« La douceur d’une vie paternelle » : la représentation de la famille dans les œuvres poétiques d’Abélard
p. 205-213
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Index géographique : France
Texte intégral
Introduction
1Cet article est issu de mon travail sur Héloïse dans son rôle en tant que mère1, et des questions soulevées par ce travail, sur la façon dont Abélard vécut son rôle de père, et sur l’attitude qu’il avait adoptée envers son fils biologique en particulier, et envers la famille humaine en général. En outre, je travaille actuellement avec John O. Ward de l’Université de Sydney sur une étude des œuvres poétiques plus tardives d’Abélard, en particulier le long poème de conseils qu’il écrivit pour son fils Astrolabe, connu sous le nom de Carmen ad Astralabium, ainsi que les six Planctus (ou Lamentations) écrits pour Héloïse sur des thèmes de l’Ancien Testament2.Il apparaît que ces textes questionnent, et même bouleversent les idées exprimées dans les autres écrits d’Abélard ; ils semblent fournir un espace pour une réflexion expérimentale sur de nombreux sujets. Par exemple, Abélard, reconnu en tant que grand rhétoricien, attaque, de façon explicite, le concept même de la rhétorique dans le Carmen ; de la même façon, cet Abélard qui avait longtemps profité de son statut de professeur charismatique, écrit dans ce poème une critique très vive sur les professeurs charismatiques, et leur influence sur les jeunes. Il n’y a guère de désaccord sur le fait que le Carmen et les Lamentations sont des textes fortement personnels, témoignant clairement de la participation personnelle d’Abélard avec l’objet de son sujet. À la recherche de preuves sur les sentiments d’Abélard à propos des enfants et de la paternité, je me suis alors tournée vers le Carmen et les Lamentations, car ces textes personnels et poétiques, furent écrits, après tout, pour les membres les plus proches de sa famille.
Les Lettres
2Pour fournir un contexte à cette étude, il est important d’indiquer la représentation par Abélard de la famille dans quelques-uns de ses autres écrits. J’ai choisi, pour illustrer ce propos, les Lettres écrites par Abélard à Héloïse et aux moniales du Paraclet et les Hymnes écrits pour le Paraclet à la demande d’Héloïse. Ce sont des documents essentiellement monastiques, bien qu’ils comportent quelques références personnelles spécifiques à Héloïse, et les Hymnes partagent des caractéristiques musicales et poétiques avec les Lamentations. Cela permet aux Lettres et aux Hymnes de fonctionner comme points de comparaison utiles avec le Carmen et les Lamentations, et de montrer à quel point la réflexion d’Abélard change dans ces textes plus personnels.
3Les Lettres d’Abélard à Héloïse sont remarquablement anti-familiales. Dans ces lettres, il « spiritualise » les relations ; les relations monastiques et spirituelles sont toujours classées au-dessus des liens familiaux. Par exemple, dans la Lettre V, Abélard fait l’éloge de la maternité spirituelle d’Héloïse à l’égard de ses moniales, en constatant que cette maternité spirituelle, qui lui permet de produire de nombreux enfants pour le Paradis, est bien meilleure que si elle était restée dans le monde pour enfanter peu d’enfants « naturels » à travers le péché sexuel et la souffrance. Dans sa lettre suivante, la Lettre VII sur l’Histoire des Religieuses, il place une grande emphase sur les martyrs ayant renoncé aux relations familiales pour l’amour de Dieu, et il fait tout particulièrement l’éloge de la mère des Maccabées pour être restée impassible lors de la mise à mort de ses sept fils devant elle. Abélard applaudit cette femme d’avoir pu « oublier sa propre nature maternelle et ne pas tenir compte de l’affection humaine ». De plus dans cette lettre, il recommande aux veuves de s’assurer que leurs enfants sont bien traités avant d’entrer dans les ordres monastiques, de crainte qu’ils ne trompent la communauté monastique, en s’occupant de leur propre chair avant les besoins des autres. Finalement, dans sa Lettre VIII, la Règle pour le Paraclet, Abélard observe que Jésus a ordonné à ses disciples de haïr leur père et leur mère, leur femme et leurs enfants, leurs frères et leurs sœurs (Luc14 :26) ; selon lui, ce verset signifie que ceux qui ont choisi la vie monastique doivent renoncer à leur affection pour leurs relations de sang.
