Logique et dialogique dans le romantisme allemand
p. 183-201
Texte intégral
1La logique aristotélicienne, dans la mesure où elle allait de pair avec une physique désuète, pouvait paraître inadaptée à la méthode des sciences modernes. L’idée de trouver une logique plus appropriée est donc un désir qui hante la modernité scientifique. Parmi les tentatives les plus connues de réforme de la logique, on citera Kant et Stuart Mill. Kant complémentera la logique traditionnelle (qualifiée de formelle) par une logique transcendantale, donnant au sujet une importance que le dispositif moderne des sciences avait contribué à asseoir1. John Stuart Mill envisagera quant à lui une logique basée sur l’induction, se rapprochant de la méthode scientifique qui se développe dans le sillage de la révolution newtonienne.
2Ces logiques ne sont toutefois pas les seules tentatives de réforme de la logique à l’époque moderne (ou, pour être plus précis, dans la période qui précède les projets logicistes et l’envolée des logiques non-standards). Contre une lecture hâtive, qui ferait du romantisme l’expression d’un simple chaos arbitraire, il nous faut dire que la subversion de la logique que représente le romantisme d’Iéna n’est pas gratuite et s’inspire de certains développements issus du monde scientifique. Ainsi, loin de relever simplement de l’arbitraire d’individualités, la logique qui sous-tend le romantisme emprunte aux développements récents de l’art combinatoire de Leibniz qu’elle applique au monde de la compréhension, faisant de celui-ci un champ infini, qui, par son côté dialogique, préfigure certains développements contemporains dans le champ des logiques non standards.
3Dans ce qui suit, nous allons nous centrer sur le romantisme d’Iéna (laissant de côté la question de savoir si nos conclusions peuvent valoir pour d’autres formes plus tardives du romantisme) et, principalement, sur ses deux principaux théoriciens Friedrich Schlegel et Friedrich von Hardenberg, alias Novalis2. Plus précisément, nous essayerons de mettre en perspective l’insurrection logique qu’ils proposent avec certains développements dans le champ des logiques non-standards.
Du dialogue au dialogique
4Comme le théorise bien Bakhtine, le dialogique et le dialogue doivent être distingués. On peut avoir un dialogue qui ne soit qu’un monologue déguisé, comme on peut avoir un monologue qui soit une forme de dialogue avec soi-même ou qui s’inscrive dans une visée d’échange avec autrui.
« Le dialogue – l’échange des mots – est la forme la plus naturelle du langage. Davantage : les énoncés, longuement développés et bien qu’ils émanent d’un locuteur unique – par exemple : le discours d’un orateur, le cours d’un professeur, le monologue d’un acteur, les réflexions à haute voix d’un homme seul – sont monologiques par leur seule forme extérieure mais par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques3. »
5Le dialogique peut dès lors prendre différentes formes : les fragments romantiques s’inscrivent ainsi dans une sorte de dialectisation de la pensée dans laquelle l’autre est appelé à prendre part. Le caractère tout relatif d’un fragment appelle sa mise en perspective avec les autres fragments. Comme l’écrit exemplairement Schlegel :
« Un dialogue est une chaîne, ou une couronne de fragments ; une correspondance est un dialogue élargi et les mémoires sont un système de fragment4. »
6Comme on le voit le dialogique essaime dans différentes formes que pratiquent à l’envi les romantiques. L’œuvre d’art totale à laquelle ils aspirent ne peut se fermer sur un discours monologique. Comme l’écrit Novalis, un discours véritable est dialogique :
« Dans un véritable discours, on joue tous les rôles – on passe par tous les caractères […] tantôt l’orateur interroge, tantôt il répond, ensuite il parle et dialogue, puis il narre5… »
7La logique des romantiques est ainsi dialogique dans sa forme, laquelle est indissociable de son contenu, la logique supérieure réclamée est ainsi dite matérielle. Le caractère formellement et matériellement dialectique de la logique romantique n’est nullement dissimulé par ses protagonistes. Schlegel le reconnaît pleinement : « Toute logique doit être dialectique et toute dialectique socratique6. » Cela veut dire que la logique n’est pas nécessairement dialectique, mais que la dialectique en tant qu’« art ou science du dialogue7 » est ce que doit être la logique. En ce sens, « la dialectique est déjà une logique moralisée8 ».
8Elle est une logique rendue morale non seulement parce qu’elle répond à ce qu’elle doit être, mais parce qu’elle s’inscrit dans cette « tendance à la totalité9 » qu’est la moralité pour les romantiques. Or cette logique dialogique dont le principe est moral10, contrairement à la logique formelle11, si elle a bien à certains égards été mise en œuvre par Platon dont les dialogues sont en quelque sorte la mise en œuvre extérieure d’un dialogue intérieure de la pensée avec elle-même12, a été oblitérée par la logique traditionnelle. Schlegel reprend ainsi la phrase bien connue de Kant selon laquelle la logique n’a connu de progrès depuis Aristote pour ironiser sur le fait que cela tient au fait qu’on a ignoré purement et simplement ce qu’était la logique véritable13.
Deux modèles logiques du dialogique : la logique discussive (Jaskowski) et la logique dialogique (Lorenz/Lorenzen)
9La forme dialogale est souvent perçue comme le simple moyen de poursuivre une perspective monologique. Ou bien l’interlocuteur est réduit au rôle de donner la réplique ou bien il est le représentant d’une position concurrente qu’il s’agit de vaincre.
10La logique dialogique de Lorenz et Lorenzen est représentative de cette dernière tendance, elle formalise en quelque sorte l’idée de stratégie gagnante. Le livre de référence qui reprend cette idée et lance la catégorisation de logique dialogique est publié en 1978 sous le titre « Dialogische Logik14 ». Le travail de Lorenz et Lorenzen s’inscrit dans le champ des logiques intuitionnistes. Pour ces logiques, il ne s’agit pas seulement de statuer sur la rectitude ou non d’un énoncé, mais de montrer comment un énoncé peut être considéré comme vrai pour une conscience. Les logiciens Lorenz et Lorenzen imaginent alors que dans un dialogue l’énoncé dit vrai est celui qui marque le plus de points, celui qui, dans ses défenses et ses attaques, est le plus convaincant. La vérité se mesure alors à la conviction qu’elle engendre et non à la référence à un objet. Selon le concept pragmatique de la sémantique qui se dégage du dialogique, le vrai n’est pas seulement fonction d’un accord objectif, mais avant tout fonction de l’accord intersubjectif des interlocuteurs15.
