Le geste hölderlinien comme paradigme
L’autre de Mallarmé
p. 205-216
Texte intégral
1 Alors même qu’il écrivait encore, Mallarmé fut révéré par les générations qui lui succédèrent immédiatement de sorte que l’importance de son Œuvre poétique autant que critique fut établie durablement. Friedrich Hölderlin au contraire, bien qu’ayant écrit entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe, ne fut reconnu de façon décisive qu’au cours du xxe siècle, essentiellement à partir des années 19301. Malgré les quelque cent ans qui séparent leur époque, les deux poètes apparaissent aujourd’hui autant l’un que l’autre comme des figures fondamentales de la modernité poétique, constamment commentés, repris, adaptés et réinterprétés. Néanmoins, au-delà d’une affiliation à des contextes artistiques et historiques distincts, la forme et le contenu de leur pensée poétique sont significatifs de deux orientations esthétiques différentes quant à la question de la modernité. Le présent travail consiste alors à mettre en perspective l’écrivain français par son homologue allemand de façon à identifier la relation qu’entretiennent entre elles leurs postures respectives. Il ne s’agit toutefois pas ici de soumettre leurs œuvres à une analyse comparative mais plutôt de différencier un geste poétique mallarméen de ce qui se définirait face à lui comme un geste hölderlinien, spécifiquement autre. Pour le dire à l’aide de leurs propres mots, bien que de façon quelque peu schématique, il s’agit de considérer la rémunération mallarméenne du « défaut des langues2 » vis-à-vis de l’acte consistant à « retourner le désir de quitter ce monde pour l’autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci3 ».
2 Par-là, nous voudrions alors mettre en avant ce qui dans ces deux gestes relève plus généralement d’une intentio. Bien que leur démarche créatrice soit purement poétique – elle se réalise par la poésie et prioritairement pour la poésie –, une question comme celle du rapport entre la vérité de l’œuvre et son matériau transcende la relation qui se joue seulement entre le poème et le mot et dialogue inévitablement avec d’autres champs artistiques, d’autres domaines de la pensée. Ainsi, conformément à l’affinité traditionnelle de la poésie et la musique – « face alternative ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le seul, je l’appelai, l’Idée4 », disait Mallarmé –, les œuvres des deux poètes sont d’une importance considérable pour l’avant-garde musicale du second xxe siècle, celle-ci ayant pu trouver pour des questions spécifiquement musicales une source d’inspiration féconde dans des opérations spécifiquement poétiques. Aussi plaçerons-nous le couple Mallarmé-Hölderlin dans une seconde perspective, transdisciplinaire, en le rapprochant du couple de compositeurs formé par Pierre Boulez et Helmut Lachenmann. La référence à Mallarmé est explicitement revendiquée par le compositeur français, au moins depuis Pli selon pli sous-titré « portait de Mallarmé » ; le compositeur allemand n’a quant à lui jamais composé sur les vers de Hölderlin et aucune de ses œuvres n’y renvoie directement. Mais alors qu’une « mise en musique » constitue en elle-même un dialogue seulement ponctuel entre deux œuvres, d’abord lié à l’instant unique d’une rencontre singulière, les références aux poètes qui parsèment les propos des compositeurs peuvent être plus révélatrices d’un rapport privilégié courant sur l’ensemble de leur pratique. Ainsi de Boulez lorsqu’il évoque l’influence sur sa conception harmonique des dernières œuvres de Webern, admirant le fait que « l’horizontal [soit] un déploiement du vertical et le vertical un repliement de l’horizontal, pour reprendre les vocables mallarméens à propos de l’éventail aussi bien que du Livre absolu5 » ; ainsi de Lachenmann lorsqu’il reprend à Hölderlin un néologisme issu du poème Moitié de la vie : « L’élément créateur pourtant, ce n’est pas l’Esprit Saint, c’est l’esprit “saint et sobre”, le heilig-nüchtern de Hölderlin6. »
3Pour reprendre alors de façon élargie le concept élaboré par Thomas Kuhn à propos de l’histoire des sciences7, c’est par une vision en termes de « paradigme » que nous souhaitons synthétiser et confronter ces gestes, c’est-à-dire comme un ensemble rationnel de choix solutionnant les problèmes rencontrés au sein d’une pratique, ensemble caractéristique d’une « vision du monde » qui l’influence et s’en nourrit à la fois. « L’autre », par quoi nous définissons dans le titre le paradigme hölderlinien relativement à Mallarmé, se distingue néanmoins d’un « Tout-autre » qui en serait une stricte opposition contradictoire. Il s’agit ici de ce qui est en simple altérité, de ce qui nourrit un rapport de différence et de similitude nécessaire à la comparaison, à la mise en relation. Comme nous le verrons dans les deux parties qui structurent notre propos, s’ils se rejoignent précisément sur une vision commune du monde ils s’opposent à propos de la fonction dévolue à l’art dans ce monde.
