L’objet musical chez Mallarmé, instrument des fuites
p. 79-96
Texte intégral
1Parler de l’« objet musical » chez Mallarmé pourrait relever du paradoxe : on sait, par sa fille Geneviève, qu’il ne connaissait a priori pas grand-chose à la musique, qu’il n’a jamais été un mélomane avéré. Ses fréquentations, tardives, des concerts parisiens sont bien réelles, mais découlent d’une réflexion profonde du poète sur son art, et accompagnent, finalement, un lent mais certain processus de refonte poétique. C’est donc chez Mallarmé poète que l’« objet musical » peut et doit se penser. Sa fameuse formule du « reprendre à la musique son bien » illustre parfaitement, en des termes « objectifs », le combat mené par Mallarmé dans sa quête absolutiste : où le passage à cette Poésie pure, originelle, ne peut s’évaluer, se penser, se concrétiser que par le biais de ce « bien », de cet « objet » devenu « musical » par erreur, omission ou oubli.
2Avant de s’interroger sur cet « objet musical », il s’agit de revenir sur sa définition, sur sa place et sa fonction au sein même de sa poésie. Après tout, Orphée, figure tutélaire du poète à la lyre, était à la fois poète et musicien. La tradition historique de la poésie et les paternités littéraires jusqu’au xixe siècle ont érigé des modèles, des dogmes, à respecter et à subvertir, permettant aux uns et aux autres d’exister au sein d’une même confrérie, mais aussi littérairement, et dans la société. Ce qui est intéressant chez Mallarmé, justement, c’est qu’il ne s’est jamais inscrit en porte à faux d’une quelconque tradition poétique. L’imagerie musicale tout à fait présente dans sa Poésie lui a notamment permis de dépasser les canons du genre en sondant, après les premières influences baudelairiennes, les abîmes d’une poésie critique, en rupture, à la fois poésie du dévoilement et de la déconstruction. L’« objet musical » devient ainsi pierre angulaire nécessaire d’une révolution autrement plus importante chez Mallarmé, d’ordre philosophique – esthétique, phénoménologique, métaphysique –, où s’efface le sujet lyrique, afin que se révèle à elle-même cette Poésie pure, autotélique, qui n’existe que par et pour elle-même.
3 Autrement dit, parce que la musique a fourni au poète un puits sans fonds, une source fertile de réflexion et de rêverie poétique, à l’instar de son Faune bercé par la douce illusion de sa flûte, son « instrument des fuites », l’« objet musical », a une fonction centrale dans l’œuvre de Mallarmé : présent comme vecteur de reconnaissance poétique, ainsi que nous le verrons dans une première partie, il permet à Mallarmé de se distancer d’une certaine tradition et de réfléchir à des nouvelles modalités d’écriture, survenant après la célèbre crise de Tournon du milieu des années 1860. Enfin, quelles conséquences sur la création et l’objet poétiques ? C’est ce que nous verrons dans une troisième partie, où nous évoquerons cette hypermatérialité de l’objet musical chez Mallarmé dans son ultime œuvre du Coup de dés, où l’« objet poétique » n’a de sens qu’à l’échelle de sa transposition en « objet musical » livresque, celui de la partition.
4L’étude sera nécessairement diachronique, car c’est l’évolution de la place de l’« objet musical » au sein de son œuvre, sa généalogie, qui permet d’en apprécier la juste et importante mesure.
Objet musical et reconnaissance poétique
L’« objet musical » lyrique et l’excroissance historique du poète
5Comment définir cet « objet musical » poétique chez Mallarmé ? Il peut se manifester sous bien des aspects : à la fois instrument de musique, mais aussi tout objet évocateur de l’art d’Euterpe, comme le lutrin, la partition… L’« objet musical » le plus évident, le plus fragrant, en poésie, pourrait être la « lyre », instrument, attribut d’Orphée ainsi que nous l’avons rappelé en introduction.
6Pour l’apprécier pleinement, il convient semble-t-il d’intégrer la poésie mallarméenne qui nous intéresse dans un plan plus important de l’Histoire littéraire pour se rendre compte de la manière dont concrètement, jusqu’au xixe siècle, le paradigme musical sous la forme d’« objet » dans la Poésie française se manifeste encore pleinement, fruit d’une longue fortune littéraire.
7La « lyre » est l’attribut du poète, et aussi le symbole de son inspiration, enfin l’aveu (démonstratif) de sa sensibilité. À cette auto-mythologie figurative pérenne du poète s’adjoint historiquement le « luth », la « mandoline » du trouvère, instrument laïque, qui, dans la poésie de langue vulgaire, acquiert le même statut que la lyre, au point de s’y trouver confondu, assimilé, en une sorte d’œcuménisme de deux traditions poétiques. Et Ronsard d’écrire dans son premier livre d’Odes (1549) le célèbre « A sa Lyre » :
Naguiere chanter je voulois
Comme Francus au bord Gaulois
Avecq’ sa troupe vint descendre,
Mais mon luc pinçé de mon doi,
Ne vouloit en dépit de moi
Que chanter Amour, et Cassandre1.
8On pourrait accumuler les exemples textuels témoignant de la présence de cette « lyre », de ce « luth », comme de la « guitare », de la « mandoline », etc. à travers les âges poétiques. Plus qu’une figure de style, l’« objet musical » comme instrument apparaît une condition naturelle du poème, une partie presque constitutive de son être. Nul ne semble échapper à cela, et pourquoi le poète aurait-il d’ailleurs envie de se séparer de son joli attribut si familier et facile d’emploi ?
