Le romantisme et l’esthétique de l’improvisation
p. 85-102
Texte intégral
1C’est une sorte de lieu commun généralement répandu que la créativité d’improvisation est une pratique typiquement romantique et que le romantisme en louant l’inspiration, l’originalité, la créativité, la spontanéité, l’expression de soi, etc., favorise l’improvisation artistique. De manière générale, le fait que ce romantisme glorifie la spontanéité du génie artistique, tout en rejetant l’imitation comme outil artistique viable, est une sorte de cliché culturel. Pourtant, au cours des quinze dernières années, de nombreux chercheurs, en particulier des universitaires allemands travaillant aux États-Unis et au Canada comme Edgar Landgraf et Angela Esterhammer, ont consacré une attention scientifique à ce sujet. Leur travail documente précisément l’intérêt, certes pas toujours enthousiaste, des écrivains romantiques pour les pratiques d’improvisation dans les arts, mais questionne également les raisons esthétiques et philosophiques de la relation entre le romantisme et l’improvisation. Cette problématique est très intéressante, car, du moins à première vue, certains paradoxes ironiques se cachent derrière l’évidence. Et cela, c’est ce que je soutiens, est tout à fait évident, parce que le lien entre improvisation et ironie est précisément en jeu ici. La thèse que je vise à défendre est que l’esthétique de la Frühromantik allemande a dépassé l’esthétique du Génie, articulant un programme philosophique basé sur la notion d’autoréflexivité, qui a permis d’évaluer l’improvisation comme un cas typique de performance ironique. Le romantisme a souligné le potentiel herméneutique et heuristique de l’improvisation pour comprendre l’action humaine et l’interaction, la normativité et la construction transformatrice du sens et de la communication. Dans cet article, j’aborderai cette relation afin de montrer la connexion structurelle entre la normativité (trans) formationnelle de l’improvisation et la philosophie ironique de l’ironie développée et pratiquée par les Frühromantiker. Pour atteindre ce but, j’ai organisé cet article en trois parties :
- Improvisation et esthétique du Génie
- Improvisation et normativité
- Improvisation et ironie romantique.
Improvisation, esthétique du Génie et performance de l’autonomie
2Comme Roland Borgards et Edgar Landgraf l’ont montré1, l’une des conséquences du développement de l’esthétique en tant que discipline philosophique distincte au xviiie siècle est l’élimination de l’improvisation de la catégorie des « grands arts ». Bien qu’au début du xviiie siècle l’art de l’improvisation, malgré la censure politique, ne disparaisse pas complètement des théâtres et salles de concert européens, dans la seconde partie du xviiie siècle, le phénomène d’improvisation a été largement ignoré par le discours esthétique. En particulier les voix exprimant les idées des Lumières (comme Gottsched) l’ont méprisé comme une expression typique du bas art2. Le jugement de Voltaire est exemplaire ici. Il a déclaré, par exemple, une fois : « Les improvisateurs ne peuvent que réaliser des choses médiocres3. »
3À présent, cette dé-légitimation de l’art improvisé et surtout de la poésie improvisée, est principalement due à deux raisons réciproquement interconnectées.
- La première raison est la suivante. La distinction d’évaluation entre grand art et art populaire dépend en grande partie de la séparation de fait entre le fixe et l’éphémère, l’éternel et le transitoire qui était due aux nouveaux médias et institutions (la presse, les salles de concert, etc.) qui ont caractérisé le xviiie siècle4. De toute évidence, l’improvisation, en tant que pratique d’un art éphémère, a cessé d’être considérée comme un art respectable.
- La seconde raison est que l’improvisation est liée à la culture orale, à l’apprentissage mnémonique de formules, à la répétition et à la variation de motifs, ce qui est typique, par exemple, de la poésie épique, des anciennes écoles des traditions rhétoriques et théâtrales comme la Commedia dell’arte italienne5. Ainsi, « alors que les cultures orales traitent et communiquent des informations à travers la répétition et la variation des types et modèles familiers, la disponibilité immédiate des livres [et des partitions] réduit la nécessité de ces aides mnémoniques et favorise plutôt la nouveauté, l’originalité et l’innovation6 ».
4La nouvelle discipline appelée « Esthétique », qui a réduit notablement (ou, mieux encore, a essayé de réduire) les arts sous un principe7, privilégiera la considération des œuvres d’art comme des produits finis et bien formés, c’est-à-dire comme objets, même en référence à ces pratiques artistiques – comme la musique, la danse et le théâtre – dans lesquelles le travail artistique ne résulte pas en objets solides et durables, une relation complexe entre des instructions codées dans un support physique (comme les partitions musicales) et des représentations jouées8. Tout en reposant sur la répétition imitative de motifs traditionnels, de livres, de partitions et autres de la sorte, l’improvisation dans la culture orale a permis d’explorer, de manière inventive et au-delà d’un simple suivi de modèles, des façons artistiques précieuses.
5Cependant, l’idée que l’improvisation est une simple répétition imitative de modèles semble être en contradiction avec l’idée de l’improvisation comme invention libre et spontanée du moment, avec laquelle nous sommes également familiers9. À cet égard, à la fois Landgraf et Borgard constatent fort à propos que la suppression répandue (mais non générale) de l’improvisation par l’esthétique moderne est surprenante pour nous, si l’on considère qu’à la fin du xviiie siècle, les philosophies de l’art ont rejeté la gouvernance et le principe de mimesis. Tout en soulignant la nouveauté, la spontanéité, l’originalité et l’immédiateté, la réflexion philosophique sur l’art a déclaré impossible de planifier l’art. En conséquence, « au sens strict, l’artiste moderne, le Génie, se trouve dans une position d’improvisio au sens latin du terme : il ne peut prévoir ou connaître l’œuvre avant qu’elle ne soit terminée10 ». Et c’est cela même qui se produisit : tout d’abord banni de la scène des grands arts, l’improvisation est, pour ainsi dire, plus tard retrouvée dans l’esthétique de génie, qui remplacera l’esthétique de l’imitation. Non seulement cela : à travers l’esthétique du génie la pratique de l’improvisation aura les qualités de spontanéité et d’inventivité que nous lui assignons communément.
