Abélard et Héloïse. Les jeux de l’amour et du savoir
p. 121-136
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Texte intégral
1Au premier dans son cœur, son amour, qui fleure plus délicatement que tous les parfums. Désir. Une femme anonyme écrit à un homme sa passion, très humaine et profane d’apparence1. Récidive. Tendrement j’ai cherché, cherchant j’ai trouvé, trouvant j’ai aimé, aimant j’ai élu, élisant je t’ai donné la première place dans mon cœur. Satisfaction. Nouvel aveu, de la même inconnue2.
Maintenant je vois celui que j’avais désiré,
maintenant je tiens celui que j’avais aimé, maintenant
je ris, moi qui pleurais, je me réjouis plus que je ne me
lamentais, j’ai ri au matin, j’avais pleuré la nuit, au
matin j’ai ri, la nuit j’avais pleuré3.
2Enfin, en d’autres termes, une autre fête poétique, et liturgique précisément, puisque j’emprunte ces mots à une séquence, une hymne composée pour des moniales afin qu’elles la chantent au jour de Pâques, quand refleurit le printemps du monde. Ces mots sont mis dans la bouche de femmes, mais qui les a écrits ? Une femme ? Ou bien serait-ce un homme ? J’emprunte ces trois citations à des écrits tous trois composés en France, dans la première moitié du xiie siècle. Quels qu’en soient les auteurs, ces lignes sortent chacune d’une fabrique littéraire, dont les créations sont vouées à susciter et révéler une subjectivité à l’œuvre. Un être s’avance masqué, parle d’une voix tamisée par le filtre puissant de la littérature, et cependant exprime un amour exclusif, dévorant, inextinguible. Sous ce masque qu’on croyait indéchiffrable, Constant Mews propose de reconnaître la grande Héloïse. Non sans audace, et bousculant les réticences d’un bon nombre d’historiens. La question de l’authenticité n’est d’ailleurs que secondaire en regard d’une autre, plus fondamentale quoique trop souvent éludée de nos jours. Car Héloïse, cette femme que Pierre Abélard a vouée à l’amour de lui-même, a-t-elle pu écrire en un temps, le xiie siècle, où la haute culture semble capturée, jalousement détenue par les hommes ? Georges Duby ne croyait guère à la réalité des femmes poétesses, aux énigmatiques « trobairitz », dont la voix lui semblait résonner trop d’harmoniques masculines, émanait peut-être d’un organe masculin4. Je propose de renoncer à cette saine défiance, et de reconsidérer, après bien d’autres, les jeux de l’amour et du savoir au xiie siècle. Ces jeux-là, n’en doutons pas, ne laissent rien au hasard et ne lui ne doivent rien non plus. En trois tableaux successifs, voici d’abord deux avènements, celui d’une jeunesse nouvelle, celui de la femme philosophe, enfin la renaissance d’un langage amoureux, qui ramène au constat désabusé que décidément la femme est vouée à l’ombre au temps des cathédrales, mais je m’en tiendrai au tiers de siècle qui précède le surgissement des cathédrales gothiques et l’éclosion des romans courtois.
Jeunesse
3L’affaire entre Abélard et Héloïse, faut-il le rappeler, semble avoir eu lieu vers 1116. Quel âge ont alors l’un et l’autre ? Pierre Abélard dit être dans sa pleine « jeunesse » (iuventus) quand il enseigne sur la Montagne Sainte-Geneviève, et qu’il séduit Héloïse. Mais il parle d’Héloïse comme d’une « adolescente » (adolescentula 5). Dans les faits, le « jeune » Pierre a alors trente-sept ans, et l’« adolescente » plutôt la vingtaine6. L’usage du xxie siècle porterait à souligner, voire à creuser l’écart subjectif entre les deux protagonistes. Au Moyen Âge, la qualification de « jeune » recouvre une vaste classe d’âge, qui s’étend considérablement : au début du viie siècle, Isidore de Séville y rangeait tous les adultes d’entre 21 et 48 ans. Les auteurs du xiie siècle qui parlent de leurs « jeunes » pensent moins à l’âge physique qu’à un statut défini par la dépendance à l’égard du père. Un individu peut alors demeurer plus longuement dans la « jeunesse » que ne le fixe la tradition savante, et inversement, selon la longévité du père. Pierre Abélard, lui, pourrait être affranchi doublement d’une telle pesanteur, parce que, entré dans une carrière ecclésiastique, il appartient à un groupe régi par d’autres normes que la hiérarchie d’ancienneté, et que l’entrée de son père au monastère l’a définitivement émancipé. Mais il se perçoit comme « jeune ». Il a en réalité trente-sept ans, tandis qu’Héloïse (qu’il faut probablement vieillir un peu), a aux alentours de la vingtaine d’années. La différence ne doit pas être exagérée cependant, car « l’adolescente » Héloïse se trouve alors dans la même strate que son maître, ami, amant et futur mari. Pour les filles, « l’adolescence » recouvre le temps d’une prime jeunesse, pré-nubile, où l’on continue de les désigner sous le nom de pucelles7, alors qu’ensuite, on les considère comme des mulieres, empesées par les liens serrés du mariage et les devoirs de la gestion domestique et lignagère, en charge de la maisonnée et de la reproduction. En d’autres termes, l’« adolescence » est le pendant féminin de la « jeunesse » masculine.
