Valeur de l’émotion musicale chez George Steiner
p. 69-78
Texte intégral
1 Au début du chapitre vii de Fragments (un peu roussis) – un de ses ouvrages les plus récents –, Steiner pose la question suivante : « Qu’advient-il de la raison, de notre volonté, de la tempérance psychologique et morale quand nous écoutons de la musique1 ? » Il s’agit de poser la question de l’émotion musicale, dans le chapitre intitulé : « Pourquoi je pleure quand Arion chante ? »
2George Steiner n’est pas musicologue, mais professeur de littérature comparée, essayiste, philosophe de la culture, du langage, romancier parfois. Bien qu’il n’ait jamais écrit aucun ouvrage concernant exclusivement la musique, celle-ci est présente de manière massive et récurrente dans son œuvre – il affirme d’ailleurs : « À mes yeux, la musique est la plus excitante et inconnue des activités centrales de l’homme2. »
3De manière complexe et assez rhapsodique, Steiner déploie une thématique et un questionnement concernant les singularités de la musique, ses énigmatiques évidences, qu’il résume dans le Memoranda du Cahier de l’Herne qui lui est consacré : « La musique. Qui est, avec les mathématiques, la seule langue universelle. Signifiante au plus haut point, elle refuse toute paraphrase, toute traduction. Au-delà du bien et du mal, elle incarne un sens du sens autrement indicible et l’indice du transcendant. “Je suis ce que je suis.” L’univers cesserait-il, dit Schopenhauer, la musique persisterait3. » La musique se trouve soumise à l’épreuve de la réflexion – mais aussi la réflexion soumise à l’épreuve de la musique –, en un déploiement de questions qui appellent de nouvelles questions plus qu’elles ne suscitent, semble-t-il, de réponses. Pierre-Emmanuel Dauzat, traducteur de Steiner, voit dans son mode de questionnement une filiation talmudiste, via l’École de Francfort4. Mais c’est aussi par l’expérience musicale que Steiner justifie sa manière de questionner, comme une forme de gratitude : « L’une des manières pour nous de payer notre dette envers la musique, envers son rôle dans notre vie, est de ne cesser de poser des questions5. » En même temps, Steiner ne cesse d’affirmer l’inadéquation du langage à la musique, et l’irréductibilité de la musique au langage – d’où la difficulté à « dire » la musique.
4Nous voilà donc en plein paradoxe, et l’on chercherait en vain dans cette œuvre une théorie de la musique, de l’émotion musicale, ou de sa valeur, organisée en système. On peut néanmoins tenter de repérer des idées récurrentes, pour voir de quelle manière elles peuvent s’articuler entre elles et apporter quelques éléments à la réflexion concernant l’émotion musicale. Et puisque le paradoxe est pour ainsi dire une « marque de fabrique » steinerienne, une première approche paradoxale s’impose, tirée du roman Le Transport de A.H., où Steiner évoque deux types de musique radicalement opposés. Cela nous amènera, dans un second temps, à nous intéresser au Moïse et Aaron de Schoenberg.
L’émotion musicale, entre emprise charnelle et maîtrise cérébrale
5Rappelons brièvement l’argument du roman : ayant pu fuir Berlin en mai 1945, Hitler (A.H.) devenu nonagénaire est débusqué et enlevé par un commando de jeunes juifs dans une zone marécageuse d’Amérique du Sud. Jusqu’au très paradoxal plaidoyer qu’il prononce à la fin du roman, le prisonnier Hitler se montre fort peu disert : se contentant d’un laconique « Ich ? » en réponse au « Toi » accusateur qui ouvre le roman, il s’enferme dans le mutisme. À la fin du chapitre sept, cependant, on entend la voix du dictateur déchu :
« – Musique. Musique, dit Hitler. »
6De quoi s’agit-il ? d’une musique de tango monotone, soûlante, « aussi glissante que le sol d’une guinguette6 », tout à coup diffusée par un transistor que dissimulait le plus jeune membre du groupe des ravisseurs-justiciers ; horrifié, le jeune homme jette la radio au loin.