4L’accord essentiel des deux gestes qui nous occupent se perçoit sur la question du langage, et plus précisément sur celle de son statut ontologique. Notons que s’il s’agit d’une réflexion originellement poétique, voire plus généralement littéraire, celle-ci concerne tout autant la musique depuis le premier romantisme au moins, c’est-à-dire depuis que les principales théories esthétiques de l’idéalisme allemand s’accordent à voir en elle un langage supérieur soustrait de l’assujettissement au concept. Face à la critique romantique de la froide raison des Lumières, face également à l’auto-modération de celle-ci par Kant, la musique recueil l’idéalité qui fuit le langage et devient alors l’objet privilégié d’une médiation entre l’esprit subjectif et la vérité du monde. Favorisant l’accès à une contemplation immédiate du Beau, et donc à une connaissance intuitive du Vrai, elle devient le symbole d’un possible ré-enchantement du réel par l’art. À la suite de Wackenroder ou d’E.T.A. Hoffmann, Arthur Schopenhauer écrit ainsi encore en 1844 que « la musique nous fait pénétrer jusqu’au fond dernier et caché du sentiment exprimé par les mots […], elle en dévoile la nature propre et véritable, elle nous découvre l’âme même des événements et des faits, dont la scène ne nous offre que l’enveloppe et le corps8 ». Tout au long du xixe siècle – c’est encore le cas pour les symbolistes –, la musique est le modèle revendiqué d’une poésie qui cherche elle-même à dépasser son origine langagière.
5Or, qu’il s’agisse de mots ou de sons, c’est sur une même pensée du langage que repose la conception du matériau que partagent Hölderlin et Mallarmé tout autant que Lachenmann et Boulez. Celle-ci est fidèlement résumée par Walter Benjamin dans son essai Sur le langage en général et sur le langage de l’homme9. Il y élabore un mythe théologique de l’origine du langage fondu dans celui de la Création biblique qui en distingue trois âges comme autant d’étapes d’une dissolution de sa relation au réel. En son origine, le langage est l’outil de Dieu : il est lui-même créateur de la réalité qu’il désigne, performatif, de sorte qu’il règne entre le nom et la chose une unité absolue. Son second moment est celui d’Adam qui nomme et distingue pour la première fois les éléments d’une réalité préexistante ; si les mots ne sont déjà plus eux-mêmes l’être qu’ils disent, ils en sont encore une connaissance véritable. Enfin le dernier âge est celui du langage humain, de la créature exclue de l’Éden, pour lequel Benjamin réinterprète la faute originelle par le récit de la tour de Babel : dans son désir de rejoindre Dieu, l’homme a réduit le langage à un vulgaire outil de communication ; celui-ci est alors déchu, désormais condamné à une éternelle approximation : disjoint de son sens et morcelé, il tombe dans « l’abîme du bavardage » et perd finalement toute valeur de connaissance. Si l’auteur réactualise ici la vision développée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues tout autant que celle de Wagner dans Opéra et drame – fondamentaux pour le symbolisme –, ce récit d’un âge d’or du langage perdu et aujourd’hui dégradé jusqu’à son insignifiance ne cherche pourtant pas à légitimer une origine musicale de la poésie qu’il s’agirait de retrouver. La conception progressiste d’une réévaluation à venir est d’ailleurs parfaitement étrangère à l’exposé de Benjamin. Au contraire, en liant la valeur épistémologique du langage à une origine divine il renvoie également au mythe l’idée d’un matériau expressif en lui-même. C’est donc bien plutôt par la prise de conscience de son insignifiance, de son inconsistance substantielle, que se définit ici la condition moderne d’un être livré à lui-même dans un monde privé de toute divinité.