4Les contemporains n’appliquent par volontiers le terme de « juventus » aux filles ; ils le réservent massivement aux garçons. La première raison en est que la « jeunesse » est conçue comme un temps de licence, à défaut d’être celui de la liberté. Ce qui est admis pour les garçons ne saurait l’être pour les filles. Les enjeux en effet diffèrent profondément pour les uns et pour les autres. Cette jeunesse reste lettre morte, si on ne la situe pas dans le cadre des structures patrimoniales de l’époque. Il s’agit en réalité pour les garçons d’un temps de latence qui peut s’étirer sur plusieurs dizaines d’années, entre l’achèvement de l’éducation et le temps où ils sont « casés », c’est-à-dire où ils entrent en possession de leur part d’héritage, de la seigneurie patrimoniale au décès de leur père, ou d’un fief que leur père confie à son fils aîné ; la coutume de caser les fils aînés de l’aristocratie ne se met en place à vrai dire que dans la seconde moitié du xiie siècle. Un temps de latence où s’exacerbent les ressentiments internes à la famille, et qui pousse par exemple les fils de Henri II Plantagenêt à la rébellion incessante contre leur roi et père. Un temps qui se prolonge également pour les jeunes clercs, ceux des cathédrales comme ceux des monastères8, où ils sont tenus longtemps à l’écart des responsabilités, sauf lorsque, princes, ils sont destinés à un siège épiscopal et dressés pour cette tâche de gouvernement ecclésiastique.
5Depuis l’an mil, et plus encore au début du xiie siècle, le lignage est devenu l’arbre maître sur lequel se fixe l’identité du groupe familial tout entier. Celui-ci s’est resserré, s’est centré sur la figure fantasmatique d’un père qui n’a rien de symbolique et qui garantit la cohésion de la famille et l’unité de son patrimoine. La position de chacun des personnages sur la scène familiale est doublement déterminée, d’abord par son utilité pour le lignage, pour sa survie, sa reproduction génétique et sa propagation, et aussi par le profit qu’on peut en attendre pour la protection et l’extension du patrimoine. Expansion numérique, car le but premier du mariage n’est-il pas en effet de croître et multiplier l’espèce, afin de combler le vide laissé depuis les origines par les anges expulsés du ciel et déchus ? Profit, car chacun des jeunes est un capital source de gain. L’un des fils est privilégié au sein du lignage : son destin sera de succéder, mais d’ici là, il servira les appétences du lignage, notamment par l’alliance avec un autre lignage. On projette son mariage, mais on le reporte au plus tard qu’il est possible. Il arrive qu’on célèbre les épousailles d’un fils avant que le père ne soit mort, mais l’élu est l’aîné de préférence, et les textes laissent entendre que le père a longuement résisté avant de céder. Les frères puînés sont maintenus dans une minorité souvent jugée dégradante par eux : pour le bien du lignage et au mieux pour eux-mêmes, ils sont expulsés, jetés sur les chemins de l’aventure, avec l’espoir qu’ils décrochent sur l’arbre aux filles un lot intéressant, une riche héritière. Le père d’Abélard est l’exemple parmi tant d’autres de l’ascension chevaleresque : un petit chevalier domestique, probablement engagé par le seigneur de son propre père, est parvenu à épouser la fille de son patron. Cela n’arrive pas que dans les contes de fées. Les filles, elles, sont les machines reproductrices, et à cet égard essentielles ; elles servent de monnaie d’échange dans une négociation entre lignages, elles engendrent ou elles prient pour la perpétuation du lignage. En cédant une fille, un père cède une part du capital reproductif de son lignage. Il cède aussi une part du patrimoine matériel, sous la forme de la dot, la plus mince possible. La règle du jeu voudrait que jamais l’on n’abandonne une part du patrimoine, même sous la forme d’une fille, et encore moins sous la forme d’une dot. Mais c’est doublement impossible, parce l’expérience des sociétés rappelle à chacun les dangers de l’autarcie et d’une endogamie despotique, et parce que le lignage n’assure son futur qu’au sein de la société, au sein d’un immense filet au maillage étroit, où tout se tient. Tristes perspectives pour des jeunes ces années-là, quand commence le vaste mouvement que les historiens qui l’ont décelé ont désigné sous le terme savant de « resserrement lignager », de crispation sur l’arbre paternel et patrilinéaire.
6Ce monde que je viens de décrire, c’est celui des années 1100. Ce monde ainsi dépeint sous des couleurs peu reluisantes, peu exaltantes, c’est pourtant celui du printemps de l’Europe, celui de l’épanouissement féodal, celui de la réforme ecclésiastique, celui de la croisade. Féodalité : je ne détaille ni le mot, ni le monde, qui sont bien connus, illustrés par de grands maîtres. Ce monde est visible encore aujourd’hui dans les campagnes des pays de l’Ouest européen. L’organisation cellulaire du territoire et des hommes éclate aux yeux. Elle s’est matérialisée dans le regroupement autour d’un château accouplé à une église, l’un et l’autre situés presque toujours à quelque distance du noyau de peuplement primitif, sur une hauteur, comme au Pallet, à Brancion, à Tivoli. Ce vaste mouvement de l’encellulement qui enserre les hommes dans une seigneurie aux mains d’un potentat et du prêtre qui est souvent choisi par lui et donc son homme, les textes le décrivent dès la seconde moitié du xe siècle. Ce mouvement s’est enraciné dans ce qui est une véritable structure, si visible, ostentatoire et attentatoire au pouvoir des rois au temps d’Abélard. La principale activité du jeune capétien Louis VI, avant et après son accession à la dignité royale (1108), consiste à abattre les tours des châteaux qui enveloppent et étouffent le domaine propre de la couronne capétienne.
7Ce temps-là, c’est aussi celui de la réforme ecclésiastique inaugurée tambour battant, et conduite à grands renforts de menaces et d’excommunications par les papes de Rome et leurs légats depuis 1049. Une réforme, voilà ce qu’il fallait. Le mot est presque neuf au milieu du xie siècle : les ecclésiastiques l’empruntent à la terminologie des Pères de l’Église, à saint Augustin notamment, qui désignait par la réforme (reformatio) le renouvellement du monde introduit par la descente du Christ sur la terre et qui atteindra sa perfection au terme du Jugement dernier, quand un ciel nouveau et une nouvelle terre seront substitués à l’ancien état. Les clercs du xie siècle s’en emparent pour en finir avec l’idéal antique et carolingien de rénovation (renovatio), qui visait plus prudemment la restauration de ce temps parfait où le Christ avait jugé bon de s’incarner dans une province de l’Empire romain. Leur réforme bouscule les équilibres traditionnels. Elle repose sur un mot d’ordre : restaurer la liberté des Églises, ce qui, en pratique, signifie rétablir la liberté des ecclésiastiques. La liberté des églises et de leurs clercs était en effet limitée : malgré quelques tentatives de rébellion, la tradition antique, conservée dans le monde byzantin, et russe même jusqu’à des années tout proches de nous, avait soumis les ecclésiastiques au pouvoir du souverain. La même liberté ecclésiastique avait été mise à mal, je l’ai dit, dans l’univers de la seigneurie. Il fallait en finir avec ce monde trop vieux, secouer la poussière, redorer les églises.