9Quelques siècles plus tard, alors âgé de 17 ans, Mallarmé écrit dans « Aveu » (1859) :
Pour moi l’âge d’or s’est enfui,
Où je rêvais, ma lyre
Sur mon sein ! cette aurore a lui
Où j’aimais à redire […]
Quand la grisette pâme, alors
Je me réveille : au verre
Je vais demandant mes transports !
Mon luth ne sut que la prière2 !
10L’intérêt de ce poème est qu’il présente en son début et à sa fin deux « objets musicaux » symboles du poète, issus de deux traditions différentes, comme chez Ronsard. La « lyre » et le « luth » du Je lyrique mallarméen se confondent en remâchant, finalement, des images bien traditionnelles d’instruments de musique. Il n’est même pas question ici d’appartenance à l’une ou l’autre des « écoles » en vogue à l’époque où la vocation du Poète s’épanouit. Même si l’influence des Parnassiens se fait sentir ici, ainsi que nous le verrons, et que Mallarmé n’échappe pas à l’influence de Banville dans ses premières œuvres, l’utilisation d’un paradigme de l’« objet musical » instrumental est encore généralisée à cette époque, relève d’un code « générique », et, même plus, d’un trope historique qui vide l’objet de sa substance et de son usage concret (émettre des sons, faire de la musique) pour l’ériger au rang de symbole de la subjectivité sensible du poète. C’est être lyrique ou ne point l’être, être poète ou ne point l’être. Faire d’un texte œuvre poétique ou pas.
11La référence musicale via cet instrument devient un élément de généricité littéraire : c’est-à-dire que la présence de l’« objet musical » est une modalité de reconnaissance littéraire même pour la vulgate. Paul Valéry, peut-être le plus fervent des disciples mallarméens, résume ainsi cette utilisation ornementale de l’« objet musical » comme un élément constitutif de la réception poétique :
« L’ornement est la mise en évidence du principe fonctionnel – Ce sont les lois des fonctions pures visibles au moyen d’éléments de représentation. Les fonctions d’un certain ordre sont toujours plus étendues que toute représentation. […]
Ainsi la poésie est avant tout un jeu fonctionnel des appareils phoniques et verbaux et aussi une sorte de jeu fonctionnel de la faculté représentative ou descriptive – possible à cause de la liberté des images par les signes3. »
12L’« objet musical » instrumental s’affiche ainsi comme pur topos littéraire, relié à un mécanisme de représentation poétique attendu. Tentons d’en comprendre les mécanismes de transfuge et les modalités de transformation chez Mallarmé en s’attachant à présent non à une Histoire de la Poésie, mais à celle de Mallarmé dans son cénacle de poètes de la seconde moitié du xixe siècle.
Les modèles poétiques : l’objet musical et l’expérience poétique
13J’utilise volontairement le terme de cénacle car le xixe siècle, plus même que le xvie siècle, est celui des poètes. Jamais il n’y en a eu autant, et, entre 1850 et 1900, il faut s’imaginer Hugo fécond, aux côtés de Lamartine, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Banville, la comète Rimbaud, et une foule de minores, de poètes plus ou moins inspirés et exaltés idoinement. Le heurt de l’Histoire, et de ses mouvements successifs, celui du Romantisme, du post-Romantisme, et des nouvelles générations subséquentes, conservatrices d’un certain ordre (les Parnassiens) ou désireuses de voir s’épanouir le poison baudelairien sur de nouvelles terrae incognitae (Symbolistes et Décadents), fournissent le terreau d’extraordinaires expérimentations poétiques, artistiques, voire inter-artistiques.
14Partons d’une anecdote de lecture rapportée par Baudelaire, qui lui permet de construire un commentaire dense sur Banville, publié pour la première fois dans la Revue fantaisiste du 1er août 1861, après avoir parcouru un article sur Senancour par Sainte-Beuve :
« Je lis dans la critique : “Pour deviner l’âme d’un poète, ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s’y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira l’obsession.” […]
Ce mot [chez Banville], c’est le mot lyre, qui comporte évidemment pour l’auteur un sens prodigieusement compréhensif. La lyre exprime en effet cet état presque surnaturel, cette intensité de vie où l’âme chante, où elle est contrainte de chanter, comme l’arbre intérieur, l’oiseau et la mer4. »
15Rappelons que Banville, même si nous le connaissons moins aujourd’hui, était une gloire nationale incontestée, une sorte de figure poétique certes « classiquement » parnassienne mais modèle de tout poète français, et surtout de Mallarmé qui l’évoque en ces termes en 1864 : « ce divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre5 ». L’influence baudelairienne, ici, est évidente.
