L’imagination de la Nature
Finitude et aliénation
p. 181-198
Texte intégral
« Il faut donc bien descendre vers les profondeurs où s’élabore le sens. Mais le regard s’y perd1. »
« Que veut dire cette symphonie qui m’entraîne dans une aventure absurde et pourtant doit avoir un sens ? Que veut dire Isée lorsqu’elle se dresse devant Mésa : “Regarde-moi, je suis Isée” ? Que veut dire le hautbois lorsqu’il fait entendre sa voix grêle2 ? »
1S’il y a bien un naturalisme que le savoir transcendantal cherche à supplanter pour problématiser ses hypothèses et s’il y a bien une attitude naturelle à rebours de laquelle la phénoménologie entend œuvrer afin d’en raviver l’étonnement premier, il y aurait également selon Mikel Dufrenne une Nature que le déploiement de l’expérience esthétique et l’exploration de la genèse de la connaissance nous obligent de prendre en compte comme leur principe obscur, d’où se lèvent les voix inarticulées mais insistantes de la nécessité qui les régit. De cette nécessité, Dufrenne a cherché à déceler la mesure et les lois faisant que sujet et objet, conscience et monde, connaissance et sens se cherchent et s’accordent, s’auscultent et se répondent, en se déterminant mutuellement. Ainsi, est-ce la corrélation entre la sphère subjective et la sphère objective de la connaissance, dont la phénoménologie husserlienne avait établi et réaffirmé le caractère a priori3, qui est remise au centre d’une analyse anthropologique qui ne quitte pas le terrain transcendantal, mais entend le refonder à partir de la matérialité de l’expérience qui s’en revendique.
2De la tâche ainsi définie, on aura souligné le caractère paradoxal, voire impossible. Il n’en reste pas moins qu’elle aura su tirer des conséquences d’une certaine critique adressée à la théorie phénoménologique de la constitution qui plaçait le sujet transcendantal au fondement de la donation de sens de l’expérience, déséquilibrant ainsi le lien qui l’attache au monde qui est le sien et niant sa dépendance quant à l’être qui s’y exprime4 ou quant à l’histoire où elle s’inscrit5.
3En mettant en avant un a priori compris avant tout comme « puissance de monde6 », Dufrenne entend rétablir l’égalité entre le sujet et l’objet, en repensant les conditions premières de la corrélation intentionnelle par laquelle le sens est engendré et maintenu au sein de l’expérience. Cependant, il s’agit d’une égalité sans cesse disputée7, à prouver et à éprouver, pas tant au niveau formel où elle est d’emblée exigée, mais au sein de l’expérience où elle s’établit, dont elle assure ainsi la cohérence nécessaire. Impossible à ramener à une identité ontologique8, qui rendrait son dynamisme incompréhensible et vain, la réciprocité qui s’établit entre le sujet et l’objet est à considérer à partir de l’expérience qu’elle engendre et qu’elle fait durer, portée par une tension irréductible de la rencontre et de la découverte mutuelle. Car être au monde ne signifie pas avoir conquis le monde ni appartenir au monde, mais être appelé par lui, dans une relation dont l’accord n’est jamais total et garanti, dont le pacte n’est jamais scellé. Plutôt que de rechercher un idéal d’adéquation, la phénoménologie dufrennienne étudie la possibilité d’une résonance fondamentale entre le sujet et le monde, dont la sensibilité serait le lieu et dont l’intentionnalité serait l’expression. Contre le naturalisme selon lequel le sujet est produit par le monde et contre l’idéalisme pour qui le monde est produit par le sujet, il convient ainsi d’avancer que « quelque chose de l’objet soit présent au sujet avant toute expérience, et qu’en retour quelque chose du sujet appartienne à la structure de l’objet antérieurement à tout projet du sujet9 ».
4Mais de cette égalité éprouvée dans la sensibilité et exprimée dans les actes noétiques, c’est surtout l’exercice de la présence – à soi et au monde – qui semble être le principal critère et le dernier garant. C’est le point que nous voudrions interroger, en revenant sur la théorie dufrennienne de l’imagination. S’il est vrai que je dois être « égal à l’objet pour qu’il soit égal à lui-même10 », c’est-à-dire reconnu et ressenti comme source de sens de mon expérience, doit-on compter pour autant sur une co-présence qui éprouve à chaque pas sa plénitude ? N’y a-t-il pas plutôt à prendre en considération, comme constitutive de notre rapport aux choses et comme assurant l’attrait qu’elles exercent sur nous, une qualité vague du sentir, une teneur horizontale qui font qu’elles ne se donnent que sur un fond d’absence irrémissible ? Sur le plan de la temporalisation des vécus subjectifs, cette absence n’est-elle pas par ailleurs le gage de l’historicité même de notre expérience, qui travaille dans un perpétuel déphasage avec elle-même, s’anticipant et se perdant dans des régimes temporels qui ne sont point remplis, mais toujours en manque, disloqués quant à un présent qui ne cesse de nous échapper ?
5Est-ce que le fait de prendre en compte la matérialité d’une Nature qui inspire l’imagination n’exige pas de notre part de la penser radicalement, comme instance qui se dérobe aux prises subjectives, détournant ses visées et bousculant ses appuis ? Plutôt que d’invoquer, à l’instar de Dufrenne, une nature « toujours prête pour l’apparaître11 », dont le fin mot, malgré son caractère inaccessible, reste l’entière disponibilité, n’est-ce pas d’une nature qui résiste à l’apparaître qu’il faudrait parler, si du moins en entend par celui-ci le régime de la présence parfaite à soi ? Bien que l’on ait critiqué le dualisme de la perspective de Dufrenne et la pauvreté de critères que sa phénoménologie fournit pour penser les limites de l’a priori matériel12, l’on n’a peut-être pas suffisamment interrogé l’évidence première de la présence à soi censée nous le rendre repérable et reconnaissable.
