De retour à l’Éden ou comment échapper à Wagner
p. 97-109
Texte intégral
1« Mallarmé, théoricien de la danse… », « Mallarmé, critique (plutôt) acerbe de Wagner… » : ces deux figures, pour l’essentiel issues des Divagations, sont connues. Cependant, on a rarement essayé de les articuler l’une à l’autre, sans doute en raison d’une évidente disproportion des objets : d’un côté, un art mineur, frivole et éphémère, dont les quelques œuvres nommées par Mallarmé (Viviane, ou Les Deux Pigeons) ne sont guère susceptibles de venir redorer le blason ; de l’autre, un projet colossal, résumant et bouleversant à lui seul l’ensemble de la scène occidentale, et laissant entrevoir la possibilité de communautés politiques neuves, refondées dans l’esprit de la musique et de la poésie. On comprend aisément pourquoi les critiques se sont rarement aventurés à croiser les deux thèmes. Pourtant, ce croisement, c’est Mallarmé lui-même qui l’opère, très intentionnellement, en différents lieux de son texte. Au nombre de deux, principalement : Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français1, et « Parenthèse2 » au sein de Crayonné au théâtre.
2Ce sont ces croisements intentionnellement organisés par Mallarmé, ces heurts et ces chocs entre le grand Richard et la Cornalba (danseuse à demi-oubliée), entre l’immense Gesamtkunstwerk wagnérien et Viviane (ballet de l’Éden-Théâtre totalement oublié), que je voudrais étudier pour essayer d’en mieux comprendre la fonction. S’il y a de la part de Mallarmé une évidente jubilation de la provocation dans un tel mariage du mineur et du majeur, il ne faudrait pas non plus qu’une sorte d’illusion rétrospective nous fasse exagérer une telle disproportion des objets. Car ce mariage de Richard et de la Cornalba, ce n’est pas Mallarmé qui en premier lieu l’accomplit mais bien la réalité elle-même. En l’occurrence : la programmation de l’Éden-Théâtre qui au cours de la saison 1886-1887 fait se télescoper Viviane sur une musique de Pugno et Lipacher (en octobre), des fragments de ballets de Manzotti (il s’agit de l’Éden-revue de décembre-janvier), et la première représentation parisienne de Lohengrin, jouée en version de concert par l’orchestre Lamoureux (en mai). Viviane et Lohengrin ont à Paris, en cette fin des années 1880, un même lieu : l’Éden-Théâtre. De sorte qu’il ne paraît pas incongru de suggérer que l’incommensurabilité entre les deux œuvres était peut-être moins grande pour un amateur parisien de la fin du xixe siècle que pour nous autres, spectateurs du début du xxie.
3Par ailleurs, dans ce collage ou ce choc textuel, il en va pour Mallarmé de bien plus que d’une simple provocation. Comme j’ai pu l’avancer ailleurs3, la danse, entendue aussi bien comme modèle poétique que comme expérience scénique réelle, constitue pour Mallarmé une manière d’échapper au dispositif agonique qu’il a lui-même mis en place entre musique et poésie pour l’attribution des fêtes à venir et des nouveaux rituels qu’il appelle de ses vœux. Au sein de la compétition esthético-politico-religieuse qui oppose musique et poésie et qui traverse l’ensemble des Divagations, la danse s’isole, dans sa minorité même, trop indigne ou frivole pour prétendre à quoi que ce soit. Mais cette faiblesse est aussi bien une force ou un appui, puisque s’y indique une ligne de fuite qui permet à Mallarmé d’échapper à Wagner sans avoir jamais à l’attaquer de front ou à explicitement le rejeter, ce qui serait encore une manière d’appartenir au même espace. La danse étant définitivement hors-jeu, la ritualité neuve qui s’y annonce, toute faite de tracés abstraits et de corps métaphorisés, pourra être intégralement rapatriée au Livre et aux fêtes semi-privées du poète, sans que cette origine implique une quelconque subordination d’un art vis-à-vis d’un autre. Autrement dit, la danse offre ce mérite évident que l’on peut s’en inspirer tant qu’on veut sans jamais avoir en dépendre.