16Le calcul étonnant de Sainte-Beuve pour « comprendre » Banville donne le résultat attendu suivant : la « lyre » est le mot le plus présent de son œuvre, ce qui va dans le sens de ce que nous avons dit du « canon », du « tropisme » poétique où la « lyre » devient au poème ce que, d’une certaine façon, le revolver et les menottes pourraient être au film policier. En revanche, l’intérêt de cette citation est celui d’un Baudelaire qui utilise la lyre banvillesque pour mieux la dépasser et affirmer une nouvelle sensibilité très personnelle, et conclue à la fin de ce texte par le trébuchant : « Il faut être absolument lyrique. » Être lyrique, ce n’est pas dessiner une lyre au sein de son poème, c’est glorifier la sensibilité, et un nouveau rapport aux êtres et aux choses. C’est, autrement dit, se débarrasser de l’ornement régulaire et englobant, « objectif », dépasser la logique de « représentation » du poète via l’objet musical, et célébrer le lyrisme « subjectif », l’expérience du soi visionnaire, du « je » sensible au sein du poème. Bref, la lyre baudelairienne évoquée ici n’a déjà plus rien à voir avec celle employée par ce bon vieux Théodore.
17L’éclosion et le développement de nouvelles sensibilités et écoles poétiques ont été l’une des conséquences directes de cette irruption du doute baudelairien sur les mots et les choses, et sur l’affirmation d’une nouvelle sensibilité. Les Parnassiens tels Banville ou Leconte de Lisle restent les gardiens du feu sacré d’une Poésie brillante, d’un Art pour l’Art où l’ornement est garant d’une forme poétique, d’une généricité et d’une histoire littéraire, d’un vieil ordre poétique virtuose et rutilant ; les Parnassiens aiment les Odes et les vers cadencés, les rimes justes, les images bien faites. Les Décadents promeuvent quant à eux les instruments du peuple, « l’orgue de barbarie », la « guitare » dans des formes poétiques libres comme la chanson, et déconcatènent le vers, insultent la rime pour expérimenter des formes de lyrisme nouvelles et populaires à l’instar des chansons de Jules Laforgue ou des vers d’Émile Goudeau. Des formes poétiques sont remises à l’ordre du jour comme la chanson, qui connaît un véritable regain de fortune, à ce point que même Mallarmé en fait deux, les Chansons bas, deux poèmes de la maturité qui n’ont plus grand-chose à voir avec les chansons à boire que les Décadents entonnent dans des cabarets nocturnes aux vapeurs éthylées tenaces.
18Ces mises au point historiques nous permettent de scruter plus précisément la réitération de la présence de l’objet instrumental dans l’œuvre mallarméenne.
19Se retrouvent dans ses poèmes de jeunesse comme dans ceux de la maturité ce type d’instruments de la « mandore » du Triptyque de l’Absence (IIIe sonnet), en passant par la « flûte », la « mandore », la « viole », la « harpe » de « Sainte », la « flûte » du Faune, l’« archet » des « mourantes violes » des séraphins en pleurs d’« Apparition », etc. Une première observation s’impose : il n’y a jamais eu chez Mallarmé de solution de continuité dans l’emploi de l’instrument de musique, « objet musical » topique par excellence. Pourtant on ne peut pas dire que le recours à telle imagerie, à tel symbole, recouvre le même sens dans le juvénile « Aveu », précédemment cité, et les poèmes émergeant à partir des années 1860. En d’autres termes, on va le voir, l’usage ornemental de l’objet musical instrumental évolue franchement dans l’œuvre du poète.
20Prenons comme exemple « Plainte d’Automne » (1864), poème en prose de Mallarmé intitulé originellement « L’Orgue de Barbarie » : dans ce poème, mettant en scène une saynète de la vie quotidienne, le poète écoute un orgue de Barbarie et se laisse aller à la rêverie. Tous les thèmes chers à Baudelaire, et repris par les Décadents, telle l’apparition de l’orgue de Barbarie, l’allusion à la littérature décadente, le sentiment d’urbanité, la complainte automnale, s’y retrouvent :
« Je lisais donc un de ces chers poèmes (dont les plaques de fard ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée des peupliers dont les feuilles me paraissent mornes même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon donne aux fibres déchirées la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaîté au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul6. »
21« L’instrument des tristes » touche l’âme du narrateur à l’en faire pleurer : d’une scène banale de lecture, l’écoute de la musique, l’« effet » de la musique transforme la banalité en émotion – une description ordinaire en une vision intériorisée et habitée par le poète. L’orgue de Barbarie permet, outre l’inscription du poète dans une trajectoire d’école, de laisser le narrateur aux prises avec l’empire du rêve et de la suggestion : plus question de « musicien », l’instrument lui-même se fait attribut de la (com) plainte, qui, par la magie de la seule musique, inspire le souvenir du poète, telle une lyre moderne. « S’apercevoir que l’instrument ne chant[e] pas seul », cela revient, si l’on veut, à rompre la rêverie romantique du poète qui a trouvé en l’orgue son attribut, et, au sein d’une subtile mise en abyme, cela suggérerait peut-être ici la sublimation en négatif du rêve d’un art qui n’existe que pour et par lui-même, à l’image des aspirations du Jeu Suprême mallarméen dont le poète n’a pas encore accouché au moment de l’écriture du texte.
22Autrement dit, même si Mallarmé n’a pas alors théorisé ce Jeu Suprême, l’imagerie musicale est dès 1864 reliée au symbole et dépasse les schismes scholastiques.
23Dès lors, l’« objet musical » instrumental mallarméen n’est déjà plus un élément ornemental, décoratif, topique, à la manière des Décadents et des Parnassiens, mais c’est déjà un élément discriminant d’une pensée originale en devenir, où l’« objet musical » instrumental s’intègre à une conscience des potentiels de la musique.
