Conclusion. Jouer ou déjouer la répétition ?
p. 161-165
Texte intégral
1Mettre en évidence les points de convergence des diverses contributions qu’on vient de lire pourrait sembler une gageure. Et l’on s’y risquera seulement afin d’offrir un point d’ancrage pour de nouvelles réflexions.
2Convenons que quelques questions élémentaires ont d’ores et déjà trouvé des éléments de réponse concernant ce qui est repris, la façon dont on reprend et pourquoi on reprend, en gardant la notion d’actants au cœur de notre interrogation pragmatique, dialogique : qui reprend et avec qui.
Ce qui est repris ?
3S’agissant de ce qui est repris, des productions dont l’origine (ou l’auteur) s’efface ou s’oublie se distinguent nettement de créations qui prétendent à l’originalité tout en travaillant à partir d’œuvres ou de matériaux identifiés et connus.
4Parfois, la facile remontée à l’origine de la reprise évite d’évoquer strictement la création première, comme pour un thème légendaire ou mythique (Ulysse) ou même symbolique (Don Juan) ou encore pour le conte qui reprend peut-être davantage le genre que son contenu. Apparemment éloignés, l’acte de jurer et celui de plisser un tissu peuvent être rapprochés de ces sortes de reprises : une forme est reprise, sinon une fonction.
5En d’autres cas où l’origine de la reprise est clairement désignée, il faut (faut-il ?) distinguer selon que l’auteur se reprend lui-même ou s’il est repris par d’autres. Un peintre, un graveur, un photographe, un vidéaste puise dans sa propre production, et dans celle de l’humanité tout entière, pour composer une nouvelle création. Cela fait partie du processus de création revendiqué par la reprise artistique, mais aussi médiatique quand un reportage d’actualité est repris dans une composition nouvelle (le « rétro ») et commenté par un autre journaliste. Ou même quand des contributions de Wikipédia sont reprises, c’est-à-dire corrigées, au motif qu’elles doivent résulter d’un soi-disant consensus. De façon plus stratégique, quand un auteur (Thomas d’Aquin) reprend les arguments d’un auteur (Aristote) pour les opposer à ceux d’un autre qu’il s’agit de disqualifier (Averroès). Ou encore quand un tweet d’une ONG reprend la parole légère émise dans une situation futile pour alerter sur une situation tragique.
6La reprise peut aussi concerner la création de l’auteur lui-même, toujours dans des contextes artistiques et médiatiques, comme dans la série télévisée Dexter, ou dans les reprises à l’envers d’une de ses peintures par Hubert Robert, ou dans la reprise intermédiale de la musique dans un roman sur la musique de T. A. Hoffman. Et d’une certaine façon aussi quand est reprise une phrase dans un argument circulaire : « j’ai pas envie parce que j’ai pas envie ».
7Sous la désignation de « reprise en actes » se jouent des mécanismes ou processus assez différents, et les articles l’ont amplement montré.
Comment reprendre ?
8On l’a avoué en introduction, il faut en tirer le bilan maintenant : la question de la répétition se trouve inévitablement liée à celle de la reprise et l’un des objectifs de ce volume consiste à en démêler les intrications. Sur ce point, risquons quelques hypothèses.
9Contes et mythes, jurons et plis présentent des structures répétitives dans leurs dispositifs formels : le conte et le mythe en tant même que genres littéraires, les mots « jetés » du juron sont toujours les mêmes, le geste se répète de pli en pli. Comment dès lors ces productions échappent-elles à la répétition ? Parce qu’il s’agit de reprises « en actes », parce qu’elles sont choisies, manipulées, maniées par un actant qui reprend, s’approprie le segment répété et le personnalise : le conteur ou le transmetteur (pour le mythe), le designer de mode (pour le pli), le proférateur de juron. La reprise ici joue la répétition en laissant du jeu, un espace, à qui reprend.
10Quand la reprise concerne une création de l’auteur lui-même, le jeu apparaît aussi manifeste vis-à-vis de la pseudo-répétition. Chaque épisode de la série télévisée Dexter fournit à l’auteur l’occasion d’introduire des éléments nouveaux qui viennent briser ce que la « pure » répétition pourrait rendre monotone ; la répétition touche la toile de fond qui reste identique avec le rôle pour ainsi dire prédéterminé de tueur, surdéterminé d’épisode en épisode. Hubert Robert, peintre des ruines, met en évidence ajouts et variantes divers, jusqu’à faire varier le sens en inversant les représentations. Quelle « nouveauté » les reprises des « mêmes » ruines permettent-elles si ce n’est une réversibilité des relations humaines dépeintes ? Sans doute y a-t-il ici une question ouverte par la dualité reprise/répétition : la limite entre les deux ouvre une recherche sur la notion si galvaudée aujourd’hui d’innovation.