11La logique discussive de Jaskowski peut également se lire comme pouvant servir à formaliser une discussion, elle se présente toutefois différemment. Elle n’adopte pas la position d’une logique qui se construit dans un rapport à une autre logique et qui réduit in fine cette autre logique a un moment de son développement. Dans la logique discussive le tout ne tient pas dans la capacité à avoir raison de la contradiction, le tout est contradictoire, mais la contradiction n’est pas permise partout pour autant, « deux propositions contraires peuvent toutes deux être vraies, mais pas dans un même langage16 » ainsi que l’écrit Jaskowski dans son article séminal « Calcul propositionnel pour des systèmes déductifs contradictoires » publié en polonais en 1948.
12La contradiction est pour ainsi dire régionalisée. Un dialogue en tant que tel contient des propositions contradictoires. Mais il n’est pas inconsistant dans la mesure où le principe de contradiction n’est pas systématiquement nié. Ainsi un interlocuteur peut contredire son voisin, mais ne peut se contredire sous peine de faire sombrer l’ensemble du dialogue dans l’inconsistance.
13Un tel système qui relativise le principe d’explosion – ex falso sequitur quodlibet – est dit paraconsistant, dans la mesure où la contradiction est tolérée à un certain niveau.
14Reste que cette logique discursive où la possible contradiction se maintient entre les perspectives risque toujours de basculer dans la logique dialogique qui ravale le contradicteur a un moment de son développement. Et, ce d’autant plus, que dans un dialogue, les paroles volent, les positions intermédiaires sont oubliées, le résultat seul importe.
15Le problème de la logique dialogique, considérée ici non pas pour sa formalisation, mais pour ses présupposés métaphysiques, est que la tension qui résulte d’une pluralité de logiques est en fin de compte anéantie. Que l’on inclue l’autre et sa logique ou qu’on l’exclue, dans les deux cas on ne maintient pas la tension.
Monoperspectivisme et Multiperspectivisme
16Comment faire pour qu’une logique discussive ne sombre pas dans une logique dialogique au sens de Lorenz et Lorenzen ?
17Pour ce faire, il faut rendre irréductible les positions. Certes, si le dialogue ne vise pas la simple conversation ou bavardage, le but est bien de persuader in fine, c’est-à-dire d’amener à un terrain d’entente, mais cet accord ne peut se faire par le bas, il ne doit pas résulter d’un dénominateur commun. L’accord, la communauté de vue, n’est donc pas atteint en subsumant les perspectives divergentes sous une idée générative, sous une espèce de classe, mais en les combinant de manière à préserver la multiplicité et même à la déployer.
18Je vais prendre un exemple prosaïque. Si j’ai du rouge, du bleu et du jaune, je peux extraire les différences – j’obtiens alors le concept abstrait de couleur – ou les additionner et j’obtiens du « brun ». Le brun est un morne consensus dont le bleu, le rouge ou le jaune sont des expressions partielles. Si au lieu d’additionner les couleurs primaires, je les combine entre elles, je peux avoir l’ensemble du spectre des couleurs. L’horizon ne se réduit pas à la morne perspective du brun, qui rappelle d’ailleurs étrangement la couleur du fascisme17, il se démultiplie, il est potentialisé.
19Friedrich Schlegel écrit ainsi : « Philosopher sur un objet ne signifie-t-il pas autre chose que de le potentialiser18 ? » Novalis écrit quant à lui que « romantiser ne consiste en rien d’autre qu’une potentialisation qualitative19 ».
20Le résultat d’un dialogue orienté en vue du vrai peut être un consensus qui oblitère les divergences passagères, mais le résultat peut aussi être un dissensus qui maintient la tension. Le consensus s’il est valorisé quand il s’agit de se mettre d’accord pour agir en communauté peut s’avérer stérilisant dans le domaine de la connaissance. Loin d’orienter leur philosophie, vers la résolution des conflits, comme Kant se propose de le faire dès les premières lignes de sa Critique de la raison pure, les romantiques considèrent qu’un irénisme cognitif peut conduire à une sorte de « paix perpétuelle20 » ou pour le dire en d’autres mots à une paix des cimetières, toute vie étant annihilée.
21Contre cette stabilité sans vie, il faut pour Schlegel une « insurrection logique21 ». Cette insurrection, ce refus de se satisfaire d’une situation établie22, prend la forme de la polémique chez Schlegel. Certes, le dissensus est souvent le fait d’un dialogue de sourds, l’incapacité d’intégrer la perspective de l’autre dans la sienne propre. Mais, il peut être aussi perçu, pour peu que l’on s’accorde sur l’objet du dissensus, comme une volonté de maintenir la pluralité des perspectives et leur tendance à se développer eu égard aux éléments qu’elles articulent. C’est dans cette dernière perspective qu’il est valorisé par les romantiques.
22Alors que le consensus est in fine monologique, on en vient à parler d’une seule voix, le dissensus, le différend, a quelque chose de monadologique, les perspectives sont sans porte ni fenêtre. L’un clôture le sens sur une totalité, l’autre l’ouvre à l’infini.
23Les romantiques se placent sous l’égide du dissensus qu’ils creusent à l’infini au risque parfois de la trivialité. On ne s’étonne pas que ce perspectivisme monadologique que Schlegel nomme aussi « chimie logique23 » s’inspire de Leibniz et de sa combinatoire24. Au niveau des sources, Novalis, qui dans son Encyclopédie exemplifie cette idée de combinatoire, se réclame également de Hindenburg, fondateur de l’école combinatoire allemande25. Prise dans la visée des romantiques, cette combinatoire signifie qu’il s’agit de combiner les perspectives et ce moins pour résoudre les contradictions que pour les créer.
24Deux possibles contradictoires peuvent pour autant qu’ils sont envisagés séparément coexister. Mais pris ensemble ces possibles forment un ensemble statiquement impossible qui se présente sous la forme d’un paradoxe ou encore d’une énigme. S’il est possible que quelqu’un vienne ou qu’il ne vienne pas ; il n’est pas possible qu’il vienne et ne vienne pas, à moins que j’élargisse le sens en singularisant l’usage des termes. Ainsi, je pourrais dire qu’il est possible qu’il vienne (physiquement) tout en étant (psychiquement) ailleurs. La contradiction stimule la démultiplication des perspectives. Dans l’exemple cité, elle enjoint à considérer la réalité à la fois sous l’angle physique et psychique. Il s’agit dès lors de maintenir la contradiction. C’est pourquoi, au dialogue fluant de l’oral, les romantiques préfèrent le dialogue de l’écrit. Dans son essai « sur la philosophie » qu’il adresse à Dorothea, Friedrich Schlegel écrit ainsi : « dans leur mutisme, les traits de l’écriture me paraissent un voile plus approprié à la profondeur de ces extériorisations les plus immédiates de l’esprit que le bruit des lèvres. J’aimerais presque dire, dans le langage un peu mystique de notre H que vivre c’est écrire ; la seule destination de l’homme est de graver sur les tables de la nature les pensées avec le stylet de l’esprit créateur de formes26 ».