« Pareille vision comprend tout, absolument tout, le spectacle futur »
4Venons-en au premier choc, ou à la première rencontre, qui intervient dès 1885 dans Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français. Il s’agit du 5e paragraphe, au début du texte, donc. Mallarmé n’a pas encore parlé de Wagner, si ce n’est par son titre, et a seulement exposé sa propre propension de poète à rêver solitairement de fêtes neuves et de cérémonies à venir, rêverie d’autant plus libre qu’elle n’est contrainte ni « par le sentiment d’une impéritie », ni par « l’écart des frais »4. Nous en sommes là lorsqu’intervient le passage qui m’intéresse :
« Omission faite de coups d’œil sur le faste extraordinaire mais inachevé aujourd’hui de la figuration plastique, d’où s’isole, du moins, dans sa perfection de rendu, la Danse seule capable, par son écriture sommaire, de traduire le fugace et le soudain jusqu’à l’Idée – pareille vision comprend tout, absolument tout, le Spectacle futur – cet amateur, s’il envisage l’apport de la Musique au Théâtre faite pour en mobiliser la grandeur, ne songe pas longtemps à part soi… déjà, de quels bonds que parte sa pensée, elle ressent la colossale approche d’une Initiation. Ton souhait, vois s’il n’est pas rendu5. »
5Ce paragraphe a d’abord une fonction de soudure. Il assure le passage de la rêverie au réel, des vœux solitaires du poète à l’examen empirique des réalisations déjà existantes : « Ton souhait, vois s’il n’est pas rendu. » Et c’est au sein de cet examen que le nom de Wagner va immédiatement s’imposer dès le paragraphe suivant.
6Mais – et telle est la seconde fonction de ce passage –, le nom de Wagner ne va s’imposer et devenir l’objet principal de l’article que depuis une omission préalable, l’omission du « faste extraordinaire mais inachevé aujourd’hui de la figuration plastique ». Il est difficile de se faire une idée précise de ce que Mallarmé a en tête à travers une telle expression. Le contexte scénique et théâtral semble exclure une référence directe à ce que nous appelons aujourd’hui les « arts plastiques » : il ne s’agit vraisemblablement pas de Moreau, Manet ou Redon. En revanche, il est probable que la question des décors et du maniement des ensembles (des figurants, précisément) comme tableau ou sculpture vivante y soit en jeu. Toujours est-il qu’au sein de ce « faste extraordinaire mais inachevé », s’isole – et c’est cela qui m’importe – « la Danse seule capable de traduire le fugace et le soudain jusqu’à l’Idée », isolation de la Danse qui donne elle-même lieu à une incise, prophétique ou programmatique : « pareille vision comprend tout, absolument tout, le Spectacle futur » ! Donc, si l’on en vient à parler de Wagner au paragraphe suivant, c’est uniquement parce que l’on omet de considérer la « figuration plastique contemporaine », au sein de laquelle se distingue un art, la Danse, non seulement capable de rivaliser avec la Poésie dans l’inscription spatiale de l’Idée, mais également annonciatrice du Spectacle futur (avec un S majuscule) en sa totalité.
7Comme entrée en matière pour un article sur Wagner, qui plus est commandé par la Revue wagnérienne d’Édouard Dujardin, on pouvait rêver mieux, en tout cas plus direct. D’autant que cette omission préalable et l’incise prophétique à laquelle elle donne lieu, même s’il n’en est plus question par la suite, sont encore présentes à l’esprit du lecteur, lorsque Mallarmé plus loin énumère ces griefs à l’encontre du colossal génie. Je ne détaillerai pas ces critiques qui ont été largement commentées6. La seule chose qui m’intéresse ici est l’effet d’ombre portée créée par cet incipit pour le moins indirect : étant donné l’évaluation au final assez nettement défavorable du projet wagnérien, évaluation au passage nécessairement partielle et faussée puisque Mallarmé n’a jamais assisté à un opéra de Wagner et ne connaît son œuvre que de manière livresque, n’aurait-il pas mieux valu, toujours dans l’optique d’une comparaison entre rêves scéniques et réalisations effectives, ne pas omettre ce qui fut précisément omis et détailler le contenu prophétique de l’incise ? En bref, n’aurait-il pas mieux valu revenir à la danse et voir si en elle le « souhait » du poète « n’[était] pas déjà rendu » ?