6Le Génie, d’une manière générale, est en effet la faculté d’invention spontanée de la règle pour la création d’une œuvre d’art au moment même de l’application de cette règle à la production spécifique d’une œuvre d’art particulière. Cela revient à dire que la créativité artistique est improvisation, en ce sens que, ne dépendant pas de modèles et d’imitations, chaque œuvre particulière réinvente, pour ainsi dire, ses nouvelles règles. En conséquence, le jugement esthétique ne peut pas être basé sur des canons hérités, mais nécessite également des critères d’évaluation spécifiques à chaque œuvre d’art. Donc, avant de produire l’œuvre, l’artiste ne sait littéralement pas ce qu’il fait, parce qu’il l’invente en faisant11. Ainsi, le processus de créativité géniale est improvisation, car ses résultats ne peuvent être prévus à l’avance : ils sont inattendus et surprenants même pour le créateur et parce que, comme l’improvisation musicale, théâtrale et dans le domaine de la danse, la conception et la réalisation, la planification et l’exécution, sont simultanées. Elles doivent coïncider, si l’art doit être autonome : « l’œuvre d’art émerge avec et suivant un plan qu’elle développe pour elle-même seulement dans le processus de sa création ». Malgré toute la planification et la préparation, ce qui ne peut être planifié est « ce qui émergera12 », ce qui rendra (en apparence) l’œuvre d’art unique, originale et cohérente.
7Ceci est la raison pour laquelle, contre la dévaluation de l’improvisation comme une simple pratique d’imitation, certains philosophes de l’art (par exemple l’un des théoriciens les plus importants de l’esthétique du génie, comme Karl Philip Moritz) célébreront l’improvisation comme un cas paradigmatique de fabrication d’art autonome. À ce propos, en Allemagne, la monographie Ueber die Improvisation écrite en 1801 par l’historien Carl Ludwig Fernow, inspirée par l’esthétique de Kant, a contribué avec d’autres livres sur les Improvvisatori italiens (ces poètes italiens qui improvisaient et interprétaient leurs poèmes directement devant le public), à répandre l’utilisation des concepts esthétiques romantiques typiques (comme l’intensité, l’inspiration, l’enthousiasme et l’immédiateté) en lien avec cette pratique de poésie improvisée, typique de l’Italie et qui, au xixe siècle, atteindra l’Allemagne, la France, l’Angleterre et la Scandinavie13. Par conséquent, comme l’écrit Landgraf, l’esthétique du génie peut être considérée comme « l’incorporation et la domestication de l’improvisation après son interdiction ». Cela est dû au fait qu’à la fois, l’improvisation et la créativité de génie ne respectent pas les règles, « et prennent leur origine dans un acte libre », « entraîne un moment de contingence14 ».
8En résumé : si, d’une part, l’affirmation de l’esthétique de l’autonomie a eu pour effet de diminuer l’improvisation comme une pratique médiocre basée sur l’imitation et dépourvue de profondeur conceptuelle, d’autre part, l’improvisation sera réappropriée et surtout redéfinie dans le cadre de l’esthétique de l’autonomie, au point de devenir, comme dans le cas de la virtuosité, paradigmatique de la créativité géniale : « Peu à peu, et dans certains cas » écrit Angela Esterhammer, « l’imagination romantique adopta l’improvvisatore et l’improvvisatrice comme incarnation de l’inspiration et du génie » et, à l’inverse, on commença à réclamer la créativité géniale aux improvisateurs. De ce fait, « [l]e concept d’improvisation commence à influencer l’évolution de l’idéologie romantique tandis que, réciproquement, l’idéologie romantique influence la réception de l’“improvvisatore”15 ». En effet, le corps de l’improvisateur sera considéré comme l’endroit où l’activité du génie est présentée et peut être observée dans une représentation unique et exceptionnelle, tandis que le processus créatif sera conçu en termes d’improvisio, parce que les artistes ne peuvent savoir à l’avance ce qu’ils vont créer, si leurs créations doivent être uniques, originales et autonomes.
9Par conséquent, la parabole paradoxale de l’improvisation artistique dans les premières années de l’esthétique en tant que discipline philosophique spécifique est la suivante : bannie des grands arts en tant que cas paradigmatique et typique de production artistique peu créative basée sur l’imitation et la répétition, l’improvisation, également pour son pouvoir performant et interactionnel (en vertu duquel la relation à la situation concrète de la représentation et de l’interaction émotionnelle entre les artistes et le public sont des éléments importants de l’événement artistique), deviendra l’exemple paradigmatique d’une haute créativité artistique de génie basée sur la spontanéité, l’inventivité et l’expression personnelle authentique.
10Donc, si l’on considère que l’expression personnelle spontanée et authentique doit être comprise comme condition de la créativité autonome du génie, cela explique, du moins en partie, l’équation ordinaire entre le Romantisme et l’esthétique d’improvisation. Ceci est au moins l’une des raisons pour lesquelles, dans le Romantisme (non seulement dans le Romantisme allemand mais surtout dans le Romantisme anglais), l’idée de la créativité artistique d’improvisation en tant que forme libre, spontanée et authentique de l’expression (artistique) de soi est devenue de plus en plus répandue, jusqu’à devenir une sorte de marque romantique typique. Le fait qu’une réalisation artistique ne soit pas calculée, ni ne soit le produit de l’art mais le produit d’une inspiration inconsciente (ou divine ou naturelle), qui exprime des forces qui dépassent le contrôle conscient du sujet, deviendra explicitement une valeur, ainsi qu’un topos artistique et rhétorique. Ainsi les écrivains, les peintres et les compositeurs donneront souvent à des œuvres d’art bien élaborées l’apparence de l’improvisation (comme dans le cas des capricci, des fantaisies et des préludes musicaux) ou prétendront simplement avoir improvisé ou même trouvé ce qui est de fait le produit d’un traitement long, minutieux et prémédité (comme dans Kubla Khan de Coleridge et dans d’autres œuvres poétiques)16. Cependant, ce n’est pas là toute l’histoire.