8Comment mettre en œuvre cette belle idée ? En séparant les hommes des femmes, en séparant les clercs des laïcs. Mais encore ? En dénonçant sans cesse, pour les mettre à bas, trois vices qui encombraient largement le monde ecclésiastique, et qui s’étalaient ouvertement sous les yeux de ceux qui voulaient. Trois vices, trois désirs, une libido pour chacun. S’en prendre à la libido du sexe, c’est la tâche primordiale, parce que la plus sensible, la plus connue. On promulgue donc l’obligation du célibat pour les clercs, et l’on entreprend de réguler le flux des femmes dans les maisons royales et seigneuriales. On aborde là un terrain difficile à maîtriser, car les laïcs n’ouvrent pas les portes de la demeure privée au tout venant. Nous savons d’ailleurs que l’obligation du célibat ecclésiastique n’est définitivement acquise qu’au début du xiiie siècle, grâce aux contrôles instaurés par le Concile de Latran IV (1215) et confiés à la vigilance des évêques. C’est alors aussi que l’Église occidentale est parvenue à dominer et à gérer le mariage de tous les laïcs, rois, princes et tout un chacun. Et encore voit-on qu’encore au xiiie siècle, le mariage à l’Église n’est souvent qu’une bénédiction, comme il l’est à Florence au xive siècle. À cet égard, ne nous étonnons pas du mariage secret d’Abélard et Héloïse : le récit en est fait par un homme qui donne son soutien et participe aux efforts des réformateurs, mais qui sait très bien comme tous ses contemporains que le mariage demeure une affaire privée. Libido de l’argent : une charge ne s’acquiert pas, l’accès aux positions ecclésiastiques ne peut être soupçonné de dépendre de l’argent. La simonie (du nom de Simon le magicien qui, selon les Actes des Apôtres, avait voulu, argent comptant, acheter aux apôtres le pouvoir de donner l’Esprit saint par l’imposition des mains9) est désormais dénoncée comme une tare inacceptable. Les contemporains peuvent en effet s’en émouvoir : le commerce s’est en effet activé, l’argent circule à flots dans les villes où se trouvent les grandes institutions, notamment ecclésiastiques. On conçoit que les honoraires demandés par Abélard en rémunération de son enseignement aient choqué quelques-uns de ses adversaires. Mais il n’était pas le seul : ses collègues se gardent bien d’évoquer le sujet. Libido du pouvoir : voilà une dénonciation ordinaire. Rien d’étonnant qu’un jeune ambitieux, tel Pierre Abélard, cherche le soutien de ceux qui ont le pouvoir, et qui l’exercent, tel Étienne de Garlande. Rien d’étonnant non plus que dans ce monde en vif mouvement, la polémique s’enrage et que chacun se saisisse de tous les arguments des réformateurs, pour abattre l’adversaire.
9Le point culminant de cet effort se découvre au terme du pèlerinage de la croisade, quand en juin 1099, les chevaliers occidentaux s’emparent de Jérusalem et occupent la ville tant désirée. C’est ici que l’imaginaire occidental se réalise, dans la Jérusalem libérée, et délivre les fantasmes d’une ambition terrifiante, celle de la domination universelle. Cela s’est fait sur la voie d’une purification religieuse, mais au prix d’une application rigoureuse des normes dictées par les ecclésiastiques, d’un contrôle accru des lignages sur l’exubérance génétique des jeunes, d’une soumission peut-être aussi plus contraignante du féminin au masculin. C’était l’adolescence de la chrétienté occidentale10. Le « jeune » Pierre Abélard et « l’adolescente » Héloïse appartiennent à la génération née vers 1075-1100 qui voit voler en éclat les équilibres anciens. Ils tiennent leur rôle dans cet univers, tout à la fois en brutalisant les codes traditionnels, en portant la bannière des nouvelles manières de vivre, mais ils subissent aussi les effets abrasifs de la reprise en mains.
La femme philosophe
10Vers 1143, l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, écrit à Héloïse une lettre admirative : « je n’étais pas encore sorti de l’adolescence, je n’étais pas encore entré dans les années de jeunesse, que ta réputation m’était parvenue… J’avais entendu parler d’une femme (mulier) qui n’était pas sortie encore des liens de ce monde, qui donnait le meilleur de son temps à la science et à l’étude des lettres – fait rarissime11 ». Hugues Métel, un ecclésiastique lorrain, n’hésite pas à dire que « la réputation d’Héloïse vole à travers les airs et qu’elle a résonné jusqu’à nous… ». Il s’adresse à elle : « cette réputation nous a appris que tu as surpassé le sexe féminin. Et comment ? Par l’écriture, par la poésie, par la création d’idées et les sens nouveaux des mots ». Beaucoup plus lyrique et cependant précis que Pierre le Vénérable, Hugues Métel vante en Héloïse la femme de lettres. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter, comme l’abbé de Cluny, qu’il y a mieux encore chez Héloïse : « Tu as triomphé de la mollesse féminine, et tu t’es endurcie dans la vigueur virile12 ». La lecture de l’un et l’autre conduit à juger qu’Héloïse n’a pas mis fin à sa formation littéraire et scientifique avec « l’affaire Abélard », ni même avec la naissance de son fils Astrolabe : mulier, femme épanouie, elle ne cesse de briller. Non par son savoir, mais par sa vie de moniale. La religieuse : voilà, aux yeux des ecclésiastiques, la femme accomplie, la virago, plus virile, plus mâle que les hommes. Bernard de Clairvaux aurait apprécié ce coup de pied de l’âne, à coup sûr il ne l’aurait pas démenti. La plus haute excellence d’Héloïse résiderait en somme dans son ultime succès à se hisser, malgré et par-delà son aventure avec Abélard, à la position d’autorité d’une femme parfaite, religieuse accomplie, abbesse du Paraclet, maîtresse d’un monastère apparemment fort bien doté et considéré dans le sud de la Champagne. Les contemporains ont cependant salué la capacité d’Héloïse à s’illustrer dans les lettres, domaine qu’ils jugent réservé aux hommes. « Fait rarissime », dit Pierre le Vénérable. Mais la rhétorique sait user de tous les stratagèmes, notamment dans le discours d’un sexe sur l’autre.
