Faveur, réflexion, sens commun
L’expérience esthétique selon Mikel Dufrenne
p. 121-139
Texte intégral
1Nous envisagerons ici la Phénoménologie de l’expérience esthétique de Mikel Dufrenne, sous l’angle de ses affinités avec la « Critique de la faculté de juger esthétique » de Kant. Loin de présenter l’œuvre de Dufrenne dans tous ses enjeux, nous soulignerons une certaine complémentarité de ces textes. Une fois la spécificité de l’expérience esthétique cernée, sous le couvert du jugement de goût pur, chez Kant, la phénoménologie telle que la pratique Dufrenne vient enrichir la description de cette expérience et en préciser les conditions de possibilité mises au jour par Kant. Même de ce point de vue, notre présentation ne prétend à aucune exhaustivité : les thèmes kantiens de la faveur, de la réflexion ou du jeu des facultés et du sens commun constituent la trame de notre propos. En termes plus conformes à l’expression de Dufrenne : l’ouverture du spectateur à l’œuvre, l’interaction de la réflexion et du sentiment, la constitution du public et l’appel au sens de l’humain1.
La description
Faveur et sens commun : la réponse à l’œuvre et l’extension universelle du public
2La faveur kantienne dit la connivence profonde et immédiate de l’objet et du sujet de l’expérience esthétique. Le regard libre et désintéressé sur la chose belle lui permet d’apparaître en et pour elle-même, librement. Le beau a ce pouvoir d’interpeller le regard pur qui lui fera droit, parce qu’il s’adresse à nous dépouillé de tous les masques ordinaires, nous libérant ainsi des préoccupations cognitives et des intérêts de tous ordres. Libres l’un et l’autre, le sujet et l’objet se rencontrent dans l’immédiateté d’un face-à-face d’où jaillissent le sens et le plaisir pris à ce sens gracieusement offert. La Phénoménologie de l’expérience esthétique rend compte de l’harmonie vécue dans l’expérience esthétique et de la réciprocité de la relation qui s’y instaure.
3De l’œuvre, Dufrenne écrit que « c’est sa vocation de se transcender vers l’objet esthétique en lequel seul elle atteint, avec sa consécration, la plénitude de son être2 », plénitude qu’elle ne peut atteindre qu’en étant perçue pour elle-même : « ce n’est que lorsque le spectateur décide d’être tout à l’œuvre, selon une perception qui se résout à n’être que perception, que l’œuvre lui apparaît comme objet esthétique, car l’objet esthétique n’est rien d’autre que l’œuvre d’art perçue pour elle-même3 ».
4La réciprocité est fondamentale dans cette relation. C’est à cette perception seule – elle est « souveraine » et « décide de ce qui appartient au spectacle »4 – que l’œuvre se livre comme ce qu’elle est destinée à être ; cette perception achève l’œuvre : « la fin d’une œuvre est la perception esthétique5 ». Si la perception conditionne l’avènement de l’objet esthétique6, c’est en se donnant à l’objet : « je suis devant l’objet esthétique aussitôt que je suis à lui7 ». Si je suis indispensable à l’avènement du « sensible dans sa gloire8 », c’est dans la mesure où « je suis venu pour m’ouvrir à l’œuvre9 », « je n’interroge plus, j’attends : j’écoute et je regarde », à cette condition, et en retour, « le sens me sera donné par surcroît10 ». L’objet esthétique requiert le regard qui le fait advenir. Au prix de cette vigilance et de ce respect, le sens surgit de la rencontre, sens « immanent au sensible11 ». Ce sens est « le visage même que le sensible tourne vers moi12 ». C’est un sens qui se livre dans le sensible et à la perception. Le sensible, dans l’expérience esthétique, « se dit en quelque sorte lui-même par la rigueur de son développement13 », il se dit à moi, spectateur, si « je suis à lui », c’est-à-dire à condition que l’objet esthétique me soit présent – pleinement – et que je lui sois présent – pleinement – comme pur spectateur. Désintéressé, disait Kant, est ce regard de faveur, auquel s’offre l’objet dans sa pureté, débarrassé du carcan du concept que lui impose nos visées cognitives, comme de nos visées utilitaires, consommatrices ou même morales qui l’empêchent d’apparaître à partir de lui-même.