Les Hymnes
4En nous tournant maintenant vers les Hymnes nous pouvons nous demander si la forme poétique et musicale des Hymnes a pu estomper de quelque façon les sentiments anti-familiaux d’Abélard. À première vue, la réponse semble être négative. Là où se trouvent les familles humaines dans les Hymnes d’Abélard, les liens biologiques et conjugaux entre elles sont représentés comme affermissant des actes de martyre en groupe. Par exemple, dans l’Hymne 99, Abélard écrit : « Les maris avec leurs femmes, les frères avec leurs sœurs, les fils avec leurs mères, sont en guerre. La femme incite son mari, la mère rend fort ses fils, et fait renaître pour le Paradis ceux qu’elle a déjà enfantés sur terre ». L’accent sur le côté maternel ici suggère qu’Abélard reconnaît le lien puissant qui peut exister entre une mère et ses enfants biologiques ; cependant, il ne rend pas sentimental ce lien, mais l’élabore plutôt en théorie, comme imposant à la mère une obligation encore plus exigeante d’assurer le martyre de ses enfants. De même, l’Hymne 109 à Saint-Eustache voit le saint réuni avec sa famille perdue, dans le seul but de fournir un martyre de groupe encore plus glorieux.
5Dans les Hymnes d’Abélard le seul exemple de famille qui soit vraiment mis en valeur est celui de la Sainte Famille. Les familles humaines existent pour le but du martyre, mais ce sont dans les représentations faites par Abélard de Marie, la mère, Jésus, le fils, et Dieu le père que les caractéristiques traditionnelles et reconnaissables d’une famille aimante émergent. Entre ces trois figures, Abélard brosse le portrait d’une dévotion touchante, de la joie dans la présence de l’autre, et d’une générosité mutuelle issue d’un honneur et d’un respect partagés. À ce propos, il est tout particulièrement important de noter l’utilisation par Abélard du terme unicus « l’unique » pour décrire la manière dont Jésus est vu par ses parents. Par exemple, dans l’Hymne 31 sur la nativité du Christ, Abélard décrit le nouveau-né Jésus comme « l’unique du père, Dieu, et de la mère ». Dans l’Hymne 39, il s’adresse directement à Marie, définissant Jésus comme étant « l’unique de vous et du père ». Le terme « unique » est fortement chargé d’émotions dans la correspondance entre Abélard et Héloïse : il s’agissait d’une caractéristique des lettres amoureuses d’Abélard à la jeune Héloïse3, et il est ensuite utilisé par Héloïse dans la correspondance traditionnelle avec Abélard pour recréer ce sens de l’amour spécial qui avait jadis existé entre eux. Le fait qu’Abélard utilise ce sens dans les Hymnes sur l’enfant Jésus est une confession forte de sa part de l’amour que les parents peuvent ressentir envers un enfant.