6Si Benjamin fut profondément marqué par Hölderlin et fasciné par la modernité baudelairienne, nous retrouvons chez Mallarmé une conception similaire à la métaphore babélienne dans cette célèbre phrase de Crise de vers : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité10. » Aussi avant de rémunérer la langue, le premier geste du poète consiste-t-il d’abord à en assumer le défaut. Au-delà même d’une constatation de l’artificialité du signe cratylien – l’imitation de l’objet par le son du mot dont se sert traditionnellement la poésie serait contingente et superficielle, voire contradictoire –, il revient au vers de dissoudre la fonction communicative du langage et de refuser au mot la vocation de faire advenir le sens. Comme chacun sait, l’action de « creuser le vers » tient précisément à intensifier cette disjonction, à détacher le matériau poétique de sa signification, de sorte que ces mots constitutifs du poème s’affranchissent d’une représentation du monde et renvoient d’abord les uns aux autres comme en une sphère autonome.
7 Bien que Boulez n’opère pas à partir de mots, sa pratique est fondée sur la même constatation. La musique se refuse ici à être encore elle-même cette chose en soi, cette langue suprême et unique qui « se trouverait […] elle-même matériellement la vérité », celle dont Schopenhauer dit aussi : « Là serait la vraie philosophie11. » Destituée de son rang idéal, elle redevient ici une simple matière aussi insignifiante que le matériau poétique de Mallarmé. Pour le jeune compositeur français issu des institutions parisiennes de l’entre-deux-guerres, le langage musical souffre en effet du même défaut : boursoufflé des clichés de l’espressivo romantique qui n’ont plus rien d’authentiques, figé dans un système anachronique lui-même ruiné par de timides et incohérentes licences individuelles, et en même temps irrationnel, inadapté aux nécessités d’une pensée rigoureuse. La série généralisée aura cette mission de « creuser » le son, d’« éliminer [du] vocabulaire absolument toute trace d’héritage12 », autrement dit d’anéantir tous les restes des ancestrales catégories de l’imitation et de la rhétorique musicale. Tout en étant désarticulées, morcelées, celles-ci sont encore présentes dans la Deuxième sonate pour piano, antérieure à l’adoption d’un « sérialisme intégral ». Dès les premières mesures, la recherche d’expressivité repose ici sur une fragmentation de la phrase en une succession de brèves impulsions fortement contrastantes et affranchies de tout pôle harmonique et métrique. Mais aussi exacerbée soit-elle, cette expressivité purement gestuelle est encore fondée sur une dialectique très classique du continu et du discontinu, du stable et de l’instable, essentiellement nourrie de figures qui s’opposent de façon traditionnelle par le rythme, la courbe mélodique, le registre et la dynamique. La première phrase retrouve d’ailleurs une forme conventionnelle de stabilité lorsqu’elle s’achève au bout de seize mesures en une cadence soulignée par un geste d’emphase en arche qui aboutit à un effet de catabase. Quelques années plus tard, la Structure 1a pour deux pianos, première pièce composée à l’aide d’un sérialisme généralisé à l’ensemble des paramètres, rompt totalement avec cette écriture qui accuse encore fortement l’héritage de l’expressionnisme viennois. Les notes ne sont plus désormais que le résultat objectif du hasard, le croisement ponctuel des différents paramètres d’après leur déroulement respectif selon une échelle prédéterminée. Conformément à la « disparition élocutoire du poète13 », les sons n’appartiennent plus ici au sujet expressif ; ils ne laissent plus percevoir aucun geste, si ce n’est l’origine nue d’un geste créateur, « ce qui naît d’un jaillissement pur14 ».