« – Laissez-moi entendre la musique. Je n’ai pas entendu de musique depuis si longtemps. Plusieurs années peut-être. Blumen. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu une femme chanter. »
7Face au hurlement de refus, A.H. insiste encore :
« – Je n’abîmerai pas la radio. Je veux entendre la musique. Seulement la musique7. »
8Scène saisissante : d’abord l’intrusion nocturne de la musique dans le marécage hostile et puant – une musique chaude et moite, lancinante jusqu’à l’écœurement, « toujours la même inlassablement d’une pointe à l’autre du continent tout entier, de la Guyane au Cap8 » –, puis le désir et la demande formulée par le prisonnier. « Je n’ai pas entendu de musique depuis si longtemps. » Depuis l’effondrement du Reich, peut-être. Quelles émotions, quels sentiments humains la musique éveille-t-elle chez cet individu qui incarne le mal ? Une émotion nostalgique, que souligne le « Blumen », clin d’œil plutôt mordant à un certain sentimentalisme germanique ? On songe à ce mélange de romances sentimentales et de musiques martiales dont Goebbels orchestrait savamment le dosage au service de la propagande nazie. On songe aussi à l’utilisation abjecte de la musique dans les camps, à l’écoute domestique d’œuvres de Mozart ou de Schubert par les officiers nazis, aux concerts officiels du Troisième Reich qui donnèrent à entendre les plus grands chefs-d’œuvre de la tradition germanique (c’est une thématique récurrente dans l’œuvre de George Steiner). La musique, les musiques ? Si médiocre soit-il, le tango entendu dans le marécage amazonien exerce une emprise, éveille le souvenir et le désir de « la musique », de sa présence bouleversante. Par-delà bien et mal, la passion de la musique – l’émotion musicale.
9Changement radical pour le chapitre onze du roman. Nous voici dans l’Allemagne contemporaine, suivant la longue rêverie d’un éminent juriste, ancien nazi. Au cours de cette rêverie s’entremêlent des souvenirs de la guerre, des méditations sur le temps du Reich (« jamais je n’échangerais ce que j’ai vécu contre quoi que ce soit, jamais9 »), sur le temps présent, sur le temps musical. « La musique : liberté dans le temps, libération du temps10 » – c’est la pensée liminaire de la réflexion du Dr Röthling, qui s’enorgueillit d’avoir acquis le pouvoir de « penser clairement en écoutant de la musique11 ». La réflexion se déploie tandis que la fille du juriste joue une Humoresque de Max Reger, puis la Toccata de Schumann. L’évocation d’œuvres musicales complexes (Études pour violoncelle de Webern, canon inversé de Tallis, contrepoint renversé de telle pièce du Clavier bien tempéré) émaille la méditation métaphysique de l’homme de haute culture qu’est le Dr Röthling. Mais qu’en est-il alors de l’autre aspect du personnage, celui du nazi qui ne regrette rien ? Les deux aspects ne font-ils que se croiser ? Que dire de ce concert de Gieseking sur fond de guerre, que se remémore le Dr Röthling, et que George Steiner évoque parfois dans ses œuvres, car il illustre de manière terriblement éloquente la coexistence de la musique et du mal12 ? Redoutable énigme : on peut aimer la musique de tout son être, être au plus haut point réceptif à l’action qu’elle exerce sur la pensée, aux émotions qu’elle provoque, la recevoir comme une émanation de la sphère du transcendant et du sacré – et commettre les pires atrocités, justement parce que la musique est bel et bien étrangère aux catégories du bien et du mal – au libre arbitre, est-on tenté de dire. Et la « bonne » comme la « mauvaise » musique peut provoquer des émotions, elles-mêmes étrangères au bien et au mal : le contexte dans lequel Steiner place sa « fiction » est à cet égard tout à fait signifiant.