6La distinction qu’Abélard construit entre cette famille unique et les familles humaines en général est révélée, cependant, dans sa représentation de mères allaitantes. Dans l’Hymne 32, Abélard loue l’allaitement du nouveau-né Jésus par Marie et il parle avec bienveillance de l’expérience de l’allaitement par Marie : « Vierge sans argent, peut-être a-t-elle faim, elle qui restaure son petit avec tant de lait ». L’amour et la dévotion dans cet acte maternel sont bien traduits, mais l’acte est aussi présenté comme étant unique, car seule Marie peut allaiter l’enfant appelé à être le Roi du Paradis et de la Terre, et seule Marie peut nourrir son enfant avec du « lait de vierge » – un concept que Joseph Szövérffy considère comme exclusif à Abélard4. Par contraste, l’allaitement d’enfants humains est une tâche futile puisque tous les humains sont condamnés à mourir. Ceci est indiqué clairement par Abélard dans ses hymnes sur le Massacre des Innocents, quand les soldats se précipitent sur les mères allaitantes et que les corps démembrés des nourrissons massacrés « abreuvent la terre autant de lait que de sang ». Dans ces Hymnes pour les moniales du Paraclet, donc, Abélard commence à établir le portrait d’une vie de famille aimante, mais limite ces représentations à la famille divine seule. Il fait allusion aux liens puissants entre les membres de familles humaines, mais ces liens sont ensuite utilisés à des fins théologiques.
Carmen ad Astralabium
7Le Carmen ad Astralabium écrit par Abélard pour son fils est un poème de conseil didactique, couvrant plus de 1000 vers. Ce poème contient certainement des vers répétant des idées d’Abélard, exprimées dans ses écrits mentionnés précédemment, à savoir qu’il existe une hiérarchie distincte entre les types de liens avec lesquels les gens s’attachent les uns aux autres. Ainsi, dans un passage largement inspiré du De amicitia de Cicéron, Abélard argumente qu’une relation basée sur la raison et la vertu est supérieure à celles basées sur la naissance, la parenté et le désir sexuel. Il écrit :
« Nombreux sont ceux qui s’appelleraient frères : ceci est une question de Nature ; mais parmi ceux-ci un ami est rare : ceci est une question de grâce. La grâce est une forme de liberté, la Nature une forme de contrainte, puisque chacun est fidèle par amour à ceux de sa propre espèce ; puisque même les bêtes sont entraînées par la loi de la Nature, leur désir reste sans grâce5 ».
8L’utilisation du mot « désir » ici est particulièrement significative puisque, dans les premières lettres d’amour entre Héloïse et Abélard, le terme avait pour sens une « pure émotion et contrainte érotique », signifiant donc une luxure assez distincte de l’amour et de la grâce6.
9Cependant, la distinction plutôt simple soulevée ici entre la nature et la grâce ne reste pas sans modifications dans le poème. Plus loin, dans une section consacrée au devoir filial, Abélard conseille à son fils de se méfier de tout homme qui ne jouit pas du soutien de ses propres parents, car, écrit-il : « Aucune grâce ne peut vous réconcilier à un homme que même la Nature ne peut obliger à aimer ses parents ». C’est-à-dire que la grâce peut seulement fonctionner en soutien de ce qui est naturel, et non pas en opposition, et l’amour d’un enfant pour un parent est naturel. Ceci est un départ significatif de la rhétorique anti-familiale d’Abélard dans ses autres écrits, et une acceptation de la valeur intrinsèque de la relation parent-enfant.
10De plus, il existe des distinctions encore plus fines à faire dans ce poème. Quand Abélard écrit que « puisque même les bêtes sont entraînées par la loi de la Nature, leur désir reste sans grâce », il semble associer les concepts de Nature et de luxure. Cependant, ceci est contredit par sa déclaration à son fils que : « Le plaisir de la luxure est trop plaisant à une femme si elle aime un homme plus qu’elle n’aimerait son frère ; si une femme doit être plus chère à un homme que sa propre mère, alors clairement la Nature cède à la luxure ». Ici la Nature et la luxure sont clairement distinguées, et même établies dans une hiérarchie où la Nature est supérieure à la luxure. Ceci est rendu encore plus évident par la question d’Abélard : « Je me demande si aucune femme a jamais aimé ses beaux-enfants sauf de la façon dont Phèdre est tenue d’avoir aimé les siens ». Encore une fois, Abélard présente le lien de sang entre parent et enfant comme naturel, par rapport à toute autre relation parentale, qui n’est pas naturelle et donc tentée par la luxure. La Nature et la luxure sont donc représentées comme des forces contraires.