11Quoi qu’en disent les admirateurs d’Héloïse, la littérature féminine existait depuis longtemps dans l’Occident médiéval. Il convient certes de distinguer ici entre œuvres de mâles à l’adresse des femmes, œuvres de femmes destinées aux lecteurs de l’autre sexe, et littérature de femmes pour les femmes. Les hommes écrivant pour les femmes sont légion, de saint Jérôme aux auteurs de traités en langues romanes sur la vie dévote. Les femmes écrivent aussi, comme Duodha, princesse carolingienne du ixe siècle, qui écrit un manuel pour son fils, où elle lui enseigne l’art de bien vivre selon la loi de Dieu, selon la Bible. Dans un tout autre genre, Héloïse s’illustre dans le même domaine, par ses lettres à son mari. L’écriture de femmes pour des femmes peut paraître moins fréquente. Elle se révèle néanmoins dans les monastères féminins, à Poitiers où sainte Radegonde (vie siècle) reçoit l’hommage de sa disciple Baudovinie, à Gandersheim vers 950, quand Hrotsvita écrit poèmes et pièces de théâtre pour les jeunes filles qu’elle a à charge d’éduquer à la conversion du cœur et au choix de la vie monastique13. Les créations les plus éclatantes sont postérieures, elles émanent des couvents féminins d’Italie et des béguinages flamands avant de se répandre largement au xive siècle. Peut-être Héloïse aussi a-t-elle écrit pour ses moniales, à Argenteuil, au Paraclet, mais nous pouvons tout au plus le suspecter à propos de quelques hymnes et poèmes glissés dans un rouleau des morts ou chantés dans la liturgie de son monastère, sans pouvoir rien prouver. Le temps d’Abélard et Héloïse est en fait celui de l’éclosion printanière d’une littérature romane, faite dans les cours très probablement, et surtout dans la France de l’Ouest et dans le sud de l’Angleterre occupé par des continentaux venus, dois-je le rappeler, de la France du Nord-Ouest. Très vite, les dames de l’aristocratie anglo-normande, picarde et flamande, appellent leurs chapelains à composer pour elles des œuvres littéraires, bestiaires et paraphrases de la Bible. L’une des plus anciennes paraphrases bibliques en ancien français, dont on oublie trop la forte présence dans la littérature romane du xiie siècle, est consacrée au Cantique des Cantiques, j’y reviendrai. L’éclosion de la dame lettrée est l’un des premiers effets du printemps de l’Europe, intéressant, mais non pas essentiel dans la définition de la culture nouvelle où les hommes du temps se fabriquent une identité.
Amour ?
12Un autre effet pèse beaucoup plus lourd dans le façonnage de l’identité européenne. C’est la formulation d’un sentiment amoureux arraché et soustrait à la tyrannie des modèles antiques. Les contraintes imposées sur les jeunes par le lignage ne laissaient pourtant guère de place à ce sentiment. En effet, la documentation abondante qui nous vient des clercs durant la première moitié du xiie siècle et qui décrit les relations hommes-femmes, parmi les jeunes comme parmi ceux qui le sont moins, ne valorise pas l’amour vrai. Elle exagère plutôt la puissance du vinculum nuptiale, des chaînes du mariage qui soumettent la femme à l’homme. À la réalité de la dépendance s’ajoute l’antiféminisme véhiculé par une longue tradition chrétienne. Les intellectuels ne pouvaient se soustraire à un jugement aussi profondément enraciné. L’antiféminisme s’exprime continûment, de saint Jérôme, dans son Adversus Jovinianum (contre un romain qui plaçait le mariage plus haut que la virginité dans la hiérarchie spirituelle), à Jean de Meun, et en passant par Pierre Abélard et par Bernard de Clairvaux. Pierre Abélard lui-même tient le discours du mâle, associant sensualité séductrice, égoïsme, volonté de faire carrière et de préserver son empire sur lui-même. Jean de Meun, dans sa continuation du Roman de la Rose, prend la même posture :
« Une honnête femme, par saint Denis, espèce plus rare que le phénix…, ne peut aimer personne sans le transpercer de grandes peurs et de grands soucis et d’autres dures mésaventures… Valerius, qui avait de la peine à voir que… son compagnon, voulait se marier, lui tint ce fier discours : “Au nom de Dieu tout puissant, mon ami, fais attention de ne jamais te laisser prendre au piège d’une femme toute puissante, dont la ruse brisera tout”… Pierre Abélard, lui, avoue que celle qui fut son amie, sœur Héloïse, abbesse du Paraclet, ne voulait à aucun prix consentir à ce qu’il l’épouse. Au contraire, la jeune dame, très intelligente et très savante, bien aimante et bien aimée (“bien entendant et bien lettrée/et bien amant et bien amée”), lui donnait des arguments pour l’avertir de bien se garder du mariage, et lui prouvait, par des passages de l’Écriture en même temps que par le raisonnement, que les conditions du mariage sont très dures…14 ».