6Aussi oscillons-nous constamment entre deux régimes de la connaissance, un pour lequel l’expérience est décisive, se laissant décrire à partir des moments où la conscience est saisie par un sens, et un autre où l’on cherche à déduire les concepts qui rendent ce sens saisissable. Ce faisant, un élément semble manquer aux analyses dufrenniennes, qui problématisent davantage le rapport entre l’empirique et le transcendantal, non pas pour ramener nécessairement le premier au second comme à son fondement, mais pour repenser la teneur du transcendantal même, dans la mesure où il en vient à être façonné par une certaine expérience du sens se faisant dans la sensibilité. Cet élément est de l’ordre d’une négativité du temps à l’œuvre dans les vécus imageants. Plutôt que d’affirmer la présence d’un fond premier qui n’attendrait que la réceptivité de notre sentir pour se manifester, ces derniers semblent en effet remettre en question les évidences trop faciles de notre présence au monde et nous inviter à considérer dans leurs creux des données auxquelles la force du présent manque, qui se soustraient tant à notre emprise sensible qu’à notre compréhension. Grâce à cette connivence avec l’absence qui travaille la présence, l’imagination est à même d’exercer un rôle critique au sein de notre expérience sensible, initiant en son sein une réflexivité spécifique13.
7Faisant appel à un « empirisme du transcendantal14 », Dufrenne esquisse une phénoménologie de l’imagination qui a pour but d’approfondir la matérialité de la genèse subjective de la connaissance, exaltant son ancrage dans une réalité qui la précède, au sein de laquelle ses potentialités sont multipliées et amplifiées. Cependant, une telle proposition devrait également aboutir à une nouvelle compréhension du transcendantal, qui pourrait s’inscrire dans le sillage des modifications que la phénoménologie husserlienne a apportées au transcendantal kantien15. Penser non seulement les conditions de possibilité de la connaissance du monde, mais l’origine même du monde, transformer les conditions de synthèse préalables à l’expérience en éléments d’une expérience de la pensée qui se laisse décrire et au sein de laquelle le rôle de la sensibilité est décisif, n’est-ce pas ouvrir le champ d’une refonte du statut même du transcendantal où une certaine pensée de la nature devrait également avoir son rôle à jouer ? Mais de quel a priori pourra-t-il encore être question si, au lieu de compter sur un originaire défini comme présence plénière, on considère que l’expérience procède de l’absence et se confronte sans répit à elle ? La matérialité de l’imagination telle qu’elle se livre dans les apparences sensibles, dans les esquisses fantasmées et dans les images changeantes nous guidera dans une remise en question de la matérialité de l’a priori dufrennien.
Finitude et passivité
8Quelle est la source de la codétermination qui se rejoue sans cesse entre le sujet et l’objet ? Plutôt que de miser d’emblée sur une instance tierce, forme de la connaissance qui en fixerait une fois pour toutes le caractère de médiation, le choix des analyses dufrenniennes est d’y explorer la part qui revient à l’objet et à la matérialité de l’expérience où elle se déploie. La thématisation d’un a priori objectif à côté de l’a priori subjectif, ainsi que d’un a priori matériel à côté de l’a priori formel, se propose comme alternative d’une analyse qui avait accordé au sujet toutes les prérogatives de son savoir et aux formes de la connaissance le privilège de son intelligibilité. Aussi, mettre l’emphase sur la matérialité objective revient à formuler une exigence supplémentaire dans la direction d’une interrogation sur la genèse de la connaissance. Que l’expérience fasse sens avant d’être formellement constituée, qu’elle puise ce sens dans sa matérialité, c’est une hypothèse que Mikel Dufrenne partage avec d’autres explorateurs des voies multiples de la « phénoménologie matérielle », tels Michel Henry, Gaston Bachelard ou Trân Ðuć Thao. Mais plutôt que d’embrasser directement l’auto-affection de la vie pure, le matérialisme rationnel ou l’examen des infrastructures de l’expérience sociale mises en évidence par le marxisme, Dufrenne fait la part belle aux analyses de l’expérience sensible, y cherchant les prémisses d’un accord du sujet au monde dont il n’a ni l’initiative ni la totale compréhension16.
9C’est précisément de cette insuffisance qui se fait jour dans les actes subjectifs qu’il s’agit de rendre compte en introduisant l’idée d’une nature antérieure à l’intelligence et au sentir. La nature en question n’est à considérer ni seulement comme étendue parte extra partes dont l’esprit se dissocie ni directement dans la perspective surplombante de la nature naturante, source intarissable de production et de création, mais avant tout comme puissance qui vient défier et inspirer la subjectivité, travaillant ainsi sa corrélation avec le monde et avec l’univers. Comme le note Jean-Claude Gens, la nature ainsi comprise désigne « une des modalités essentielles de l’altérité par rapport à l’esprit17 », le constituant dans sa finitude. Mais si cette hypothèse pouvait être retenue, quel rapport l’homme entretient-il avec ce qui limite la spontanéité de sa connaissance ? La spécificité de la démarche dufrennienne réside dans le choix d’interroger une nature qui s’impose à l’homme avant qu’il en conçoive l’idée, et dont l’idée ne peut se comprendre qu’à partir de l’expérience de notre passivité face à son surgissement. De la nature à la Nature18, le chemin mène ainsi vers la pensée d’une altérité englobante, qui précède et provoque le sujet.
10Trop extérieure pour être assimilée au régime transcendantal de la conscience, trop intime pour être rattachée au domaine de la pure objectivité, la Nature est ce sur quoi la connaissance doit prendre appui pour se comprendre dans son opérativité. Si l’expérience esthétique est la plus à même d’en préparer la réception et si la poétique est le domaine où elle se dévoile comme principe directeur, c’est parce que l’épistémologie ne peut en restituer la nécessité que négativement, à partir d’une réflexion sur la finitude du sujet connaissant. Toutefois, cette finitude ne renvoie pas chez Dufrenne à sa mortalité, mais à sa naissance au sein de la Nature19, dont la nécessité se reflète dans les principes de sa co-naissance dans le monde. Ainsi, en suivant le mot d’Empédocle selon lequel « il n’y a de nature pour aucune des choses mortelles20 » et en marchant sur les traces de Schelling21, la réflexion dufrennienne s’attache à mettre en évidence les enjeux de la finitude humaine sans faire pour autant dernièrement l’économie de l’humain. Cependant, cette tentative exige de ne pas rabattre le transcendantal directement sur la finitude, mais de le penser comme dimension de l’activité que l’homme déploie à partir d’elle22.