10Les deux passages du Transport de A. H. qui font intervenir des musiques antinomiques ne doivent rien à un trop facile hasard, mais sont au contraire le fait d’une construction symétrique tout à fait délibérée. Le Dr Röthling aurait-il éprouvé du plaisir à entendre le tango qui fait sortir A. H. de son mutisme ? Il le mépriserait sans doute, le qualifierait de mauvaise musique, faite pour flatter les plus vils instincts de l’homme – musique « populaire » au sens adornien du terme, réifiée parce que porteuse d’une fausse valeur d’usage, induisant le processus de régression de l’écoute que condamne Adorno. Musique populaire réifiée, aussi, celle que diffuse efficacement la radio nazie contrôlée par Goebbels. Musique vile et méprisable, peut-être, mais dont il n’empêche qu’elle exerce une action sur les auditeurs – y compris George Steiner. Car George Steiner mentionne souvent l’exemple de Je ne regrette rien, la chanson d’Édith Piaf :
« La musique facile, les images puériles, la vulgate langagière, en son sens le plus bas, peuvent pénétrer jusqu’au plus profond de nos besoins et de nos rêves. Ils peuvent même prétendre s’y ancrer de manière irrévocable. Les premières mesures, l’accelerando martelé par Edith Piaf dans Je ne regrette rien – le texte est infantile, la musique est trop forte, et l’utilisation politique qu’on en fit à la fin de la guerre d’Algérie est répugnante – font vibrer toutes mes fibres, brûlent froidement au fond de moi et m’induisent à commettre Dieu sait quelles infidélités à la raison chaque fois que j’entends cette chanson et que je l’entends, sans l’y avoir invitée, se répéter en mon for intérieur13. »
11Édith Piaf réapparaît dans Les logocrates : « Je ne sais pas ce que la musique me fait. Je sais qu’elle fait tout pour moi. J’ai souvent parlé dans mes livres de l’ouverture de la chanson d’Édith Piaf : “Non, je ne regrette rien.” J’ai froid, j’ai chaud, je voterais Le Pen, je m’engagerais dans la légion étrangère. De ces premières mesures, découlent pour moi toutes sortes de choses magnifiquement irrationnelles. Nous savons l’effet de la musique sur le tempérament. Platon la soupçonnait d’être une force excessivement dangereuse. Nous savons qu’on y recourt en médecine, dans la thérapie. Que fait la musique en nous ? Qu’est-ce qui répond14 ? »
12Déroutant constat : cette musique véhicule une idéologie que je réprouve, je ne lui reconnais pas de valeur artistique particulière, je ne l’aime ni ne souhaite l’aimer – et pourtant elle m’habite par moments et me bouleverse de manière irrationnelle. Ainsi on pourrait distinguer deux types d’émotion musicale : la « tripe » et l’intellect – une émotion de qualité inférieure et méprisable, une émotion de qualité supérieure, empreinte de noblesse, qu’il faut valoriser ? D’une certaine manière, oui. Mais ce n’est pas si simple.
13Rappelons-nous ce constat axiomatique : la musique est étrangère au bien et au mal. Steiner lui-même parle rarement de « bonne » ou de « mauvaise » musique, bien qu’il ne rejette nullement la notion d’élitisme. Et si la manière dont sont désignées les deux expériences musicales dans Le transport de A.H. semble dessiner une dichotomie, Steiner affirme haut et fort, par ailleurs, qu’un même individu peut éprouver successivement et même parfois simultanément des émotions « psychosomatiques », charnelles, sentimentales, cérébrales. Éprouver une grande émotion à l’écoute de musiques savantes de structure complexe (n’oublions pas que Steiner rapproche la musique des mathématiques et du jeu d’échecs15), n’empêche pas d’être ému aux larmes, dans sa chair et dans son sentiment, par une musique « facile ». Ce qui provoque l’émotion, « le modus operandi du ravissement musical16 », demeure un absolu mystère.
L’émotion musicale dans Moïse et Aaron
14Steiner fait un usage parcimonieux du mot « émotion ». Il l’emploie pourtant de manière récurrente, dans le contexte musical, à propos du sentiment religieux en relation avec la musique, et à propos de l’École de Vienne – ce qui n’a rien d’étonnant, si l’on songe à « la force émotionnelle et l’inéluctabilité formelle17 » particulières aux œuvres de Webern ou de Schoenberg.
15Dans le Château de Barbe-Bleue, la relation entre émotion religieuse et émotion musicale est affirmée, en relation avec les qualités ontologiques de la musique : étrangère au bien et au mal, au vrai et au faux, la musique ne ment pas. « La musique se vante, écrit Steiner, se noie dans le sentiment, libère la cruauté. Mais elle ne ment pas. » C’est dans cette radicale incapacité à mentir que se situent « les affinités les plus profondes entre la musique et les besoins de l’âme, besoins autrefois religieux ». Ainsi la musique provoquerait une « poésie de l’émotion religieuse18 ». Trente ans plus tard, dans Poésie de la pensée, Steiner affirme laconiquement que « l’émotion religieuse est une métaphorisation de la musique19 ». Sans doute peut-il y avoir mensonge et simulation de l’émotion religieuse, de l’émotion musicale. Mais, comme la musique elle-même, l’émotion musicale est étrangère au bien et au mal : elle se situe dans la sphère du sacré, dans ce « mysterium tremendum » (selon l’expression que Steiner emploie fréquemment), qui ne saurait se prêter à aucune évaluation, et dépasse la notion même de valeur.