5Dans cette rencontre le sens de l’œuvre qui surgit est sens pour moi, c’est à partir de cette rencontre et par la réciprocité de la relation qui s’instaure – je fais être l’objet esthétique et il se fait sens pour moi dans le pur sensible qu’il est – qu’il y a un sujet et un objet esthétiques, une expérience esthétique comme sens et harmonie gratuite.
6La réciprocité de la rencontre est mise en évidence dans la description par Dufrenne de la relation de l’œuvre à son public. Il envisage « ce que l’œuvre attend du spectateur » et en retour « ce que l’œuvre apporte au spectateur ».
7Si l’œuvre a besoin de spectateurs, c’est que son être est « exigence d’apparaître14 » ; si elle est « pour nous15 » et attend du spectateur qu’il soit présent à elle, si elle exige de lui docilité et fidélité16, c’est que « c’est par le spectateur qu’elle trouve sa pleine réalité17 », et que l’objet esthétique exige « d’être attesté par une perception », mais aussi de « se situer au carrefour d’une pluralité de perceptions18 ». C’est « sa consécration et son achèvement » que l’œuvre attend du public. Il vient accomplir 1’œuvre dans son être. L’objet esthétique a besoin du spectateur, car « le sensible est l’acte commun du sentant et du senti » : l’objet esthétique n’est ce qu’il est « que par qui et pour qui [le] perçoit19 ».
8Ce rôle du spectateur est double : il est exécutant et témoin. En retour, l’œuvre offre au spectateur le goût, qu’elle contribue à former, et la constitution d’un public, où le spectateur s’inscrit comme membre d’une communauté humaine. La primauté de la rencontre sur les termes de cette relation s’atteste ainsi dans la réciprocité même du lien, dans le don libre et mutuel de soi : l’objet esthétique « attend du public » « son accomplissement », mais en retour « le public attend de l’œuvre sa promotion à l’humanité20 ». À même la faveur c’est d’un sens commun en droit universel qu’il y va.
9L’œuvre requiert l’exécution et donc des exécutants – non seulement des interprètes (le pianiste, le chanteur, etc., ou encore simplement l’artiste qui, littéralement, la met au monde), mais aussi des spectateurs parce qu’elle ne réalise son être qu’en devenant le « corrélat de l’expérience esthétique21 ». Le cercle de l’objet et de l’expérience esthétiques, la phénoménologie l’exprime par la notion d’intentionnalité et le décrit comme « solidarité de la noèse et du noème22 ». Cette solidarité du sentant et du senti atteste « qu’entre la chose et qui la perçoit il y a une entente préalable antérieure à tout logos23 ». Mais elle l’atteste mieux encore dans la perception esthétique, parce que l’œuvre exige « une perception qui lui fasse pleinement crédit », et que cette perception « est la perception par excellence, la perception pure, qui n’a d’autre fin que son propre objet au lieu de se résoudre dans l’acte24 ». Si l’œuvre doit être exécutée, c’est qu’elle doit devenir objet esthétique et ne le peut sans le déploiement du « libre jeu du sensible » que met en œuvre l’exécution25, mais ce déploiement est vain sans le spectateur à qui il est offert : « l’être de l’œuvre d’art ne se livre qu’avec sa présence sensible qui me permet de l’appréhender comme objet esthétique26 ». « Autrement dit, la perception est irremplaçable27 », « si l’œuvre d’art veut apparaître, c’est à moi […]. L’exécution a lieu devant un spectateur qui y participe28 ». Le spectateur est requis comme exécutant. Comme tel, il lui revient, comme à l’acteur (l’exécutant au sens strict), de « rendre hommage » à l’œuvre par sa « docilité29 ». Mais si la docilité de l’interprète est active et se soumet à l’exigence de l’œuvre