8 En 1963, alors que Theodor W. Adorno participe régulièrement aux Ferienkursen de Darmstadt où il dialogue avec les principaux compositeurs de l’avant-garde, il publie « Parataxe », issu d’une conférence donnée à la Société Hölderlin au sujet de l’œuvre « tardive » du poète allemand15. Sur un fond polémique vis-à-vis de l’interprétation heideggérienne alors dominante, l’enjeu consiste pour le philosophe à révéler la dimension critique du poème. Après qu’Hölderlin ait voué son écriture à redécouvrir le sens grec du tragique, sa prise de conscience de la spécificité de la société occidentale et de l’abîme qui pour elle se dresse de façon inexorable entre l’esprit et le réel se manifesterait dans la langue poétique par l’incapacité de celle-ci à nommer le monde autrement qu’en faisant voir par cet acte même la perte moderne d’une unité mythique originelle. Pour Adorno, il y a dans ces derniers grands hymnes une critique du contenu obtenue par un travail d’agencement de la syntaxe : de simples juxtapositions de noms et concepts, des propositions digressives insérées dans le vers ou encore des termes de liaison comme « en effet » ou « cette fois » détachés de leur fonction16. Hölderlin produirait par là des formes elles-mêmes entièrement parataxiques qui creusent l’écart entre le mot et le sens et falsifient l’être-là du contenu convoqué en le laissant dans sa pure matérialité. Paradoxalement, c’est donc l’absence ontologique qui deviendrait la réalité première du poème, rendue sensible par sa disposition concrète.
9C’est également par une question d’agencement que l’écriture musicale d’Helmut Lachenmann développe une critique du langage. Dans son article « L’écoute est désarmée – sans l’écoute », le compositeur évoque la Pièce pour orchestre op. 10 n° 4 de Webern comme un « modèle17 ». D’abord il en produit une analyse qui met en valeur la profusion de figures et de timbres dans un espace très réduit à l’aide de différents plans de médiation entre mélodie, tenue rythmée et non-rythmée, son harmonique et percussif, etc. Mais au-delà de cette vision de type structuraliste, il signale ensuite non sans ironie que « tout cela n’est rien qu’une sérénade sous le clair de lune des harmoniques, avec des sons apportés par le vent depuis “l’endroit où sonnent les belles trompettes”, auxquels répond le trombone qui annonce la mort, jusqu’à ce que le tambour de la caserne donne le signal de la retraite et interrompe l’idylle : l’amant s’enfuit, avec sa mandoline sous le bras qui résonne encore, et la belle lui adresse un signe en forme d’arabesque de violon ». Ce qui est ici érigé en modèle tient alors à la façon dont Webern refuse une telle écoute en même temps qu’il la maintient et transforme ce qui n’est plus qu’un « champ de ruines » en un nouveau « champ de forces ». Le clair de lune, la sérénade, l’arabesque ou l’idylle, toutes ces catégories traditionnelles qui correspondent pour Lachenmann à un art musical « bourgeois » – réactualisation du « philistin » –, participent ici à une nouvelle expérience de l’écoute grâce à un agencement renouvelé fondé sur la qualité perceptive des gestes, sur leur matérialité. Surtout depuis les années 1980, nous retrouvons dans l’écriture du compositeur la dualité présente dans son analyse de Webern. Prise « dans la gueule du loup18 », sa matière première récolte en effet ces ruines du monde sonore bourgeois : quatuor à cordes ou grand ensemble issu du développement romantique de l’orchestre mozartien, codes spécifiques des différents genres musicaux et clichés idiomatiques propres à chaque instrument, rythmes de danses et éléments harmoniques de toutes provenances, etc. Au premier niveau de l’écriture, tous ces éléments sont néanmoins isolés de leur contexte usuel. Intégrés à une foule de sonorités et de gestes que l’ancien monde ne pouvait admettre, ils sont alors recomposés selon une nouvelle hiérarchie matérialiste assurée par des procédures en partie héritées d’une rationalité sérielle.