16Précisément, la sphère du sacré est centrale dans le Moïse et Aaron de Schoenberg, cet opéra inachevé, auquel il est logique que Steiner ait accordé grande attention, car il rassemble de nombreux linéaments de sa pensée. On trouve dans Langage et silence un long article consacré à Moïse et Aaron (fait exceptionnel dans la production steinerienne). Steiner y commente en ces termes le fameux cri de Moïse : « Ô mot, mot qui me manque ! » (qu’il cite bien souvent dans l’ensemble de ses écrits) : « C’est un des moments les plus émouvants20, les plus dramatiques, de l’histoire de l’opéra et du théâtre moderne. Avec son allusion implicite au logos, au Verbe, qui est encore à venir mais qui se situe au-delà du langage, il recueille en une seule action les titres de la musique à être l’idiome le plus complet, le porteur d’énergies transcendantes, et tout ce que l’art et la philosophie du xxe siècle ont pu pressentir de l’écart entre le sens et sa communication21. »
17Schoenberg a fait le choix de confronter dans son œuvre une voix parlée et une voix chantée : Moïse parle, Aaron chante – ce que Steiner analyse de manière pénétrante :
« L’incapacité de Moïse à donner une forme expressive (musique) à sa vision, à rendre la révélation communicable et à traduire ainsi sa communion personnelle avec Dieu en une communauté de croyance en Israël est le sujet tragique de l’opéra. L’éloquence contrastée d’Aaron, sa translation – sa traduction – instantanée du sens abstrait, caché, de Moïse, dans une forme sensuelle (la voix qui chante), condamne les deux hommes à un conflit irréductible. Moïse ne saurait se passer d’Aaron ; Aaron est la langue que Dieu a placée dans sa bouche inarticulée. Or Aaron amoindrit ou trahit la pensée de Moïse, ce qui est chez lui révélation immédiate, lors même qu’il communique à d’autres. Comme dans la philosophie de Wittgenstein, il y a dans Moïse et Aaron une considération radicale du silence, une investigation de l’écart en définitive tragique entre ce qui est appréhendé et ce qui peut être dit. Les mots déforment ; les mots éloquents déforment absolument22. »
18Voilà donc le paradoxe tragique : Moïse échoue à communiquer la révélation, car la parole n’est pas adéquate à cela (témoin, la parole tautologique : « Je suis ce que je suis »). Pourtant, la compréhension qu’il a de Dieu « est bien plus authentique, bien plus profonde » que celle d’Aaron ; mais c’est une compréhension « foncièrement muette », ou « qui n’est accessible qu’à fort peu23 ». Ainsi Aaron se trouve-t-il indispensable à l’accomplissement du dessein de Dieu : en chantant, il parvient à « faire passer » la révélation faite à Moïse ; il « traduit » par le medium de la musique, en provoquant une émotion qui entraînera l’adhésion du peuple. Or, si la musique est intraduisible, est-elle pour autant apte à « traduire » la parole – fût-elle divine, fût-elle sacrée ? À travers Aaron, écrit Steiner, le dessein de Dieu est « perverti ». Cela pose problème : bien que la catégorie du mensonge soit étrangère à la musique, il y a perversion du message. Pourquoi ? Le problème n’est peut-être pas celui de la musique, mais celui de la parole – donc celui de Moïse, de son incapacité à chanter : Moïse aurait dû chanter !
19Il est tentant, ici, d’évoquer Nietzsche, et sa conviction de la préséance de la musique sur la parole : c’est une entreprise « contre nature » que de vouloir mettre des paroles en musique, affirme-t-il à l’époque de La Naissance de la tragédie. « Chante, ne parle plus24 ! » lit-on dans Zarathoustra – et Nietzsche, en fin de compte, dit son regret d’avoir, à l’aube de sa vie intellectuelle, parlé plutôt que chanté : « Elle aurait dû chanter, cette “âme nouvelle”, et non discourir25 ! »
20C’est peut-être en ce sens que Steiner émet l’hypothèse d’une affinité analogique entre musique et pensée. D’après lui, la pensée serait
« fort possiblement, un phénomène prélinguistique, une poussée d’énergies psychiques antérieure à toute expression précise. Mais, pris au piège dans la grande prison du langage, nous n’arrivons à aucune notion plausible, a fortiori “traduisible”, de ce à quoi pourrait ressembler la pensée inexprimée, inexprimable (le sourd-muet s’en approche-t-il davantage ?). Il est simplement concevable que le sens inexprimé de la musique, si manifestement somatique dans quelques-unes de ses composantes clés, offre une analogie26 ».
