La reprise et ses dangers dans la série télévisée Dexter
p. 15-23
Résumé
Alors que les séries télévisées durent grâce à la reprise de schémas narratifs ou de thèmes agrémentée de variations, Dexter choisit de mettre en question cette pratique, à un niveau métanarratif. Dexter met en scène un personnage en lutte avec les démons de l’addiction au meurtre ; la répétition de ses actes devient source de difficultés. La répétition habituellement rassurante, ancrée dans le plaisir enfantin du fort da d’écouter les mêmes histoires et de reconnaître un univers familier, devient dangereuse pour le héros qui risque d’être démasqué à force de répéter son rituel. Nous nous proposons d’étudier le passage de la répétition à l’inquiétante reprise qui oblige Dexter à faire sans cesse l’effort de revenir à l’origine de son obsession pour persévérer dans la recherche d’une vie normale. La reprise voit ainsi son sens évoluer au fil de la succession des épisodes.
Texte intégral
1Si les séries télévisées utilisent spontanément la reprise dans leur scénario, il en est une qui choisit de mettre en question cette pratique, la série américaine Dexter, qui fait de son personnage principal un être plongé dans l’addiction au meurtre et dont toute l’histoire consiste en une lutte avec les démons de la répétition. Dexter est expert en médecine légale, spécialisé dans l’analyse de traces de sang pour la police le jour, et tueur en série la nuit. Victime d’un traumatisme refoulé dans sa plus tendre enfance, ayant vu sa mère assassinée devant ses yeux, puis recueilli par un officier de police de Miami, il doit satisfaire régulièrement des pulsions meurtrières, que son père adoptif, Harry Morgan, lui a appris à canaliser grâce à un rituel qui lui impose de ne tuer que les tueurs parvenus à échapper au système judiciaire, et encore selon une procédure très précise (le code de Harry). Il espère ainsi pouvoir, grâce à la routine de ce scénario, mener une vie normale.
2Parmi l’ensemble des séries télévisées, toutes fondées sur le retour périodique du héros et/ou de situations et de schémas narratifs, en une forme de mise en abyme, la série Dexter offre un traitement approfondi du thème et des différentes formes de la reprise. Constitutive de la sérialité en général, elle se trouve ici érigée en thématique de la série. À un niveau méta-narratif, Dexter propose une réflexion sur le retour des personnages et des situations : la reprise par les scénaristes des mêmes structures narratives est rassurante pour le téléspectateur auquel elle offre le plaisir de les retrouver, quitte à le plonger aussi dans l’inquiétude de voir le héros découvert, ce qui transforme considérablement son statut dans la narration. Structure a priori du récit dans les séries, elle devient dans Dexter un problème, notamment pour le personnage principal, qui doit s’affranchir de son automaticité. En cela, la circularité de la reprise, phénomène auto-entretenu et ressort de l’idée même de série, se trouve désignée et mise en question par le désir que Dexter a de prendre en mains son existence.
Le plaisir à voir reprendre le même scénario
3L’effet rassurant de la répétition s’ancre dans le plaisir enfantin – étudié notamment par la psychanalyse – d’écouter les mêmes histoires et de reconnaître un univers familier. Source d’une identité de la série aisément reconnaissable par la reprise de schèmes et la présence récurrente de personnages aux caractères bien définis1, prévisibles dans des situations stéréotypées, la répétition assure au téléspectateur le plaisir de les retrouver, comme dans le conte2. Elle vaut autant d’un épisode sur l’autre, comme dans toute série feuilletonnante, qu’au sein même des épisodes où motifs et structures narratives se répètent. Car même lorsqu’elle n’est pas simple reproduction d’une structure close mais, comme selon Guillaume Soulez, répétition d’une matrice riche de possibilités, « la structure donne suffisamment d’assurance au spectateur pour lui permettre d’affronter la part de nouveauté programmée par la matrice que comporte toute expérience inconnue3 ». La durée longue de la narration sérielle permet en outre que se construise une analogie entre-temps du spectateur et temps du personnage ; la répétition induit une proximité avec le spectateur en lui imposant un rendez-vous régulier, du moins lorsque ce dernier regarde la série à la télévision. La reprise des mêmes éléments et structures inscrit ainsi la série dans la durée, en l’occurrence huit saisons pour Dexter.