11D’une part, l’évaluation des pratiques d’improvisation n’est pas uniforme, même entre les penseurs et les artistes romantiques. À cet égard, encore une fois, se trouve le cas typique des Improvvisatori et Improvvisatrici italiens. À l’époque romantique, certains intellectuels (comme Wilhelm von Humboldt) ont considéré cette pratique avec intérêt et parfois même avec enthousiasme ; des écrivains comme Coleridge et Andersen ont également consacré à ce sujet des romans et des poèmes ; cependant, les improvvisatori ont aussi été traités avec suspicion et même avec mépris : la façon dont les frères Schlegel parlent des Improvvisatori n’est pas vraiment si différente de celle de Voltaire ; les deux utilisent à différentes occasions l’image dérogatoire des funambules (Seiltänzer) pour critiquer l’aspect artificiel de leur art17. Quelque chose d’analogue peut aussi être dit à propos de l’improvisation musicale. Nous savons que les compositeurs comme Mozart et Beethoven ont également été de très bons improvisateurs et que des musiciens comme Paganini, Clara Schumann ou Liszt ont développé la pratique de l’improvisation musicale jusqu’à atteindre un très haut niveau, mais précisément à l’époque de Beethoven, la place de l’improvisation sera fortement réduite (bien que Beethoven lui-même ait vraiment été un bon improvisateur) et, malgré certaines exceptions notables (par exemple le cas de Hegel)18, l’improvisation sera de plus en plus considérée comme une pratique mineure (du moins jusqu’à la redécouverte de l’improvisation dans le jazz afro-américain puis, plus tard, dans la musique avant-gardiste occidentale).
12D’autre part et de façon plus importante, l’esthétique romantique, et en particulier l’esthétique de la Frühromantik allemande, est allée au-delà de l’esthétique du génie, articulant un programme philosophique basé sur la notion d’autoréflexivité, qui a permis d’évaluer l’improvisation comme un cas typique de représentation ironique. S’appuyant sur l’idée de Fichte, la philosophie transcendantale comme autoréflexion d’interprétation, l’esthétique du début du romantisme allemand a anticipé la problématisation philosophique de l’improvisation qui, au xxe siècle, a été possible grâce à la théorie des systèmes, à la déconstruction et à la théorie de la complexité, qui – pour tout dire – suggéraient de beaucoup de façons comment combiner improvisation comme répétition et variation de motifs et improvisation comme créativité spontanée ; et, ce faisant, permettait d’utiliser le potentiel herméneutique et heuristique de l’improvisation pour la compréhension de l’action et de l’interaction humaines, la normativité et la construction transformatrice du sens et de la communication19.
13Par conséquent, cette « esthétique de l’improvisation » n’est absolument pas une expression ingénieuse du « désir de liberté et expérience sans médiation20 ». Il s’agit plutôt de la représentation autoréflexive de la liberté en vertu de l’exposition de l’impossibilité de la liberté (absolue). En ce sens, les Romantiques montrent (ironiquement) le « paradoxe philosophique de l’improvisation ». Comme l’écrit Randy Fertel dans son récent livre ATaste for Chaos, « [t]out en prétendant incarner une immédiateté spontanée, la plupart des improvisations traitent de son impossibilité21 ». En d’autres termes, les Romantiques montrent qu’une improvisation est authentique, lorsqu’elle présente la contradiction interne de l’authenticité : l’un agit spontanément seulement en répondant, réagissant seulement à l’Autre (l’émergent, l’imprévisible…). Cela signifie que l’improvisation – exactement comme l’ironie romantique –, la mise en scène et, ce faisant, déconstruisant l’esthétique du génie, est l’exercice continu de sa propre (im) possibilité, soit de l’impossibilité de l’improvisation comme une liberté absolue et spontanée22.
14Afin d’expliquer ce lien entre improvisation et ironie romantique, dans la partie suivante de ma présentation, je me permettrai de me référer au septième chapitre de mon livre sur l’ontologie de l’improvisation musicale, Eseguire l’inatteso. Ontologia della musica e improvvisazione23, qui est consacrée à la logique normative transformationnelle des processus d’improvisation. Ensuite, dans l’esprit du Symphilosophieren, m’appuyant sur une interprétation récente de la Frühromantik, et spécialement du nouveau livre d’Augustin Dumont24, j’essaierai de montrer quel est le lien philosophique entre Frühromantik et esthétique de l’improvisation.
Improvisation et normativité
15L’improvisation artistique n’est pas une création ex nihilo (si une telle chose existe…). Elle est basée sur des modèles, des contextes socio-historiques, des règles explicites et des conventions implicites, des habitudes générées à travers la pratique, des matériaux et des formes pré-composées et prêtes à être utilisées. Elle dépend des styles et des codes esthétiques. Cependant, ce n’est pas seulement une sorte de miroir passif ou d’imitation de ces modèles, règles et codes. En effet, comme l’a si bien démontré Derrida25, la simple itération de la structure dans le cas d’une application unique suspend ou coupe la structure et la modifie. L’improvisation profite de cela et joue la (trans) formation de la normativité, au moment précis et par l’application de codes, de normes et de modèles. De cette façon, cela montre que le plan d’une action se forme dans son développement et que les normes sont formées et transformées rétroactivement, de manière récursive et réflexive et en vertu de leurs applications. En ce sens, une représentation improvisée est un processus, dans lequel l’ordre et le désordre, le système et le chaos sont de manière dynamique interconnectés. Les résultats du processus, c’est-à-dire ce qui est produit dans la formation, sont réintégrés comme conditions émergentes et nouvelles du processus de production. Par conséquent, les conventions, les règles, les plans, les intentions, les significations, les critères et les valeurs sont continuellement re-définis dans ce processus. L’événement improvisé est un système complexe auto-poïétique et ouvert, dont les éléments ne sont pas introduits dans un environnement fermé, avec des limites clairement définies et préconstruites. Les éléments sont plutôt (par exemple, les sons produits par un musicien ou les gestes d’un danseur) redéfinis, ou ont plutôt le potentiel pour re-définir le cadre duquel ils émergent. De cette manière, les éléments introduits dans le système ouvert laissent non seulement le contexte changer sa signification et sa valeur normative ; mais ils deviennent aussi le contexte et la norme26. Par exemple, lors une improvisation musicale, chaque idée musicale et chaque acte musical, quelle que soit sa qualité, participe à la construction musicale et génère un contexte de sens pour l’ (in) compréhension d’autres significations. « En fait », comme Reinhard Gagel l’observe à juste titre, « en tant que système ouvert l’improvisation se caractérise par le feedback. Chaque nouvel élément qui est introduit dans le système agit sur les autres et devient le point de départ pour générer nouveaux éléments27 ».