10D’après ces quelques remarques, les quatre auteurs dont il est ici question se rejoignent autour de l’idée selon laquelle la com-position – l’acte de poser ensemble les sons ou les mots – doit en revenir à une pensée du matériau comme pure matière. Quelle que soit sa nature, il s’agit de l’arracher de son origine langagière, d’un système phraséologique doté d’un vocabulaire et de codes syntaxiques hérités. Qu’elle soit jugée rétrograde, bourgeoise, illusoire, ou qu’elle soit considérée comme un outil de communication insignifiant, il s’agit à chaque fois de s’opposer à l’utilisation première du matériau, au fantasme d’une idéalité du langage dont découle la connaissance réelle à laquelle aspire le mot aussi bien que l’expressivité naturelle du son. À partir d’un matériau alors nouvellement vierge, sa non-idéalité réelle devient le point de départ d’une configuration à la recherche de l’in-ouïe.
11Mais alors que les deux paradigmes distingués en introduction se retrouvent bien ici, comme nous allons le voir à présent leur différence tient essentiellement à la visée revendiquée de cette nouvelle configuration. Ainsi, à propos de sa conception de l’harmonie, Boulez évoque l’influence considérable qu’a eue sur lui la Seconde Cantate de Webern et notamment son ouverture, un récitatif de baryton19. Ici la texture instrumentale est principalement constituée d’une succession d’accords joués alternativement aux vents, aux cordes arco puis en pizz. Boulez signal alors qu’il n’y a en réalité qu’un accord dans tout ce mouvement, dont seule la disposition des notes est constamment variée20. Alors que Lachenmann retenait surtout de Webern la puissance par laquelle la disposition du matériau parvient à maintenir une grande diversité dans un espace extrêmement concentré, c’est tout au contraire la différenciation d’un unique objet par sa propre disposition dans l’espace qui intéresse le compositeur français. Notons que selon Thomas Kuhn l’un des éléments fondateur d’un paradigme tient à ce qui pour lui fait office de « modèle » : l’exemple fondateur d’après lequel une pratique apprend à résoudre les problèmes qui se posent à elle au cours de son développement – le terme même de « paradigme » ayant le sens de modèle ou d’exemple. Il est évident que la cantate de Webern joue ici ce rôle. Ce « point de départ », qui « fut toujours [pour Boulez] un repère très important », lui a permis de solutionner ce qui lui apparaissait comme une « insatisfaction » : un système d’écriture dodécaphonique réfractaire à la répétition, ne permettant donc pas cette projection d’un objet par sa propre réitération. Ici sa répétition lui permet en effet d’excéder la brièveté de l’instant au cours duquel il est entendu et de s’inscrire dans une durée par laquelle il s’affranchit de la nudité de sa contingence naturelle. C’est donc notamment à partir de telles observations chez Webern que le compositeur développe des procédés de « multiplication » et de « transposition » des accords à partir du Marteau sans maître, pouvant donner lieu à une écriture de la description. « Là, dit-il, il y a quelque chose de beaucoup plus souple, permettant ce que j’appelle une description : vous avez un objet virtuel et vous le décrivez de différentes façons. » Mais s’il s’agit d’abord d’une conception harmonique, très vite celle-ci s’applique au geste instrumental puis à la forme globale de l’œuvre. « Ce que j’aime, dit encore Boulez, ce sont les greffes : enrichir une idée par elle-même. » Au-delà d’une écriture fondée sur la répétition, ce qui se produit alors correspond surtout à une harmonisation de l’objet musical par lui-même, un enrobage dans sa propre résonance qui renoue avec une pratique de l’ornementation. Si l’expressionnisme viennois s’était élevé à son encontre, elle apparaît pour Boulez comme le moyen de sauver finalement le son de son insignifiance moderne. Ainsi, c’est par exemple à cette idée que sont notamment dues des œuvres comme Dialogue de l’ombre double, ou les Notations pour orchestre qui « enrichissent » les Notations pour piano ; c’est encore d’après ce principe que l’IRCAM a développé sous l’impulsion du compositeur le « Temps réel » que mettent à profit Répons ou plus récemment Anthèmes 2.