13Cette tradition a été durcie par la réforme ecclésiastique du xie siècle et son programme de lutte contre les trois perversions que j’ai rappelées. Or entre pouvoir, argent et sexe, le nœud qui fait la différence entre réformés et non-réformés, entre ecclésiastiques et laïcs, est le sexe, et non seulement l’abstinence de celui-ci, mais la séparation radicale entre le féminin et le masculin. Les créations contemporaines d’ordres religieux doubles, Fontevraud (près Saumur, en 1101), Prémontré (près Laon, en 1120), ne doivent pas faire illusion. Pour les réformateurs les plus influents, il paraît plus sage de ne pas se mêler des affaires féminines. Les cisterciens observent avec une extrême prudence, pour ne pas parler de défiance, les saintes femmes qui prétendent s’affilier à leurs monastères ; ils baissent enfin la garde et cèdent dans les années 1150-1160, après la mort de Bernard de Clairvaux en 1153. Toute la tradition littéraire des traités pour la direction spirituelle des femmes appelle à la conversion selon les principes formulés autour de 1100 ; c’est son unique objet, comme le montrent encore à la fin du xiie siècle les lettres qu’Adam de Perseigne adresse à ses disciples féminines15. Si, pour Héloïse, le mariage est impropre au philosophe16, c’est qu’elle continue d’identifier le philosophe au clerc qu’il est en effet : Pierre Abélard en est parfaitement d’accord. L’un et l’autre en fait agissent en disciples de la réforme ecclésiastique. Ils appliquent à la perfection les idéaux de cette réforme, en se séparant, en entrant chacun au monastère. Il est vrai que l’un, Pierre, s’y rend plus volontiers que l’autre, Héloïse, peu empressée d’abord ; mais elle se montre plus conséquente que Pierre une fois le pas franchi. L’un et l’autre construisent avec leurs contemporains la nouvelle culture : ils l’érigent sur les décombres du monde traditionnel, fragilisé sinon abattu par les expériences de la réforme et de la croisade.
D’un sexe à l’autre, deux langages
14Ce monde austère donne cependant libre cours au discours amoureux, dont le vocabulaire semble évoluer rapidement dans la première moitié du xiie siècle. Comment parle-t-on en ce temps-là de la relation amoureuse17 ? La tradition classique du chant amoureux, de ces carmina amatoria que Pierre se vante d’avoir composé18, ne portait pas franchement à la conversion religieuse, pas davantage que celle des lettres d’amour. Mais elle fait place au xiie siècle à une réflexion originale, plus spirituelle que jamais, sur l’amour entre homme et femme. Cette méditation nouvelle s’épanouit dans le cadre de deux formes littéraires. Les moines et quelques ecclésiastiques l’expriment dans leurs adresses publiques, sermons et commentaires de la Bible, où ils invitent leurs lecteurs aux noces mystiques. Bernard de Clairvaux, dans ses sermons sur le Cantique des Cantiques, et son confident Guillaume de Saint-Thierry dans son traité sur la nature et la dignité de l’amour (1121-1124), touchent droit au cœur des moines ; je ne m’y étendrai pas ici. Loin des cloîtres, des couples ou leurs porte-parole préfèrent la fluidité d’une correspondance, où ils déclinent librement les aveux d’une découverte mutuelle. La contribution de Pierre Abélard et Héloïse à ce sujet est largement connue ; il faut cependant tenir compte d’autres apports, parmi lesquels je retiens tout particulièrement les lettres de « Deux Amants », entre un maître et sa disciple, où, suivant Constant Mews et de conserve avec lui, je crois pouvoir humer et reconnaître l’univers intellectuel et spirituel d’Abélard et Héloïse19.
15Le vocabulaire de l’amour s’enrichit considérablement au début du xiie siècle, quand précisément les moralistes doivent mettre au pas les sociétés occidentales en y infusant les nouvelles coutumes du mariage, consensuel dans l’échange de paroles (Pierre Lombard distingue entre verba de futuro, promesse pour l’avenir, et verba de presenti, engagement présent de l’homme et de la femme) et public, revalorisé comme un sacrement. Les mots existaient certes auparavant, mais leurs connotations me semblent s’enrichir. Il faut distinguer entre l’affectio (ou affectus) où l’on reconnaît une disposition volontaire du cœur, la caritas définissant la trame d’un lien affectif entre parents biologiques ou entre des individus qui ne sont pas liés par la parenté, mais par une relation spirituelle, et la dilectio. Cette « dilection » est d’une grande richesse. Alors que Constant Mews y voit l’amour vrai – « true love » –, je préfère y lire l’expression d’une inclination chère et tendre, conjuguant d’une part la caritas – c’est le lien qui unit Héloïse et son oncle Fulbert20, d’autre part l’amicitia, traduisant le sentiment d’une communauté de destin, fondée sur l’élection réciproque de deux êtres ou deux groupes ou d’un parti à son seigneur21, et l’amor enfin qui désigne au xiie siècle plus qu’une inclination, à vrai dire une pulsion virant bientôt à la passion, dessaisissant l’individu, homme ou femme, de sa liberté individuelle. L’amor est le fruit mûr de la concupiscentia (Pierre Abélard souligne que ce qu’il a éprouvé, c’est la concupiscentia, non amor (Lettre 5)). Cet amour naît en réalité de la libido, qui soulève les premières vagues de l’émoi, attise le désir. Mais une fois formé, il agit comme une force incoercible (vis), une agitation incohérente, irrationnelle et orageuse22. S’il ne s’apaise que dans la voluptas, il se vautre dans la luxuria, l’excès. Le chemin ainsi parcouru mène droit au vice redoutable de l’orgueil (superbia) qui ne se connaît plus de mesure23.