pour l’incarner, celle du spectateur se fait pure « saisie » de l’œuvre, sa participation à l’exécution est faite d’attention. Et cette attention est tout de suite celle d’une pluralité de spectateurs : le public fait à l’œuvre « la toile de fond d’un vrai silence, d’un silence humain chargé d’attention » et « cette attention, en se répercutant de conscience en conscience, crée le climat le plus favorable à la perception esthétique30 ». Le public requis par l’exécution de l’œuvre est ainsi le lieu d’une communion « aimantée par un objet souverain qui est l’objet esthétique » : l’œuvre rassemble autour d’elle. Mais l’émotion reste au sein du public « une qualité de l’attention » – elle ne devient jamais passionnée31. En outre, cette attention est telle qu’en « composant en l’homme la forme apaisée et souveraine du spectateur [elle] l’invite à être lui-même et non à s’aliéner32 ». Le public nécessaire à l’exécution de l’œuvre n’est ni foule émotive ni « communion massive », il est « l’accord d’une multiplicité d’admirations particulières » ; le spectateur est dans le public sans être perdu dans la masse, sans renoncer à sa singularité propre : « c’est à être lui-même que le public l’invite et le prépare33 ». Le public est fait de spectateurs singuliers autonomes.
10Mais si l’œuvre exige du spectateur qu’il contribue à son exécution, c’est qu’elle le veut pour témoin : il doit la reconnaître comme objet esthétique. Ce faisant, « l’homme n’apporte rien à l’œuvre sinon sa consécration34 ». Comme témoin, le spectateur se doit d’être « impartial et lucide » tout en étant « d’intelligence » avec l’œuvre, s’en faisant le « complice ». La position du spectateur est ainsi ambiguë, il est à la fois en relation externe et interne à l’objet esthétique. Interne, parce qu’il participe à l’exécution, c’est-à-dire qu’il est partie prenante dans son entrée en présence, et parce qu’il se fait, comme témoin, un « complice plutôt qu’un juge35 ». Externe, parce que, comme témoin encore, il prend ses distances, se veut lucide et impartial. Mais le témoin ne peut se contenter d’être « un appareil enregistreur » dont l’œuvre requerrait et dirigerait l’intervention36. « Il lui faut pénétrer dans l’intimité de l’œuvre » jusqu’à ce qu’il y ait véritablement « possession réciproque ». Si « au concert, je suis en face de l’orchestre » – comme témoin désengagé –, « je suis dans la symphonie » également, et « la symphonie est en moi37 ». La conscience s’ouvre et se laisse posséder, le spectateur entre « dans l’œuvre même » et va jusqu’à « coïncider avec l’objet », il se « laisse mouvoir par lui38 ». Le spectateur pénètre dans le monde de l’œuvre. Ce monde, Dufrenne le rapportera à l’expression : monde exprimé par l’œuvre en tant que quasi-sujet, et qui s’adresse essentiellement au sentiment. Dans ce monde qu’ouvre l’œuvre, le spectateur se fait « homme nouveau » sans pourtant être actif en ce monde : « en me désintéressant du monde naturel que j’ai quitté, j’ai perdu le pouvoir d’être intéressé dans le monde esthétique : je suis dedans, mais pour le contempler, et c’est tout ce que l’œuvre attend de moi : que je me situe en elle et la connaisse du dedans39 ».
11La réciprocité de la relation est profonde : ce n’est pas seulement que l’œuvre a besoin du spectateur pour achever son être, c’est aussi que par l’œuvre et en s’ouvrant à elle, le spectateur advient à lui-même comme sujet esthétique, témoin contemplatif et désintéressé : « être témoin, c’est s’interdire de ne rien ajouter à l’œuvre40 » et si « nous découvrons toujours dans l’œuvre ce que nous sommes », « c’est elle qui nous éveille à nous-mêmes41 ».