16Cette structure auto-poïétique de l’improvisation met en question la distinction même entre art et vie, entre art et réalité, car elle expose et met en scène le véritable processus de production artistique, impliquant le public et les spectateurs dans la représentation improvisée et donc (potentiellement) brise la séparation entre la scène et le public. En effet, la situation de la production artistique est l’une des conditions du processus artistique, qui peut être citée directement par la représentation et absorbée, pour ainsi dire, dans la sphère artistique.
17Ceci a des implications importantes en ce qui concerne la normativité des processus d’improvisation. Le point principal est que l’improvisation ne consiste pas simplement à jouer un rôle basé sur des normes et des institutions et grâce à elles : l’improvisation est un processus qui, dans son déroulement, peut établir et (trans) former des normes, en commençant avec les normes qui établissent la division entre art et vie, art et réalité. L’événement a lieu dans un contexte normatif et social présupposé et préparé, qui à différents niveaux organise, situe et met en scène les conditions présupposées par la représentation improvisée. Cependant, la représentation d’improvisation, dans son déroulement, se réfère à son cadre spatial, social et normatif. Son existence factuelle ici et maintenant, qui constitue et renforce le contexte, interagit rétroactivement avec le contexte et, même légèrement, le rénove, le transformant à différents niveaux. En effet, chaque événement se produisant au cours de la représentation (par exemple, la production d’un certain son) dans un processus d’improvisation peut aboutir à la mise en forme de (nouvelles) normes28, y compris les normes régissant la différence entre art et vie. Ceci doit être compris de la manière suivante : l’application de la règle dans une situation spécifique implique potentiellement son altération rétroactive et récursive, sa (trans) formation. La spécificité de la situation historique, sociale, spatio-temporelle ne peut jamais être entièrement anticipée et ne peut être déduite, pour ainsi dire, de la norme. Elle reste constitutivement inattendue, sans précédent et ex-improviso. En ce sens, bien que cela puisse paraître paradoxal, l’inattendu et l’inconnu ne sont pas seulement ce qui est situé en dehors de la norme, mais également ce que normalement la norme exige pour son application qui, en faisant valoir la norme, la suspend et la (trans) forme. Ceci est dû au fait que la norme en improvisation est adaptée en temps réel à une situation spécifique et cela invite les interprètes à exploiter l’environnement, le contexte, la situation spécifique, d’une manière ex-active29. Maintenant, l’argument est que – ainsi que des philosophes comme Wittgenstein, Gadamer et Derrida l’ont différemment soutenu – c’est de cette façon que la normativité se développe dans les pratiques humaines. Pourtant, l’improvisation artistique intentionnelle prend position en direction de cette construction performative et rétroactive de la normativité (qui est la normativité) et la met en scène de manière autoréflexive. Une représentation est improvisée, si (et seulement si), dans une certaine mesure, la planification normative de la représentation ne précède pas l’application, mais elle se déroule pendant la représentation. Cela équivaut à nier la différence entre l’improvisation et la règle : tout en gardant réflexivement une distance de la norme, afin de se mettre en scène comme une sorte de processus spécifique (dans lequel coïncident préparation et représentation), l’improvisation se réfère non seulement à la norme, mais s’identifie en tant que norme30 – comme norme dans le processus, comme norme en tant que processus. De cette façon, l’improvisation montre, de manière ironique, la vérité ironique de la norme, qui n’existe que lorsqu’elle est mise en œuvre par son application au cas particulier et, en conséquence, suspendue par cet événement émergent, qu’elle devrait normer. L’application de la norme diffère de la norme et dépasse la norme. Alors, la norme n’est pas, pour ainsi dire, un schéma statique imposé aux faits statiques de manière déterministe. Ou plutôt, comme l’improvisation montre de manière exemplaire, la normativité émerge rétroactivement par la répétition du différent (inattendu, inouï) : la normativité est spécifiquement modelée et remodelé en continu par les moyens imprédictibles et imprévisibles dans lesquels les situations factuelles et spécifiques de son application la forment et la transforment. La normativité se développe à travers l’émergence et la contingence de cette exception, qui est inévitablement incluse dans son application.
18Par conséquent, la normativité qui régule le jeu de la représentation est donc une normativité qui est également en jeu. Vous pouvez alors dire, comme le fait Georg Bertram, qu’il s’agit d’une « normativité sans normes31 », c’est-à-dire une normativité en direct, qui est elle-même une œuvre en cours et qui vit à travers les formes dynamiques qu’elle réglemente elle-même. Ceci signifie que la normativité est soumise au jeu qu’elle régule, pour ainsi dire. Elle est aussi, récursivement, un produit de ce processus : en termes plus romantiques, nous pouvons dire que le système est continuellement un produit du chaos.
19Il en résulte l’impossibilité de simplement présupposer des critères « externes » pour évaluer la représentation et pour fixer le sens de ce qui se passe dans le processus (sons, mots, gestes, histoires, etc.). Les normes de signification et de valeur ne peuvent être simplement présupposées, car, comme les faits modifient potentiellement les normes, les normes restent constitutivement imprévisibles, non déterminables, imprédictibles. En d’autres termes, les normes peuvent être et sont présupposées, mais comme elles sont posées (appliquées) dans le processus, elles sont (trans) formées et ne sont plus les mêmes ; c’est ce qui émerge dans le processus pour définir réflexivement et rétroactivement un présupposé (le confirmant, le modifiant, le refusant ou l’ignorant).