4Dans le plaisir éprouvé à la reconnaissance de schémas récurrents, le téléspectateur peut apprécier de petites variations, comme dans les reprises d’un standard en musique, étant alors « invité à prononcer un jugement sur la meilleure variation4 ». Guillaume Soulez, se référant à un article d’Umberto Eco5, montre l’inventivité et la dynamique de la répétition dans la série télévisée, quand elle ne se contente pas de mobiliser un schéma prédéfini. Allant au-delà du retour du même pour y faire entrer la différence, sous la forme de variations ou d’inversions, de rapports d’identité plus complexes, elle rend moins monotone le plaisir de la reconnaissance sans pour autant en remettre le principe en cause. Dans notre série, des phénomènes d’écho et d’inversion viennent ainsi complexifier la répétition, notamment quand Dexter est imité par d’autres tueurs en série, en particulier par son demi-frère dans la première saison.
5Du point de vue du personnage aussi, la répétition rassure en lui permettant de durer dans le mode de vie qui est le sien : au-delà de son caractère compulsif, la reprise à l’identique du rituel meurtrier enseigné par son père est avant tout nécessaire à la maîtrise de soi et de son environnement. Elle contribue à le maintenir en vie parce qu’elle est censée réduire à néant l’imprévu et le risque de se faire prendre. Les conséquences les plus infimes de ses actes doivent être maîtrisées et Dexter est précautionneux à l’extrême dans le suivi de son rituel car il sait toute dérive dangereuse et combien est vital le contrôle de la situation. L’enjeu consiste en la normalité de la vie : grâce à la maîtrise de ses pulsions meurtrières, Dexter peut se montrer un père de substitution rassurant pour les enfants de sa compagne, éprouvés par l’alcoolisme de leur père et par la séparation de leurs parents.
6Cependant, dans Dexter, la reprise est aussi, pour le personnage et pour la pérennité de l’histoire, source de difficultés, thématique centrale de la série. Car il se produit un renversement dans le statut de la reprise : le fondement même de la sérialité du récit télévisuel, la répétition d’une même structure d’un épisode à l’autre, devient dans Dexter un risque pour le héros et une cause d’inquiétude pour le téléspectateur.
Une répétition périlleuse
7Dans la série, une réflexion sur la reprise émerge – à un niveau méta-narratif – et vient se superposer à sa pratique par le héros et par les scénaristes. La reprise fait l’objet d’une évaluation implicite ambivalente alors même que la série se nourrit de ce phénomène et de l’attrait qu’il exerce sur le téléspectateur. Souvent, dans les séries, la reprise insistante d’un thème est l’occasion d’approfondir un problème6, mais c’est ici la reprise d’une structure narrative qui se trouve elle-même désignée comme problème.
8Car elle masque tout d’abord l’origine de l’histoire : Harry encourage son fils à répéter ses actes selon le code qu’il lui inculque sans rien lui dire du traumatisme initial que la répétition sert à occulter. Une question, soulevée par sa sœur Deborah dans la septième saison lorsqu’elle apprend qui est réellement son frère, se posait sans doute depuis le début de la série si le suspense entretenu par la répétition des meurtres ne l’avait en partie occultée : Dexter serait-il devenu un serial killer si Harry ne lui avait pas appris le Code ? Si Harry prétend lui-même avoir agi pour le bien de Dexter, il a aussi cherché à satisfaire son propre désir d’arrêter les meurtriers qui réussissent à échapper au système judiciaire.
9Dans sa répétition, l’activité meurtrière de Dexter s’emballe et menace de tourner court : Dexter est dépassé par le rythme de ses meurtres, comme dans une forme inattendue de surmenage, paradoxale chez un serial killer. Dès la première saison, il apparaît contraint par une logique dans laquelle il est pris. Car la répétition crée en réalité autant d’occasions de se tromper et d’échouer que de réussir à tuer à nouveau : elle diminue les capacités de discernement du héros, emporté par ses tendances compulsives orientées vers les cibles particulières que désigne le rituel paternel.