25Faut-il comprendre cette préférence de l’écrit comme un refus du dialogique ? Certainement pas ! Si la mise en évidence du caractère oral du langage avait par l’écoute qu’il appelle favorisé une conception dialogique du langage, Jürgen Trabant parlant à ce propos d’un prima acroamatique chez Herder et Humboldt27, les romantiques ne remettent nullement en doute cet acquis, mais profitent de la mutation des pratiques d’écritures pour potentialiser en quelque sorte le dialogique en passant de l’acroamatique à l’écrit.
26La critique de l’écrit que l’on retrouve par exemple dans le Phèdre de Platon n’a pour eux plus lieu d’être. L’auteur peut s’expliquer et le lecteur peut l’interpeller, les revues permettent des critiques rapides et des explications, la correspondance également, de sorte que cette fluence de l’écrit rendue possible par l’imprimerie, les journaux et le système postal permet d’élargir la portée du dialogique en le faisant passer de l’acroamatique au scriptural28.
27Mais en admettant que le dialogique permet de démultiplier de façon durable les perspectives, on peut se demander pourquoi il importe de multiplier les perspectives à l’infini, pourquoi potentialiser le monde ?
28Multiplier les perspectives, les croiser, permet d’accroître la substance de notre être au monde, de notre expérience. Le danger est de s’y perdre, l’avantage est de décloisonner, de libérer un potentiel. Ce moment libérateur, moment qui ne s’est guère maintenu dans l’histoire des idées, puisqu’il se cantonne pour l’essentiel aux deux années de la publication de l’Athenaeum, peut difficilement être maintenu sur le long terme, mais son caractère passager n’enlève rien à son intérêt. Son intérêt est en effet d’initier, son enjeu est moins informatif que performatif. Il est ce qui permet de relancer. À l’instar du tarot qui relance notre interprétation de ce qui nous tient à cœur en favorisant certaines associations symboliques, plus qu’en nous délivrant une information préconstituée, les fragments romantiques, nous ouvrent à d’autres perspectives qui nous relancent dans notre compréhension du monde en suscitant notre incompréhension. Comme le note Schlegel « quand la compréhension et l’incompréhension se rencontrent, il s’ensuit un choc électrique que l’on nomme polémique29 ». Le dialogique romantique est ainsi performatif. Certes il contient de l’informatif, mais celui-ci ne vise pas à la conformation, mais à la transformation.
Le dialogique romantique et les principes de la logique classique
29On notera que contrairement à la logique formelle, la logique romantique n’est pas une logique linéaire. Elle ne se laisse pas déduire de principes. Schlegel note ainsi dans ses Leçons sur la philosophie transcendantale que : « La source de la vérité se trouve pour nous bien plus haut que dans ces principes [i. e. les principes de la logique formelle]30. » Il y a donc une relativisation de l’importance des principes en général, mais cette subversion de la logicité de la logique classique n’en reste pas à ce niveau général, on peut ainsi retrouver une mise en cause des trois grands principes de la logique formelle : le principe d’identité, le principe de non-contradiction et le principe du tiers exclu.
Le principe d’identité
30Pour Novalis, le principe d’identité, s’il est essentiel ne peut s’exprimer que dans une apparence de proposition. « L’essence de l’identité ne peut être établie que dans un Scheinsatz31. » En fait, l’identique ne peut référer à lui-même en tant que sujet sans faire de lui-même un objet.
31Il peut toutefois se référer indirectement à lui-même. Ainsi l’absolu qui per definitionem n’est pas relatif ne s’exprime que par fragments contradictoires, qui, dans leur incapacité à valoir pour l’absolu, indiquent l’horizon de celui-ci. La communication indirecte est l’élément qui permet de résoudre l’apparence de proposition qu’a le principe d’identité dans la logique classique32. Cette communication indirecte ne permet pas toutefois d’atteindre par une double négation l’identité initiale, elle prend le sens « d’une infinie approximation », d’une logique qui ne se clôt pas sur elle-même, mais qui se déploie infiniment vers sa raison suffisante, d’une logique qui est dia-logique. La contradiction est un moyen de la communication indirecte de l’absolu. Elle crée un jeu, un espace polarisé dans lequel la logique de l’absolu s’expose.
Le principe de contradiction
32La remise en cause du principe de contradiction est certainement ce qui a retenu le plus l’attention des commentateurs. Il faut dire que les romantiques peuvent se montrer virulents quand il s’agit d’attaquer ce principe. Novalis écrit ainsi : « anéantir le principe de contradiction, telle est peut-être la plus haute tâche de la logique supérieure33 ».
33Avant d’analyser plus avant la critique du principe de contradiction, il est intéressant de remarquer que le principe de contradiction ne reçoit aucune fondation ultime au sein de la logique traditionnelle. Lukasiewicz dans son livre sur le principe de contradiction chez Aristote montre bien qu’en fin de compte la raison d’être de ce principe est une raison éthique. Si l’on se contredisait, l’on ne pourrait plus se faire confiance, l’on ne pourrait plus communiquer.
34Dans une analyse minutieuse de la métaphysique d’Aristote, Lukasiewicz distingue en fait trois formulations du principe de contradiction34 :
- une formulation ontologique : aucun objet ne peut à la fois posséder et ne pas posséder une même propriété ;
- une formulation logique : Deux jugements dont l’un attribuerait à l’objet une propriété que l’autre lui refuserait, ne peuvent être vrais en même temps ;
- une formulation psychologique : deux convictions auxquelles correspondent des jugements contradictoires ne peuvent exister dans un même esprit en un même moment.