20Ainsi, les éléments d’une improvisation ne sont pas définis une fois pour toutes avant leur apparition, leur sens et leur valeur ne sont pas déjà fixés, mais articulés rétrospectivement en fonction de la situation dans laquelle ils se produisent et qu’ils, récursivement, définissent eux-mêmes. Par conséquent, avant la fin d’une représentation improvisée, nous ne savons pas si les critères d’évaluation valables au début resteront les mêmes tout au long de la représentation. Même les critères pour juger une improvisation sont mis en jeu dans le processus d’improvisation. Ceci implique qu’un jugement sur la valeur et le succès d’une représentation artistique improvisée n’est pas garanti en référence à des critères préétablis. Les contraintes (les règles, les conventions, les critères d’évaluation) qui guident le processus créatif ainsi que son évaluation sont récursivement montrés et mis en scène lorsque l’inattendu (l’inouï, l’invisible) apparaît comme celui qui les suspend32.
21Par conséquent, plus concrètement, en s’appuyant sur la représentation de la situation actuelle, les interprètes ne peuvent que deviner quelle est probablement la meilleure façon de réagir dans la situation présente. Cependant, ils ne peuvent pas vraiment savoir à l’avance comment ce qui suivra dans la représentation en cours changera la signification de ce qu’ils ont déjà fait et ce qu’ils sont en train de faire. À chaque moment de la représentation la réalité de ce qui se passe au présent dépasse les prévisions, les conjectures provisoires et l’imagination des artistes individuels. Plus radicalement, la prévision du futur est paradoxale parce qu’elle est déjà une intervention qui « change le présent qui est maintenant confronté à une nouvelle (vision du) futur auquel le présent devrait encore être adapté33 ». Le futur est en tant que tel structurellement imprévisible, parce que la prévision du futur change l’avenir : « toute tentative visant à laisser une vision du futur modifier des actions présentes [ainsi que leurs significations] créera une boucle rétroactive dans laquelle la prévoyance et la planification ne contribuent qu’à assurer l’imprévisibilité de l’avenir34 ». Cette ouverture vers le futur est, soit dit en passant, parfaitement démontrée par des romans romantiques comme Die Verlobung von Santo Domingo de Kleist, qui explique essentiellement comment « l’histoire rend le sens à sa fondamentale imprévisibilité35 ».
22L’argument – dans la vie comme dans une improvisation, qui reflète artistiquement et met en scène les aventures de la vie – est que la signification d’un seul geste ou d’une simple expression ne dépend pas de l’intention prévisionnelle et normative de l’interprète, mais plutôt des relations dynamiques qui se développent dans la contingence de la représentation et, plus précisément, de la reconnaissance performative, interprétative, réciproque et rétroactive qui a lieu au cours de la représentation. La signification de chaque entrée propre ainsi que la signification générale de la représentation sont négociées au cours de la représentation36. Par conséquent, une improvisation interactive peut être comparée à une conversation non-écrite, qui se développe comme un dialogue ou une discussion.
23Comme dans une conversation, dans l’interaction improvisée, le sens de ce que l’on fait dépend d’hypothèses, qui peuvent toutefois être renégociées rétroactivement, à des niveaux différents dans des pratiques différentes pendant l’interaction de la représentation et cela n’est jamais fixé. Dans tous les cas, il s’agit toujours de l’articulation concrète de ces hypothèses dans la situation spécifique qui décide du succès ou de l’échec de l’interaction.
24En un mot, l’improvisation n’est ni un exercice abstrait de spontanéité absolue ni une simple imitation de motifs. Il s’agit de la transformation en cours de la normativité, alors que la transformation de la normativité est normativité : la référence aux normes et leur mise en scène est l’altération imprévisible des normes par leur application. Ceci, je le dis, montre que la structure autonomique de l’improvisation artistique en tant qu’événement esthétique et sa portée pratique et politique ne font qu’une : la décision concernant la relation entre art et vie, l’intervention de l’art dans la vie et de la vie dans l’art, fait partie du processus auto-poïétique en vertu duquel chaque événement émergent et imprévu inclus (également par exclusion) dans le processus rétroagit sur les contraintes du processus. En d’autres termes, l’ordre (le système) vit grâce au désordre (le chaos), qui le réinitialise continuellement et inévitablement.
25Par conséquent, comme Jankélévitch l’aurait dit, l’improvisation est toujours – au moins potentiellement – un début (une dé-cision, une coupure radicale)37. Cependant, le début se réfère toujours à des présuppositions de différentes sortes qui sont posées et suspendues dans tout le début. Cela revient à dire que la signification concrète, en tant qu’émergence imprévisible, est la négation du sens (comme norme fixe). La norme est impliquée par sa négation, elle est incluse dans et par sa propre exclusion. Par conséquent, le début, précisément comme début, est toujours une réponse. Ce concept dialectique de début correspond à la vision romantique du début, ainsi que l’exprimait par exemple Novalis. Novalis a écrit en effet, en référence à la notion de Setzen de Fichte, que d’une part « [j]eder Anfang ist ein Actus d[er] Freyheit – eine Wahl – Construction eines abs[oluten] Anfangs38 ». Mais, d’autre part, « [a]ller wircklicher Anfang ist en 2ter Moment. Alles was da ist, […] ist und ercheint nur unter einer Voraussetzung39 ».
26Ceci, je le pense, est un bon argument pour relier improvisation et philosophie romantique d’une manière plus explicite.
Improvisation et ironie romantique
27Inutile de dire que la structure dynamique récursive et rétroactive de l’improvisation correspond à la structure de l’ironie romantique, qui suit la structure auto-réflexive et performative de l’image de Fichte (qui est l’unité d’elle-même et son autre)40. Cela explique pourquoi les écrivains romantiques comme Friedrich Schlegel, Novalis, Tieck et Kleist dans leurs textes ne font pas souvent seulement référence à des situations dans lesquelles les personnages d’un roman improvisent pour faire face à une réalité qui apparaît comme une situation émergente et imprévue, mais aussi font appel à des situations de représentation récursives montrant, par l’ironie, le pouvoir de représentation de l’art autonomique : histoires racontées par les personnages de l’histoire ; les publics qui sont impliqués dans la représentation sur scène, participant à la pièce à laquelle ils assistent ; acteurs brisant la règle qui interdit l’improvisation tout en respectant la règle : toutes ces situations paradoxales développées dans les romans romantiques ne sont rien d’autre que des représentations d’improvisation de l’ironie.