11Afin de réfléchir sur la Nature, ce sont les conditions de possibilité de la connaissance même qu’il convient d’interroger, contemporaines d’une co-naissance qui, mettant l’homme au monde, le soustrait à cette même Nature sur laquelle le monde est prélevé. Ainsi la connaissance est-elle finie parce qu’elle ne peut accéder à ce qui la suscite, tout en étant obligée de se revendiquer de lui, et aussi parce qu’en se déployant, elle ne cesse de méditer sa naissance en tant que drame auroral porteur d’un possible problématique. Car bien qu’elle cherche à se vérifier et à s’imposer dans le champ de l’expérience concrète, la condamnant à refléter nos anticipations et à s’identifier avec l’objet de nos attentes, la possibilité est également le lieu d’un retour de l’expérience sur le sujet : « la connaissance ne trouve que ce qu’elle cherche, mais il arrive précisément qu’elle le trouve23 » écrit Dufrenne. La surprise de voir nos attentes prendre corps nous met alors face à une réalité que le possible préfigure, qui le régit plus qu’il ne la régit.
12En interrogeant l’inspiration, Dufrenne en vient à identifier la Nature avec « le réel en deçà de la conscience24 », bénéficiant de sa propre consistance qui reste étrangère au sujet, mais en appelant néanmoins à l’homme pour pouvoir se réaliser. « Pour qui la mer est-elle toujours recommencée, le matin toujours auroral, l’instant toujours neuf, le mot toujours inouï – sinon pour l’homme25 ? » questionne Dufrenne. Pour comprendre cette double propension de la Nature à faire de l’homme sa fin et en même temps à lui opposer une extériorité irréductible, nous devons revenir à la relation problématique que l’expérience entretient avec son sens. En effet, l’expérience du sens qui nous humanise semble être également celle qui nous oblige à renoncer au monde d’avant le sens, à savoir la Nature. Ainsi, « il semble que l’homme n’ait de choix qu’entre le Jour où il se gagne en perdant le monde et la Nuit où il se perd sans rien gagner », toute la question étant de comprendre « comment se perdre en se gagnant26 » ?
13Monde et univers sont à distinguer comme différenciant l’horizon de l’humain, sous-tendu par une matérialité laissant pressentir la force toujours nouvelle de l’indéterminé, source tenace de nos renaissances et de notre créativité. Cela se passe dès lors comme si le sens était une donnée liminaire de nos vécus, prête à se remanier sous le coup des appels venant d’une Nature qui l’ignore et le suscite. Si chez Patočka, les mouvements de l’existence humaine s’articulent à une expérience du sens solidaire du monde naturel27, pour Dufrenne l’homme semble inscrit dans la téléologie du mouvement de la nature, qui le porte et qui préside à toute orientation qu’il chercherait à effectuer au sein de son expérience. Dès lors, l’orientation qui chez Patočka assure les assises du sens expérientiel est à comprendre chez Dufrenne comme le fruit d’une confrontation avec un principe dont la réalité signale l’extériorité, laissant à l’homme la liberté de choisir son rapport et sa vocation. Cependant, « la Nature ne peut apparaître qu’à une conscience capable de la défier28 », répondant à la négativité qu’elle lui témoigne en limitant ses pouvoirs de connaissance et en éprouvant dans cette réponse la nécessité de son être29.
14Le supplément de sens qui s’ajoute au monde pour que nous puissions en avoir l’expérience semble donc se dégager à partir d’une Nature spécifiée à la fois comme extériorité quant aux prestations du sujet et comme source d’inspiration pour la genèse de son sentir. Car elle est ce dont il y a sens, avant qu’il y ait du sens, avant que l’homme soit là pour reconnaître et dire un sens. Aussi peut-elle être pensée et non connue : pressentie dans l’expérience que l’homme fait de l’être au monde, porté par le fond pour devenir le témoin et l’agent d’une vérité qui se cherche à travers lui30.
15Ainsi, faire partie de la Nature, c’est « être enraciné dans le réel31 » par-delà la chosification positiviste et par-delà l’idéalisme de la constitution transcendantale, être en prise avec un fond qui soutient le fondement auquel la phénoménologie s’attache. Contrairement à Husserl, qui séparait le possible de l’effectivité du réel32, jusqu’à postuler une duplicité fondamentale entre leurs ordres respectifs, Dufrenne fait ressortir le possible du réel, afin d’en souligner la dimension matérielle constitutive. La force même du possible est à comprendre comme solidaire d’une réalité qui éveille la sensibilité, provenant d’une puissance qui ne peut être isolée de l’acte :
« Le possible signifie la plénitude du réel, son autorité et son efficience : cette négentropie à l’œuvre dans la matière, et en tout cas dans la vie qui ne cesse de combattre le hasard. Car le possible auquel nous pensons n’est pas plus le contingent que le non-contradictoire […]. Et la nature n’est pas un total de hasards, elle est une réserve, une source animée par “la force silencieuse des possibles”. Elle est principe, printemps du monde33. »
16Référant le transcendantalisme à l’inengendrable34, la Nature semble lui ajouter une dimension qui vient dynamiser la conscience et l’ouvrir à l’imprévisible. À travers elle, le réel se donne à saisir comme débordant les visées de la conscience et comme puissance de l’inscrire dans un devenir35. Un surcroît d’extériorité y est ainsi palpable, de même que se fait sentir à partir de lui l’impulsion d’agir en étant agi. De cette situation, l’expérience du sens qui surgit sur le terrain de la passivité semble nous instruire avec le plus de clarté. Là où les analyses de Husserl mettaient en évidence des associations par résonance entre des éléments hétérogènes de l’expérience, qui assurent la cohésion primitive du phénomène36 et où Merleau-Ponty décrivait des essences sauvages37, se formant inopinément en marge des généralités qui aiguillent les visées intentionnelles, Dufrenne fait appel à un savoir immanent à la perception afin de saisir les structures de cohésion premières qui la travaillent. Se dégageant d’une action réciproque38 entre le sujet et son monde, de « grandes images39 » s’imposent à l’attention que l’expérience esthétique recèle dans sa réceptivité, telle la verticalité solennelle de l’arbre, l’éclat de la fleur ou le fourmillement inlassable de l’herbe.