21Il n’en demeure pas moins qu’à travers l’émotion musicale que suscite le chant d’Aaron, le commun des hommes approche, éprouve une émotion religieuse – musicale ? Oui, aussi bien, si l’on en croit l’affirmation posée par Steiner dès le Château de Barbe-Bleue. Et lorsque le mot vient à manquer à Moïse, on comprend que c’est au fond dans le silence seul que peut se résoudre la contradiction, l’incompatibilité fondamentale entre parole et musique. C’est en ce sens que Steiner analyse comme infiniment logique et émouvante l’aspiration au silence, comme accomplissement suprême, qui marque une large part de la production musicale du xxe siècle : les silences de la musique, de Webern à Cage, indiquent la « possibilité de ne pas être », et ils « invoquent le non-être ou le pré-être, c’est-à-dire le silence originel d’où toute musique émane et vers lequel elle reflue27 ».
22Alors que, jusque-là, l’émotion musicale selon George Steiner semblait concerner essentiellement l’auditeur, c’est le créateur qui fait ici intrusion – ainsi que l’indique le titre même de Grammaires de la création. L’émotion du créateur diffère-telle de manière fondamentale de celle de l’auditeur ? Peut-être pas, suggère Steiner : « Lorsque nous vibrons à la musique, par le biais d’une complémentarité intérieure, à la fois conceptuelle et physique, nous recréons la création28. » Tirée de Réelles présences, cette affirmation constitue l’un des linéaments des chemins qu’emprunte la réflexion de Steiner, qui replie l’émotion de l’auditeur sur celle du créateur. Depuis la référence cardinale que constitue le Moïse et Aaron de Schoenberg, qui fait l’objet d’un long article dès 1965, jusqu’à Grammaires de la création, en passant par les articulations essentielles du Château de Barbe-bleue et de Réelles présences, on peut suivre comme un chemin renversé de l’émotion éprouvée, de l’émotion communiquée, partagée, de l’émotion créatrice. Entre religion et création, entre silence et musique, en deçà et au-delà de la parole : l’émotion musicale.
*
23George Steiner apporte-t-il quelque chose de nouveau à la connaissance, à la compréhension de l’émotion musicale ?
24À la fin de Réelles présences, il affirme et justifie le fait que « la musique a été présente de bout en bout dans cet essai » – mais il ajoute : « Ce que tout être humain qu’émeut la musique, pour qui la musique est vivifiante, peut en dire relève de la platitude. » Les énigmatiques qualités de la musique et l’intrigante complexité du fait musical sont alors résumées – évidences d’une signification intraduisible, identité entre forme et contenu, et, à nouveau l’action exercée sur l’être entier : « La musique est en même temps cérébrale au degré le plus élevé – je répète que les énergies et les relations de formes qu’implique l’exécution d’un quatuor, les interactions entre voix et instrument, font partie des faits les plus complexes auxquels l’homme ait à faire face – et en même temps somatique, charnelle, à la recherche de résonances dans notre corps situées à des niveaux plus profonds que la volonté ou la conscience29. » Sans complaisance et sans naïveté, Steiner réaffirme : « Il s’agit là de banalités. Et pourtant toutes ces banalités défient la rationalisation analytique30. » C’est en cela que réside une originalité de George Steiner : refusant toute stratégie d’évitement, il ne cherche pas à contourner les banalités, les topoï, les platitudes, et affronte les paradoxes. Se tissant entre elles, ces évidences apparaissent comme autant de questions vives, de défis ; elles entrent en résonance, forment un réseau de configurations inédites, surprenantes, kaléidoscopiques, aboutissant à des mises en perspective fécondes, toujours renouvelées.
25Revenons enfin à la question : « Pourquoi je pleure quand Arion chante ? » Cette question, qui occupe une position « ultime » dans l’œuvre de Steiner, résume de la façon la plus simple, voire sommaire, l’ensemble des questions de l’auteur. Et Steiner, pour finir, apporte une réponse ; c’est peut-être une non-réponse pour ce qui concerne l’émotion musicale, mais c’est une réponse sans équivoque pour ce qui concerne la valeur de l’émotion musicale :
« Le modus operandi de l’expérience musicale, la force de vie de son inutilité, l’irrépressible empire qu’elle peut exercer sur nos esprits et nos corps demeurent aussi insaisissables que la musique elle-même.
Pourquoi Epicharme pleure-t-il quand Arion chante ? Aucune bonne réponse. Seule la certitude que nos vies seraient d’une inconcevable indigence s’il ne pleurait pas31. »
Notes de bas de page
1 Steiner G., Fragments (un peu roussis) [Fragments (somewhat charred)], trad. P.-E. Dauzat, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2012, p. 67.