28Par conséquent, le premier Romantisme allemand est différent, également à cet égard, d’une autre version du romantisme. Certains écrivains romantiques comme Coleridge mettent en scène une improvisation fictive, rappelant ce que Randy Fertel a récemment appelé la « rhétorique de la spontanéité41 », ce qui n’est autre que le geste méthodique de mise en scène d’une (fausse) authenticité, en prétendant que leurs œuvres d’art (principalement : leurs romans) sont des produits de créativité spontanée et d’improvisation, qui se déroulent sans réflexion et ni préparation et résulte plutôt d’une inspiration incontrôlée. Le premier Mouvement Romantique allemand, en fait, joue l’improvisation, non sans prétendre une authenticité fausse et dépourvue d’art et immédiateté, mais – même dans le fort refus de Kleist de la réflexion en faveur de l’action – montrant plutôt par la pratique que la dissémination ironique et la déconstruction du sens (c’est-à-dire de valeur et signification) joué et présenté par l’art, la poésie et la critique – compris comme expression de la même praxis poïétique – est le sens du sens. La compréhension du sens – qui prend la forme inpromptue de fragments d’un système (normatif) qui apparaît uniquement en fragments – est une improvisation, une improvisation conversationnelle qui met en scène les aventures de la normativité.
29Comme Augustin Dumont l’a montré récemment et très clairement, dans son livre De l’autre imprévu à l’autre impossible, les premiers romantiques allemands soutiennent et démontrent précisément que la compréhension de la compréhension implique sa compréhension comme une in-compréhension, qui, à son tour, s’invalide elle-même comme compréhension42. Comme la compréhension est constitutive du sens, ceci implique l’incertitude constitutive, ou mieux : la déstabilisation constitutive du sens, qui est sens. Par conséquent, ceci ne doit pas être clarifié comme un geste sceptique, mais comme l’affirmation de la nécessité d’être conscient de la nécessité de poursuivre, car la compréhension n’est jamais finie, mais toujours fragmentaire et provisoire et, lorsqu’elle est finie et stable, n’est pas. Comme un processus d’improvisation, qui, lorsqu’il est terminé, cesse d’exister.
30Par conséquent, dans le romantisme allemand, la forme fragmentaire n’est pas simplement un geste (comme Randy Fertel semble le penser) : l’isomorphie entre la forme (fragment) et le contenu (l’incomplétude constitutive de la signification) n’est pas seulement une sorte d’affectation, mais exprime raisonnablement ce qu’est l’art : l’ironique « Darstellung des Undarstellbaren » (Novalis)43. La véritable forme est sans forme (fragmentaire) parce qu’elle exprime le sens de la vie, qui est une autoformation continue, une auto-poïétique et est achevée seulement quand elle est terminée et cesse d’exister.
31Augustin Dumont soutient que les Frühromantiker ont conçu l’œuvre d’art comme lien vers l’Altérité infinie et imprévisible qui la co-constitue44. Comme le montrent de manière exemplaire les poèmes homériques (considéré par beaucoup de savants romantiques comme des improvisations)45, l’œuvre d’art est en effet un montage, un collage, une improvisation collective46. Ceci est la signification de l’universalité historique de l’art romantique. Il n’y a pas de normativité anhistorique ou suprahistorique. Au contraire, la normativité est située et historique, ce qui signifie que l’art réalise son universalité dans l’histoire, c’est-à-dire à travers sa rencontre avec l’imprévisible47. La poésie romantique est « universelle et progressive » (selon la célèbre citation de Friedrich Schlegel dans le fragment d’Athenäum n° 116), car elle est l’écart continu par rapport aux formes génériques qui se développent à travers leur altération, à travers leur rencontre avec l’Autre et à travers leurs applications à l’ici et maintenant de la vie et de la réalité48.
32Ceci concerne également et inévitablement le rapport dynamique et interactif entre œuvre d’art et critique. Les idées que les penseurs romantiques avaient sur la critique de l’art (qui, d’ailleurs, se retrouveront dans la notion de Gadamer de Wirkungsgeschichte correspondent parfaitement à la performativité de l’évaluation de l’improvisation)49. De la même façon que l’évaluation a non seulement, mais plutôt est une force performative dans le processus d’improvisation, la critique d’une œuvre d’art ne consiste pas à faire à l’œuvre au travail avec des normes extérieures ; selon les penseurs romantiques, au contraire, la critique fait partie de l’œuvre, est la poursuite de la force créatrice de l’œuvre50. La compréhension du sens et de la valeur est constructive et transformatrice, elle implique un exercice de traduction créatrice, qui est per se improvisation51.
33Comme réception esthétique, la critique et la traduction continuent de créer (de façon improvisée et imprévisible) l’œuvre d’art ; ceci signifie que l’œuvre d’art est constitutivement inachevée, car elle est susceptible de recevoir des modifications continues, inattendues et émergentes : « l’altérité vient sans cesse compléter de manière imprévisible et contingente une œuvre à jamais inachevée et inachevable52 ». Comme dans un processus d’improvisation, l’œuvre d’art s’attaque à l’Altérité, sa normativité augmente à travers la situation historique concrète, qui, dans sa contingence émergente, est constitutivement incompréhensible et suspend la normativité : de cette façon, elle expose l’impossibilité (factuelle) d’une signification absolument partageable, qui cependant doit être partagée. D’après Friedrich Schlegel, la forme de ce paradoxe est ironie, cela – unifiant (en effet paradoxalement) la relation différentielle à l’Altérité (Allégorie) avec l’immédiateté du Witz – montre la présupposition réciproque, dynamique et processuelle entre sens et non-sens, compréhension et incompréhension, finitude et l’Infini, forme et chaos, qui est due à l’application du transcendantal (la norme) à travers / dans l’histoire (la situation concrète et raisonnable) : une application constitutivement exposée à la contingence de l’imprévu. Car, comme l’écrit Dumont, exprimant parfaitement le lien structurel entre improvisation et ironie :
« L’imprévu est le point de basculement de ce passage de l’histoire dans le transcendantal et vice versa. L’imprévu est le lieu à jamais paradoxal d’où se distribuent les perspectives historiques et transcendantales. Cela signifie aussi […] que le transcendantal, constamment réécrit, est aussi toujours surprenant pour l’individu immergé dans son histoire. L’imprévu est l’imprévu de l’histoire et du transcendantal, il est l’imprévu de la tension entre l’une et l’autre, et il ne se situe à proprement parler nulle part en dehors de ceux-ci53. »
34L’universel (normativité) est progressif, en ce qu’il se (trans) forme lui-même, comme effet des transformations imprévisibles des lettres (des faits). Par conséquent, comme l’explique Schlegel dans l’essai Über die Unverständlichkeit, ceci signifie que la compréhension du sens se développe, en tant que telle, comme la contradiction performative et le désaccord (« toujours surprenant », dit à juste titre Dumont54) entre sens et non-sens, c’est-à-dire comme incompréhensibilité. Exactement comme dans une improvisation, mieux et tout court : exactement comme l’improvisation, sens et valeur ne peuvent être objectivés, mais sont seulement en cours d’exécution. Par conséquent, « [l]a traversée de l’incompréhensible est toujours la condition sine qua non de la compréhension55 ».