Thèmes féminins, thèmes masculins
16Les lettres entre les « Deux amants » ne parlent pas de sexualité, elles n’effleurent pas même le sujet d’une consommation de l’acte. Mais elles exposent, parfois crûment, les perceptions qu’ont l’un et l’autre, parfois l’un contre l’autre, sur l’amour. Au dire de la femme, le maître est la lumière placée sur la montagne, métonymie courante au début du xiie siècle pour qualifier les grands maîtres à penser. Il est le « joyau de la Gaule entière24 ». Si haut placé et digne de révérence, il n’en mérite pas moins l’appellation de « très doux25 ». Autorité, douceur, deux constellations sémantiques où se regroupent les liens du pouvoir, du savoir et de l’amour. La femme utilise le vocabulaire de la fidélité qu’emploient seigneurs et vassaux, et comme eux, elle le reprend en l’intériorisant26. Le lien est fondé dans la médiation du Christ, ancré, cristallisé dans une profondeur inaltérable, « à jamais », « pour toute la durée de ma vie », dit la femme27. Cette attache essentielle se confirme dans la participation de l’un à l’autre – « part de mon âme, moitié de mon âme » –, corps et âme, et suscite la joie, cette espèce rustique du bonheur, s’établit dans la liesse28.
17La femme associe librement amor et dilectio29. Telle Ève au Jardin de la création, elle déborde de marques d’amour. C’est d’elle que vient la flamma amoris, qui rend l’homme ardent, brûlant d’amour30. Héloïse revendique cette fusion, rappelée par Jean de Meun au xiiie siècle. Elle écrit à son ami :
« que tant aimoit/que père et seigneur le clamoit/une merveilleuse parole/que beaucoup tiendront pour folle… Elle lui fit parvenir par lettre expresse/alors même qu’elle était abbesse/le message suivant :/Si l’empereur de Rome/à qui tous doivent obéissance/daignait me prendre pour femme/et faire de moi la dame régnant sur le monde,/je préfèrerais, dit-elle/et j’en prends Dieu à témoin,/être appelée ta putain/qu’impératrice couronnée31 ».
18À l’époque, le lien matrimonial est en principe un foedus, contrat d’alliance, établi entre deux familles et conclu par l’échange très matériel des dots32. Héloïse souligne avec force que le lien d’amitié (caritas) est plus fort que les conventions matrimoniales : c’est pour cette raison qu’elle préfère le nom d’amica, et que si ce terme n’est pas compris, elle préfère encore être appelée meretrix, putain. « Les mots sont pour les autres, mais à toi va mon intention33 ».
19L’homme, lui, n’échappe pas à son savoir. Tout pédantisme digéré, il cite en abondance Cicéron, et Ovide qui fut l’instituteur de la séduction amoureuse pour tout le Moyen Âge, mais aussi Horace et de nombreux auteurs du haut Moyen Âge. « Les scientifiques, dit-il, répètent souvent que c’est du soleil que la lune tient sa lumière… Eh bien, l’exemple vaut entre moi et toi : tu es mon soleil, sans toi je n’ai pas de lumière34 ». La femme pour l’homme est la dame, domina, comme l’épouse du seigneur, non pas la maîtresse ambiguë35. Dame, elle irradie de sa splendeur naturelle, elle est lumière, lux, très illustre étoile, comme la Vierge Marie est l’étoile de la mer36. Mais elle est plus couramment le réconfort dans l’imaginaire de la solitude individuelle, ce qui se traduit aussi, qu’on m’en pardonne, par le repos du guerrier37. La femme donne le plaisir, la delectacio38. Emporté soudain par un flot de tendresse, l’homme avoue reconnaître au sein de lui-même la présence de la femme, comme blottie en lui. La voici miroir « en qui je me complais39 », mais c’est que l’homme se considère alors comme le siège, la place-forte de la sécurité (l’expression intra se locatam est employée par le mâle, la femme ne parle pas de l’homme en termes équivalents). « Lorsque tu m’oublies – dit l’homme –, c’est ton âme que tu oublies40 ».
20La grâce survient cependant. L’intellectuel Pierre Abélard est amoureux. Il est capable de s’en expliquer dans ses définitions de l’amour, par exemple à la fin de la Theologia summi bon41. L’écho de sa méditation retentit dans l’une des lettres des « Deux Amants ». Dans la lettre 24 attribuée à la plume de l’homme, on lit que « l’amour (amor) est une force de l’âme, qui n’existe pas par soi et qui ne se suffit pas à elle-même, mais qui, en se diffusant toujours dans l’autre avec faim et désir, veut faire un avec l’autre, en sorte que deux volontés différentes ne fassent plus qu’un seul être ». Pierre Abélard ne parle guère autrement de l’effusion trinitaire. Pierre, ce génial surdoué qui a su ravaler à neuf l’édifice de la théologie contemporaine en l’enrichissant d’analogies et de métaphores de la vie quotidienne, nous apparaît souvent préoccupé d’Héloïse et plein d’attentions pour ses femmes du Paraclet. Voici que l’homme perçoit en lui-même une métamorphose de jour en jour42, et renonce au langage coutumier et féodal qui dégrade l’épouse jusqu’au rang subsidiaire de femme soumise. L’homme (Pierre Abélard ?) se récrie : « je ne crois pas nécessaire que tu me fasses serment de fidélité, les actes suffisent43 ». Il balaie les contraintes du formulaire juridique, acquiesce à la récusation du mariage par Héloïse. Cela est presque neuf, et subvertit la doctrine mise en place dans le courant du xiie siècle, qui prône le consensus, mais encadre les promesses échangées par les deux époux dans les formes du serment féodal.