17En examinant les enjeux de la passivité qui se fait jour dans cette expérience et, plus largement, les conditions de la réceptivité subjective, Dufrenne met en évidence un principe qui précède toute inscription subjective du savoir et de la création. À la source de la conscience constituante, l’auteur y décèle une instance d’accueil qui se laisse éveiller, interpeller et guider par des évidences qui ne sont ni le résultat d’un effort de connaître ni les fruits d’une invention active. Pour autant, il ne saurait être question de livrer la théorie du principe dont la subjectivité a ainsi le pressentiment et la pré-conscience, mais plutôt d’en recueillir les signes. Car ce serait le confondre avec un objet auquel le sujet pourrait se référer sans remettre en cause l’engendrement de sa position et la source de ses certitudes. Or, c’est précisément l’investigation qui porte sur la genèse de cette position subjective qui débouche chez Dufrenne sur une idée de la Nature précédant le sujet et imposant sa nécessité.
Nature et aliénation
18Que son savoir ne dépende pas que des acquis de son intelligence, que de sa sensibilité il ne détienne pas la clé, c’est ce que l’homme découvre sur les multiples registres de son expérience. Par-delà ce qui en elle résiste à la connaissance, une force est à deviner qui porte le sujet au monde en l’ordonnant à lui, mais qui ne peut être considérée comme telle que dans un dépassement de soi que celui-ci est invité à opérer. Dès lors, plutôt que de réhabiliter à titre posthume une nature expulsée par la connaissance, il s’agit de s’orienter vers elle en tant qu’elle est toujours « susceptible de devenir40 » dans le dynamisme intarissable du savoir, soutenant à ce titre les effectuations de la subjectivité depuis un « au-delà de soi41 » que la création ou le vécu artistique donnent à saisir. Cette phénoménologie de l’expérience esthétique où le sujet a été détrôné de sa position originale entend octroyer un nouvel accès à l’expérience originaire que nous faisons du monde. Mais elle ne saurait assurer les conditions de cet accès sans renouveler la compréhension phénoménologique de l’imagination.
19Nous avons vu que, bien que précédant le sens qui donne à l’homme un monde où il exerce ses pouvoirs, la Nature appelle l’homme et la spécificité de son expérience. Mais de cette nécessité, l’homme ne peut former un savoir qu’en imaginant et en créant en vue d’un horizon plus vaste que celui que ses potentialités laissent entrevoir et espérer. Quelle imagination pourra venir prendre en charge le rapport à une Nature où la subjectivité se surpasse et s’oublie ? Avec Kant, on pourrait objecter que lorsqu’elle se manifeste dans son altérité, surprenant et accablant la sensibilité, la force primitive de la nature a plutôt vocation à immobiliser en un premier lieu l’élan de l’imagination, plutôt que de le nourrir et de le potentier. Les Idées esthétiques ne sont-elles pas l’expression d’une certaine impuissance à laquelle l’imagination est assignée devant des manifestations qui immobilisent sa capacité de présentation et sa possibilité d’engager un libre jeu avec l’entendement42 ? L’entreprise même de trouver un sens à l’expérience vécue semble impossible à amorcer devant une force extérieure face à laquelle la connaissance échoue, incapable de se réfléchir et de se comprendre. Cependant, comme Kant l’avait souligné, cette situation où se fait jour une limitation de la portée du jugement esthétique permet de découvrir la destination profonde de l’imagination43 comprise comme « force qui peut affirmer notre indépendance contre l’influence qu’exerce la nature44 ». Face à une nature qui éprouve les puissances de synthèse du sujet, en résistant à sa subordination par l’entendement, Kant oppose la découverte en nous d’un « pouvoir de résistance d’un tout autre genre45 » qui permet au sujet de retrouver une liberté plus grande à l’égard de soi et de la nature.
20Mikel Dufrenne propose de reconsidérer la tâche de l’imagination à partir d’une Nature qui, loin de s’imposer à elle négativement, comme force qui inhibe sa réflexivité, la révèle dans sa capacité de trouver un sens d’avant la connaissance. S’il en est ainsi, c’est parce que « l’imagination est en l’homme ce qu’il y a de moins humain ; comme dans le délire pythique, elle arrache l’homme à lui-même et le plonge en extase, elle le met secrètement en rapport avec les puissances de la nature46 ». Comment faut-il comprendre cette aliénation de l’humain dans les vécus imageants ? Que faut-il entendre par le fait que lorsque nous imaginons, notre « je est un autre47 » ?
21Pour comprendre ce qui se joue dans le pouvoir de transgression propre à l’imagination, il convient de distinguer l’imagination en tant que pouvoir actif, inventif et structurant, et l’imagination en tant qu’éveil passif à partir des images. Prête à embrasser une phénoménalisation dont l’entendement ne peut livrer de chiffre, l’imagination ne saurait l’être que dans la mesure où nous privilégions sa dimension passive. C’est la raison pour laquelle, contrairement à toute une lignée phénoménologique qui a mis en évidence les pouvoirs de la fantaisie (Phantasia) au détriment de la conscience d’image, privilégiant les pouvoirs de synthèse ou de percée assurés par son activité transcendantale, Dufrenne s’intéresse à la passivité qui se fait jour dans les vécus imageants, dans la mesure où elle invite à relier le pouvoir empirique de l’imagination subjective à une instance créatrice qui ne dépend pas du sujet, à savoir « l’imagination de la Nature48 ».
22Entre imagination empirique et imagination transcendantale, les rôles sont comme inversés, la première ayant pour rôle de refléter le travail d’une imagination créatrice que nulle puissance subjective ne saurait contenir ou réitérer tel quel. Aussi, devrons-nous prendre en compte une imagination qui se pense à partir de la Nature avant de se proposer comme faculté du sujet et dont la portée transcendantale est à considérer à l’aune de sa force empirique. Telles sont les conditions requises pour que puisse être mise en évidence l’imagination de la Nature à partir de laquelle la nature de l’imagination est à comprendre, en tant qu’elle ouvre un accès à l’altérité qui s’exprime à notre intention dans le champ de notre expérience sensible. Étant donné que « c’est la Nature qui imagine en l’homme lorsque l’homme imagine49 », la possibilité de la créativité est à recentrer en fonction d’une réceptivité première à laquelle nous devons la possibilité même de l’inspiration. Définie comme « fantaisie créatrice qui multiplie imprévisiblement les images du réel50 », c’est une imagination qui ne nous appartient pas, mais qui vient s’attester dans nos vécus imageants, qui donne à la sensibilité ses images régénératrices et son inspiration.