10En ce qui concerne les personnages, on voit également proliférer des avatars ou des doubles de Dexter, qui tuent et sont à leur tour tués, en une reprise généralisée et incontrôlable, où la vengeance tient lieu de justice. Le voisinage entre police et tueur, l’utilisation par Dexter des méthodes de sa profession pour dénicher les autres tueurs, relayer l’action judiciaire et s’y substituer, la tendance meurtrière du chef de la police de Miami, Miguel Prado, sont autant de renversements et de signes d’une systématisation, voire d’une dérive de la reprise dans la série. Dexter aspire à une « normalité » de vie grâce à la routine de son scénario qui lui assure une vie au moins autonome, sinon auto-suffisante ; il espère échapper aux autres, qu’il ne fréquente en général que par nécessité, ainsi qu’à leur justice. Or, dans une série où tueurs et policiers ne cessent de scruter des indices, reprendre le code expose à la rivalité et au risque d’être démasqué.
11Dexter se trouve ainsi le lieu d’une concurrence effrénée et oppressante où les personnages s’imitent les uns les autres. On serait tenté de penser que la reprise, dès lors qu’elle répète un schéma ou un scénario, en renforce l’identité et qu’elle devient aussi source d’égalité et de pacification : reproduire tendrait à gommer les oppositions entre les différents protagonistes, tueurs et policiers, puisqu’ils se reprennent les uns les autres. Or, dans la série, la reprise entretient un conflit dont l’enjeu est une appropriation, motivée par le désir de « prendre » qui est inhérent au « reprendre » de la reprise ; il s’accompagne, dans la série, d’une grande violence. Il s’agit notamment d’un conflit avec les autres tueurs, dont les plus redoutables, doubles de Dexter, l’imitent en affichant un désir de rivalité. Dans la première saison, le « tueur de glace », qui s’avère être son frère, spectateur lui aussi du meurtre de leur mère, loin de se contenter d’imiter Dexter, s’introduit dans sa vie et, en entretenant une liaison avec elle, menace de lui voler sa sœur – en réalité la fille de son père adoptif. Miguel Prado, le chef de la police de Miami, se lie d’amitié avec lui pour être initié au crime, mais ne respecte pas le code paternel : il se met à tuer par plaisir. Dexter, voyant en lui un danger, choisira finalement de l’éliminer. Les autres tueurs tentant de s’approprier sa réussite dans le crime, Dexter prend à nouveau l’initiative pour se réapproprier ce qu’il estime être exclusivement à lui. Au lieu de produire une égalité entre les acteurs de la reprise (l’autre devenant un double), la rivalité instaurée par cette reprise généralisée où il s’agit d’écarter l’autre ou d’empêcher son intrusion avant d’être évincé par lui conduit ainsi à son élimination. À l’opposé d’une émulation où les concurrents se perfectionnent dans l’échange de leurs pratiques, Dexter vit chaque tentative d’imitation comme une menace pour son originalité et pour sa vie elle-même que l’imitateur défie en s’attaquant à ses proches7.
12Surtout, à trop vouloir rester dans le schéma imposé par son père, Dexter risque de se voir démasqué, ce qui signerait la fin de ses aventures et de la série. Tout en lui assurant une sécurité, le rituel le rend vulnérable parce que son action, par sa répétition, devient reconnaissable et plus facilement décodable. Être imité par le tueur de glace rend Dexter encore plus reconnaissable, il est même mis à jour par le policier Doakes, juste avant que ce dernier ne soit tué par l’élève et amante de Dexter, Lila, comme il le sera plus tard par un autre policier, l’amant de sa sœur. Vouloir collectionner comme trophées de ses succès les traces des criminels qu’il élimine, sous forme de gouttes de sang soigneusement déposées sur des lames en verre, puis insérées dans une boîte cachée derrière son appareil de climatisation, lui fait courir un risque ou lui donne l’impression d’en courir un, puisque plusieurs fois il aura peur de ne plus les retrouver. Ainsi, le plaisir anodin de reconnaître un caractère ou un univers familier se renverse en crainte de voir le héros démasqué. Cela remet en cause le principe même de reproduction du scénario sur lequel la série repose au risque de la mener à sa perte, à chaque épisode, d’en précipiter la fin ainsi que de gommer l’identité d’un personnage.