« Ballets »
8C’est bien ce que fait Mallarmé un an plus tard dans les « Notes sur le théâtre » de décembre 1886, parues dans La Revue indépendante et reprises en 1897 dans les Divagations sous le titre de « Ballets7 ». Ce texte est évidemment fondamental puisqu’on y trouve l’essentiel de la théorie mallarméenne de la danse : c’est là que s’énonce le jugement ou l’axiome le plus célèbre de Mallarmé à propos de la danseuse, à savoir qu’elle n’est pas une femme qui danse, pour la double raison qu’elle n’est pas une femme mais une métaphore, et qu’elle ne danse pas mais écrit ; c’est là également que Mallarmé nous livre comme une méthodologie du spectateur, invité à lire le sens des mouvements dans le transport de sa propre rêverie, faisant ainsi de la danseuse l’instrument direct d’une écriture de son rêve, « à la façon d’un Signe qu’elle est ». Là encore, je ne développerai pas ces points et me permets de renvoyer au Désœuvrement chorégraphique8.
9Le seul élément sur lequel je souhaiterais insister est le fait que cette théorie mallarméenne de la danse ne s’élabore pas en l’air ou in abstracto, mais (comme le titre de « Ballets » l’indique au moins partiellement) à l’occasion d’un compte rendu de ballets bien précis. En l’occurrence, de deux : Viviane, créé à l’Éden-Théâtre le 28 octobre 1886, et Les Deux Pigeons, créé quelques semaines plus tôt à l’Opéra Garnier, le 18 octobre 1886.
10Dès lors quelques mots, et quelques images aussi9, sur chacun de ces ballets. Concernant Viviane, le livret, inspiré des romans de la Table ronde, est dû au dramaturge Edmond Gondinet. C’est l’histoire de Viviane, dernière fille des eaux et dernière druidesse qui, amoureuse du jeune Maël, tente de l’arracher aux bras de la reine Genièvre (sic), reine dont Maël semble lui-même fort amouraché. À force de persévérance et de filtres divers, Viviane parvient à récupérer Maël et tout finit pour le mieux. Ayant considérablement raccourci l’action, je renvoie celles et ceux qu’elle intéresserait aux très utiles Annales du Théâtre et de la musique de l’année 1886 d’Edouard Noël et Edmond Stoullig10. La musique, quant à elle, est de Raoul Pugno et Clément Lippacher. Le nom du chorégraphe n’est pas mentionné, ce qui est relativement fréquent à l’époque. Un chorégraphe n’est alors considéré comme auteur qu’au titre de sa participation (parfois purement nominale) à l’écriture du livret. En d’autres termes, et ce jusqu’à une époque étonnamment récente, un chorégraphe ne pouvait toucher des droits d’auteur sur sa chorégraphie qu’à travers un subterfuge juridique l’inscrivant comme (co) auteur du livret. En l’occurrence, ce subterfuge n’existe pas et ce ballet demeure chorégraphiquement anonyme. Enfin, quant à la distribution, c’est Mlle Laus (laquelle fait une brève apparition dans « Parenthèse » de Mallarmé et n’a guère d’autre titre de postérité que celui-là) qui assure le rôle de la reine Genièvre, tandis que la fameuse Elena Cornalba danse le rôle-titre de Viviane et y remporte un unanime succès. Il n’est pas anodin que ce soit par l’évocation fort érotique de son nom que Mallarmé ouvre « Ballets » : « La Cornalba me ravit, qui danse comme dévêtue11. » Noël et Stoullig, des Annales susmentionnées, concluent quant à eux leur compte rendu en estimant que désormais la place de la Cornalba n’est plus à l’Éden-Théâtre, mais de l’autre côté de la rue, à l’Opéra12 !
1. – Viviane, affiche 276 (Chéret), Bibliothèque de l’Opéra de Paris-BnF.

2. – Les Deux Pigeons, 1886, Source Gallica BnF.