35Selon Lukasiewicz, Aristote ne tente pas de prouver les principes ontologique et logique ; il essaie simplement de prouver le principe psychologique. Si le principe de contradiction n’a guère été remis en cause par les logiciens avant l’apparition des logiques paraconsistantes, c’est parce qu’il eut été plus coûteux de le faire que de ne pas le faire. C’est ainsi en obéissant en quelque sorte à ce que Quine appellera « maxime de mutilation minimum » que les logiciens ont pu donner l’illusion que ce principe n’était pas sujet à discussion.
36Mais si la non-contradiction est en fin de compte un réquisit de la conviction subjective, ainsi que Lukasiewicz le fait apparaître dans sa lecture critique d’Aristote, alors la non-contradiction ainsi énoncée vaut pour la perspective individuelle, non pas pour ce qui concerne le rapport des perspectives entre elles. Ainsi au niveau global de la discussion, la contradiction entre interlocuteurs, participe pleinement d’une logique qui peut être socialement valorisée sous les termes de « culture du débat ».
37Pour une logique supérieure, la contradiction ne vaut plus en un sens absolu. Il faut donc distinguer deux niveaux de contradiction suivant le niveau de logique que l’on suit. Si l’on s’en tient à la pure forme du rapport à soi, on ne peut se contredire, mais si l’on confronte le contenu de sa perspective à celui d’une autre perspective, une opposition qui n’est pas inconsistance, qui est contradiction réelle, apparaît.
38La logique formelle s’articule autour de la non-contradiction, elle est monologique ou plutôt monoperspectiviste. Contre cette logique considérée comme « grotesque35 », les romantiques en appellent à une logique supérieure, une « logique matérielle36 ». Il s’agit de poursuivre en quelque sorte le mouvement kantien visant à donner un contenu à la logique. Mais là où Kant se serait cantonné aux conditions de l’objet de l’expérience et aurait limité son investigation au domaine du fini, les romantiques par une insurrection logique auraient tenté d’approcher le domaine de l’infini. Si la philosophie kantienne se résout in fine au dire de Jacobi en une tentative de ramener la raison à l’entendement. Il s’agit de libérer la raison pour les romantiques en faisant valoir à côté du scepticisme un enthousiasme mystique37. « Le centre [de la philosophie], c’est l’enthousiasme38 », professe ainsi Schlegel dans ses Leçons sur l’idéalisme transcendantal.
39Cet enthousiasme est stimulé par le dialogique qui comme Kant le notait à la fin de sa Logique (§ 119) relève de l’érotématique. Le ressort de cette érotématique dialogique est comme le théorise plus tard Schleiermacher le conflit (Streit) qui est une forme de contradiction. On notera que la Critique de la raison pure de Kant, bien qu’elle soit dictée par une aspiration vers une paix perpétuelle, se présente elle-même, dès les premières lignes, comme suggérée, voire stimulée par le conflit de la métaphysique avec elle-même, champ de bataille où s’affrontent les différents unilatéralismes.
40La contradiction a donc un rôle de stimulant, elle est ce qui pousse à dépasser une situation cloisonnée dans une perspective. Mais pour que la contradiction joue ce rôle positif elle ne doit pas être absolutisée. La logique paraconsistante nous enjoint ainsi à distinguer deux niveaux de contradiction. La contradiction avec soi et la contradiction avec un autre.
41Mais dans le romantisme, il semble que le système glisse de la paraconsistance dans l’inconsistance dans la mesure où les fragments ne se contredisent pas seulement les uns les autres, mais semblent se contredire parfois eux-mêmes. En fait, en se débarrassant du principe de contradiction, les romantiques ne valorisent pas seulement la polémique, ils favorisent aussi le paradoxe. Schlegel écrit ainsi : « L’ironie est la forme du paradoxe. Tout ce qui est à la fois bon et grand est paradoxe39. »
42Une façon de sauver le romantisme de ce nauvrage apparent est de dire que le dialogue n’est pas seulement dialogue avec un autre mais dialogue avec soi, la raison étant elle-même ce dialogue avec elle-même. Dès lors, les deux niveaux de contradictions : les contradictions des perspectives entre elles et la contradiction de la perspective avec elle-même se compénètrent. La forme dialogale se réfléchit dans le moi et vice-versa. Une perspective ne se comprend elle-même que dans la perspective de l’autre40, c’est en échangeant les rôles comme dans la Lucinde, véritable kâma sutra transcendantal, que l’homme se comprend41. Le thème du miroitement est ici central. Il reste que ce miroitement, qui suscite une passion sociale ou solidaire comme l’avait vu Hume en son temps42, est déstabilisant en fin de compte.
43Si l’on ne contredit pas seulement son interlocuteur dans la polémique, mais que l’on se contredit également, alors la communication semble devenir impossible, comme l’avait bien vu Aristote. Mais les romantiques relativisent le type de communication qu’Aristote a en vue. Ainsi si l’on comprend la logique implicite qui sous-tend leur propos, il nous faut dire que ce qui est mis en péril n’est pas toute forme de communication, mais uniquement une forme de communication univoque. Si je me contredis, je n’exprime pas rien, je ne communique pas rien, mais ce que je communique n’est pas univoque, cela dépend de l’interprétation de mon interlocuteur, qui devient au même titre que moi, auteur du sens. On pourrait dire qu’en me contredisant le sens exprimé déborde ma communication stricto sensu, puisqu’il enjoint mon auditeur à me comprendre mieux que je ne me suis moi-même compris, puisqu’il lui enjoint de déborder la perspective exprimée pour s’expliquer ma contradiction, pour la mettre en perspective.
44Ne pas se contredire, ainsi que Kant l’enjoint dans sa troisième maxime du sens commun43, permet certes d’être cohérent, mais ne permet pas de s’avérer. Ainsi que Kant l’écrit : « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte en communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs44 ! » La compréhension peut être forte, mais il peut lui manquer l’extension. Une raison cohérente peut donc se complaire dans l’ignorance45, elle ne satisfera pas à elle seule au sens commun qui réclame qu’elle se confronte aux diverses opinions, non pour les suivre servilement, mais pour tester sa libre-pensée.
45Il s’ensuit que la non-contradiction qui n’a d’ailleurs trait qu’à la possibilité logique doit se compléter par une raison élargie qui consistant à s’exposer à une divergence d’opinions en tenant compte de la perspective d’autrui permet de se corriger. En s’orientant de la sorte dans la pensée46, le philosophe ouvre son exercice propre de la raison à celui d’autrui qui l’invite à chercher un accord et sert le principe de raison suffisante qui a pour objectif de donner une réalité logique à la pure possibilité logique de ma raison au repos47.