12De la même façon chez Mallarmé, c’est également comme un enrichissement harmonique des mots que peut être pensée la composition du vers : « établir les identités secrètes par un deux à deux qui ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté21 ». À l’image des objets sonores bouléziens, ils « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries22 » ; pareille à celle des sons, l’inconsistance originelle du mot est ainsi réévaluée de cet enrobage, de ces reflets par lesquels la virtualité du poème rapportée comme un fait se dissocie du reportage et s’élève à une éloquence nouvelle, au-delà même du langage. Alors, selon Jacques Rancière, « le poème ne veut rien dire, il dit23 ». De même pour Maurice Blanchot, « c’est là sa tâche, être, rendre présent ce mot même : C’est24 ». Dans un cas comme dans l’autre, le son et le mot deviennent avant tout la manifestation d’une pure présence, celle d’un absolu reconstruit. S’il n’y a donc pas chez Mallarmé comme chez Boulez de recherche des dieux enfuis ni d’épanchement nostalgique dû à leur fuite, la création est bien placée sous le signe de l’Idée. Aussi, alors que le xxe siècle musical est généralement considéré comme celui du timbre – de son exploration plus ou moins systématique à une reconsidération de l’ensemble des paramètres sous sa subordination –, Boulez envisage prioritairement le son selon sa hauteur. Face à l’introduction du réel et de la matière dans la musique, l’esthétique boulézienne privilégie par là ce qui reste le plus immatériel, le paramètre sur lequel furent bâties de tout temps les plus hautes spéculations relatives à une métaphysique musicale. Par ailleurs, le traditionnel culte français du beau son ou de la belle couleur – celui de Dutilleux et de Messiaen, de Debussy, mais aussi de Fauré et Saint-Saëns, voire déjà de Rameau – trouve dans sa musique un prolongement explicite qui rejoint la beauté plastique extrêmement française elle aussi d’un Mallarmé héritier du Parnasse, chez qui la luxuriance des couleurs et l’épure des âpretés consonantiques apparaît presque comme une Idée de la langue française.
13Chez Hölderlin également le poème peut être vu comme la réduction à un unique « C’est ». En effet, toujours selon Adorno, l’agencement critique de son contenu au moyen de procédés parataxiques articule le langage autrement que selon ses tendances naturelles « apodictique » et « thétique »25, c’est-à-dire à poser les choses comme universellement vraies et nécessaires. En des termes qui assument leur filiation à la première critique kantienne, le philosophe considère alors que le vers produit des « synthèses non-conceptuelles » : un type de jugement qui ne réduit pas les termes qu’il contient à une unité de sens subsumant et aliénant leur nature propre. Débarrassé ainsi de son mensonge constitutif, de la prétendue vérité du jugement émis, le langage ne désigne finalement plus rien d’autre que lui-même et devient « musical ». Néanmoins cette « musique » qui seule demeure dans le poème, et qu’Adorno évoque en citant Benjamin comme « la roche nue du langage26 », ne semble pas conciliable au pur « C’est » par lequel Blanchot qualifiait le produit de l’œuvre mallarméenne. Dès les premières années du xixe siècle, Hölderlin théorise en effet sa tâche poétique comme l’acte de se « retourner » (kehren), un retournement qualifié de « natal » aussi bien que de « total » ou « catégorique »27. Plus que le constat de l’incompatibilité entre notre temps et le « feu du ciel » qui assurait aux Grecs le rapport au divin, celui-ci consiste pour le poète moderne à s’assurer du « libre usage de ce qui nous est propre ». Ce propre dans lequel réside alors l’essence de notre époque, qu’il appelle aussi le « nationel », Hölderlin le définit comme la « clarté de la représentation », ou encore la « sobriété ». Ainsi, par ce retournement le poète « érige une limite entre cette terre et le monde farouche des morts, mais encore force plus décisivement vers la terre l’élan panique éternellement hostile à l’homme, l’élan toujours en chemin vers l’autre monde28 ». Face au départ des dieux, le poème se doit de résister à leur aspiration et maintenir vide l’abîme qui nous sépare désormais d’eux. Par-là il se préserve alors d’une exaltation, d’un désir tragique destructeur, et tourne son regard avec « pudeur » vers le monde réel, son propre dont il s’agissait autrefois d’échapper. Dans son analyse de la critique du contenu par la forme, Adorno souligne alors la persistance de termes comme « l’éther » ou « les célestes » qui ne sont plus invoqués au titre d’une union du sujet avec le divin : « Ce sont des reliquats, des vestiges dans l’idée de ce qui ne peut être rendu présent : les traces d’un processus jusque dans leur généralité apparemment intemporelle29. » Or, par celle du langage, c’est précisément la ruine d’un processus tragique figé dans son éternité même que le poème entend montrer comme reflet constitutif de notre présent.