11Pour ce qui est des Deux Pigeons, ce ballet nous est moins mal connu puisqu’il fait toujours partie du répertoire de l’Opéra de Paris et qu’il est régulièrement redansé (le plus souvent, il est vrai, par l’École de danse). Le livret est d’Henry Régnier et (nominalement) de Louis Mérante, qui est en fait le chorégraphe et le maître de ballet principal de l’Opéra à cette époque. L’histoire est tirée de la fable de La Fontaine du même nom, et raconte comment Pépio, fasciné par la vie aventureuse des Bohémiens, part les rejoindre en abandonnant sa fiancée Gourouli, laquelle ne l’entend pas de cette oreille, le retrouve, le séduit à nouveau, et finalement le ramène à la maison. Là encore, j’ai singulièrement raccourci. La musique est d’André Messager. Rosita Mauri joue le rôle de Gourouli, tandis que Pépio est assuré par une femme, Mlle Sanlaville.
12Revenant au texte même de « Ballets », je me cantonnerai à trois remarques.
- Alors que Mallarmé prend un plaisir évident à nommer et renommer les danseuses, il parvient en revanche à totalement effacer les noms d’auteurs, qu’il s’agisse des librettistes, des compositeurs, ou du chorégraphe, lorsqu’on le connaît. Lisant Mallarmé, on est bien en peine de savoir qui sont les auteurs de Viviane ou des Deux Pigeons, et ce alors même que le texte a d’abord statut de compte rendu pour La Revue indépendante. De sorte qu’on peut s’interroger sur le statut opéral de ces objets délibérément rendus anonymes. Je ne crois pas qu’un tel anonymat puisse se lire comme une figure chorégraphique de la « disparition élocutoire du poète », du moins, pas uniquement. Il me semble qu’une raison plus simple est au principe d’un tel effacement : le fait que ces œuvres sont tout bonnement mauvaises.
- En effet, même si Mallarmé prend bel et bien appui sur ces objets de circonstance pour élaborer son esthétique de la danse, il n’en demeure pas moins fort critique à l’égard de ces deux ballets en tant que ballets. Pour ce qui est de Viviane : « le charme aux pages du livret ne passe pas dans la représentation13 ». Et pour ce qui est des Deux Pigeons : après un ingénieux prélude, « rien n’a lieu, sauf la perfection des exécutants, qui vaille un instant d’arrière-exercice du regard, rien14… »
- Ce qui amène à une troisième remarque concernant la nécessité de distinguer, dans ces textes, entre danse et ballet. Mallarmé décrit et théorise la danse – dont le vrai nom « est, si l’on veut, hiéroglyphe15 » – à l’occasion de ballets. Mais cet ancrage empirique dans la globalité d’un spectacle tout à la fois littéraire, plastique, musical et chorégraphique, ne signifie pas que Mallarmé adhère sans réserve à tout ce qu’il voit. S’il y a dans la danse la potentialité d’un contre-modèle opposable à Wagner (l’hiéroglyphe, justement), celui-ci doit être fermement distingué du ballet dans sa globalité.
13Ce qui séduit Mallarmé aux spectacles chorégraphiques de l’Éden et de l’Opéra, ce n’est ni la musique, ni le livret, ni le décor : c’est la performance (ou l’exécution) des danseuses principales, et la rigueur, tout à fois poétique et mathématique, des ensembles, qu’il articule explicitement à la figure cruciale de la constellation. Mallarmé ne prend son plaisir au spectacle de danse qu’en faisant abstraction de tout ce qui dans le ballet n’est pas danse : le drame, le livret, les personnages, etc. Pour Mallarmé, « la danse s’isole », autre manière de dire qu’il convient de l’extraire – au moins en pensée – du ballet. De sorte que si « contre-modèle chorégraphique » il y a, celui-ci n’existe vraisemblablement que dans la rêverie assez particulière du spectateur Mallarmé et ne trouvera une esquisse de réalisation que bien plus tard (avec Loïe Fuller, notamment, vis-à-vis de laquelle cette fois Mallarmé n’a aucune réserve).
L’Éden entre parenthèses
14Mais l’histoire des rapports entre danse et modèle wagnérien au sein du texte mallarméen ne s’arrête pas là. Elle ne se limite pas à une incise prophétique malicieusement placée au début de l’article sur Wagner, que contrebalancerait un constat empirique au fond assez décevant dans « Ballets ». L’affaire rebondit pour ainsi dire d’elle-même, quelques mois plus tard à l’Éden-Théâtre, et « Parenthèse » est la trace d’un tel rebondissement.