24On pourrait rapporter d’ailleurs cet extrait d’une lettre écrite par Mallarmé à Cazalis à l’occasion d’un séjour londonien :
« Je me suis arrêté un instant pour jeter un sou à un pauvre orgue qui se lamente dans le square. […] Ce sont des aèdes que ces gens-là ! Leur instrument est grotesque ? Soit, mais l’intention demeure7. »
25« L’intention demeure »… jolie expression qui laisse entendre que l’« objet musical » déplacé dans l’espace du poème a/aura une fonction par-delà l’Histoire, la tradition, les tics et stéréotypes stylistiques afférents, dans le processus même de création.
Objet musical et détachement poétique
L’objet musical, objet de la rupture mallarméenne
26Jusqu’ici, nous avons vu combien les poètes fervents utilisateurs de l’« objet musical » ne montraient que peu d’intérêt direct pour la musique. On ne questionnera pas ici la musique du vers, la musique de la langue, les questions rythmiques, qui pourraient faire l’objet de développements complémentaires.
27Cette forme de « musicalisme », ainsi que je l’avais dénommée8 – attention à ne pas confondre avec le mouvement musicaliste de la peinture effusionniste de Henry Valensi de la première moitié du xxe siècle –, c’est-à-dire l’emploi systématique de l’imagerie musicale à de pures fins ornementales, est présente chez Mallarmé.
28La distance prise par le poète à l’égard de ses pairs a permis de dévier cet emploi à des fins directement critiques : cette visée d’un art autotélique, littéralement qui s’accomplit-par-lui-même, fait du recours à l’objet musical un passage obligé au sein d’une philosophie bien personnelle.
29On peut comprendre ainsi le sens de la composition de son recueil de Poésies qui nous est arrivé selon l’édition Deman, c’est-à-dire celle publiée posthume, mais selon les directions voulues par le poète.
30Quand nous avons essayé de relever les différents « objets musicaux » inscrits dans les textes, force nous est de rappeler que le « Sonnet en -yx » – dont la première version date de 1868, et où surgit cet « objet », ce ptyx étranger à la langue française et qui pourrait être pur objet musical mallarméen ainsi que nous le verrons plus tard – est placé après les Chansons bas de 1889, ou que l’ordre choisi entre son drame psychologique de Hérodiade, symbole d’une rupture du poète avec l’« ordre ancien » suite à sa rencontre avec le « Néant » (et la crise de Tournon de 1866), précède L’Après-midi d’un Faune où seule la morsure de l’Art et les potentialités de rêverie de l’instrument musical, l’instrument des fuites, se déroulent en arabesques fictionnelles bucoliques.
31La conclusion de tout cela est que le musicalisme constitutif de la Poésie, historiquement, est assumé par Mallarmé qui envisage à la fin de sa vie une véritable composition de son recueil de Poésies. Et que l’emploi du musicalisme répond finalement et consciemment chez Mallarmé à l’ordonnance d’une pensée et d’un art : la révolution mallarméenne tient en ce que l’instrument de musique dans ses poèmes n’est ni objet fonctionnel, ni trope, mais s’inscrit au cœur d’une pensée de la Poésie.
32Par ailleurs, Mallarmé, et c’est un point intéressant du sujet, n’a pas confiné dans son œuvre le recours systématique à l’instrument musical à des fins philosophico-esthétiques. Il y a comme une métaphore filée dans son recueil qui participe d’ailleurs de cette impression forte d’architecture du recueil. Ces « Trompettes tout haut d’or » du « dieu Wagner », tiré de « Hommage » (1895), se rapportent métaphoriquement à la pompe entourant le culte du démiurge de Bayreuth et de son Gesamtkunstwerk à travers l’Europe artistique. On retrouve l’image de « l’or des trompettes d’été » dans « Prose » pour des Esseintes (1885), et déjà dans ce poème de jeunesse du « Pitre châtié » (1866 pour cette version), où il est question de cet « Hilare or de cymbale ». La métaphore musicale, dans sa fonction expressive, sans être un lieu commun forcément, est utilisée par le poète de manière très libre.
33Comment comprendre ce détachement de Mallarmé par rapport à l’Histoire poétique ? L’illustration de trouve dans ses poèmes, notamment dans « Don du poème », où apparaît pour la première fois Hérodiade, figure du refus, du renoncement, de la révolte poétique. Ainsi cette héroïne schismatique jusque dans son nom (Bertrand Marchal analyse son nom comme celui d’une rose « rodion » duelle « di ») clame-t-elle à sa nourrice, symbole de l’Ancienne Poésie :
Et ta voix rappelant viole et clavecin,
Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sibylline la femme
Pour des lèvres que l’air du vierge azur affame9 ?
34Ces quatre derniers vers traduisent un Symbolisme musical traditionnel. La religion de la vieille femme est celle d’une poésie décorative, vieille (« fanée »), au décor musical – « rappelant » peut évoquer une analogie, mais aussi signifier une invitation à un retour, à une marche en arrière. Enfin, elle peut relever du paradigme de la mémoire, du passé, celui-là dont le lait nourricier ne peut convenir aux lèvres hérodiadéennes, ivres de liberté et de nouveauté (« air du vierge azur affamé »). La femme à la « voix rappelant viole et clavecin » s’oppose à Hérodiade, mais aussi à la future « musicienne du silence » chantée dans « Sainte ». Elle personnifie la fée de l’abondance gratuite consolant des sécheresses de l’écriture, en proposant un système de composition fondé sur le tableau et les topoi.