2 Steiner G., Les logocrates (The Logocrates), trad. P.-E. Dauzat, Paris, L’Herne, 2003, p. 167.
3 Steiner G., « Memoranda », in Pierre-Emmanuel Dauzat (dir.), Steiner. Cahier de l’Herne n° 80, Paris, L’Herne, 2003, p. 405.
4 Dauzat P. -E., « Connaissez-vous George Steiner ? », préface à Steiner G., Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2013, p. 16-21 ; voir aussi « Steiner et son sous-main : l’École de Francfort », postface à Steiner G., Langage et silence (Language and Silence, 1967), trad. L. Lotringer, G. Durand, L. et D. Roche, J.-P. Faye et J. Fanchette, Paris, Seuil, 1969 ; 2e éd., 10/18, 1999 ; nouvelle édition revue et augmentée, Les Belles Lettres, 2010, p. 281-293.
5 Steiner G, Errata. Récit d’une pensée (Errata : An Examined Life, 1997), trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1998, p. 95.
6 Steiner G, Le transport de A. H. (The Portage to San Cristobal of A. H., 1979), trad. C. de Montauzon, Paris/Lausanne, Julliard/L’Âge d’homme, 1981, p. 99.
7 Ibid., p. 100-101.
8 Ibid., p. 99.
9 Ibid., p. 168.
10 Ibid., p. 159. Cette pensée est énoncée à plusieurs reprises au cours de la rêverie du Dr Röthling.
11 Ibid., p. 159.
12 Voir notamment Les logocrates, op. cit., p. 125 ; Le transport de A. H., op. cit., p. 166 ; Barbarie de l’ignorance (entretiens avec Antoine Spire), Paris, Éd. de l’Aube, 2000, p. 36.
13 Steiner G., Réelles présences. Les arts du sens (Real Presences. Is There Anything in What We Say ?, 1989), trad. M. R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1990, p. 220.
14 Steiner G, Les logocrates, op. cit., p. 166.
15 Dans « Tritons », George Steiner met en scène une discussion entre un musicien, un poète, un mathématicien, qui comparent leurs arts respectifs ; voir Avec George Steiner. Les chemins de la culture, actes du colloque de Nantes, juin 2009, Paris, Albin Michel, 2010, p. 13-31.
16 Steiner G, Errata. Récit d’une pensée, op. cit., p. 40.
17 Steiner G., Lectures. Chroniques du New Yorker (George Steiner at the New Yorker), introduction de Robert Boyers, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2010, p. 76 (« Wien, Wien, Nur du Allein », chronique du 25 juin 1979, p. 73-81).
18 Steiner G., Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture (In Bluebeard’s Castle : or Some Notes Towards the Re-definition of Culture, 1971), trad. L. Lotringer, Paris, Seuil, 1973 ; rééd. Gallimard/Folio-Essais, 1986, p. 137.
19 Steiner G., Poésie de la pensée (The Poetry of Thought : from Hellenism to Celan, 2011), trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2011, p. 22.
20 Je souligne.
21 Steiner G., Langage et silence, op. cit., p. 246 (daté de 1965, l’article sur le Moïse et Aaron de Schoenberg figure uniquement dans l’édition de 2010, voir supra note 4).
22 Ibid., p. 241.
23 Ibid., p. 243.
24 Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, III : « Les sept sceaux » in Œuvres complètes, trad. H. Albert, Paris, Mercure de France, 1903, vol. 9, p. 338.
25 Nietzsche F., « Essai d’autocritique », préface de 1886 à la deuxième édition de La naissance de la tragédie, § 3, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1980, p. 171 : « Pourquoi parlerais-je quand je puis chanter ? », demande d’entrée de jeu le Musicien qui s’exprime dans « Tritons » (in Avec George Steiner. Les chemins de la culture, op. cit., p. 13).
26 Steiner G, Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée [Ten Possible Reasons for the Sadness of Thought], trad. P.-E. Dauzat, éd. bilingue, Paris, Albin Michel, 2005, p. 35-37.
27 Steiner G, Grammaires de la création (Grammars of Creation, 2001), trad. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2001, p. 170.
28 Steiner G., Réelles présences, op. cit., p. 250.
29 Ibid., p. 258.
30 Ibid.
31 Steiner G., Fragments (un peu roussis), op. cit., p. 78.
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