46Mais, si Schlegel semble s’inscrire dans le sillon de Kant, il va plus loin48, car il n’appelle pas seulement à un « sensus communis », un « Gemeinsinn », il revendique une « pensée par soi-même construite par la communauté » (gemeinschaftliches Selbstdenken)49. Entre l’appel au sens commun (gemein) et la pensée collégiale (gemeinschaftlich) au sens strict, il y a un écart que le « schaffen » romantique indique50. Le social n’est plus l’indice externe d’un mauvais usage d’une raison autonome51, il est le moteur interne d’une dialectique élargie. Il n’est plus seulement régulateur, il génère la pensée organiquement. La raison élargie n’est plus l’épreuve par laquelle toute pensée conséquente se doit de passer, elle est le terreau dans lequel elle se forme au risque de perdre définitivement son unité première.
47Si les maximes du sens commun sont en dehors de tout concept ce qui est requis pour penser une « communicabilité universelle52 » que nous présupposons, le « gemeinschaftliches Selbstdenkens », est la construction effective de ce penser commun et cette construction ne passe pas par l’abstraction des particularités53, mais par la combinaison des particularités qui potentialise la réalité.
48L’accent que donnent les romantiques à la deuxième maxime du sens commun fait que, le dialogique, la communication, n’est plus la fin d’une philosophie qui se veut conciliante, mais le moyen d’une philosophie qui déstabilise notre tendance à la fermeture. Il ne s’agit plus seulement de se mettre à la place de l’autre a priori54, mais de reconnaître que sa subjectivité est concrètement constituée dans le rapport intersubjectif. Le moi ne prend pas seulement la place de l’autre, il se comprend dans le rapport à l’autre.
49Cette accentuation du moment de la raison élargie fait que la recherche de la cohérence ne se pense plus sur le mode de la consistance (la non-contradiction), mais sur celui de la paraconsistance. La contradiction est alors tolérée dans la mesure où elle indique un au-delà d’elle-même. La contradiction d’une perspective avec elle-même est alors son identification à une perspective supérieure qu’on ne peut pas exprimer autrement. Ainsi si dans mon rapport à autrui, je me contredis, cela ne fait qu’exprimer la contradiction de ma perspective finie et signaler la nécessité de passer à une logique supérieure, la nécessité pour ma perspective d’être complétée par l’activité d’autrui qui pourra mettre en perspective ma perspective. Le paradoxe est alors moins à comprendre comme l’expression de la trivialité de la logique romantique. C’est moins l’inconsistance de leur pensée que l’insistance sur nécessité d’une logique supérieure.
50Cette insistance est un des traits du romantisme d’Iéna, il ne s’agit pas de faire quelque Witz paradoxaux pour combiner les perspectives, les tendances d’une époque. Il s’agit de multiplier les Witz et de ne s’enfermer dans aucun. Il y a ainsi comme une insistance dans l’inconstance qui ne peut que retenir l’attention. En fait, le romantisme s’oppose à toute fixation, qui ne serait jamais que le leurre d’une raison finie s’érigeant en absolu. La dialectique romantique ne se clôture par sur une grande synthèse, sur une espèce de savoir absolu. Pour Schlegel, « la philosophie est infinie, aucune philosophie ne peut donc être considérée comme la vérité [absolue]55 ». L’inachèvement romantique n’est pas comme la contradiction hégélienne, un moment ; elle est plutôt comme chez Magritte un oxymore, un contraste. Dans Les vacances de Hegel, Magritte représente un verre et un parapluie, l’un destiné à nous préserver de la pluie, l’autre à la recevoir. Les deux contraires apparaissent l’un accolé à l’autre dans la peinture et sont irréductibles à toute synthèse. Il provoque un choc, qui nous enjoint à une réflexion. Ici, cela nous pousse à nous interroger sur la réussite du projet hégélien.
51Chez les romantiques, la contradiction qui doit se lire comme un usage de l’oxymore, se rapproche ainsi du contraste. La peinture romantique de Friedrich, qui bien que détachée du romantisme d’Iéna, n’est pas sans filiation avec celui-ci, repose pour l’essentiel sur cette idée de contraste : l’immensité de la nature et la petitesse de l’homme. Elle est de ce fait un moyen de communication de l’absolu, un moyen dialogique de communication de soi dans son autre. Il s’agit de montrer la nécessité de dépasser le point de vue de la perspective finie et d’appeler à une perspective infinie, mais là où cela se résout dans la contemplation de l’infinité chez Friedrich, le contraste se fait in absentia chez Schlegel, la finitude de nos perspectives contraste avec un absolu, qui n’est jamais présent, jamais représentable.
Le principe de tiers exclu
52Le principe du tiers exclu est habituellement lié au principe de contradiction. Il présuppose en tout cas une claire partition des choses. Si les choses ne sont pas entièrement opposées, comme c’est en général le cas dans la dialectique hégélienne, alors on peut les subsumer sous un troisième terme qui est comme un tiers inclus.
53Chez les Romantiques, les oppositions ne sont pas nettes comme dans l’univers cartésien, elles participent d’une certaine opacité du réel56. Elles s’inscrivent dans cet univers entre le vrai absolu et le faux, qui est celui des apparences produites. Notons que loin d’émaner d’un principe dont elles seraient déduites les apparences émanent d’une multiplicité de principes, qui sont combinables à l’infini. Elles ne sont donc pas l’apparence d’un tout qui les précède, mais d’un tout vers quoi elles aspirent.
54Pour les romantiques, le tiers exclu dans la mesure où il est déduit du principe d’identité ne peut valoir. Il conduirait à la conclusion absurde que A dans la mesure où il ne peut être égal à A (puisque le principe d’identité ne peut s’énoncer que dans une apparence de proposition), est égale à non-A. La perspective d’un principe unique et le confinement monoperspectiviste qu’implique le principe du tiers exclu, qui peut se formuler comme une disjonction exclusive : le « ou bien » « ou bien », sont incapables d’expliquer la progression, l’approximation d’une totalité qui déborde la perspective initiale. Le « ou bien »« ou bien » appartient à une logique statique, la logique juridique du constat, elle n’appartient pas à une logique poiëtique qui à l’instar de la combinatoire se veut opératoire.
55Pour formaliser le changement, le logicien polonais Rogowski, un élève de Lukasiewicz, a ainsi bien compris qu’il fallait sortir du cadre de la bivalence. Il a ainsi proposé une logique quadrivalente57. Pour lui, le vrai et le faux continuent à s’opposer, mais il y a des valeurs intermédiaires. Les valeurs se déclinent de la sorte : vérité (c’est un fait que), sous-vérité (il commence à être un fait que…), sous-fausseté (il cesse d’être un fait que), fausseté (ce n’est pas un fait que).