21L’homme se reprend vite. Y a-t-il au xiie siècle un homme davantage soucieux de sa propre réputation que Pierre Abélard ? L’Histoire de mes malheurs révèle un être inquiet de la considération qu’on lui porte, au vrai préoccupé de lui-même plus que de celle qui l’aime. Constant Mews le rappelle, Pierre ne dit rien des talents d’Héloïse, qui ont cependant laissé une trace positive dans la mémoire des contemporains, et même chez le plus acharné des ennemis de Pierre Abélard, Bernard de Clairvaux44. Il est inutile d’accuser Pierre de mensonge : la question en effet n’est pas celle de la réalité, mais celle de l’imaginaire, des représentations mentales. La littérature du temps montre que pour l’homme, l’amor ressemble à un jeu, trompeur. On comprend ainsi les dénonciations lancées contre les hommes à femmes, à l’encontre d’un Guillaume IX d’Aquitaine, contemporain d’Abélard et Héloïse, « trompeur de femmes », et contre les hypocrites qui cherchent à maintenir leur réputation. Maître Abélard, méfiant, et surtout grand lecteur d’Ovide, suit les conseils du poète romain : il pratique l’Ars amatoria, ou comment séduire les dames, mais semble préférer à l’Ars amatoria les Remedia amoris, ou comment se débarrasser de ses maîtresses.
22Encore autour des années 1100, les poèmes d’Ovide et la littérature antique constituent le trésor où l’on va butiner les richesses de l’amour. Pierre Abélard y boit longuement. Le vocabulaire amoureux vient de là. Mais un nouveau venu s’est immiscé, et c’est le Cantique des Cantiques. Voici l’autre trésor où les contemporains ont puisé les mots de l’émotion spirituelle et de l’amour métaphysique. Ce livre de la Bible fait l’objet de lectures passionnées dans la seconde moitié du xie, et notamment chez les dames du xiie siècle. Ses résurgences dans la littérature amoureuse du xiie siècle n’ont donc rien d’étonnant. La culture des intellectuels, mâtinée de Bible, suffirait à l’expliquer. Les deux amants truffent leur échange épistolaire de citations explicites et implicites du Cantique, comme en témoignent les citations que j’ai rapportées en ouverture. Mais ces réminiscences bibliques ne sont pas qu’un jeu savant : en ce temps-là, le Cantique était lu et commenté, peut-être aussi représenté comme un dialogue. Un dialogue mis en scène (avec rubriques indiquant l’entrée en scène des personnages) entre le Christ, l’Église, leurs disciples, et la Synagogue. Mais aussi à un autre personnage, plus inattendu : en effet, la mémoire du Cantique dans le dialogue amoureux des deux amants renvoie tous les contemporains, pour une part à la plainte de Marie-Madeleine devant le tombeau vide où, au matin de Pâques, elle ne trouve plus le corps de Jésus, et pour l’autre part, au transport de joie de la même femme lorsqu’elle découvre que son ami est là, devant elle, ressuscité. Noli me tangere, ne me touche pas, dit Jésus. Dans mon cœur, « c’est là que tu couches, que tu reposes », dit l’amant à la femme, comme l’époux dit à l’épouse dans le Cantique des Cantiques(Ct 1,6), comme le Christ dit à l’Église, comme dit Abélard à Héloïse45. Mais ces mots-là ne couleraient-ils pas de la bouche d’Héloïse, plus aisément que de Pierre Abélard, qui ne semble pas fréquenter assidûment le Cantique ?
* *
23La différence de statut entre l’homme et la femme s’est en réalité creusée lorsque la littérature amoureuse a éclos de nouveau à l’ombre des cathédrales. Pour la plupart d’entre nous, le gagnant de l’affaire dont je parle reste Pierre Abélard, ce maître qui a su alléger au sortir d’une croisade triomphante le poids de la culpabilité chrétienne, et qui s’est empressé de mettre en valeur l’intention morale. Le recours à l’intention morale, contribution exceptionnelle à l’histoire d’une morale et d’un droit occidentaux soulage en effet les guerriers assassins pour la bonne cause, ainsi que le maître amoureux de son élève. Plus tard, depuis le cloître du Paraclet, Héloïse revient sur le passé. Elle peut laisser échapper sur la femme le discours le plus conventionnel : les créations de la femme sont frappées de débilité, de par la nature du sexe féminin46. Mais l’amante qui griffonne les lettres les plus ardentes, et Héloïse qui se souvient, moniale désormais, et persiste à constater la force du pacte nuptial, toutes deux expriment le premier langage de l’amour sur un ton neuf, inouï, qui mérite qu’on les entende. Les paroles de l’homme en revanche, celles d’Abélard, perpétuent une tradition séculière, aggravée par les philippiques anti-matrimoniales du monachisme réformé, contraignant la femme au giron, soit du lignage, soit du monastère.
24En ce sens, l’expérience d’Abélard et d’Héloïse, sans précédent littéraire en Occident, révèle l’impossibilité d’une liberté désirée : impossible liberté, parce que l’homme n’y a pas consenti, parce que l’homme, plein de lui-même, a écrasé les capacités de la femme. Voilà deux vies très exemplaires de « jeunes » au début du xiie siècle. Dame Héloïse, que la société laïque promettait à la sujétion, a brisé les carcans. Maître Pierre, qui bouleversait le monde savant, a rétabli l’ordre ecclésiastique. Deux héritiers, mais par défaut. Héloïse, comme toutes ses congénères en son temps, a suivi le code imposé aux filles et aux femmes par une société de mâles. Qu’elle soit ou non l’auteur(e) des lettres à l’amant, elle a su mieux que quiconque vivre le renoncement. Renoncement au monde, renoncement à la satisfaction, mais non pas au désir, qui est le nœud précisément de ce qu’il est convenu d’appeler depuis Gaston Paris l’amour courtois. Son désir que le cloître n’a jamais étouffé témoigne en réalité d’une révolte, qui fait d’elle la figure inverse de l’univers courtois. Pierre, lui, fait un meilleur héritier : à la manière des fils des seigneurs, il gère son propre patrimoine, immatériel (quoique Astrolabe semble avoir eu quelque bien en legs), mais immense pour la culture du xiie siècle. Reste l’essentiel : Héloïse et Pierre ont révélé et sublimé les impasses d’une société en ébullition, en procurant à leurs contemporains les mots pour dire un monde inavoué jusqu’alors.