12Mais l’œuvre n’apporte pas seulement au spectateur d’être à un monde nouveau, d’y être comme témoin et juge impliqué – ce qui indique combien cette « connaissance du dedans » dont parle Dufrenne a peu à voir avec la connaissance objective et conceptuelle du spectateur impartial de la cognition objective : l’œuvre « forme le goût », elle apprend au spectateur à juger selon le goût, non selon ses goûts ; elle éveille en lui « le sentiment qui s’éveille lorsqu’on renonce à tout sentiment, à tout retour sur soi, pour être à l’objet : quand la subjectivité est sublimée42 ». Nous sommes au cœur du désintéressement kantien43 : « Avoir du goût, c’est être capable de jugement au-delà des préjugés et des partis pris. Ce jugement est capable d’universalité, comme Kant l’a vu. » Et si le jugement est universel, c’est, comme chez Kant, parce qu’il est désintéressé, « parce qu’il ne requiert de moi que mon attention à l’objet et non une décision : c’est l’œuvre même qui comparaît et qui se juge elle-même44 ».
13C’est ici l’une des rares références de Dufrenne au sens commun kantien, la notion, littéralement, n’étant pas évoquée. Il convient de s’y attarder : « bien juger, c’est donc s’abstenir de juger dans la mesure où le jugement est préjugé et arbitraire ; c’est préférer le préférable seulement parce qu’il se manifeste comme tel, sans formuler une préférence, ou en s’efforçant de laisser ses préférences de côté45 ». « C’est ainsi que l’œuvre d’art forme le goût ; par sa présence même […], elle discipline les passions, impose l’ordre et la mesure, rend l’âme disponible dans un corps apaisé. Mais davantage, elle réprime ce qu’il y a de particulier (soit d’empirique, d’historiquement déterminé, soit de capricieux) dans la subjectivité ; plus exactement, elle convertit le particulier en universel, elle impose au témoin d’être exemplaire46. » En formant ainsi le goût, l’œuvre fait que « le témoin se hausse à ce qu’il y a d’universel dans l’humain47 », mais la nature même du public qu’elle constitue de la sorte montre que le témoin n’en abandonne pas pour autant sa singularité propre et qu’il demeure dans ce public « cette subjectivité qui, pour être pleinement subjectivité, ne peut être que singulière, à laquelle se réfère l’apparaître, par laquelle et pour laquelle cet apparaître est signifiant48 ».
14En effet, « même solitaire, [le témoin] n’est pas seul », par l’attention pure à laquelle l’œuvre l’appelle, il se hausse à l’universel, à l’humain, pour « rendre justice » à l’œuvre49. Le public auquel appartient ce témoin « tend à figurer l’universalité qui est déjà celle du témoin solitaire : il est la multiplication indéfinie du témoin parce que le témoin est indéfiniment multipliable, s’étant fait le semblable de tout homme en dépassant sa particularité50 ». Mais si « l’émotion esthétique veut se communiquer », si le jugement du témoin, par « un souci de sécurité », en appelle à des « répondants » (puisqu’il se veut, comme Kant l’indiquait, exemplaire), c’est pourtant plus essentiellement l’œuvre « qui veut et qui suscite ce public51 ». Et ce, parce que l’œuvre exige d’être objet esthétique et « que l’objet esthétique gagne en être à cette pluralité d’interprétations qui s’attachent à lui : il s’enrichit à mesure que l’œuvre trouve un public plus vaste et une signification plus nombreuse52 ». Ceci implique que, dans ce public, le témoin se hausse à l’universalité sans gommer toutes les différences individuelles ; ce n’est pas d’un public uniforme et homogène, unanime et impersonnel que l’œuvre a besoin : elle en appelle à un public pluriel. La constitution du public par l’œuvre est « affirmation immédiate d’un nous53 », mais ce n’est ni le nous de la relation entre un toi et un moi que répéterait indéfiniment l’universalité du public – « le procès dialectique de la reconnaissance ne s’engage pas54 » –, ni le nous d’une « conscience collective55 », c’est le nous d’« une communauté réelle, fondée […] sur l’objectivité éminente de l’œuvre ». Le public de l’œuvre est groupe social au sens où « le groupe implique en tant que social un système de sentiments, de pensées ou d’actes auquel l’individu ait conscience d’adhérer comme en se soumettant à une norme extérieure56 ».