35En ce sens, si « Don du poème » met en scène un conflit spirituel illustré dans le drame psychologique par l’héroïne éponyme d’Hérodiade, poème qui lui succède d’ailleurs dans l’édition Deman, c’est également le poète qui semble pris de vertige devant l’expérience des limites qu’il vient de faire, avant même la crise personnelle de Tournon de 1866. Le choix de la « viole » et du « clavecin » comme instruments emblématiques de l’ancienne poésie relève d’un art de la mise en scène, d’un decorum poétique où il faut représenter l’objet musical pour signifier et consacrer la présence lyrique du poète.
36Or, Hérodiade le clame elle-même : « Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte. » La nouvelle Poésie n’a plus besoin du « Je » lyrique pour être appelée à elle-même, et c’est pourquoi Hérodiade refuse le lait de cette nourrice, symbole de cette ancienne Poésie.
37L’« objet musical », l’instrument, s’il doit exister à l’intérieur du poème, le sera hors de toute attente de réception, toute attente de représentativité, de fonctionnalité autre que celle du poème. Autrement dit, l’« objet musical » n’a dorénavant de vie, d’existence, de justification que dans la fiction du poème lui-même.
Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter.
Ô Poëtes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux10.
L’objet musical et la dialectique de la présence et de l’absence
38On comprend dès lors que la modernité de Mallarmé dans sa poésie ne soit pas directement musicale (encore une fois, on ne parle pas ici ni du vers, du rythme, de la rime, de la prosodie, etc.) quant aux fictions rendues possibles par l’objet musical. Parce les « objets musicaux » relèvent de cette fiction, nul imaginaire musical autre que celui, verbal, philosophique, qui lie la lyre au symbole, à la suggestion, à la magie de la poésie, cette activité « transmutatoire du Réel ».
39Reprenant à la musique son bien, celui d’exister par et pour lui-même sans aucun arbitraire linguistique aucun, sans procès de signification attendu, le poème à présent immanent permet de convier instruments de musique en silence au sein du Jeu Suprême, symboles consentants et muets ; il écrit dans Crise de vers : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés11. »
40Ce qu’il fustige plus tard dans Crise de vers, au point d’en faire une critique d’école contre les Parnassiens, demeure encore dans les années 1860 la marque d’une hésitation, du moins d’une affirmation d’une tradition poétique où la parole du poète investit le poème.
41L’attribut musical du poète, la lyre, est pourtant ce qui ne doit pas empêcher le poète d’être voué à l’éternité, comme il se plaît à le rappeler dans ses hommages ou tombeaux à Baudelaire, Poe ou Verlaine.
42Qu’importe dans le même temps le sujet lyrique, puisque seul le « Jeu Suprême » résiste à la finitude.
43Placé derrière la scène d’Hérodiade ou encore l’églogue du Faune, le poème « Sainte » voit se déployer un art de la composition qui met en relief le caractère neuf d’un poème anticipant l’esthétique musicale mallarméenne et la ruine d’un système poétique fondé sur la représentation :
SAINTE
À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,
Est la Sainte pâle, étalant
Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :
À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange
Du doigt, que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence12.
44Dans une phrase d’un seul tenant, ce poème joue sur les effets de symétrie. Dans les deux premiers quatrains est exposée l’illustration de l’ancienne poésie sous la forme d’une description (« à la fenêtre ») de vitrail qui est en fait une métaphore : l’objet musical (« viole », « flûte », « mandore ») est associé au même paradigme d’une idéologie vouée à la décrépitude (répétition de l’adverbe « jadis », de l’adjectif « vieux », du verbe « dédorer »). Cette métaphore rassemble tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’une liturgie : l’encens (« santal »), la musique (instruments et « Magnificat »), le prêche (« vêpre », « complie », « Livre vieux »). La marque de ponctuation « : » qui clôt les deux premiers quatrains peut se comprendre de différentes façons : une opposition (ce qui n’est plus/ce qui est), une explication (que demeure-t-il ?). À la description du vitrail, véritable mise en scène, succède celle de sa projection sous l’effet des rayons du coucher du soleil (« vol du soir ») ; la métaphore est ainsi redoublée pour porter la vision neuve d’une scène placée sous le signe de la négativité, de l’absence, puisque ne subsistent « ni le vieux Livre », ni le « vieux santal ». Que demeure-t-il ? La « Sainte pâle », mais « musicienne du silence ». L’art de la suggestion domine les deux derniers quatrains (image du « plumage », « frôle », « délicate ») pour évoquer l’« aboli bibelot d’inanité sonore » du futur « Sonnet en -yx ». En récusant toute vision utilitariste de l’art – la poésie comme art fonctionnel, à visée édificatrice et religieuse – à travers un refus d’un réalisme descriptif subordonnant les mots aux choses, Mallarmé fait de la sainte patronne des musiciens, sainte Cécile, l’emblème d’une vision post-hérodiadéenne de la poésie, où la volonté de rupture et d’isolement cède la place à l’éclosion d’une poésie silencieuse.