11De façon assez cruciale, la circularité d’un argument comme celui d’un « j’ai pas envie parce que j’ai pas envie » isole la question du sens de la répétition puisque la formulation d’une tautologie où la répétition devrait n’avoir aucun sens permet au contraire à la reprise de signifier pragmatiquement un refus. Et dans les romans où il exprime sa conception de la musique, le musicien T.A. Hoffman renchérit sur cette valeur ajoutée de la reprise par rapport à la répétition qui ne procure selon lui qu’un enfermement dans le même : les pouvoirs formels infinis de la reprise procurent d’authentiques partages dans l’écoute de la musique. La reprise ici semble bien plutôt déjouer la répétition.
12La reprise d’éléments soigneusement circonscrits et prélevés dans une œuvre authentifiée accorde moins de crédit encore à la répétition, en tout cas dans les exemples de ce volume. Travaillant sur l’utilisation d’un reportage d’actualité déjà diffusé pour produire une autre émission, la rubrique « Rétro » de BFMTV joue – sans le dire – avec la notion pragmatique de sensibilité au contexte : les insertions dans un nouveau contexte acquièrent un nouveau sens. Les artistes Alexander Apóstol et Tomás Ochoa agissent explicitement de même en reprenant un document iconographique du passé pour créer une œuvre contemporaine, non plus seulement en coupant le document mais en le retravaillant. Plutôt que simplement répétés, certains éléments (néanmoins reconnaissables) sont utilisés et déformés pour produire une nouvelle œuvre.
13De même dans l’apparente discussion entre Aristote et Averroès menée fictivement en reprenant les arguments de l’un contre l’autre, Thomas d’Aquin ne répète pas mais choisit dans les arguments de l’un ceux auxquels il entend opposer l’autre. De façon plus souterraine, la même stratégie paraît valoir lorsque deux wikipédiens en désaccord reprennent chacun le propos de l’autre pour disqualifier la contribution concurrente. Enfin, le cas du tweet anodin servant de prétexte ou d’amorce pour informer sur une tragédie humaine rend manifeste une reprise qui caractérise un type de communication utilisé aujourd’hui par les ONG : au lieu de montrer une situation difficilement supportable, la pratique consiste à trouver un biais susceptible de faire supporter un contenu de nature dramatique et d’engager le public à agir. La reprise ici se jouerait de la répétition.
Pourquoi reprendre ?
14Jouer la répétition, la déjouer ou s’en jouer, pour quoi faire, pour quels effets et pour qui ?
15Le fait de jouer la répétition semble inséparable de la notion de plaisir : plaisir de celui qui reprend le connu pour se l’approprier dans la façon de le transmettre. Mais plaisir aussi de celui auquel la reprise s’adresse dans l’originalité qui vient redonner vie à ce qui autrement s’étiolerait. Et plaisir encore de ne pas savoir si sera reconnue la reprise comme telle. Ces plaisirs, partagés ou non, vont jusqu’à faire oublier la fonction véhiculée : pédagogique pour les adaptations de mythes, symbolique pour les reprises littéraires ou intermédiales, mais aussi transgressive du maniement « normal » de la langue, par l’emploi de mots projetés et échangés comme les jurons, ou même dans le raisonnement circulaire qui met à mal l’avancement « normal » d’un raisonnement. La fonction véhiculée dépend évidemment aussi de la situation dans laquelle la reprise a lieu. La reprise faite tissu d’un vêtement plissé porté par une femme met aussi en évidence cette dimension de plaisir.