15La norme est à la fois implicite et pleinement présente, extérieure et intériorisée. Elle est présente, car c’est l’œuvre qui la donne, elle est extérieure par là même, parce que l’œuvre s’impose comme une objectivité irréductible. Mais l’œuvre n’est objet esthétique que par moi, qui y pénètre et la fais mienne en même temps que je me laisse envahir par elle, submerger, fasciner ; aussi la norme est-elle aussi bien intériorisée, profondément en moi. Mais parce que cette objectivité de l’œuvre n’est pas conceptualisable, la norme qu’elle impose n’est jamais dite, elle est proprement informulable et toujours implicite. S’il est vrai que pour « rejoindre directement les autres dans la communauté esthétique » le spectateur « transcende sa singularité57 », ce n’est ni en se faisant sujet connaissant (il ne rejoindrait alors les autres qu’à travers une conceptualisation, et non directement, et sur le mode sensible) ni en renonçant à toute singularité. « L’objet esthétique rassemble les hommes sur un plan supérieur où sans cesser d’être individualisés, ils se sentent solidaires58. » La singularité individuelle est surmontée, en ce sens que la contemplation esthétique « comporte au moins une allusion à l’autre comme à mon égal, parce que je me sens porté par lui, approuvé par lui et en un sens responsable de lui ». Et c’est en quoi « la contemplation esthétique est un acte social par essence » ; « cette exigence de réciprocité que comporte l’admiration esthétique […] est un des sens de l’universalité formelle du jugement de goût selon Kant59 ». L’œuvre suscite ainsi « la sociabilité esthétique », mais, selon les termes que Dufrenne emprunte à Scheler, le public qu’elle constitue « n’est pas une “société” parce qu’il n’est point lié par quelque contrat et n’engage point des intérêts60 », il atteste d’une « solidarité spirituelle ». C’est en quoi, dit Dufrenne, le public « n’est peut-être qu’une forme dégradée, mais une forme tout de même » du « cosmos des personnes spirituelles ». C’est en quoi aussi, « chez Kant l’universalité du jugement de goût symbolise la réalité d’une république des fins, en attestant la parenté spirituelle des êtres raisonnables ». De là vient « la signification humaniste de l’expérience esthétique61 ». Mais « la cohésion du groupe est précaire62 » parce qu’elle repose sur « l’objectivité éminente de l’œuvre » et que cette objectivité n’est pas thématisable, ni la norme qu’elle impose : « si l’œuvre n’est œuvre que contemplée, elle ne suscite pas des normes qui requièrent et règlent une activité déterminée63 ». La norme jamais dite laisse les spectateurs libres. Fragile, le public a, par ailleurs, une extension « indéfinie ». Il « tend vers l’humanité64 ».
16Ainsi Dufrenne décrit-il le désintéressement ou la faveur kantienne, dans son lien à l’autonomie du spectateur singulier, néanmoins pris dans un public pluriel dont l’extension tend à l’humanité entière. De ce spectateur Kant disait qu’il se met à la place de tout autre pour juger et du goût qu’il juge de l’universelle communicabilité des sentiments.
Le jeu des facultés, la finalité sans fin et le sensus communis
17Seules les analyses que propose Dufrenne en se plaçant « au point de vue du perceptum65 » ont retenu l’attention. Une seconde approche menée cette fois à partir du point de vue du percipiens vient compléter la description. La phénoménologie tente ici encore d’assumer l’intuition de Kant, et les notions de jeu des facultés, de finalité sans fin et de sens commun en sont nouvellement éclairées.