13Derrière ces dérives de la reprise est alors mis en cause l’automatisme sous-jacent à la répétition. Une reprise qui tendrait à l’automaticité d’un phénomène circulaire auto-entretenu menacerait le héros de perdre le contrôle de sa vie. L’absence de repentir du tueur à l’existence normalisée – sa normalité tenant en grande partie à la banalisation d’actes monstrueux qui en viennent à faire partie de son quotidien – constitue d’ailleurs un problème auquel le téléspectateur ne peut qu’être sensible, même si le héros tue pour la « bonne cause ». Mais, au-delà des difficultés rencontrées par le personnage, cette réitération d’un schéma d’action induit aussi des effets chez le téléspectateur : alors que la répétition tend dans la plupart des séries télévisées à réduire l’incertitude, elle augmente ici l’inquiétude et crée un suspense spécifique. Souvent le suspense8 naît de la déception d’une attente ou du délai qui en diffère la réalisation, par exemple dans la suspension de l’action à la fin des épisodes d’une série feuilletonnante. Or, dans Dexter, à l’inverse, la satisfaction de voir réalisé le meurtre prévu alimente l’incertitude puisque chaque achèvement du rituel meurtrier accroît le risque de voir le héros démasqué et annihilée la tension narrative, le retour du même schéma narratif devenant paradoxalement un des ressorts du suspense.
14Cela a pour effet de rendre elles aussi incertaines les habitudes de réception des séries télévisées en ce que le spectateur est invité à s’interroger sur ce qui le pousse à souhaiter retrouver un personnage et son comportement, ainsi qu’une structure narrative récurrente. Le goût pour la reprise de schémas narratifs, comme dans toute série, entraîne le téléspectateur dans une connivence avec le meurtrier, dans l’acceptation d’un comportement pourtant foncièrement répréhensible. Le téléspectateur entre en concurrence avec les différents décrypteurs, à la recherche obsessionnelle de traces dans la traque à laquelle se livrent policiers, criminels et héros – celle de Dexter étant explicitement assimilée à une forme de prédation où s’exerce toute sa sagacité, au sens quasi étymologique du terme –, dans un univers où est omniprésent le désir de compréhension via l’interprétation scientifique des indices et les recoupements opérés par les uns et les autres. Mais, dans ce contexte où l’activité d’interprétation du récit est mise en abyme et dévolue à de multiples instances, le spectateur n’étant qu’un interprète parmi d’autres, la réception se trouve mise en question, de même que la relation que le téléspectateur entretient avec le personnage principal et son histoire. Le téléspectateur ne serait-il pas lui aussi emporté par le goût de la répétition ? En associant retour du héros et meurtre en série, la série crée un parallèle entre l’enfermement dans des habitudes criminelles quasi obsessionnelles et l’enfermement dans la récurrence du schéma narratif. En cela elle interroge la pratique addictive du téléspectateur « accro » aux séries policières, au sang et au crime.
15La série, qui choisit de traiter explicitement de la reprise, la met ainsi en question ; elle l’arrache à l’automaticité du scénario répété pour la replacer dans la perspective des interactions entre les personnages qui écrivent l’histoire, Harry étant présenté comme l’auteur du code qui régit la répétition du scénario et Dexter occupant souvent une fonction de narrateur. Considérer la reprise comme un phénomène auto-entretenu qui limite le suspense d’un récit relève d’une approche a posteriori de la narration, propre aux analyses structurales que critique notamment Raphaël Baroni dans La tension narrative. Envisageant a posteriori l’action narrée comme déjà accomplie et racontée, une telle approche néglige les anticipations du récepteur sur une action en train de se faire et, ne l’envisageant qu’une fois achevée, en masque les enjeux initiaux. Or Dexter analyse l’action de reprendre qui se situe au fondement de la narration sérielle en faisant du personnage principal le sujet de la reprise.