23Plutôt que d’accorder à l’imagination, à l’instar de Kant, le rôle de restaurer la liberté du sujet face à la déstabilisation induite par la force indomptable de la Nature, il s’agit ici de comprendre son inspiration à partir des « grandes images » que la Nature lui fournit, dégageant des choses une présence plus pleine que celle que la connaissance est prête à leur reconnaître et affirmant la primauté d’un réel dont la puissance spécifique reste cachée pour autant que l’imagination n’entre pas en jeu51. C’est pourquoi, afin d’accueillir la prolifération des images de la réalité, ce n’est pas l’activité du sujet qui sera mobilisée en premier lieu, mais notre réceptivité, prête à nous éveiller à une source de sens plus grande que celle que la subjectivité peut incarner et que la subjectivité n’incarne de fait qu’en écho à cette autre puissance qui la porte et l’oriente. C’est la raison pour laquelle l’imagination est en nous l’instance aliénée par excellence, son analyse étant susceptible de nous mettre sur le chemin d’exploration de l’aliénation plus profonde que l’homme subit, faisant ressortir l’ambivalence de la perte qui hante ses réalisations :
« Si l’exotique, l’insolite, l’étrange ont tant d’attrait, c’est que nous rêvons parfois de nous égarer, et que nous ne le pouvons pas, à moins que ne soit franchie une invisible ligne au-delà de laquelle la conscience même de se perdre radicalement se perd ; aussi la conscience est-elle vouée à la ruse, sinon à la mauvaise foi […] : si elle cessait de jouer, prise au jeu, elle s’abolirait. Elle ne peut s’exercer que dans un monde qui lui soit familier ; que l’imprévisible surgisse, et elle s’évanouit52. »
24Voici donc la double contrainte qui régit l’œuvre de la connaissance, dont ne semble pouvoir nous libérer que ce que Dufrenne pense sous les espèces d’une praxis qui réveille la réciprocité au sein des antagonismes où la conscience est prise. Or, à l’instar de la connaissance, la praxis se voue à l’aliénation dès qu’elle se laisse encercler par ce qui l’incite. Au niveau où « ma praxis m’amène à me faire l’instrument de toute instrumentalité, à me rendre inerte pour agir sur l’inerte53 », la passivité se ramène à une aliénation qui bloque les potentialités de l’humain au lieu de les exalter. Pour comprendre comment cette aliénation qui étouffe les possibilités subjectives peut encore laisser « une chance pour la liberté »54, nous devons revenir aux éléments qui déplacent les positions subjectives au sein de l’expérience. Étant donné que l’imprévisible devant lequel la conscience s’évanouit y est toujours de mise, il convient d’interroger la nature de ce qui – par-delà ce que la conscience trouve immanquablement et par-delà ce dont elle ne cesse de former l’attente – fait refluer la portée de ses présomptions, l’obligeant à revoir ses prétentions et à modifier ses anticipations.
Présence et apparence
25Si la Nature se définit comme « le plein de la présence55 », comment faut-il comprendre la dissimulation et le déguisement dont elle se pare à notre intention ? Si elle n’est que plénitude de donation suspendue aux visées subjectives, qu’est-ce qui explique l’écueil parfois tragique de nos expériences du manque et de l’inadéquation ? À cette dernière, Husserl avait reconnu un caractère insurmontable au sein de la perception spatiale56, alors que la psychanalyse freudienne identifiait dans le manque le principal indice de l’épreuve de la réalité qui débouche sur la formation du moi57. Suffit-il de ramener le manque à la plénitude qu’elle désire et l’inadéquation à l’adéquation qui y est en souffrance pour comprendre la teneur véritable de ces expériences de privation ? À rebours de la direction adoptée par toute une lignée de la pensée phénoménologique qui considère l’aliénation sous les espèces de l’objectivation58, il faudrait peut-être accorder toute son importance à la thèse qui y décèle une absence d’objet, voire de monde59. Le caractère problématique du sens de l’expérience, que nous avons pu souligner chez Dufrenne – le sens étant conquis en quelque sorte en renonçant à une relation directe avec la Nature – sera alors à saisir à partir de cette aliénation par laquelle l’homme perd son monde et par laquelle il se soustrait à la possibilité même d’une corrélation. Toute la question serait dès lors de comprendre le statut du réel auquel l’exercice phénoménologique se heurte dans sa recherche de sens, ainsi que son rapport à la Nature.
26Notre hypothèse est que l’a priori dont Dufrenne a mis en évidence la dimension matérielle est solidaire d’une Nature dont le caractère réel est loin d’être élucidé. Il est important de remarquer en ce sens que chez Dufrenne le réel apparaît d’emblée comme surréel, se surplombant lui-même dans sa puissance afin de s’effectuer et se dépassant sans cesse dans la perception qui le révèle. Par le truchement d’une imagination passive, les plis obscurs de la présence s’éclairent et le vide se remplit de la promesse d’un sens plus ample. Il en est ainsi parce que l’imagination
« n’est d’abord rien d’autre qu’une façon de vivre la présence du sensible, de manifester le possible dont le réel est chargé, invisible qui s’annonce dans la profondeur du visible et lui donne sens : art parfaitement caché dans le corps, qui n’est pas artifice, mais effet ou écho de la Nature dans une nature60 ».
27Or, la réalité surabondante qu’elle fait ainsi ressortir gagne à être comprise à la lumière d’une confrontation critique de la Nature dont elle se revendique avec la matière où elle s’atteste et avec l’artifice dont l’imagination ne cesse d’être suspectée. Comme Clément Rosset l’a remarqué, la nature, la matière et l’artifice sont trois genres qui ont en commun le fait d’imposer leur règne indépendamment de l’activité humaine61. Au sein de cette triade où la matière se ramène dernièrement à un principe passif indifférent au faire de l’homme et où l’artifice découle de l’activité humaine, la nature désignerait un « tiers-état62 » hétérogène tant à l’inertie matérielle qu’aux agissements humains. Silencieuse, invisible, impensable, son inaccessibilité serait dès lors à prendre au pied de la lettre, comme stade privatif de la connaissance que nulle corrélation a priori ne saurait refléter, pour la simple raison que le règne du sens auquel elle se ramène lui reste étranger. La réalité d’avant la conscience par laquelle la nature s’annonce chez Dufrenne est inconciliable avec la position d’une Nature qui confère à l’expérience sa dernière source d’intelligibilité, le caractère a priori de notre complicité matérielle avec les choses ne pouvant pas garantir le contact avec elle. Ramenant la réalité de l’expérience à la Nature, les analyses dufrenniennes nous semblent en esquiver précisément le caractère inaccessible, contraignant et surprenant.