35D’après Dumont, tout cela a été conçu par Novalis comme la construction raisonnable et symbolique d’un système de l’absence de systèmes, dont les éléments se transforment eux-mêmes de façon imprévisible : il n’y a pas de compréhension, pas de traduction de signification, sans (trans) formation, sans nouvelles constructions, sans la construction (prospectiviste) du neuf. Chaque compréhension de la signification, en tant qu’interprétation perspective et constructive, ne fait pas seulement parler la réalité, mais elle institue la réalité. Comme Fichte (mais également Nelson Goodman56) aurait pu le dire, « Voir » est « Construire », l’Image (Bild) est Construction (Bilden). De plus, concevoir la compréhension comme performance signifie reconnaître la contribution de l’imprévu à la construction du sens et de la valeur : exactement comme dans une improvisation, nous pouvons certainement anticiper les effets de la performance de la compréhension, mais nous ne pouvons pas les connaître à l’avance. Si nous les saisissons à l’avance, nous les avons perdus. Comme nous l’avons vu, il en va de même dans une improvisation.
36Comme dans une improvisation, le sens est, selon les Frühromantiker, la performance continue de la compréhension/incompréhension, de déconstruction du sens. Comprendre est traduire mais traduire est improviser, en raison de l’inaccessibilité des Autres. C’est ici précisément que repose la primauté de la pratique, qui est la conséquence de la « solidarité de l’ironie et de la non-maîtrise, c’est-à-dire de la surprise, de l’imprévu57 ». À la fois l’ironie romantique et l’improvisation montrent « la dimension d’imprévisibilité [et] de surprise inhérente à toute constitution du sens58 ».
37Mieux encore, comme l’explique l’interprétation de Kleist par Dumont : « L’imprévisibilité est […] le pivot, le foyer du processus intersubjectif de compréhension du sens, c’est-à-dire aussi de son incompréhension. »« L’incompréhension mutuelle, liée à la surprise de la rencontre, est le moteur de la compréhension et de l’interprétation du sens – du sens comme conflit59. »
38Je n’ai pas pu trouver de meilleure explication à ce qui se passe d’ordinaire dans une conversation et, bien sûr, dans une improvisation artistique interactionnelle. La philosophie ironique romantique, tout en mettant en scène l’esthétique du génie, établit la relation entre compréhension et in-compréhension, est à la fois une explication très précise et une exemplification autoréflexive très efficace de l’improvisation en tant qu’art et en tant que vie.
39Texte traduit de l’anglais par Alexandra Forster et Nicole Lancereau-Forster.
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Notes de bas de page
1 Borgards Roland, « Improvisation, Verbot, Genie. Zur Improvisationsästhetik bei Sonnenfels, Goethe, Spalding, Moritz und Novalis », in Markus Dauss et Ralph Haeckel (dir.), Leib/Seele – Geist/Buchstabe. Dualismen in den Künsten um 1800 und 1900, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2009, p. 257-268 ; Landgraf Edgar, Improvisation as Art, Londres, Continuum, 2011.
2 Landgraf Edgar, op. cit., p. 42-44.
3 Et à une autre occasion, il a ajouté une considération (concernant probablement les poètes italiens « Improvvisatori », dont je traite dans la suite de cet article), que je considère comme une insulte contre l’improvisation plus qu’une insulte contre les Italiens (et moi, en tant qu’italien) : « Le goût pour l’improvisation est le sceau de la barbarie des Italiens » (Voltaire, Œuvres complètes, nouvelle édition par L. Moland, vol. 17 [Paris, 1878], p. 23840 et vol. 26 [Paris, 1880], p. 340-41) ; cité in Fehrman Carl, Poetic Creation. Inspiration or Craft, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1980, p. 41.
4 Cf. Landgraf Edgar, op. cit., p. 7.
5 Mackenzie Ian, « Improvisation, Creativity, and Formulaic Language », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 58, 2000, p. 173-179.
6 Cf. Landgraf Edgar, op. cit., p. 44.
7 Cf. Batteux Charles, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Chez Durand, 1746.
8 Cf. par exemple (en référence à la musique) Goehr Lydia, The Imaginary Museum of Musical Works. An Essay in the Philosophy of Music, Clarendon Press, Oxford, 1992.
9 Cependant, le corpus de littérature concernant ce sujet s’agrandit. Cf. Zanetti Alessandro (dir.), Improvisation und Invention. Momente, Modelle, Medien, Berlin/Zürich, Diaphanes, 2014.
10 Cf. Landgraf Edgar, op. cit., p. 7-8.
11 Cf. Bertinetto Alessandro, « Performing the Unexpected. Improvisation and Artistic Creativity », Daimon, vol. 57, 2012, p. 61-79.
12 Landgraf Edgar, op. cit., p. 79-80.
13 Cf. Esterhammer Angela, Romanticism and Improvisation, 1750-1850. Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 2-4.
14 Landgraf Edgar, op. cit., p. 61.
15 Esterhammer Angela, op. cit., p. 78.
16 Cf. Fertel Randy, A Taste for Chaos, New Orleans, Spring Journal, 2015.
17 Esterhammer Angela, op. cit., p. 69.
18 Cf. Bertinetto Alessandro, « Hegel e Beethoven ? Note su un fraintendimento », in Letizia Michielon (dir.), Il lamento dell’ideale. Beethoven e la filosofia hegeliana, Trieste, EUT, à paraître. Cf. Nettl Bruno et Russell Melinda (éd.), In the Course of Performance, Chicago/Londres, Chicago University Press, 1998 ; Nettl Bruno et Solis Gabriel (éd.), Musical Improvisation. Art, Education, Society, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 2009.