14Nous retrouvons une idée similaire lorsque Lachenmann évoque sa pratique comme l’organisation d’une « magie brisée30 ». Pour le compositeur en effet, toute musique, voire plus généralement toute production artistique, consiste en un rituel collectif bénéficiant d’un pouvoir d’enchantement. Lorsqu’elle est encouragée par l’œuvre, l’écoute bourgeoise consiste alors à s’y laisser envoûter, à s’abandonner à la passivité d’une pure contemplation. Or toute grande musique serait au contraire celle où cette magie est « tenue en échec », brisée car dialectisée par la réflexion. Héritier de l’ironie romantique, ce mouvement critique de l’esprit se retourne à l’encontre de ce que l’œuvre réalise en même temps. Ainsi chez Bach, l’harmonisation à quatre voix des chorals protestants brise leur magie, se refuse au recueillement auquel ils sont traditionnellement dévolus par un chant à l’unisson. Nous retrouvons alors ici la référence du compositeur à Hölderlin que nous citions en introduction, celle qui faisait de l’esprit à la fois « saint et sobre » le véritable élément créateur. Si le mouvement ascendant et magique de l’œuvre lui est nécessaire, c’est avant tout pour qu’il soit brisé au cours de cette ascension. Ramené vers la terre par la sobriété, il est victime de l’auto-modération critique d’un esprit qui cherche d’abord à se connaître lui-même.
15Finalement, le rapport qu’entretiennent entre eux les deux paradigmes esthétiques que nous venons de distinguer peut être synthétisé à l’aide du concept allemand de Verfremdung. Dans un article de 196231, Ernst Bloch propose de revenir sur celui-ci et sur son lien à Entfremdung, notamment pour leur racine commune Fremde (étranger). Respectivement traduits par « distanciation » et « aliénation », ces deux termes sont pour Bloch les versants positif et négatif d’un mouvement d’extériorisation de soi-même. L’aliénation d’abord, dont le sens moderne vient de Marx, résulte de l’exploitation de l’homme par le travail. Celui qui est aliéné se démet de sa propre richesse pour la mettre au service d’un autre, si bien que cette extériorisation est à la fois involontaire et hostile. Au milieu du xxe siècle, Bloch la considère comme la situation contemporaine de l’homme : aliéné à la fois par un capitalisme triomphant et un État qui a corrompu le sens du communisme, il est réduit d’un côté comme de l’autre à sa seule valeur marchande ou à une force de production et profite à un système dont il est d’abord la victime. Vidé de son humanité, de son esprit, l’homme subit alors un « anéantissement ». La distanciation quant à elle résulte du déplacement d’un caractère hors de son contexte familier, d’un élément du quotidien dont la « dénaturation » force à un étonnement qui en révèle l’aliénation préalable. C’est une sortie de soi qui engage le regard à aller à la rencontre de soi-même comme en un miroir, à se re-connaître comme étranger, comme étrange. Bloch évoque ainsi le théâtre de Brecht où la distanciation est une désaliénation par le langage : « sans aisance fluide, elle est scandée par de fréquentes ruptures. L’acteur parle lui-même comme s’il disait le rôle d’un autre, il reste à côté du personnage, l’éloigne de lui, ne cherche nullement à l’incarner. […] La scène devenant ainsi muette, donc doublement éloquente ».