28Du pacte impossible que nous tâchons d’établir avec ce qui nous fuit et se dérobe à nos prises, seule l’apparence semble assurer le régime palpable. Désignant la prise partielle que nous avons sur les choses, en dessinant l’esquisse ou l’ombraison (Abschattung), l’apparence joue chez Dufrenne le rôle d’assurer en droit leur totale extériorisation, la perception bénéficiant du pouvoir de la convertir ensuite en apparition plénière de l’objet :
« Si l’objet ne s’exhibe pas tout entier, du moins annonce-t-il cette part de lui-même qu’il garde opaque, son mystère même est visible, et il n’y point en lui de ces cachettes, les seules vraies, qui ne se donnent pas comme cachettes. Même s’il se défend contre nos investigations, il n’en reste pas moins qu’en droit je puis toujours aller y voir63. »
29Aussi l’apparence ne se laisse-t-elle inquiéter chez Dufrenne par aucune différenciation interne et ne semble trembler devant aucune impuissance de la transformer en apparition. Puisqu’en elle aucune intériorité ne cherche à s’exprimer, rien ne saurait se dérober à la prise qu’elle nous offre. Quand bien même l’objet esthétique serait défini par Dufrenne comme un quasi-sujet, son apparence ne saurait nous réserver de surprise, puisque la vision détient d’emblée le pouvoir sur le vu64. L’imagination étant définie comme « puissance de visibilité65 », la variation imaginaire vient ici compléter la partialité de l’apparence pour nous en garantir l’unité et la certitude, sa profondeur étant comprise par Dufrenne plutôt comme plénitude d’un sens à venir que comme opacité de l’« en soi », reposant sur la seule persévérance du sujet dans son exposition à ce qui l’affecte66. Ainsi, la profondeur de ces expériences sensibles où l’on a l’impression de se perdre dans les méandres insaisissables de la présence ne serait-elle à chercher que dans « la présence totale du sujet à qui l’objet n’est présent que parce qu’il est lui-même présent67 ».
30Cependant, sur le plan d’une analyse du sentiment esthétique, Dufrenne reconnaît le caractère purement intellectuel de l’unité visée, l’intuition n’étant dans ce cadre nullement originaire, de même qu’il reconnaît que la profondeur de l’objet esthétique est ce qui « nous oblige à nous transformer pour le saisir68 ». Mais la motivation de cette transformation, tout comme l’aiguillon de la persévérance de l’attention qui devrait l’accompagner, ne sont point analysés au-delà d’un bouleversement de la temporalité subjective69 et de la « densité d’être » par laquelle l’objet esthétique « est nature70 ».
31Dans son Inventaire des a priori, Mikel Dufrenne est revenu sur ces analyses esthétiques en se penchant sur la nature du mouvement qui affecte la vision. Il distingue alors le mouvement des perspectives que nous avons sur les choses du mouvement réel qui les affecte directement, en tant qu’elles évoluent dans un régime de pluralité d’actions réciproques71. Ce dernier est alors rabattu sur un ordre des événements naturels que l’auteur pense par analogie avec les événements historiques. Mais accepter de penser leur indépendance quant à la perspective subjective, n’est-ce pas s’interdire de subordonner le vu au voyant ?
32C’est cette subordination tacite, que Dufrenne mobilise avec les outils du criticisme kantien, sacrifiant en quelque sorte la partialité de l’esquisse – et sa teneur d’aperception sur laquelle Husserl a toujours insisté à dessein72 – à l’unité de l’idée, qui nous semble l’autoriser à faire l’impasse sur ce qui, dans la Nature, pourrait relever d’un invisible que la vision ne saurait surmonter. Ainsi la possibilité même d’une description phénoménologique des « événements naturels » est court-circuitée, la raison en résidant peut-être dans le fait que l’on refuse de penser jusqu’à ses dernières conséquences la Nature comme un sans-fond (Abgrund), abîme où la vision pourrait se perdre pour se découvrir regardée73. Affirmer que le fond est celui qui confère sa profondeur à l’objet esthétique et à l’expérience qu’il engage74, c’est en dernière instance ramener la Nature à une forme de subsistance qui fonctionne davantage comme repère de la vision que comme puissance qui imprime aux visées subjectives leur impulsion. Cependant, l’égarement dans un horizon qu’aucune idée n’unifie n’est-il pas la condition de la véritable transformation du sujet, que Dufrenne postule comme nécessaire afin de surmonter son aliénation ? La déstabilisation de la position subjective ne devrait-elle pas être pensée radicalement, avec les outils de la phénoménologie et contre un certain kantisme auquel Dufrenne semble davantage attaché ?
33Si l’on fait l’économie de cette critique de la vision subjective, le régime même de la visibilité que l’imagination est censée garantir demeure saturé, à l’instar d’une photographie dont la saturation des couleurs ne permet plus d’apercevoir les nuances qu’assurent les flexions de la lumière. Cependant, les limites de la variation imaginaire ne renvoient pas uniquement à un invariable qui résiste et s’affirme contre toute confusion, mais aussi à une réalité de l’expérience dont la phénoménologie contemporaine a souligné le caractère radical75, dont l’ambivalence et la confusion seraient plutôt le symptôme que l’accident. Cette réalité se ramène dernièrement à une altérité qui se fait jour dans l’expérience intuitive, déstabilisant la position constituante du sujet et introduisant dans le régime de sa sensibilité une hétérogénéité insurmontable. Ainsi est-ce « l’infrastructure » intuitive76 de l’expérience décrite qui résiste à la volonté d’unification à laquelle elle est soumise, cette résistance apparaissant surtout dans les vécus imageants, pour autant qu’ils soient mis au service d’une autre eidétique que celle des essences logiques, à savoir l’eidétique toujours régionale et locale des essences sauvages, surgissant de manière imprévisible en marge de la connaissance directe du monde que nous escomptons obtenir et en détournant ses trajets préétablis.