15« Parenthèse16 », paru au sein des Divagations en 1897, consiste en un montage de trois fragments issus des « Notes sur le théâtre17 », parues dix ans plus tôt dans La Revue indépendante, chaque fragment provenant de livraisons différentes de la revue. Le premier fragment, qui correspond au premier paragraphe, est paru en janvier 1887 ; le second (§ 2 à 5) en avril 1887 ; le dernier (§ 6 à 10) en juin 1887. Cette relative hétérogénéité des sources se retrouve au niveau des thèmes ou des objets, du moins en apparence.
16Les « Notes sur le théâtre » de janvier 1887 s’ouvraient sur l’annonce d’une « parenthèse » : « Ici, succincte, une parenthèse18 », laquelle constitue dix ans plus tard l’incipit et une part important de « Le genre ou des modernes19 ». En revanche, le fragment qui ouvre dans les Divagations le texte intitulé « Parenthèse » se trouve non pas au début des « Notes » de janvier 1887 mais à leur fin concluant un long développement sur une mise en scène de La Vieillesse de Scapin à la Comédie-Française :
« Or n’entendez-vous pas, cependant et non loin, ce lavage à grande eau musicale du Temple, qu’effectue, devant ma stupeur, l’orchestre avec ses déluges de gloire ou de tristesse déversés en un fleuve ininterrompu et dont la Danseuse restaurée mais encore invisible à des préparatoires cérémonies, me semble la mouvante écume demeurée et suprême20. »
17Ce fragment conclusif, repris en 1897 comme ouverture de « Parenthèse », devient le suivant :
« Cependant non loin, le lavage à grande eau musicale du Temple, qu’effectue devant ma stupeur, l’orchestre avec ses déluges de gloire ou de tristesse versés, ne l’entendez-vous pas ? dont la Danseuse restaurée mais encore invisible à de préparatoires cérémonies, semble la mouvante écume suprême21. »
18On notera d’abord la torsion qu’opère Mallarmé dans la manipulation et la recomposition de ses propres matériaux : ce qui ouvrait une parenthèse dans les « Notes sur le théâtre » devient l’incipit de « Le Genre ou des modernes », tandis que la « Parenthèse » des Divagations débute par la conclusion de ces mêmes « Notes ». D’autre part, la décontextualisation, à dix ans de distance, de la conclusion des « Notes », subitement placée en position d’ouverture, produit un étrange effet d’absolutisation : « cependant », mais par rapport à quoi ? « non loin », mais « non loin » de quoi ? Dans les « Notes », le référent implicite était la Comédie Française ; dans la « Parenthèse » des Divagations, ce référent est nettement plus vague, comme absolutisé par les vertus paradoxales d’un incipit indexical. Enfin, s’il fallait donner un nom au lieu qui, non loin de la Comédie-Française, associe la grande musique symphonique à des prestations chorégraphiques de qualité, on peut songer aussi bien au Palais Garnier qu’à l’Éden-Théâtre, avec cependant, étant donné la suite du texte, une nette préférence pour ce dernier.