En amont de la répétition, l’action de reprendre
16En insistant sur la difficulté de la reprise, prise en charge par les personnages comme forme de comportement et acte d’un sujet plutôt que comme caractéristique intrinsèque du scénario, Dexter crée une tension narrative originale : il reprend, en le détournant, un procédé classique de la narration à l’œuvre dans les séries télévisées. Dans cette perspective, la reprise, au lieu de venir réduire le suspense ou de créer une stabilité par-delà les incertitudes liées aux conflits entre personnages, est elle-même source de suspense et de tension narrative.
17En effet, reprendre suppose un écart qui s’accuse ici en inquiétude alors que le personnage s’emploie à la résorber. Entre deux reprises du rituel surgit toujours le risque d’un relâchement qui mettrait en danger le personnage principal, dans la mesure où seul, livré à lui-même, il dériverait vers une vie normale qui le perdrait. En témoignent aussi les échecs de la reprise : notamment, l’impossibilité de transmettre le code de Harry de tueur à tueur puisque l’élève de Dexter ne parvient pas à rester fidèle à l’esprit de son maître ; les ratés de Dexter, ainsi que son irrégularité, Dexter ne tuant pas à chaque épisode et les meurtriers sortant de l’ombre par surprise, après un temps de latence ; ou encore des moments de vie normale, les reprises s’effectuant ainsi au gré d’un rythme irrégulier et vivant. La reprise des mêmes actes, dans le cadre du rituel, loin d’être une facilité ou un phénomène automatique, exige alors un effort pour, chaque fois, recommencer et insister dans cette voie. Un tel effort est d’autant plus nécessaire que le temps – de l’histoire – écoulé entre les épisodes, et surtout entre les saisons, est variable et parfois long, en cas d’ellipse narrative.
18L’action de reprendre combine alors deux mouvements complémentaires dans la série, un retour sur soi et dans le passé, sur le mode du flash-back, et la recherche d’un mode de vie meilleur, orientée vers l’avenir. Dans la reprise de son rituel meurtrier, Dexter cherche tout d’abord à se réapproprier son histoire et à la reprendre à son compte, dès lors qu’il sent que, dans la répétition des meurtres qu’il commet, sa vie lui échappe, manifestant en cela la volonté d’avoir une « prise » sur la situation. Lorsqu’il revient sur ses actes en voix off, notamment à la fin de chaque épisode, il commente ce qui lui arrive et reprend le scénario, l’écrivant à son tour, choisissant de rompre avec la vie que son père a programmée pour lui, pour vivre en couple et finalement, lui aussi, aimer. La voix off vient introduire la réflexivité au sein d’une reprise qui ne va pas sans un retour sur soi, pour remonter à l’origine du rituel. La reprise en main de sa vie suppose pour le héros un retour dans le passé, au moment du traumatisme initial où il a vu sa mère mourir dans un bain de sang. Après avoir découvert l’origine de son obsession pour le sang, il s’emploie à retrouver l’assassin de sa mère pour le tuer. La reprise passe dans ce cas par un retour à un moment précis du passé d’où il est possible de repartir ensuite, grâce à une réparation permettant à Dexter de faire des choix qui lui sont propres. Revenir en arrière permet au héros de retrouver le chemin qui est le sien et de sortir de la circularité de la reprise.