45À l’image de la musique, qui existerait encore dans le silence d’instruments virtuels, la poésie veut se laisser porter par le désir de n’exister que pour ce qu’elle est, un ensemble cohérent de mots poétiques, et non un grenier verbal encombré de choses éclectiques.
46La nouvelle religion de la poésie sera dorénavant la poésie elle-même. Le décorum musical – les musicalismes – pourra être celui de cette « boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur13 » à condition qu’il participe du Mystère de la Poésie au sein d’une fiction pure, que son sens participe de cet « inexplicable ».
47L’évolution entre « Apparition » (rédigé en 1863) et « Sainte » (première version datée de décembre 1865) attire notre œil : entre les bibelots trop sonores, bruyants, topiques, si « parnassiens » du premier où s’agitent « mourantes violes », « Séraphins en pleurs / Rêvant, l’archet aux doigts », et le deuxième qui consacre une nouvelle liturgie poétique, il y a un gouffre, apparenté peut-être à ce Néant dont Stéphane a fait l’expérience en 1866. Certes, l’« objet musical » est bien là, dans la poésie mallarméenne, mais son existence poétique se justifie par les principes d’une poésie désormais immanente.
48L’« objet musical », en ce sens, est un indice crucial dans la compréhension de l’évolution de l’esthétique mallarméenne. L’« objet musical » est en creux de tout ce qui n’existe pas et ce que la Poésie peut créer de potentiel. Par-delà la verbalisation, le mot, quelles sont les extensions poétiques que l’on peut relier aisément à cet « objet musical » au sein de l’œuvre mallarméenne ?
Objet musical et poétique mallarméenne
Mutation de l’« objet musical » : peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit
49Si Mallarmé entame une œuvre construite sur le principe de l’immanence du poème à partir des années 1860, qu’il affine au fur et à mesure de ses poèmes, c’est que la fiction du poème elle-même est source d’investigations, de réflexions et d’approfondissement. Ce qu’appelle le « démontage impie de la fiction », selon ses propres termes, c’est finalement la rénovation d’un lien perdu à la lecture du poème.
50Valéry, dans le prolongement de Mallarmé, explique ainsi :
« Le “sens” d’un poème, comme celui d’un objet, est l’affaire du lecteur. Quantum potes, tantum aude.
L’affaire du poète est de construire une sorte de corps verbal qui ait la solidité, mais l’ambiguïté, d’un objet14. »
51Autrement dit, l’« objet » devient constitutif de cette « matière-émotion » – pour reprendre l’élégante expression de Michel Collot – poétique et ne peut être interpréter en dehors de situation de mot du poème.
52L’« objet musical », en ce sens, est intéressant en ce qu’il redouble la pratique sonore, il crée a priori l’idée de musique, et concentre cet « effet », hors des mots, hors du procès de signification, hors de l’arbitraire sémiologique.
53Au sein de cette sorte de diallèle esthétique (l’« objet musical » qui participe à présent de la fiction poétique, en renonçant à soi, son effet propre, et en prenant part au nouveau Jeu Suprême), la musique intervient comme modèle de plus en plus prégnant, et on a l’impression que Mallarmé, dans cette réponse à l’enquête à Jules Huret au début des années 1890, évoque le poème en des termes descriptifs musicaux :
« Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements15. »
54La quête du poète s’affiche toujours plus absolutiste, dans sa tentative d’épurer sa poésie et d’atteindre un « effet » de sa poésie aussi puissant, indescriptible, que cette musique wagnérienne qu’il va écouter en solitaire les dimanches aux concerts Lamoureux. Qu’est-ce donc que cette notion pure recherchée par le poète ?
« À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure16. »
55Le paradoxe auquel le poète se trouve peut-être confronté est avant tout d’ordre sémiologique et linguistique. On connaît l’attachement de Mallarmé à l’objet poétique dans son entier, tridimensionnel et syncrétique : les tentatives asymptotiques du Livre, et celle du Coup de dés, en figurent des contrepoints. C’est que l’œuvre d’art devient l’objet lyrique, l’objet musical par excellence, sous forme allégorique. La poésie, elle-même, dans ce mouvement d’autoconscience, d’auto-célébration, semble dorénavant vouée à l’éternité.
56C’est en tout cas ici l’indice de la naissance d’une religion moderne et, peut-être, celui de la réunion achevée, tant désirée, de la poésie et de la lyre. Orphée a-t-il vraiment délaissé sa lyre pour toujours ? Le « Sonnet en -yx », intitulé au départ « Sonnet allégorique de lui-même », a été écrit en 1868 pour sa première version, et publié en 1887 ; sa place à la fin de l’édition Deman, alors que d’autres pièces lui succédaient d’un point de vue chronologique, lui confère une fonction particulière dans l’économie du recueil. Le mystère n’est toujours pas levé sur le ptyx, objet étranger à la langue française qui continue de susciter chez les critiques de rêveuses hypothèses et de troublantes spéculations exégétiques :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor17.
57Point n’est besoin, ici, de rappeler les différentes lectures possibles de ce ptyx. Intéressons-nous à ce qu’évoque ce poème, puisque l’allégorie surgit du texte, selon le poète.
58Il écrit à Lefébure, le 3 mai 1868 :
« comme il se pourrait […] que […] je fisse un sonnet, et que je n’ai que trois rimes en ix, concertez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx : on m’assure qu’il n’existe dans aucune langue, ce que je préférerais de beaucoup à fin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime18 ».