19En effet, le second fragment, correspondant aux paragraphes 2 à 5 de « Parenthèse » et directement tiré de la fin des « Notes sur le théâtre » d’avril 188722, est tout entier consacré à l’Éden-Théâtre, à ses danseuses et à l’annonce de la représentation prochaine de Lohengrin interprété par les Concerts Lamoureux :
« Il fut un théâtre, le seul où j’allais de mon gré, l’Éden, significatif de l’état d’aujourd’hui, avec son apothéotique résurrection italienne de danses offerte à notre vulgaire plaisir, tandis que par derrière attendait le monotone promenoir. […] Sans la musique telle que nous la savons égale des silences et le jet d’eau de la voix, ces revendicatrices d’une idéale fonction, la Zucchi, la Cornalba, la Laus, avaient de la jambe écartant le banal conflit, neuves, enthousiastes, désigné avec un pied suprême au-delà des vénalités de l’atmosphère, plus haut même que le plafond peint quelque astre23. »
« À défaut du ballet y expirant dans une fatigue de luxe, voici que ce local singulier deux ans déjà par des vêpres dominicales de la symphonie purifié bientôt intronise, non pas le cher mélodrame français agrandi jusqu’à l’accord du vers et du tumulte instrumental ou leur lutte (prétention aux danses parallèles chez le poëte) ; mais un art, le plus compréhensif de ce temps, tel que par l’omnipotence d’un total génie encore archaïque il échut et pour toujours aux commencements d’une race rivale de nous : avec Lohengrin de Richard Wagner24. »
« Ô plaisir et d’entendre, là, dans le recueillement trouvé à l’autel de tout sens poétique, ce qui est, jusque maintenant, la vérité ; puis de pouvoir, à propos d’une expression même étrangère à nos propres espoirs, émettre, cependant et sans malentendu, des paroles25. »
20Enfin, la dernière partie de « Parenthèse » (§ 6-10), tirée du début des « Notes sur le théâtre » de juin 188726, revient sur cette représentation de Lohengrin (3 mai 1887), à laquelle Mallarmé n’a pu assister et qui fut en réalité unique puisque l’ensemble des représentations suivantes fut annulé au soir de la première, suite au scandale et aux protestations déclenchés par l’incident diplomatique de l’affaire Schnaebelé le 20 avril (le souvenir de la guerre de 1870 est encore bien frais). Mallarmé s’indigne alors d’un tel nationalisme mal placé qui l’aura empêché d’assister, au moins une fois dans sa vie, à une représentation scénique de l’œuvre de Wagner :
« Jamais soufflet tel à l’élite soucieuse de recueillement devant des splendeurs, que celui donné par la crapule exigeant la suppression, avec ou sans le gouvernement, du chef-d’œuvre affolé lui-même : ce genre de honte possible n’avait encore été envisagé par moi et acquis, au point que quelque tempête d’égout qui maintenant s’insurge contre de la supériorité et y crache, j’aurai vu pire, et rien ne produira qu’indifférence27. »
« Certaine incurie des premières représentations pour ne pas dire éloignement, peut-être, de leur solennité […] ; aussi d’autres raisons diffuses, même en un cas exceptionnel me conduisirent à négliger les moyens d’être de ce lever angoissant du rideau français sur Wagner. Mal m’en a pris ; on sait le reste et comment c’est en fuyant la patrie que dorénavant il faudra satisfaire de beau notre âme28. »
« Tous, de nouveau nous voici, quiconque recherche le culte d’un art en rapport avec le temps (encore à mon avis que celui d’Allemagne accuse de la bâtardise pompeuse et neuve), obligés de prendre matériellement, le chemin de l’étranger non sans ce déplaisir subi, par l’instinct simple de l’artiste, à quitter le sol du pays ; dès qu’il y a lieu de s’abreuver à un jaillissement voulu par sa soif29. »
21Mallarmé assemble donc dans « Parenthèse » un texte dont l’unité n’est semble-t-il que de lieu : l’Éden. Notons au passage qu’au moment où paraissent les Divagations ce théâtre a déjà été démoli depuis plusieurs années, ce qui donne également à « Parenthèse » le goût des choses définitivement perdues ou abolies, c’est-à-dire aussi bien passées à l’Idée. Mais l’enjeu de ce texte ne se réduit nullement à l’évocation nostalgique d’un théâtre dont Mallarmé nous dit qu’il fut « le seul où [il] allait de [son] gré30 ». Ce qui dans ce lieu est l’occasion d’une unité textuelle tient à un fait tout empirique et relativement contingent : ce théâtre, au cours de la saison 1886-1887, aura vu se succéder d’une part Viviane et un pot-pourri des grands ballets italiens de Manzotti (Éden-Revue) et d’autre part la première réintroduction parisienne du Gesamntkunstwerk wagnérien depuis la guerre de 1870, Lohengrin interprété par l’orchestre Lamoureux, avec le succès que l’on sait. Un lieu donc qui a historiquement assuré (semble-t-il par pur hasard) l’improbable rencontre de deux thématiques majeures de l’œuvre de Mallarmé (la danse comme modèle poétique du Livre et des fêtes à venir, d’un côté, l’opéra wagnérien comme fascinant repoussoir et essai au final avorté, de l’autre), un tel lieu méritait au moins une petite « Parenthèse ». Ce dont s’acquitte Mallarmé une dizaine d’années plus tard à travers un montage textuel qui tout à la fois magnifie l’unité de lieu et souligne son caractère en apparence thématiquement et artistiquement disparate.
