apparaît pas aussi richement dans les commentaires d’œuvres logiques du Maître du Pallet, et qui, à plus forte raison, sera estompée au siècle suivant. Si le langage n’a d’intérêt ici qu’en tant que signifiant, c’est la dimension intellective qui porte cet aspect. Il ne suffit pas pour ce faire de rappeler un lien principiel du mot au concept (quelle que soit la façon dont on conçoit ce lien du mot au concept, à titre de signifié, ou de signe auquel le signe vocal serait subordonné). Il convient de suivre dans sa genèse et la finesse de son déploiement la constitution proprement intellectuelle de la signification.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet Jolivet (Jean), Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, Vrin, 1969, Appendice, p. 365-374.
2 Abelard (P.), Le Traité des intellections, édition, traduction et commentaire par Morin (P.), Paris, Vrin, 1994, § 1, p. 24.
3 . Ibid., § 31, p. 46.
4 Ibid., § 25, p. 44.
5 Boèce , In librum Aristotelis Peri Hermeneias, editio prima, éd. Meiser (C.), Leipzig, 1877.
6 On fait ici abstraction de certains mots dont la fonction propre est de modifier la valeur significative des autres termes, tels que « tout », « sauf », etc.
7 Abelard (P.), Traité des intellections, § 32, p. 46.
8 Ibid., § 36, p. 48 ; voir § 34, p. 46-48.
9 Ibid., § 34, p. 46.
10 Ibid., § 32, p. 46.
11 Ibid., § 32, p. 46 et § 40, p. 50.
12 « In una coniunctione vel divisione seu disiunctione consistunt » (§ 46, p. 52).
13 Ibid., § 47, p. 52-54.
14 C’est cet acte de rapporter des natures ou des propriétés à un sujet qu’Abélard désigne par le verbe « délibérer ».
15 . « Entre les mots et les choses surgit en tiers la signification ».
16 « Celui qui entend s’y arrête (qui audit quiescit) ».
17 « Gradior et excedo » (§ 84, p. 82).
18 Ibid., § 85, p. 82.
19 Ibid., § 90., p 84.
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Pierre Abélard
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