Notes de bas de page
1 Ce sont les premiers mots de la femme dans la correspondance de deux amants (citée désormais Ep2A) publiée par Konsgen (E.), rééditée et étudiée par C. Mews, Lost Love Letters of 2. Heloise and Abelard. Perceptions of Dialogue in Twelfth-Century France, with Translations by Chiavaroli (N.) and Mews (C.), New York, St. Martin’s Press, 1999 (cité Mews), Lettre n° 1, p. 190.
2 Ep2A, n° 84, de la femme.
3 Epithalamica, dans Mews (C.), p. 171-2
4 Voir Mâle Moyen Âge, repris dans Duby (G.), Qu’est-ce que la société féodale ? Paris, Flammarion, 2001, p. 1413-1555, et, contra, la thèse de Rieger (Angelika), Trobairitz. Der Beitrag der Frau in der altokzitanischen höfischen Lyrik. Edition des Gesamtkorpus, Tübingen, Niemeyer, 1991.
5 Mews, p. 4. Voir le grand article de Duby (Georges), « Les “jeunes” dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest au xiie siècle », repris dans Id., Féodalité, Paris, Gallimard, 1996,
p. 1383-1397.
6 Mews (C.), p. 32, contre Jacques Verger.
7 L’équivalence puella = adolescentula vient naturellement à la plume d’Abélard. Abélard, Historia cala-mitatum. Texte critique avec une introduction, éd. Monfrin (J.), Paris, Vrin, 1962 (cité désormais HC), l. 280, l. 287, l. 294.
8 Si les jeunes voient leurs chances s’améliorer dans l’ordre clunisien, selon Cochelin (I.), « Étude sur les hiérarchies monastiques : le prestige de l’ancienneté et son éclipse à Cluny au xie siècle », dans Revue Mabillon, 11, 2000, p. 5-37, leur promotion n’est pas universelle. Pour un Bernard de Clairvaux, combien d’Étienne Harding ? Le rôle des seniores autour de l’abbé élu à vie, clunisien ou cistercien, ne favorise pas généralement les plus jeunes du monastère.
9 Actes des Apôtres 8, 18-24. Une tradition ancienne, rapportée dans les Actes de Pierre (apocryphes) et répandue en latin depuis le viie siècle, fait de Simon un magicien (cf. The Apocryphal New Testament, ed. Elliott (J. K.), Oxford, Clarendon, 1993, p. 404 sqq.).
10 C’est le beau titre donné par Duby (G.) à la première partie du Temps des cathédrales repris dans L’Art et la Société,Paris, Gallimard,2002 ;les mouvements en cours dans la seconde moitié du xie siècle ont été parfaitement décrits par Duby (G.) dans Le Chevalier, la femme et le prêtre, rééd. dans Féodalité, Paris, Gallimard, 1996, notamment p. 1226 sqq.
11 Peter the Venerable, Selected Letters, ed. Martin (Janet), Toronto, PIMS, 1974, p. 59-66
12 Cité par Mews (C.), p. 130.
13 Voir Hrotsvita de Gandersheim, Œuvres poétiques, trad. et prés. par Goullet (M.), Grenoble, Jérôme Million, 2000.
14 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. Strubel (A.), Lettres gothiques, Paris, LGF, 1992, v. 8 691ss-8 774.
15 Duby (G.), Dames du xiie siècle, 3 vol., Paris, Gallimard, 1995-1996.
16 HC, p. 114-115.
17 Cf. Baldwin (John W.), Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, Fayard, 1997.
18 HC, ligne 355, éd. Monfrin, p. 73.
19 On y lit jusqu’à la métaphore du sceau de cire, tenue pour l’une des marques de fabrique de la pédagogie abélardienne : Ep2A, n° 16.
20 HC, l. 282.
21 Ep2A, n° 9, 12.
22 Effreno luxuriae spiritu agitatus, dit Roscelin, Ep. ad Abaelardum = PL 178, 369bc.
23 HC, l. 264-265.
24 Ep2A,n° 9, 89 : Mews (C.),p.272.
25 dulcissimus : Ep2A, n° 3
26 Ep2A, n° 2.
27 mediator, socius : Ep2A, n° 3 ; « à tout jamais », n° 6.
28 Pars anime, dimidium anime : Ep2A, n° 11, 86, 97 ; cor et corpus, n° 18 ; gaudium, n° 5, 7 ; leticia, n° 21.
29 Mews, 25 ; Ep2A, n° 48.
30 Ep2A,n° 6, 12et 22 : Mews (C.),p.204.
31 Roman de la Rose, vers 8812-8828.
32 Lettre 2, dans HC, p. 114 : dos, maritagium.
33 Ep2A, n° 23, 22.
34 Ep2A, n° 22.
35 Ep2A, n° 6, 8.
36 Ep2A,n° 2, 4, 6, 10, 20 : Mews (C.),190.
37 Solamen : Ep2A, n° 2 ; consolacio : Ep2A, n° 4 ; requies : Ep2A, n° 8.
38 Ep2A, n° 6.
39 Ep2A, n° 20.
40 Ep2A, n° 16.
41 Cf. Abélard, De l’Unité et de la Trinité divines. Intr., trad. et notes de Jolivet (J.), Paris, Vrin, 2001, p. 125.
42 Ep2A, n° 4.
43 Ep2A, n° 12.
44 Mews (C.), p. 170-1.
45 On me permettra de renvoyer à « Riforma ecclesiastica e testo della Bibbia », dans Le Bibbie atlantiche. Il libro delle Scritture tra monumentalità e rappresentazione. Abbazia di Montecassino, 11 luglio-11 ottobre 2000, Milano, Centro Tibaldi, 2000, p. 15-26 ; voir aussi « Espaces de lecture du Cantique des Cantiques dans l’Occident médiéval (Ixe-xve siècles) », dans Les voies nouvelles de l’exégèse. En lisant le Cantique des Cantiques. xixe Congrès de l’ACFEB, Paris, Cerf, 2002, p. 197-216.
46 Héloïse à Abélard, dans HC, p. 113, l. 95-96.
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