22Dès lors, quelques mots, et à nouveau quelques images31, concernant ce « singulier local ». L’Éden-Théâtre est inauguré en 1883 au 7 de la rue Boudreau, juste derrière l’Opéra de Paris (sur l’illustration n° 3, on entrevoit au fond à gauche l’aile ouest du Palais Garnier). L’édifice est particulièrement orné, tentant une sorte de version néo-classique du Taj Mahal, si tant est qu’une telle chose soit possible. Il est malheureusement détruit en 1895 après plusieurs années de difficultés économiques et de reprises incertaines, privant ainsi les Parisiens d’un patrimoine architectural pas plus déshonorant que le Sacré-Cœur.
3. – La façade de l’Éden-Théâtre (inauguré le 7 janvier 1883), d’après le dessin de M. Schmitt, l’un des architectes. Document tiré de Philippe Chaveau, Les Théâtres parisiens disparus (1402-1986), Paris, L’Amandier, 1999.

4. – Vue intérieure de l’Éden-Théâtre parue dans La Semaine des constructeurs (10 février 1883).

Source : Béatrice de Andia, Paris et ses théâtres : architecture et décor, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 1998.
23L’intérieur est à l’avenant (cf. illustration n° 4). La salle, immense, compte 1600 places, tandis que le plateau est plus vaste que celui de l’Opéra. L’orientalisme lourd et luxuriant de la décoration nous emmène certes fort loin de Bayreuth, mais on y retrouve en revanche le « faste extraordinaire de la figuration plastique » qu’évoquait Mallarmé sous forme de prétérition au tout début de Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français.
24Enfin, il faut noter au milieu de l’image la présence massive et surchargée du lustre. Ce lustre avait déjà frappé les esprits lors de l’inauguration. On trouve dans les coupures de presse de l’époque le commentaire suivant : « À signaler le lustre d’un modèle tout nouveau : une énorme lanterne à verres de couleurs en occupe le centre… Il pèse 7000 kilogrammes ! Espérons pour les spectateurs qu’il est bien attaché32. » Or c’est également la figure du lustre qui conclut le premier grand passage consacré à la danse dans « Crayonné au théâtre » :
« Seul principe ! et ainsi que resplendit le lustre c’est-à-dire lui-même, l’exhibition prompte, sous toutes les facettes, de quoi que ce soit et notre vue adamantine, une œuvre dramatique montre la succession des extériorités de l’acte sans qu’aucun moment garde de réalité et qu’il se passe, en fin de compte, rien33. »
25Je me plais à penser que cette figure du lustre, dont avait déjà parlé Baudelaire34, trouve au moins partiellement sa source dans ce lustre tout empirique et pesant de l’Éden, un lustre qui quoique fort lourd n’en demeurait pas moins édénique.
26Dans Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français, Mallarmé insère liminairement une échappatoire ou une ligne de fuite chorégraphique qui sera ultérieurement travaillée dans « Ballets ». Avec « Parenthèse », il fait tout à la fois plus et moins : il tient le compte rendu d’un hasard et d’un acte manqué. Le hasard, c’est la rencontre à l’Éden-Théâtre de Viviane et de Lohengrin, rencontre qui vient objectivement confirmer la pertinence de l’incise disposée au début de Richard Wagner. Rêverie d’un poëte français. L’acte manqué, qui comme tous les actes manqués est aussi bien un acte parfaitement réussi, c’est évidemment ce fait étonnant : Mallarmé, auteur d’un article si commenté sur Wagner, aura trouvé le moyen de rater la seule occasion qui lui était donnée d’assister à un opéra du grand homme, et l’on est curieux au passage de savoir à quoi était occupée sa soirée du 3 mai 1887. Toujours est-il que ce ratage prend in fine l’allure d’un choix, ne serait-ce qu’inconscient ou par abstention : pour Viviane, présence et compte rendu, pour Lohengrin, absence et mot d’excuse. Mallarmé aura échappé à Wagner, aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Mais puisque l’Éden est à jamais détruit et que l’on ne peut pourtant pas s’en passer35, tout n’aura désormais plus lieu qu’au Livre ou, ce qui revient au même, en rêve.