34La manière dont la phénoménologie dufrennienne entend faire droit à cette réalité ressort avec évidence dans les analyses qu’elle consacre à l’absence comme instance aliénante. Pour cerner les mouvements qui creusent la présence, Dufrenne dresse une typologie des différentes formes d’absence auxquelles nous sommes confrontés. Il y aurait tout d’abord l’absence entendue comme distance du sujet par rapport aux objets et comme distance entre les objets. À ce titre, l’absence est la condition de la spatialisation qui travaille l’intentionnalité et que le monde reflète dans son ordre77. Néanmoins, étant donné que la distance ainsi entendue a une fonction de lien et non de discrimination, l’absence dont elle est porteuse ne saurait séparer de manière irrémédiable. C’est plutôt un élargissement de la présence qui s’opère par son biais, nous faisant constater que « ce qui se dérobe à mon regard est encore situé dans le champ de la présence78 ». Il y aurait ensuite l’absence comprise comme négation d’une attente ou comme biffage d’une visée. La déception (Enttäuschung) thématisée par Husserl pour rendre compte de l’inadéquation de la perception sensible spatialisée à son objet serait de l’ordre d’une telle absence, que Dufrenne invoque sous la figure du manque. Ce qui est attendu ne cesse de manquer, qu’il soit de l’ordre de l’appartenance, de l’accomplissement ou de la persévérance. Toutefois, ce seraient des absences qui ne sont pas nécessairement des manières de se retirer de la présence, mais de la porter à son apogée, l’exemple choisi étant celui du dormeur pour lequel rien n’est absent, puisque « c’est lui qui s’est absenté79 ». En troisième lieu, l’absence peut être comprise comme perte, que l’auteur comprend comme indisponibilité de l’objet ou bien comme nostalgie d’une plénitude originaire qui met le sujet face à son désir de s’y épanouir. Les affres du narcissisme seraient ainsi à comprendre uniquement en rapport avec une totalité dont on a été isolé, et nullement à partir d’une altérité qui pourrait se soustraire à notre prise. Nous comprenons pourquoi, en rapport avec l’absence ainsi comprise, l’apparence ne peut être envisagée que comme accidentelle, potentiant une faim de présence dont le sujet ne semble jamais pouvoir se rassasier.
35Cependant, il y a lieu de se demander si la figure la plus redoutable de l’aliénation ne serait pas à identifier dans la présence première d’une Nature à laquelle aucune aventure réelle ne nous attache, mais qui déciderait de l’orientation de nos visées subjectives. Résultant de la conjonction du possible et du réel, la nécessité que la Nature affirme au sein de l’expérience esthétique en limite la connaissance, la liberté qu’elle ouvre dans le sensible renvoyant à une contrainte qui s’impose à l’homme depuis un principe extérieur à ses intentions et à ses anticipations. Toutefois, mystérieusement, ce principe vient corroborer ces intentions, leur fournissant le repère immuable qu’elles sollicitaient. Dès lors, si une tension ne survient entre ce qui est attendu et préfiguré d’une part et le réel tel qu’il est reçu d’autre part, cette liberté est à sacrifier sur l’autel des certitudes que nous défendons contre tous les risques et contre tous les aléas auxquels l’expérience nous soumet à notre insu et malgré nous. L’exaltation du sujet solidaire de l’affirmation de la puissance de la Nature – « de ne plus s’appartenir, d’être possédé par son acte ou par la réponse qu’il reçoit du partenaire ou du monde complice – c’est-à-dire de l’autre monde présent en ce monde, non comme son autre, mais comme son fond : la Nature80 » – ne compromet-elle pas la possibilité des rencontres où l’on est susceptible de devenir, de se transformer et de se déplacer ? Et ce déplacement ne requiert-il pas une liberté quant au fond qui nous porte et auquel nous ne cessons de nous heurter, mais par rapport auquel l’imagination aménage à chaque fois des approches indirectes ?
36Ainsi, contrairement à Dufrenne pour qui « c’est sur une réciprocité première entre le moi et l’autre que la relation devient antagonistique81 », voudrions-nous mettre en avant le désaccord nécessaire pour qu’un accord s’établisse entre le sujet et le monde, désaccord qui permettrait de comprendre leur réciprocité comme une quête mutuelle, qui comporte ses risques et ses aventures, et qui ne saurait s’agencer si une perte réelle de soi et du monde n’était en jeu. Dans cette perspective, si les visées subjectives sont débordées par des images que les choses dégagent, c’est parce que leur réalité s’atteste précisément dans le décalage qui se creuse entre l’attente et la réalisation. Par ailleurs, si Nature et réalité expériencielle ne sont pas distinguées, l’accès semble clos à la voie féconde d’une critique phénoménologique de la subjectivité, que la proposition d’un a priori matériel permettait toutefois d’initier. Car la surabondance de la matérialité qui y est d’emblée supposée ne laisse plus de place à une réforme des chemins battus de l’intelligibilité, réforme à amorcer en se laissant orienter par les aspérités toujours redoutables auxquelles l’expérience intuitive nous confronte en tant qu’acteurs et en tant que témoins. Et si une des tâches incontournables de la phénoménologie était précisément de relever ces aspérités devant lesquelles l’étonnement est novice et la connaissance incertaine ?
Notes de bas de page
1 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 39.
2 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. II, op. cit., p. 485.
3 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de l’allemand par Gérard Granel, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, § 46.
4 Pour cette question voir Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal ? Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique de Husserl, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2009.
5 Cf. Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, traduit du tchèque par Erika Abrams, Paris, Verdier, 1999.
6 Mikel Dufrenne, La notion d’a priori, op. cit., p. 231.
7 Ibid., p. 227-255.
8 Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1973, p. 208.
9 Mikel Dufrenne, « Intentionnalité et esthétique », in Esthétique et philosophie, t. I, op. cit., p. 60.
10 Mikel Dufrenne, « La “sensibilité génératrice” », in ibid., p. 63.
11 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 229.
12 M. Dufrenne commente ces deux objections soulevées par P. Ricœur dans l’avant-propos de son Inventaire des a priori. Cf. Mikel Dufrenne, ibid., p. 11-13.
13 Pour cet aspect du travail de l’imagination voir notre ouvrage Apparence et réalité. Phénoménologie et psychologie de l’imagination, Hildesheim, Olms, 2012.