16Déjouer la répétition ne saurait assurément pas constituer un objectif suffisant pour la reprise. Sans doute trouve-t-on ici un facteur quelque peu angoissant dans la répétition du même, à quoi la reprise cherche à échapper. La série télévisée évite la compulsion itérative en introduisant des éléments nouveaux au sein d’une familiarité de scénario réconfortante mais aussi et surtout en maintenant dans son rôle celui sur lequel repose la série : Dexter, le tueur. Les diverses variantes introduites dans les sites en ruines peints par Hubert Robert concernent des ajouts et des modifications autour des ruines mais pas la représentation des lieux, nonobstant une mystérieuse inversion latérale. Les hypothèses affluent : Est-ce pour faire vivre ce qui est en principe mort puisque ruiné ? Pour y faire figurer le temps ? Pour inverser les rôles dans les peintures ? Pour le peintre assurément qui déjoue la répétition par l’inversion, mais pour celui qui regarde la peinture ? La répétition d’un même segment de phrase déjouée par l’introduction entre les deux occurrences d’un connecteur d’explication – le « parce que » – montre à quel point une apparente circularité fait échouer la répétition en signifiant autre chose : un refus, un refus de dire, qui peut laisser entendre à l’interlocuteur l’idée que d’autres raisons existent et restent inavouées, qu’il faudrait peut-être continuer l’échange pour parvenir à les formuler. Si la série télévisée introduisait de la nouveauté pour rassurer le spectateur en retournant au même, l’effet paraît ici inverse : l’argument « X parce que X », apparemment clos, ouvre des possibles pour celui auquel il s’adresse. Le « parce que » introduit dans la répétition ainsi déjouée amuse l’auteur et peut-être aussi son interlocuteur, le plaisir de la répétition est en quelque sorte entretenu par une apparence de nouveauté qui déroute temporairement.
17Se jouer de la répétition. Pourquoi reprendre la création d’un autre auteur ? On comprend que des raisons économiques puissent présider à la reprise d’un reportage d’actualité pour composer une rubrique « rétro ». Mais il ne suffit pas, car la reprise opère une transformation telle qu’elle fait changer de registre : d’émission d’information qu’elle était, elle passe à celle de quasi-variété, elle devient une composition plus ou moins fictive, empreinte de la subjectivité de celui qui reprend. Il n’est pas sûr que la production de départ exploitée par l’auteur de la reprise doive pouvoir être reconnue par le téléspectateur ; au demeurant, celui-ci n’éprouvera aucune impression de répétition s’il la reconnaît. De la même façon, les représentations iconographiques anciennes que reprennent des photographes pour composer des photos et des vidéos situées dans un environnement contemporain n’atteignent-elles leur but contestataire que si est reconnu le matériel emprunté et reconnues aussi les modifications opérées ? On gage toutefois que, une fois reconnus, l’écart ainsi perçu entre ancienne et nouvelle production engendre un surcroît de signification. Reconnaître l’origine de ce qui est repris ne compte ni comme condition nécessaire ni comme condition suffisante du succès de la reprise.
18La stratégie qui consiste à reprendre des arguments d’une théorie, dûment choisis, en tant que relevant d’une autorité tenue pour absolue (Aristote), pour leur y opposer ceux d’une autre et ainsi emporter à coup sûr la conviction du lecteur, fausse dès le départ un dialogue qui, pourtant, recherche à établir la crédibilité d’une théorie. Comme le fait aussi à peu près la règle pour Wikipédia de n’accepter que des contenus avérés par une communauté, des points de vue supposément neutres qui, loin d’écarter la confrontation en constitue plutôt un motif, donnant à voir la précarité du consensus. Il est peut-être encore plus frappant que la reprise d’une remarque sans importance signalée dans un tweet pour signaler à l’attention de « suiveurs » une situation autrement dramatique permet de faire appel à la générosité. La pseudo-répétition paraît tellement décalée qu’elle provoque un mouvement de quasi-horreur.
19Dans tous ces cas, la reprise, non répétitive, choisit des éléments pour des raisons apparemment arbitraires et propres à celui qui reprend, dans une situation communicationnelle particulière et dans un objectif spécifique. Les destinataires de la reprise sont en quelque sorte mis devant le fait accompli, poussés à une adhésion forcée où l’équilibre dialogique se révèle finalement illusoire.
20Mais parions que ce n’est pas parce qu’il y a des stratégies manipulatrices que toutes le sont. Si l’on y arrivait un jour, il faudrait penser à publier un ouvrage sur les dialogues pleinement dialogiques, les dialogues heureux.
Auteurs
Professeur de philosophie du langage et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, elle dirige l’équipe de recherches CIM-APPLA & CO qui travaille sur l’approche pragmatique et qui a déjà fait paraître Moments d’incompréhension (Paris, PSN, 2007), Les Voix risquées de la confidence (Paris, PSN, 2010) et Improviser, une action dialogique (Rennes, PUR, 2014). Elle a notamment édité avec Anthony Wall L’Art de très près. Détail et proximité (Rennes, PUR, 2012).
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