56Une telle logique qui s’inspire du devenir hégélien dans la doctrine de l’être permet de formaliser la devenir d’un fait, son surgir et son disparaître. C’est une logique qui suit en quelque sorte la direction, le devenir. À ce titre Rogowski, lui donne le nom de logique directionnelle. Mais, le problème avec la logique directionnelle de Rogowski est qu’elle ne va que dans une direction. Or, dans le vécu, protension et rétention ont des liens emprunts de réciprocité qu’à mon sens Rogowski simplifie. La logique de Rogowski n’envisage par ailleurs que quatre valeurs de vérité. De droit, on pourrait penser à une infinité de valeurs de vérité entre le vrai et le faux. Enfin, elle ne concerne que le temps, elle est en ce sens plus une logique diachronique qu’une logique dialogique, le diachronique n’étant qu’un aspect du dialogique.
57La logique de Rogowski a toutefois l’intérêt de faire éclater, après Lukasiewicz et son essai de logique trivalente, le cadre de la bivalence. Il montre par ailleurs qu’on ne peut penser de changement et de mouvement qu’en renonçant à une bivalence stricte. C’est précisément le caractère non entièrement opposable des valeurs faibles de vérité : le « il commence à être vrai » et le « il cesse d’être vrai » qui fait que l’on sort d’une bivalence pure et dure.
58On retrouve la même chose chez Schlegel et Novalis, pour qui on n’est plus, comme chez Fichte, dans la perspective d’un moi qui s’oppose un non-moi58. On est dans la perspective d’un moi qui s’oppose à un tu (dont le sens est à chaque fois individuel). Le moi est moins face à son contraire, que face à un contradicteur qui lui renvoie un reflet déformé ou plutôt transformé de lui-même. Il s’ensuit que le tiers loin d’être exclu, entre le Je et le tu, la possibilité d’un ça, d’un il, d’un elle, d’un nous, d’un vous, d’un ils/elles est toujours en quelque sorte impliquée (car le tu se définit lui-même par rapport à d’autres « tu » qui sont des « ils » pour moi).
59L’idéalisme subjectif de Fichte, c’est du moins ainsi que le caractérise Schelling, devient avec Schlegel un idéalisme inter-subjectif ou encore inter-personnel si l’on envisage une perspective pronominale. L’idéalité d’un tout est produite à partir de l’échange des sujets. On notera que cet échange des sujets passe par la langue et vise son propre dépassement59, de sorte que la dialectique est rhétorique et philologique. Si les disciplines du trivium médiéval : dialectique, rhétorique et grammaire n’ont jamais vraiment été étanches les unes aux autres, elles se compénètrent explicitement chez les romantiques : la dialectique étant foncièrement performative et ce par le moyen de la langue même.
60Le Wechselgrundsatz de Schlegel est en quelque sorte radicalisé par Novalis qui parle du fondement comme d’un infinitinome60. À ce propos, on peut noter derrière l’accord de surface une divergence entre Schlegel et Novalis. Alors que le premier semble envisager la combinatoire comme une activité essentiellement intersubjective qui vise à former une totalité polémique, le second voit dans la combinatoire un mélange des sciences de son temps visant à révéler l’absolu de la nature61. L’idéalisme intersubjectif de Friedrich Schlegel donne lieu à une sorte d’idéalisme objectif chez Novalis, qui dans la mesure où il ne vit, que dans la combinatoire, pourrait être dit inter-objectif si l’on me permet ce néologisme.
*
61On pourrait ici se dire, suite à l’éclatement du principe du tiers exclu, que l’on n’a pas vraiment affaire à une logique dialogique dans la mesure où elle ne théorise pas l’échange réglé entre deux interlocuteurs. Mais comme le note Antoine Compagnon, « nous entendons à tort le dialogue comme un échange entre deux personnes comme si le début de dialogue provenait du grec di “deux fois”, et non pas dia, “à travers”, comme si dialogue voulait dire dilogue. Ainsi nous opposons le monologue et le dialogue comme la première personne et la deuxième personne (je et tu), comme un et deux62 ».
62En fait, le dialogique peut signifier que la logique s’ouvre de l’intérieur, qu’elle se fragmente et appelle de la sorte la combinaison des perspectives, dont le dialogue traditionnel n’est qu’une forme. À cet égard, les romantiques ont, me semble-t-il, exploré cet éclatement de l’intérieur de la logique. À défaut d’en fournir une cartographie explicite, ils l’ont opéré. Il nous appartient avec le regard critique qui est le nôtre aujourd’hui et avec l’avancée phénoménale de la logique depuis le xxe siècle d’en tirer les enjeux et d’en faire apparaître certains schèmes.
63J’ai ainsi esquissé l’idée que l’on ne pouvait ravaler la dialogique schlégélienne à la dialogique de Lorenz et Lorenzen qui s’ouvre certes à l’autre logique, qui formalise une logique qui se construit avec l’autre, mais qui tend à se fixer dans un résultat gagnant, à se fermer sur une perspective convaincante.
64Chez les romantiques, le côté pragmatique manque, on est moins orienté vers un résultat déterminé que vers l’indéterminé, le nouveau. Comme l’écrira Baudelaire en conclusion de ses Fleurs du Mal, l’injonction est la suivante : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du NOUVEAU63 ! »
65Cette absence de visée intentionnelle déterminée fait que le côté adaptif que développeront les logiques dialogiques sous l’impulsion de divers auteurs manque. Il n’y a pas une évolution dans le dialogique, car celui-ci ne se mesure pas par rapport à un fini, mais par rapport à un infini. Or tout rapport sur l’infini équivaut toujours à zéro.
66J’ai aussi montré le lien avec la perspective de Jaskowski. La « totalité polémique » des romantiques est ainsi à rapprocher de la paraconsistance. La contradiction est régionalisée, mais elle l’est à l’infini, pourrait-on dire. Cette importance de l’infini, qui bouleverse le champ des mathématiques à l’époque romantique, fait que la combinatoire de Leibniz apparaît in fine comme le modèle le plus fidèle à la logique dialogique des romantiques. Mais l’importance de ce modèle aux yeux des romantiques tient à ce qu’il permettrait de mettre en œuvre une communication infinie. C’est ainsi à l’aune de la communication que la logique est interrogée chez les Romantiques. Or c’est précisément dans le champ de cette question que s’inscrivent les logiques intuitionnistes comme celles de Lorenz et de Lorenzen ou encore l’enquête de Lukasiewicz sur Aristote. C’est pourquoi il m’a semblé intéressant de m’y référer.