16Ainsi lorsque nous avons évoqué la réduction de l’œuvre à un unique « C’est », à une pure « musique », il ne s’agissait pas d’autre chose que d’une distanciation visant à désaliéner le matériau de son asservissement au langage. Les sons comme les mots sont d’abord rendus étrangers à l’observateur, ils en deviennent donc également étranges et appellent son regard à les re-connaître. La véritable différence de ces deux paradigmes tient alors à la direction dans laquelle chacun de leur geste porte ce regard. Chez Hölderlin et Lachenmann, le fait de « retourner le désir de quitter ce monde pour l’autre en un désir de quitter un autre monde pour celui-ci » est un procédé de désaliénation relevant d’un ordre éthique. Le matériau refuse sa subsomption idéaliste sous l’unité d’un sens transcendant coupable de le nier. Libérée de son propre pouvoir d’enchantement, l’œuvre renvoie alors au sujet sa propre image réfléchie ; elle devient ainsi « muette, donc doublement éloquente ». Pour Mallarmé et Boulez au contraire, la désaliénation consiste à libérer une matière victime de son anéantissement prosaïque. Tout en assumant son exclusion du jardin d’Éden, le matériau se désolidarise alors du langage et se replie hors de « l’abîme du bavardage ». Guidé par l’Idée même de Beau, il reconstruit par ses propres ressources sensibles une nouvelle idéalité, celle qui est nécessaire à faire Œuvre.
Notes de bas de page
1 Les premiers essais d’Heidegger sur Hölderlin datent de 1936 ; c’est également au cours de cette décennie que sont publiées les premières traductions françaises du poète.
2 Mallarmé S., « Crise de Vers », OC II, p. 208.
3 Hölderlin F., « Remarques sur les traductions de Sophocle », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 962.
4 Mallarmé S., « La Musique et les Lettres », OC II, p. 69.
5 Boulez P., « Le système et l’idée », Leçons de musique (Points de repère, III), Paris, Christian Bourgeois éditeur, 2005, p. 389.
6 Lachenmann H., « Magie organisée et magie brisée. Entretien avec Jürg Stenzl », Écrits et entretiens, Genève, Contrechamps, 2009, p. 237.
7 Kuhn Th., Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (première édition américaine : The structure of scientific revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962).
8 Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Quadrige/PUF, 2009, p. 1190.
9 Cité par Mosès S., L’ange de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 102-103.
10 Mallarmé S., « Crise de Vers », op. cit.
11 Schopenhauer A., op. cit., p. 338.
12 Boulez P., « Nécessité d’une orientation esthétique (II) », Canadian University Music Review / Revue de musique des universités canadiennes, n° 7, 1986, p. 61.
13 Mallarmé S., op. cit., p. 211.
14 Hölderlin F., « Le Rhin », op. cit., p. 850.
15 Adorno Th. W., « Parataxe. Sur les derniers poèmes de Hölderlin », Hölderlin, hymnes, élégies et autres poèmes, Paris, Flammarion, 1983, p. 131-180. Ce qu’Adorno considère comme les « derniers poèmes » comprend ceux de la période 1800-1806, avant que le poète ne s’enferme chez le menuisier Zimmer et ne signe ses œuvres du nom de Scardanelli.
16 Ibid., p. 160.
17 Lachenmann H., « L’écoute est désarmée. sans l’écoute » (1985), op. cit., p. 112-114.
18 Lachenmann H., op. cit., p. 116.
19 « Entretien avec Philippe Albèra », dans Albèra Ph. (dir.), Pli selon pli de Pierre Boulez. Entretien et études, Genève, Contrechamps, 2003, p. 18-19. Les citations suivantes sont issues de ces pages.
20 En réalité la présence du si et du do# alterne également dans les multiples répétitions de cet accord de six sons.
21 Mallarmé S., lettre à Viélé-Griffin, 7 août 1891, OC I, p. 806.
22 Mallarmé S., « Crise de vers », op. cit.
23 Rancière J., Mallarmé. La politique de la sirène, Paris, Hachette Littératures, 1996, p. 50.
24 Blanchot M., L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 44.
25 Adorno Th. W., op. cit., p. 159.
26 Ibid., p. 167.
27 Hölderlin F., « Remarques sur les traductions de Sophocle », op. cit., p. 965.
28 Ibid., p. 963.
29 Adorno Th. W., op. cit., p. 151.
30 Lachenmann H., « Magie organisée et magie brisée. Entretien avec Jürg Stenzl », op. cit., p. 236-237.
31 Bloch E., « Aliénation et distanciation », trad. Ph. Ivernel, Travail théâtral, n° 11, avril 1973, p. 83-89.
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