11Des définitions personnelles significatives deviennent aussi disponibles à partir de ces lignes si nous nous rappelons qu’elles ont été écrites par Abélard tout spécialement pour son fils. Par exemple, quand Abélard écrit qu’aucun homme ne devrait aimer une femme plus qu’il n’aime sa propre mère, s’agit-il de l’acceptation par Abélard qu’Astrolabe peut et doit aimer Héloïse plus puissamment qu’il n’est permis à Abélard de le faire ? De façon encore plus importante, il faut noter qu’Astrolabe a été élevé par la sœur d’Abélard et qu’il a donc eu, non pas une Belle-mère en tant que telle, mais du moins une mère adoptive. Ainsi, quand Abélard propose qu’aucune Belle-mère ne peut aimer un enfant sauf à la manière de Phèdre, est-il en train de rappeler à Astrolabe que, malgré tout l’amour passé – et présent – de sa mère adoptive pour lui, un tel amour ne peut jamais être aussi fort que l’amour que lui porte sa mère biologique, Héloïse ?
12Cependant, même la distinction entre la Nature et la luxure est contestée dans le Carmen ; elle est présentée comme étant plus complexe qu’à première vue. Dans une section du poème, Abélard traite du dilemme éthique d’Héloïse, du fait que « la douceur de sa luxure » a été tellement forte qu’elle n’a pas pu s’en repentir. Néanmoins dans le premier vers du poème, Abélard s’adresse à son fils comme étant la « douceur d’une vie paternelle ». La répétition du terme « douceur » fait allusion à la relation complexe entre les deux observations : c’est-à-dire, sans la « douceur » de sa luxure, Héloïse ne serait pas tombée enceinte et n’aurait pas enfanté l’enfant qui est devenu la « douceur » de la vie paternelle d’Abélard. La luxure, donc, produit la relation naturelle parent-enfant à laquelle même la grâce est inférieure.
13Le mot « paternel » est ici aussi significatif. Il est important de noter qu’Abélard exprime qu’Astrolabe est la douceur non pas d’une vie de père seulement, mais d’une vie paternelle, c’est-à-dire d’une vie qui a déjà été paternelle de nombreuses autres façons : par exemple, Abélard a exercé ses fonctions dans un rôle paternel comme professeur à Paris, comme Abbé de Saint Gildas et comme fondateur du Couvent du Paraclet. Dans la première ligne du Carmen donc, Abélard choisit délibérément de placer sa paternité biologique d’Astrolabe au-dessus des nombreuses autres formes de paternité, y compris celles spirituelle et monastique, dont il a eu l’expérience.
Les Lamentations
14Les Lamentations furent envoyées par Abélard à Héloïse au Paraclet, probablement à son intention personnelle et non pas comme des documents monastiques7. À ce titre, les représentations de la famille qui s’y trouvent sont plus significatives que celles qui figurent dans le poème d’Abélard adressé à son fils. Cependant dès la toute première Lamentation l’image de la famille est très ambiguë, et la famille est représentée comme étant à la fois source de grande joie et de grande tragédie. Les effets négatifs de la famille sont mis en évidence dans plusieurs Lamentations. Dans la première Lamentation, par exemple, la catastrophe est provoquée par Sichem et tous les hommes de la race de Hémor le Hévéen parce que les frères de Dina, Siméon et Lévi, ont réagi excessivement à ce qu’ils considèrent comme l’atteinte portée par Sichem à l’honneur de leur famille par son enlèvement de Dina. Les paroles d’Abélard sont très significatives ici, car il fait déclarer à Dina que ses frères ont été « avec excès religieux et cruels8 » dans leur vengeance. La juxtaposition inhabituelle des adjectifs « religieux » et « cruel », et la notion qu’un homme puisse être trop « religieux » envers sa famille suggèrent les craintes d’Abélard sur la façon dont les fidélités familiales peuvent dominer la raison et la modération. Dans la deuxième Lamentation, Jacob décrit de façon très aimante son fils Joseph comme étant « l’honneur de (sa) race » et « la gloire de (sa) descendance », mais quand il remarque que Joseph est aussi « jalousé par (ses) frères », il oublie la relation causale entre ces descriptions : c’est-à-dire que son propre amour paternel excessif pour un fils de préférence aux autres est la cause de la jalousie fraternelle, et a pour résultat sa perte de Joseph. Dans la troisième Lamentation, il n’y aurait pas eu de tragédie si la fille de Jephté le Galaadite, sa fille « unique » (unica), n’avait pas été tellement inspirée par le dévouement filial qu’elle était accourue au-devant de tous les autres pour accueillir son père vainqueur9. C’est la relation proche entre père et fille qui aboutit à la mort de la fille. De même, la querelle qui conduit au meurtre d’Abner et qui constitue le sujet de la cinquième Lamentation est un exemple de l’honneur familial, poussé à l’extrême. Abner a tué Asahel, le frère de Joab, et quand Joab tend une embuscade à Abner, la Bible indique clairement que son mobile est la vengeance familiale10.