67L’enjeu de cet article a ainsi été de situer l’insurrection logique des romantiques par rapport aux principes de la logique traditionnelle en m’aidant d’exemples tirés des logiques non-standards, en particulier de l’école polonaise. Je ne prétends nullement clore le sujet, j’espère juste que cela a intéressé et – qui sait ? – stimulé. Je me permets ainsi de terminer en citant mon fragment préféré :
« Aucune activité n’est aussi humaine que celle qui repose simplement dans le fait de compléter, de relier, de stimuler64. »
Bibliographie
Bibliographie
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Zovko Jure, Friedrich Schlegel als Philosoph, Paderborn, Schöningh, 2010.
Notes de bas de page
1 Sur ce point voir Lejeune Guillaume (dir.), La question de la logique dans l’idéalisme allemand, Hildesheim, Olms, 2013.
2 Contrairement à des auteurs comme Tieck, Wackenroder ou August Wilhelm Schlegel, l’ambition de ces auteurs ne se cantonne pas au domaine littéraire et s’inscrit pleinement dans le champ de la philosophie. Certains commentateurs se sont ainsi engagés à rendre justice au caractère philosophique de Schlegel et Novalis. On consultera entre autres : Haering Theodor, Novalis als Philosoph, Stuttgart, Kohlhammer, 1954 ; Zovko Jure, Friedrich Schlegel als Philosoph, Paderborn, Schöningh, 2010.
3 Bakhtine Mikhaïl, « La structure de l’énoncé » in Todorov Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique. Suivi de Écrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, p. 292.
4 KFSA, II, p. 176. Nous citons Schlegel Friedrich d’après les éditions complètes (Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, éditée par Ernst Behler, Paderborn, Schöhning, 1958ss) en indiquant en chiffres romains le numéro de volume, suivi de la pagination.
5 Novalis Schriften, III, p. 648. Nous citons d’après l’édition de référence, historique et critique, éditée par Richard Samuel et Paul Kluckhohn en collaboration avec Hans-Joachim Mähl et Gerhard Schulz : Novalis, Schriften, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 1960-2006, vol. 1-6.
6 KFSA, XII, p. 366.
7 KFSA, XIII, p. 203.
8 KFSA, XII, p. 368.
9 KFSA, XVIII, p. 446.
10 « Die Principien der Philosophie sollten vielleicht Principien der Moral heissen » (KFSA, XVIII, p. 454).
11 Dans un fragment de l’Athenaeum imputable à Schleiermacher, on lit ainsi la chose suivante : « La logique n’est ni le préalable, ni l’instrument, ni le formulaire, ni un épisode de la philosophie, mais une science pragmatique coordonnée et opposée à la poétique et à l’éthique, une science issue de l’exigence de la vérité positive et de la présupposition de la possibilité d’un système » (KFSA, II, p. 179, Athenaeum-Fragment 92).
12 KFSA, XIII, p. 204.
13 KFSA, XVIII, p. 517.
14 Lorenz Kuno et Lorenzen Paul, Dialogische Logik, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1978.
15 Voir Lejeune Guillaume, « Towards a pragmatic semantics. Dialogue and Representation in Friedrich Schlegel and Schleiermacher », Language and Dialogue, 2012, p. 156-173.
16 Jaskowski Stanislow, « Propositional calculus for contradictory systems », Studia logica, 1969, p. 144.
17 Voir Pavloff Franck, Matin Brun, Paris, Éditions Cheynes, 1998.
18 KFSA, XVI, p. 54 (no 225).
19 Novalis Schriften, II, p. 545, fragment 105.
20 KFSA, XVIII, p. 107.
21 KFSA, II, p. 179.
22 Le refus du conflit est un manque de courage pour les romantiques. « Dans chaque fausse philosophie, la limitation et la fixation ne proviennent que de l’incapacité, de l’entêtement, de la fatigue, de la satisfaction des désirs, de l’impuissance etc., de s’élever à l’inconditionné » (KFSA, XVIII, p. 521).
23 « Si tout Witz est principe et organe de la philosophie universelle, et si toute philosophie n’est rien d’autre que l’esprit de l’universalité, la science de toutes les sciences se mêlant et se séparant éternellement, une chimie logique : alors sont infinies la valeur et la dignité de ce Witz absolu, enthousiaste, matériel de part en part, dans lequel Bacon et Leibniz, les chefs de file de la prose scolastique, furent, l’un, un des premiers, l’autre, un des plus grands virtuoses. Les plus importantes découvertes scientifiques sont des bons mots de ce genre. Elles le sont par le hasard surprenant de leur naissance, par la combinatoire de la pensée, et par le baroque de l’expression qu’on en fait. Elles sont pourtant bien sûr par leur contenu beaucoup plus que cette attente se dissolvant en néant, propre au Witz proprement poétique. Les meilleures sont des échappées de vue sur l’infini. Toute la philosophie de Leibniz consiste en un petit nombre de fragments et d’esquisses witzig en ce sens. Kant, le Copernic de la philosophie, a par nature peut-être encore plus d’esprit syncrétique et de Witz critique que Leibniz, mais sa situation et sa culture ne sont pas aussi witzig… » (KFSA, II, p. 182, Fragment, n° 220).
24 Schlegel note : « De la logique Leibniz aurait des concepts tout à fait différents et bien plus dignes que Kant et bien d’autres » (KFSA, 18, 44). Voir plus généralement KFSA, XVIII, p. 42-52.
25 Novalis Schriften III, Das Allgemeine Brouillon, p. 387.
26 KFSA, VIII, p. 42. H renverrait à Hardenberg, c’est-à-dire à Novalis d’après Jean-Luc Nancy et Phlippe Lacoue-Labarthe ; il renverrait à Hemsterhuis d’après Ernst Behler. Mais aucun ne justifie l’option choisie.
27 Trabant Jürgen, « Vom Ohr zur Stimme. Bemerkungen zum Phonozentrismus zwischen 1770 und 1830 », in Hans-Ukrich Gumbrecht et Ludwig K. Pfeiffer (dir.), Materialität der Kommunikation, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988, p. 63-79.