59Les informations contenues dans cet extrait : si c’est la « magie de la rime » qui crée le mot « ptyx », ce serait donc par pure nécessité poétique que le mot existe. Trois périphrases renvoient à la réalité du ptyx : « cinéraire amphore » (v. 4), « aboli bibelot d’inanité sonore » (v. 6), « seul objet dont le Néant s’honore » (v. 8). L’image de la venue du « Maître » aux abords du « Styx », fleuve infernal, rappelle évidemment la descente d’Orphée aux enfers ; et le « Maître » pourrait bel et bien figurer le poète en un symbole alimentant l’interprétation du sonnet.
60Car le geste orphique fondamental de la descente aux enfers se matérialise ici sous le signe de l’absence et de l’illusion (puisque rien n’« est » sur les « crédences », relevant du paradigme liturgique, de la « croyance ») : le nouvel instrument du poète, d’Orphée, n’est plus la lyre, mais le ptyx. Il est à la fois symbole et emblème du Néant (il est son « seul objet »), non référentiel par nature et vide de matérialité ; et pourtant il est doté d’une qualité irréductible : il est sonore, puisqu’il est convoqué par la rime et qu’il est cet « aboli bibelot d’inanité sonore ». Tout est dit : dans le jeu assonantique et allitératif, dans l’espace du poème, et, plus spécifiquement du vers, le ptyx figure ce nouvel attribut musical moderne du poète car il surgit de la nécessité poétique, de l’être de la poésie ; en ce sens, le ptyx est l’image même du poème, puisque l’un est indubitablement lié à l’autre.
61Autrement dit, par la magie de l’être poétique (dont la rime, le corps textuel), le ptyx devient l’« objet musical » rêvé, idéal, suggestif et sonore comme la musique, verbal et rimique comme un mot poétique, soit un « objet musical » inouï dans tous les sens du terme.
Coup de dés, objet musical transfiguré ?
62On a évoqué jusqu’à présent l’« objet musical » en tant qu’instrument. C’est évidemment sa forme souveraine dans la Poésie quelle qu’elle soit.
63Pourtant, malgré son ptyx, l’une des réussites poétiques les plus frappantes de son œuvre, le vrai projet du poète est celui de son Livre, celui d’une œuvre dont le « mystère » sera à la hauteur, non simplement d’un mot neuf, mais d’un art supplantant la Musique.
64Dans le Coup de dés, poème posthume, jamais le poète du Faune n’est, semble-t-il, allé aussi loin dans l’exploitation des qualités musicales, lui qui, toujours, aspira à « reprendre à la musique son bien ». Nulle trace ici de thématiques musicales ni d’un quelconque impressionnisme pictural. L’emprunt musical se mesure à l’échelle du poème tout entier, dans ses blancs, dans l’ordonnance verbale et paginale, livresque même, c’est-à-dire selon une bi- et tridimensionnalité poétique : le Poème devient lui-même « objet musical ».
65À la lecture, l’on prend conscience qu’il n’y est pas question de musique sous une forme nominale, qu’il n’y apparaît aucune référence musicale sous une forme ou une autre et qu’y sont récusées toute idée de lyrisme mais aussi toute dimension dénotative ou connotative laissant pointer la notion de musique. En creux de cette illustre tautologie littéraire, ce que répète Mallarmé, depuis Hérodiade, c’est une faillite du langage, instable et trompeur, que la poésie seule peut dépasser en visant l’extrémité de la courbe asymptotique d’un art absolu où les mots, vidés de leur substance référentielle, s’intégreraient à une totalité esthétique, une poésie autotélique élevée à la gloire d’un art pur.
66En ce sens, et à l’image des arts présentatifs tels que définis par Étienne Souriau, dont relève la musique, affranchie de tout asservissement phénoménologique, le Coup de dés manifeste la volonté d’un poème qui n’existe que pour lui-même, par ses mots dispersés sur l’espace paginal, qui, ensemble, à l’intérieur du système surdéterminé du livre-objet aux dimensions d’une partition, font surgir cet idéal esthétique.
67Si le terme de partition littéraire semble convenir mieux que celui de livre musical, c’est peut-être parce qu’il dépasse les résistances sémiologiques intrinsèques aux deux arts, grâce auquel le questionnement sur les limites du langage efface l’exploitation de la musique, pour laisser place au jeu poétique… soit à un jeu de dés qui n’exprime que ce qu’il est, à l’instar de la musique, et qui exprime par ce qu’il est : ce « jeu suprême ».
68Ce qui intéresse Mallarmé, c’est moins la Musique pour elle-même que son effet, son sens métaphysique : elle est l’« Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots ». Mallarmé n’envisage pas la Musique comme performance (sonore). Étant donné la singularité essentielle des deux arts, seul attribut partagé à partir duquel tout peut se « jouer » demeure le support : il offre un degré de matérialité nécessaire et suffisant à l’élaboration de son projet métaphysique, soit un « feu d’artifice, à la hauteur et à l’exemple de la pensée, épanoui[ssant] la réjouissance idéale ». Ce support fournira la macrostructure de la poésie, à l’instar d’une partition pour la musique, pour dérouler le poème, selon l’espace du livre, selon les blancs de la page, selon la taille et la place des mots sur le papier. Il écrit ainsi dans la Préface au Coup de dés :
« Les “blancs”, en effet, assument l’importance, frappent d’abord […] je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers – plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée […] Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d’imprimerie […] dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation19. »
69Autrement dit, l’« objet poétique » se fait « objet musical », soit une partition dans le format A4, et les mots du poème disséminés comme autant de neumes sur l’espace de la page.