15Conformément aux sentiments exprimés dans le Carmen, l’amour sexuel, ou luxure, est aussi représenté dans les Lamentations comme « une sorte de contrainte », contraire à la raison. Un exemple de cela se trouve dans la première Lamentation où Dina proclame que Sichem a été « forcé de me prendre, ma beauté (l’ayant) séduit ». De même, Dalila, dans la quatrième Lamentation, sert d’avertissement contre l’attraction sexuelle des femmes. Il est utile de remarquer que, dans le Carmen, Abélard utilise le nom « Dalila » comme un terme général pour décrire toute femme offrant des services sexuels. Par contraste, la sixième Lamentation loue l’amour issu de l’amitié et de la vertu entre David et Jonathan, de la même façon que le Carmen rendait hommage à la notion cicéronienne de l’amitié.
16Néanmoins, les Lamentations représentent aussi avec une grande empathie les tristesses ainsi que les joies de la paternité. L’angoisse de Jacob pour ses fils est parfaitement rendue dans son cri d’ouverture : « O mes fils infortunés, nés d’un misérable père », tout comme l’horreur de Jephté quand il se rend compte qu’il va perdre sa fille et se lamente : « Tu m’as fait confondre, toi ma fille, mon unique ». Cependant, l’acceptation par Abélard que les familles sont aussi capables de produire une grande joie humaine est encore plus significative. Ceci est très clair dans la deuxième Lamentation où Jacob rappelle les délices d’enfance de son fils cadet, Benjamin. Ici, il y a un retour manifeste au thème, soulevé dans le Carmen, de la « douceur » d’être le père d’un enfant. Par exemple, Jacob proclame que les berceuses chantées à cet enfant sont, selon sa mémoire, plus douces que « tout autre chant » et il ajoute qu’il se rappelle maintenant les premières paroles, dites en zézayant, de cet enfant qui « dépassaient par leur douceur le miel de l’éloquence ». Le portrait qu’Abélard fait de la fille de Jephté est aussi important, puisque cette jeune femme est représentée maintenant moins comme la préfiguration d’une martyre chrétienne (comme elle l’est dans les Hymnes 125 et 126 d’Abélard, par exemple), mais davantage comme une jeune femme juive pour qui le mariage et la maternité auraient normalement constitué l’avenir. Abélard entre maintenant, de façon imaginaire, dans l’esprit de cette jeune femme qui n’exalte pas son état virginal, mais en fait s’en lamente en demandant à son père de lui accorder deux mois avant son exécution, pendant lesquels elle pourra pleurer, en s’abandonnant aux lamentations du fait qu’elle ne portera jamais d’enfant. Dans ces lignes Abélard admet pour la première fois la puissance du désir maternel, et va même jusqu’au point de l’honorer comme une partie importante de la personnalité de cette jeune femme extraordinaire.