28 Du journal, Schlegel écrit la chose suivante : « Polemik im höhern Sinne ? » (KFSA, XVIII, p. 455).
29 KFSA, II, p. 216.
30 KFSA, XII, p. 3.
31 Novalis Schriften, II, p. 8.
32 Sur le thème de la communication indirecte chez Schlegel, voir Lejeune Guillaume, « Early Romantic Hopes of Dialogue. Friedrich Schlegel’s fragments », in Roger D. Sell (éd.), Literature as Dialogue, Amsterdam, John Benjamin, 2014, p. 251-270.
33 Novalis Schriften, III, p. 570.
34 Lukasiewicz Jan, O zasadzie sprzeczności u Arystotelesa. Studyum krytyczne, Kraków, Polska Akademia Umiejçtnosci, 1910.
35 KFSA, II, p. 238.
36 KFSA, II, p. 170.
37 Sur ce point, voir Berner Christian, « Friedrich Schlegel et l’insurrection logique », in Guillaume Lejeune (dir.), La question de la logique, Hildesheim, Olms, 2013, p. 151 ss. On notera que le mysticisme, composante essentielle de ce que Novalis appelle « idéalisme magique » (Schriften II, 335), complète le scepticisme et l’empirisme (KFSA, XVIII, p. 4, n° 6) auxquels Kant serait resté.
38 KFSA, XII, p. 11.
39 KFSA, II, p. 153, Lyceumsfragment n° 48.
40 « Nur in der Antwort seines Du kann jedes Ich seine unendliche Einheit ganz fühlen » (KFSA, V, 61). Notons que Jacobi notait déjà en 1785 dans ses Lettres à Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza que « sans un toi, le moi est impossible » (Jacobi Friedrich Heinrich, Werke IV, Leipzig, Fleischer, 1819, p. 211).
41 Lucinde, KFSA, V, p. 12.
42 « Nous pouvons remarquer en général que les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres, non seulement parce que chacun d’eux réfléchit les émotions des autres, mais aussi parce que ces rayons de passions, de sentiments et d’opinions peuvent être renvoyés plusieurs fois et s’atténuer par degrés insensibles. Ainsi la projection sur le spectateur du plaisir qu’un riche reçoit de ses possessions cause chez celui-là un plaisir et une estime : lesquels perçus en retour par le propriétaire qui sympathise avec ces sentiments, accroissent le plaisir de ce dernier ; ce plaisir, réfléchi une fois de plus, devient à nouveau le fondement d’un plaisir et d’une estime chez le spectateur » (Hume, Traité de la nature humaine, [trad. Cléro], Paris, GF, 2015, livre II, p. 213). En fait, l’image moderne du miroitement pourrait venir de Locke (Essais philosophiques concernant l’entendement humain, IV, II, § 6), elle serait ensuite reprise par Hume, et par Leibniz. Il y a ainsi une filiation directe de Locke en ce qui regarde le thème du miroitement dans les Nouveaux Essais et Leibniz développera l’idée dans sa Monadologie qui fait de chaque substance simple un miroir vivant perpétuel de l’univers (§ 56). On ne peut que souligner une fois de plus le leibnizianisme des romantiques, mais il est intéressant de noter que celui-ci puise en l’occurrence dans la tradition empiriste que l’on rapproche moins familièrement des Romantiques.
43 Kant, Kritik der Urteilskraft, AA V, p. 294, § 40 ; Kant, Logik, AA IX, p. 57.
44 Kant, « Was bedeutet sich in der Vernunft orientieren ? », AA VIII, p. 144.
45 « L’ignorance est en soi la cause des bornes de notre connaissance, mais pas des erreurs [qui grèvent] celle-ci » (Kant, AA VIII, p. 136).
46 Kant, Logik, AA IX, p. 57.
47 Kant, AA IX, p. 53.
48 Berner Christian, « Friedrich Schlegel et l’insurrection logique », op. cit., p. 154.
49 KFSA, XI, p. 119 ; XII, p. 210 ; XII, p. 207.
50 Certes, Kant nous dit que le sens commun (sensus communis) est un sens construit par ce qui relève du collégial (gemeinschaftlich), mais il définit aussitôt ce « schaffen » à partir d’un pouvoir de juger a priori (Beurteilungsvermögen). Il s’agit de l’élargissement d’un moi (visant à intégrer les autres et construire a priori un sens commun) et non de la combinaison de « moi » irréductibles visant à construire in concreto une pensée communale.
51 Kant, Logik, AA IX, p. 57.
52 Kant, Kritik der Urteilskraft, AA V, p. 239.
53 Kant, AA V, p. 294.
54 Kant, AA V, p. 293.
55 KFSA, XII, p. 93.
56 Voir sur ce point Lancereau Daniel, « Poésie, philosophie et science chez Friedrich von Hardenberg (Novalis) », Les études philosophiques, 1992, 4, p. 463-486.
57 Rogowski Leonard Slawomir, Logika Kierunkowa a heglowska teza o sprzecznosci zmiany, Torûn, Praca Wydana z Zasilku Polskiej Akademii Nauk, 1964.
58 « Nous devons tout transformer en un toi. en un second moi » (Novalis Schriften, III, p. 314). « Le moi de Fichte est un Robinson – une fiction scientifique- pour faciliter l’exposé et le développement de la Doctrine de la science – de même le commencement de l’histoire, etc. » (Novalis Schriften III, p. 405, n° 707). « Notre Moi, d’un point de vue philosophique, contient une relation à un Moi originaire et un contre-Moi, il est en même temps un Toi, un Il, un Nous » (KFSA, XII, p. 337). Il s’agit de transformer le non-moi en « un contre-Moi vivant et fort, un Toi » (KFSA, 12, p. 337).
59 « La faculté de langage et celle de la raison sont une seule et même chose » (Schlegel August Wilhelm, Leçons sur l’art et la littérature, cité par Nancy Jean-Luc et Lacoue-Labarthe Philippe, L’Absolu Littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 360).
60 « La science ne commence ni par une antinomie, par un binome, mais par un infinitinome » (Novalis Schriften IV, p. 547).
61 « L’homme n’est pas seul à parler. l’univers aussi parle. tout parle. des langues infinies » (Novalis Schriften III, p. 267).
62 Compagnon Antoine, « Notes sur le dialogue en littérature », in Luzzati et alii (dir.), Le dialogique, Peter Lang, 1997, p. 231.
63 Baudelaire Charles, « Le voyage », Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis, 1857.
64 KFSA, II, Ideen-Fragmente, p. 261.
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