14 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 41.
15 Pour cette question voir Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d’Edmund Husserl face à la critique contemporaine », in De la phénoménologie, Paris, Les Éditions de Minuit, traduit de l’allemand par Didier Franck, coll. « Arguments », 1994, p. 95-175.
16 Parmi les trois auteurs mentionnés, auxquels Dufrenne se réfère explicitement, c’est de Bachelard qu’il s’est peut-être le plus facilement rapproché, pas tant dans la direction du matérialisme rationnel qu’en rapport avec les analyses de l’imagination matérielle. Les explorations bachelardiennes de la rêverie débouchent sur des questions très proches de celles privilégiées par Dufrenne. Voir nos études « Imagination, imaginaire et réalité : Bachelard phénoménologue », in Pierre Guénancia, Maryvonne Perrot et Jean-Jacques Wunenburger (dir.), Sciences, imaginaire, représentation : le bachelardisme aujourd’hui, Cahiers Gaston Bachelard, n° 12, 2012, p. 171-184, et « La dimension phénoménologique de la poétique bachelardienne », in Bachelardiana, 6, 2011, p. 109-122.
17 Jean-Claude Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2008, p. 10.
18 En plus de mettre en évidence l’extériorité de la nature à l’égard des prestations transcendantales, la majuscule a pour fonction d’insister sur son antériorité par rapport au sujet et sur son caractère énergétique. Cf. Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 164.
19 Ibid., p. 14.
20 Empédocle, Sur la nature, fragment 8.
21 Mikel Dufrenne, Jalons, op. cit., p. 24-26. Cf. également Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 209-211.
22 « La finitude est la condition sous laquelle le sujet exerce son activité, mais c’est cette activité qui le définit comme transcendantal dans la mesure où, animée par de l’a priori, elle fonde l’expérience qu’il a du monde tout en étant au monde. » Mikel Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 141.
23 Ibid., p. 134.
24 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 203.
25 Mikel Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 119.
26 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 169.
27 Voir Jan Patočka, Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, traduit du tchèque pat Erika Abrams, Dordrecht/Boston/Londres, Kluwer Academic Publishers, coll. « Phaenomenologica », 1988.
28 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 231.
29 Ibid., p. 207.
30 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 37.
31 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 208.
32 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., III, § 25, p. 103-104.
33 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 215.
34 Mikel Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 169.
35 Ibid., p. 203.
36 Edmund Husserl, De la synthèse passive, traduit de l’allemand par Bruce Bégout et Jean Kessler, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1998, p. 393.
37 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1950, p. 157.
38 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 172-173.
39 Ibid., p. 179.
40 Mikel Dufrenne, Le Poétique, op. cit., p. 211.
41 Ibid., p. 231.
42 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., § 49 et § 57, p. 213 et 250.
43 « La satisfaction prise au sublime de la nature n’est que négative […] ; il s’agit d’un sentiment en lequel l’imagination se prive elle-même de la liberté […]. Ce faisant, elle acquiert une portée et une force plus grandes que celles qu’elle a sacrifiées, mais dont le fondement lui demeure caché et plutôt que celui-ci c’est le sacrifice ou la spoliation qu’elle sent en même temps que la cause à laquelle elle est soumise. L’étonnement qui confine à l’effroi, l’horreur et le frisson sacré qui saisissent le spectateur à la vue de montagnes s’élevant jusqu’aux cieux, de gorges profondes dans lesquelles les eaux sont déchaînées […] sont une tentative à laquelle nous nous abandonnons par l’imagination, afin de sentir la force de cette même faculté pour lier le mouvement de l’âme ainsi suscité avec son repos même et pour dominer ainsi aussi bien en nous qu’en dehors de nous la nature, dans la mesure où elle peut posséder une influence sur le sentiment de notre bien-être » (ibid., § 29, p. 153).
44 Ibid.
45 Ibid., § 28, p. 142.
46 Mikel Dufrenne, La notion d’a priori, op. cit., p. 41.
47 Ibid.
48 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 167.
49 Ibid., p. 270.
50 Ibid., p. 167.
51 « C’est toujours à travers l’imaginaire que nous allons au réel » (ibid.).
52 Mikel Dufrenne, Pour l’homme, op. cit., p. 133.
53 Ibid., p. 142.
54 Ibid., p. 137.
55 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 226.
56 Voir en ce sens Edmund Husserl, Idées directrices pour une philosophie et une phénoménologie pure, op. cit., § 133 et § 138, p. 447 et 465.
57 Cf. Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot et Rivages, 2001.
58 Pour cette direction, voir Michel Henry, Marx, Paris, Gallimard, 1976.
59 Cf. Franck Fischback, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2009, et La privation de monde. Temps, espace, capital, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2011.
60 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 272.
61 Cf. Clément Rosset, L’anti-nature, Paris, PUF, 1973, p. 11.
62 Ibid.
63 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. II, op. cit., p. 473-474.
64 « L’apparence me renvoie à la chose, mais la chose est encore apparence, et le progrès de la connaissance ne consiste qu’à découvrir de nouvelles apparences, éclairant l’apparence par l’apparence, l’idée à cet égard n’étant rien d’autre que la systématisation des apparences permettant la substitution d’une apparence claire à une apparence confuse » (ibid., p. 476).
65 Ibid., p. 436.
66 Ibid., p. 493.
67 Ibid., p. 501.
68 Ibid., p. 493.
69 Ibid., p. 496-497.
70 Ibid., p. 510-511.
71 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 171-174.
72 Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., § 50, et Idées directrices pour une phénoménologie pure, op. cit., § 150, p. 506.
73 Cf. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1992.
74 Mikel Dufrenne, « La profondeur comme dimension de l’objet esthétique », in Esthétique et philosophie, t. III, op. cit., p. 140-146.
75 Voir en ce sens László Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2005.
76 Pour cette question voir Trân Ðuć Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris/ Londres/New York, Gordon & Breach, 1971.
77 « La distance est donnée dans la perception comme propriété des choses. » Mikel Dufrenne, « Pour une philosophie non théologique », in Le Poétique, op. cit., p. 44.
78 Ibid., p. 45.
79 Ibid., p. 46.
80 Ibid., p. 48.
81 Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori, op. cit., p. 143.
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