70L’orientation du poète vers le dépassement du cadre du poème pour un art fédérateur et total, englobant la structure même, le support du texte poétique, dépasse des considérations d’ordre poético-musical qui l’ont occupé, lui et toute cette génération de Wagnéristes. La partition musicale peut bien rester le fait du lien médiumnique nécessaire à la musique pour son écoute, par le biais de l’interprète, le poème mallarméen, quant à lui, n’a besoin que du lecteur. Et défions quiconque, malgré l’apparente invitation du poète à lire à haute voix son texte, d’arriver à produire un quelconque effet avec une lecture publique du Coup de dés. Il ne s’agit pas de « produire » un ersatz de musique, même si, de part et d’autre, une dimension herméneutique (la performance) invite à remettre en question un certain nombre de faits : la mise en scène musicale mallarméenne permet d’interroger les limites du langage d’une part, et le pouvoir du poète d’autre part.
71Qu’en est-il du pouvoir référentiel des mots du poème au sein de la fiction poétique et d’une hyperstructure musicale ?
[…] la fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit. […] Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit20.
72L’argument fictionnel est donc lui-même poussé à son extrême puisque les mots dans leur performativité orale mais surtout visuelle (à l’image de la partition musicale, identifiable idéalement, sans écoute, par les seuls initiés), disséminés sur la page, prennent ici le dessus sur la fiction.
73C’est l’acte de lecture lui-même qui est promu, dans une sorte de mise en scène musicale, permise par cette partition littéraire du Coup de dés.
74Pourtant, le Coup de dés nous place aux franges de problèmes qui n’en sont plus vraiment, à partir du moment où le poète considère la poésie non plus comme relevant du langage, mais comme un art suprême et solitaire. La question du langage musical ne se pose même pas chez lui puisque c’est le sens de la musique qui l’intéresse, son effet direct et immédiatement signifiant à l’écoute. En revenant à une étymologie grecque altérée – fantaisiste – du terme de « musique » (l’idée), Mallarmé dématérialise cet art rival dont il feint d’utiliser le support (la partition) qui devient, à l’image d’un recueil de poésie, le seul élément concret et matériel justifiant une comparaison.
*
75En filigrane de cette hypermatérialité de l’« objet musical » du Coup de dés figure l’un des plus impressionnants aboutissements poétiques du xixe siècle. Alors que cette époque aura signé le glas des chants lyriques et d’une pensée humaniste à l’ancienne, alors que la profusion de poètes ne laisse finalement que peu de traces en matière d’œuvres aujourd’hui, alors que d’éminentes figures comme Hugo laissent peu de place aux autres jusqu’à la fin du siècle (il meurt en 1885), Mallarmé s’appuie sur ces héritages forts, sur une tradition dont il se réclame, pour repousser les franges des possibles poétiques et ouvrir décidément sur la modernité structuraliste du xxe siècle.
76À ce titre, l’« objet musical » selon Mallarmé, tordu dans tous les sens, malmené, repensé, vilipendé, a servi d’assise expérimentale au poète, jusqu’à devenir pur concept, pur outil, lui permettant de penser et d’orienter l’asymptote du « Jeu suprême ».
77Pas beaucoup de musique au sens strict, finalement, dans cette œuvre littéraire, car Mallarmé était poète, et théoricien. Malgré tout, c’est bien un « objet musical » que l’on retrouve au chevet de son lit de mort, le Beethoven de Wagner : inconscient mais vibrant hommage du poète à la Musique qui l’occupa d’une manière ou d’une autre sa vie durant.
Notes de bas de page
1 Ronsard P. de, « A sa Lyre », Odes, OC I, p. 127.
2 Mallarmé S., « Aveu », Odelettes et Stances, OC I, p. 213.
3 Valéry P., Poésie, VCII, p. 1061.
4 « Sur mes contemporains : Théodore de Banville », Critique littéraire, B II, p. 164 sq.
5 Mallarmé S., « Symphonie littéraire », OC II, p. 283.
6 Mallarmé S., « Plainte d’automne », Poèmes en prose, OC I, p. 415.
7 Mallarmé S., Correspondance complète 1862-1871, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 386.
8 Albrecht F., Ut Musica Poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897), Paris, Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 2012, p. 129 sqq.
9 Mallarmé S., « Don du Poème », OC I, p. 17.
10 Mallarmé S., « L’Art pour tous », OC II, p. 364.
11 Mallarmé S., OC II, p. 291.
12 Mallarmé S., OC I, p. 26-27.
13 Mallarmé S., « Le Démon de l’analogie », Poèmes en prose, OC I, p. 418.
14 Valéry P., « Poésie », VCII, p. 1095.
15 Huret J., « Stéphane Mallarmé », Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, p. 61.
16 Mallarmé S., « Crise de vers », OC II, p. 213.
17 Mallarmé S., OC I, p. 83.
18 Mallarmé S., OC I, p. 728.
19 Mallarmé S., OC I, p. 391-392.
20 Ibid., p. 391.
Auteur
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