19 Ceci signifie également qu’un regard philosophique sur l’improvisation peut clarifier le fait suivant : que précisément l’idée de l’autonomie de l’art doit être dialectiquement intégrée avec le fait de comprendre que la valeur de l’art pour les pratiques humaines est liée à une hétéronomie structurelle de l’art. Par conséquent, l’esthétique du génie n’explique que certains aspects de l’improvisation, tout en laissant certaines de ses caractéristiques structurelles dans l’ombre. Cf. Bertinetto Alessandro, « Valore e autonomia dell’improvvisazione. Tra arti e pratiche », Kaiak. A Philosophical Journey, vol. 3, 2016.
20 Fertel Randy, op. cit., p. 99.
21 Ibid., p. 130.
22 Sur cette impossibilité d’improviser, cf. Derrida Jacques, « Unpublished Interview », [http://www.derridathemovie.com/readings.html], 1982. Cf. Ramshaw Sarah, « Deconstructin (g) Jazz Improvisation : Derrida and the Law of the Singular Event », Critical Studies on Impovisation, vol. 2, n° 1, 2006.
23 Bertinetto Alessandro, Eseguire l’inatteso. Ontologia della musica e improvvisazione, Rome, Il Glifo, 2016.
24 Dumont Augustin, De l’autre imprévu à l’Autre impossible, Vienne, LIT Verlag, 2016.
25 Cf. Derrida Jacques, « Signature, événement, contexte », Marges de la Philosophie, Paris, Minuit, 1972.
26 Cf. Bertram Georg, « Improvisation und Normativität », in Gabriele Brandstetter et alii (dir.), Improvisieren. Paradoxien des Unvorhersehbaren, Bielefeld, Transcript, 2010, p. 21-40. Bertinetto Alessandro, « Performing Imagination : the Aesthetics of Improvisation », Klesis, 28 (2013), p. 62-96 ; Natoli Cesare, « Improvvisazione musicale e complessità », Trópos : Journal of Hermeneutics and Philosophical Criticism, vol. 4, n° 2, 2011, p. 87-102.
27 Gagel Reinhard, Überlegungen zum künstlerischen und didaktischen Umgang mit improvisatorischer Kreativität, Mainz, Schott, 2014.
28 De Raymond Jean-François, L’improvisation. Contribution à la philosophie de l’action, Paris, Vrin, 1980, p. 173.
29 De Raymond Jean-François, op. cit., p. 106-108 ; Santi Marina et Zorzi Eleonora, « L’improvvisazione tra metodo e atteggiamento », Itinera, vol. 10, 2015, p. 351-361.
30 Cf. Dell Christopher, Die improvisierende Organisation. Management nach dem Ende der Planbarkeit, Bielefeld, Transcript, 2012, p. 148 et 24 ; cf. p. 135.
31 Cf. Bertram Georg, op. cit.
32 Voir mon article « “Do not fear mistakes. there are none”. The mistake as surprising experience of creativity in jazz », in Marina Santi et Eleonora Zorzi (éd.), Education as Jazz, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2016, p. 85-100.
33 Landgraf Edgar, op. cit., p. 130.
34 Ibid., p. 131.
35 Dumont Augustin, op. cit., p. 209-210.
36 Gratier Mara, « Grounding in Musical Interaction : Evidence from Jazz Performances », Musica Scientiae, special issue, 2008, p. 71-110, ici p. 80.
37 Cf. Jankélévitch Vladimir, Liszt Rhapsodie et Improvisation, Paris, Flammarion, 1998.
38 Novalis, Schriften, vol. 2 : Das philosophische Werk, Stuttgart, Kohlhammer, 1960, p. 405.
39 Ibid., p. 591.
40 Cf. Bertinetto Alessandro, La forza dell’immagine. Argomentazione trascendentale e ricorsività nella filosofia di J.-G. Fichte, Milan, Mimesis, 2010.
41 Fertel Randy, op. cit., p. 66.
42 Cf. Landgraf Edgar, « Comprehending Romantic Incomprehensibility. A Systems-Theoretical Perspective on Early German Romanticism », MLN, vol. 121, n° 3, 2006, p. 592-616.
43 Cf. Schefer Olivier, « Fragment(s) et tout, écriture de la modernité », in Augustin Dumont et Laurent Van Eynde (dir.), Modernité romantique. Enjeux d’une relecture, Paris, Kimé, 2011, p. 135-157.
44 Dumont Augustin, op. cit., p. 47.
45 Cf. Esterhammer Angela, op. cit.
46 Dumont Augustin, op. cit., p. 50.
47 Nous pouvons aussi argumenter en montrant le caractère improvisé de l’évolution transformationnelle des genres artistiques. Cf. Bertinetto Alessandro, Ex Improviso, « Trans-Formation als Modell künstlerischer Praxis », in Kirsten Maar et alii (dir.), Generische Formen. Dynamische Konstellationen zwischen den Künsten, Munich, Wilhelm Fink, 2017, p. 143-158.
48 Cf. Fertel Randy, op. cit., p. 96.
49 Cf. Gadamer Hans-Georg, Wahrheit und Methode, Tübingen, Mohr, 1960.
50 Point de vue récemment avancé par Bertram Georg dans Kunst als menschliche Praxis. Eine Ästhetik, Berlin, Suhrkamp, 2014.
51 Voir Stanguennec André, La philosophie romantique allemande, Paris, Vrin, 2011, p. 86-91.
52 Dumont Augustin, op. cit., p. 66.
53 Dumont Augustin, op. cit., p. 70.
54 En français dans l’article original.
55 Dumont Augustin, De l’autre imprévu à l’Autre impossible, op. cit., p. 194.
56 Goodman Nelson, Ways of Worldmaking, Indianapolis, Hackett, 1978.
57 Dumont Augustin, op. cit., p. 185.
58 Ibid., p. 185.
59 Ibid., p. 210.
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