Notes de bas de page
1 Mallarmé S., OC II, p. 153-159.
2 Mallarmé S., OC II, p. 189-191.
3 Pouillaude Fr., Le Désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009, deuxième partie, chap. 1 : « Mallarmé et le déchiffrement de la scène », p. 95-122.
4 Mallarmé S., OC II, p. 153.
5 Ibid., p. 153-154.
6 Voir, par exemple, Rancière J., Mallarmé. La politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996, p. 73-78 ; Lacoue-Labarthe Ph., Musica Ficta (Figures de Wagner), Paris, Bourgois, 1991, p. 91-160 ; ou ici même Buchs Arnaud, « Mallarmé et la musique : une pensée du langage ».
7 Mallarmé S., OC II, p. 170-174.
8 Pouillaude Fr., Le Désœuvrement chorégraphique. Étude sur la notion d’œuvre en danse, op. cit., p. 95-122.
9 Cf. illustrations 1 et 2.
10 Noël E. et Stoullig E., Annales du théâtre et de la musique (1886), Paris, Charpentier, 1887, p. 515-520.
11 Mallarmé S., OC II, p. 170.
12 Noël E. et Stoullig E., Annales du théâtre et de la musique (1886), op. cit., p. 520 : « L’Opéra, nous l’espérons bien, ne manquerait point de l’engager, si l’Éden cessait jamais son exploitation, ou abandonnait définitivement le genre chorégraphique pour se livrer au drame ou à la féerie. La place de la Cornalba est à notre Académie nationale de musique et de danse. »
13 Mallarmé S., OC II, p. 170.
14 Ibid., p. 173.
15 Ibid., « Le seul il le fallait », p. 178.
16 Ibid., p. 189-191.
17 Ibid., p. 285-298.
18 Ibid., p. 286.
19 Ibid., p. 179-180.
20 Ibid., « Notes sur le théâtre », janvier 1887, p. 287.
21 Ibid., « Parenthèse », p. 189.
22 Ibid., « Notes sur le théâtre », avril 1887, p. 295.
23 Ibid., « Parenthèse », § 2, p. 189-190.
24 Ibid., « Parenthèse », § 4, p. 190.
25 Ibid., « Parenthèse », § 5, p. 190.
26 Ibid., « Notes sur le théâtre », juin 1887, p. 297.
27 Ibid., « Parenthèse », § 6, p. 190.
28 Ibid., « Parenthèse », § 7, p. 190-191.
29 Ibid., « Parenthèse », § 10, p. 191.
30 La remarque a son importance lorsqu’on sait que Mallarmé précise non sans malice au sujet des « Notes sur le théâtre » qu’à l’époque de leur rédaction « [il] n’allait que rarement au théâtre : d’où peut-être la chimérique exactitude de tels aperçus » (« Bibliographie », Divagations, OC II, p. 275). Mallarmé semble d’ailleurs avoir fait un usage extensif du droit demandé à Dujardin de pouvoir « remplacer, le cas échéant, une portion notable de la chronique par des notes générales, laissant entrevoir ma visée sans la mêler à rien du jour avec quoi elle n’a que faire » (lettre à Édouard Dujardin du 30 août 1886, OC I, p. 792). Sur cette prédilection quasi exclusive pour les lieux de danse, voir également la lettre « autobiographique » à Verlaine, où elle se trouve étonnamment associée aux concerts dans les églises qu’analysent ici même Margot Favard et Fanny Gribensky : « Quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires mais dont le sens éclatera et c’est tout » (lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, OC I, p. 790).
31 Cf. illustrations 3 et 4.
32 Dossier de presse « Éden-Théâtre », Bibliothèque de l’Opéra de Paris. BNF, journal non identifié.
33 Mallarmé S., « Crayonné au théâtre », OC II, p. 163.
34 Baudelaire Ch., Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1975, p. 682 : « Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre – un bel objet lumineux, cristallin, circulaire et symétrique. »
35 Cf. les propos échangés entre Mallarmé et Réné Ghil au printemps 1888 : « Non, Ghil, l’on ne peut se passer d’Éden ! » – « Je crois que si, cher maître » (propos rapportés par Henri de Régnier dans ses Cahiers inédits (1887-1936), Pygmalion/Gérard Watelet, 2002, et cités par Pascal Durand dans Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 149).
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