19Dexter répète ses actes pour mieux maîtriser un scénario qu’il utilise dans sa recherche d’émancipation9 : « Mon père aurait pu ne pas approuver mais je ne suis plus son disciple. Désormais, je suis un maître » (saison 2 épisode 12). Il prend d’ailleurs de plus en plus de libertés avec le code de son père, notamment lorsqu’il tue pour se protéger et non pour éliminer un criminel impuni, et qu’il se rebelle, dans la dernière saison, contre le modèle psychologique auquel le rattachait la psychologue, incarnée par Charlotte Rampling, qui a expérimenté sur lui le code avec l’aide de son père. La reprise semble moins un simple rappel ou un effet du passé (répétition du déjà accompli) que tendue vers l’avenir, en une forme de recherche portée par une volonté, comme dans le retour éternel de l’action tel que Nietzsche le conçoit. La durée de son activité criminelle apparaît alors au téléspectateur moins comme une conséquence naturelle de la longueur de la série que comme le temps d’une quête urgente mais laborieuse. Il doit sans cesse prendre l’initiative sur les autres au lieu de les copier, il rend sa propre justice de plus en plus prématurément pour garder l’initiative. Les autres tueurs en série qui n’agissent pas dans la reprise d’un rituel mais dans l’imitation servile et dans la répétition du geste ne sont d’ailleurs que des avatars du héros que ce dernier élimine. Ne pas se laisser imiter, prendre de cours ou dépasser, c’est ce que cherchent tous ces acteurs qui se reprennent mutuellement comme si, plutôt que d’imiter, il importait d’être le premier, celui que l’on ne peut reprendre.
*
20Ainsi, même si le ressort d’une série télévisée qui se développe sur plusieurs saisons consiste à jouer sur la répétition et à provoquer le plaisir de la reconnaissance dans la variété, le risque est grand que des personnages stéréotypés dans des situations similaires ne lassent le téléspectateur, gêné par la circularité de la reprise télévisuelle. Au lieu de laisser la série se développer dans le jeu de ses variations jusqu’à ce que s’épuisent ses potentialités, les scénaristes de Dexter ont choisi de relancer le dynamisme de la répétition, lui donnant une tension nouvelle en opposant nettement en elle deux types différents de reprise : la reprise par autrui et celle effectuée par soi-même. La série dévalorise la reprise par d’autres des mêmes actes, où certains épigones du héros tentent de l’imiter voire de poursuivre et d’achever son œuvre car, loin d’être créatrice, comme souvent, notamment dans le contexte de la rivalité artistique, elle apparaît dans la narration comme une dérive menaçant Dexter d’une perte d’intégrité. Alors que les séries télévisées ne durent que grâce à la répétition de schémas ou de thèmes avec des variations, Dexter, dans l’attention portée à la vie intérieure du personnage principal, insiste au contraire sur la nécessité d’un retour sur soi et d’une concentration sur une action essentielle dont la reprise permet l’approfondissement. Pour contredire l’impression de facilité attachée à la répétition qui dessert la qualité artistique des séries télévisées revendiquée aujourd’hui par leurs concepteurs, les scénaristes de Dexter ont choisi de montrer qu’en tant qu’action problématique assumée par le personnage principal et non en tant que forme du récit, elle est le moyen pour ce personnage de parvenir à la singularité d’une existence particulièrement originale.
Bibliographie
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Bibliographie
Baroni Raphaël, La Tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.
Colonna Vincent, L’Art des séries télé, Paris, Payot, 2010.
10.3406/reso.1994.2617 :Eco Umberto, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux, 1994, vol. 12, n° 68, p. 9-26.
Soulez Guillaume, « La double répétition. Structure et matrice des séries télévisées », Mise au point, 3/2011.
Notes de bas de page
1 Colonna Vincent, L’Art des séries télé.
2 Voir ici même l’article de Delphine de Swardt.
3 Soulez Guillaume, « La double répétition. Structure et matrice des séries télévisées », Mise au point, 3/2011.
4 Ibid.
5 Eco Umberto, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux, 1994, vol. 12, n° 68, p. 19.
6 Pour G. Soulez, « la matrice est, elle, fondée […] sur un questionnement explicite de ce qui se répète (comme les échecs d’Ally McBeal, par exemple) », ibid., p. 26.
7 La reprise perd son caractère dialogique dès lors que la concurrence l’emporte sur le désir de construire ensemble une action ou une signification, comme dans certaines discussions des contributeurs de Wikipédia analysées ici même par Marie-Noëlle Doutreix.
8 Voir Baroni Raphaël. La Tension narrative : Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.
9 Un enjeu de la reprise est la maîtrise et la puissance, comme dans les transgressions opérées par les jurons, étudiées par Evelyne Larguèche dans l’article « Quand redire c’est faire » plus loin dans le présent recueil.
Auteur
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