Conclusion
17Les explorations de la famille par Abélard dans ces écrits personnels et poétiques adressés à son fils et à son ex-femme sont variables sur le plan théorique, et parfois même contradictoires en elles-mêmes. Mais il existe peu de doute que les pensées d’Abélard sur la famille dans ses textes sont également subtiles et complexes. Les hésitations et contradictions théoriques sont, à mon avis, le signe d’un homme qui a mis de côté les simples certitudes sur l’importance des relations spirituelles par rapport aux relations biologiques (telles qu’elles sont exprimées dans ses écrits plus didactiques et monastiques), et qui s’engage maintenant à comprendre la grande et diverse expérience humaine de la famille. Je pense qu’il existe aussi des signes d’un mode confidentiel, avec le Carmen, qui contient des lignes résonnantes de signification quand nous nous rappelons les histoires d’Abélard, d’Héloïse et d’Astrolabe situées derrière les énonciations didactiques. De même, les Lamentations, tout en témoignant des désastres qui suivent un amour familial démesuré, représentent aussi la paternité humaine comme une expérience merveilleuse à chérir, et la maternité humaine comme une joie à être désirée passionnément. Bref, le Carmen ad Astralabium et les Lamentations témoignent de l’effet puissant et troublant de la famille sur Abélard le penseur, et nous voyons l’homme, celui qui a conseillé de renoncer aux relations familiales, parler de son fils comme la « douceur » de sa « vie paternelle »11
Notes de bas de page
1 Voir mon article « Quae maternae immemor naturae : The Rhetorical Struggle Over the Meaning of Motherhood in the Writings of Heloise and Abelard », p. 323-339 dans Listening to Heloise : The Voice of a Twelfth-Century Woman, ed. Wheeler (Bonnie), The New Middle Ages 5, New York, St. Martin’s Press, 2000.
2 Ceci sera publié dans Ruys (J. F.) and Ward (J. O.), The Repentant Abelard : Abelard’s Thought as Revealed in his Carmen ad Astralabium and Planctus, The New Middle Ages, New York, Palgrave Press, 2003.
3 Mews (Constant J.), « Philosophical Themes in the Epistolae duorum amantium : The First Letters of Heloise and Abelard ? », p. 35-52 dans Listening to Heloise, p. 40.
4 Peter Abelard’s Hymnarius Paraclitensis : An Annotated Edition with Introduction, 2 tomes, Medieval Classics, Texts and Studies 2 and 3, Albany, New York and Brookline, Massachusetts, Classical Folia Editions, 1975, t. 2, p. 88.
5 Traductions basées sur l’édition latine de Rubingh-Bosscher (Josepha Marie Annaïs), Peter Abelard. Carmen ad Astralabium. A Critical Edition, Groningen, 1987.
6 Ward and Chiavaroli (Neville), « The Young Heloise and Latin Rhetoric : Some Preliminary Comments on the “Lost” Love-Letters and Their Significance », p. 53119 dans Listening to Heloise, p. 64 et note 109.
7 Steinen (Wolfram von den), « Les sujets d’inspiration chez les poètes latins du xiiesiècle. II : Abélard et le subjectivisme », Cahiers de Civilisation Médiévale 9, 1966, 363-373, p. 366.
8 Toutes les citations françaises des Lamentations sont basées sur la traduction faite par Zumthor (Paul), Abélard. Lamentations. Histoire de mes malheurs. Correspondance avec Héloïse, Paris, Actes Sud, 1992.
9 NDLT : Jephté avait promis à Dieu de sacrifier, en cas de victoire, la première personne qui sortirait à sa rencontre (Juges, chapitre XI, Versets 3033).
10 2 Samuel 3 :27, 2 Samuel 3 :30, 1 Les Rois 2 :5.
11 Traduit de l’anglais par Paul-André Thierry.
Auteur
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