18Notre perspective impose de souligner en ceci le rôle fondamental reconnu, dans l’expérience esthétique, à l’imagination transcendantale, mais aussi à la réflexion en un sens explicitement inspiré du jugement réfléchissant kantien. Cette réflexion prépare au sentiment, point culminant de l’expérience, laquelle s’inscrit dans un jeu de renvois entre cette réflexion qualifiée de sympathique et le sentiment qui la couronne.
19L’imagination transcendantale est « la possibilité d’un regard dont le spectacle soit le corrélat ; ce qui suppose à la fois une ouverture et un recul ». Le recul doit « [rompre] la totalité formée par l’objet et le sujet » et « [accomplir] le mouvement, caractéristique d’un pour-soi et constitutif d’une intentionnalité, par quoi une conscience s’oppose un objet ». Et ce recul « creuse un vide », une ouverture, « qui est l’a priori de la sensibilité, où l’objet pourra prendre forme66 ». Ce recul et cette ouverture sont rendus possibles par « la temporalité67 ». « C’est avec le surgissement de l’espace et du temps que se produit l’avènement de la représentation » que Dufrenne, « conformément à Kant, et selon la leçon de Heidegger », fait relever de l’imagination transcendantale68. Dans ce travail, elle est relayée par l’imagination empirique qui « convertit l’apparence en objet ». « Transcendantalement, l’imagination fait qu’il y a un donné, empiriquement, que ce donné a un sens parce qu’il est enrichi de possibles69. »
20Imaginations transcendantale et empirique œuvrent à l’unisson dans la perception : transcendantale, l’imagination permet que surgisse un donné non « plus vécu, mais contemplé » ; empirique, elle lui fait retrouver « sur le plan même de la représentation, quelque chose de l’épaisseur et de la chaleur de la présence70 ».
21Cependant l’imagination tient une place moins importante dans la perception esthétique que dans la perception ordinaire. Elle y remplit sa fonction transcendantale, car « l’objet esthétique plus que tout autre doit devenir pour nous spectacle », doit être mis à distance71. En revanche, « il semble que l’imagination empirique, qui complète et anime la perception ordinaire, soit plutôt réprimée que suscitée par la perception esthétique, et qu’ainsi ses écarts y soient évités72 ». L’imagination intervient dans son « pouvoir de recul qui n’appartient pas aux sens comme tels73 » pour créer ce détachement qui suspend l’action sans priver l’objet de notre sympathie. Mais la perception esthétique s’abstient de recourir à l’imagination pour gonfler le donné de possibles, car « le spectacle donné par l’objet esthétique se suffit à lui-même et n’a pas besoin d’être corsé74 ».
22Sur la réflexion, Dufrenne suit le chemin indiqué par Kant qui, écrit-il, « suggère deux thèmes importants et qui vont nous mener au seuil du sentiment : d’une part que devant l’objet nous pouvons nous engager plus profondément que lorsque s’exerce le jugement déterminant ; d’autre part, qu’est possible alors une communion avec l’objet, plus profonde que dans l’activité constituante75 ». Dans le jugement réfléchissant, je ne pose qu’un « comme si », « une objectivité dont je ne puis ignorer qu’elle est frappée de subjectivité ». « Ma législation n’est plus qu’un vœu » et « j’attends de la nature qu’elle l’exauce76 ». En termes kantiens, je ne dispose pas ici d’une législation a priori de la nature, mais seulement d’une règle que la faculté de juger se donne à elle-même pour penser la nature. C’est dire que la réflexion m’engage davantage car j’y suis « sujet concret aux prises avec un monde réel, si bien que la compréhension est comme une victoire personnelle », alors que dans le jugement déterminant je ne suis que « comme naturant impersonnel77 ». La relation à l’objet est « plus intime » dans la réflexion et « cette affinité qui se manifeste entre la nature et moi n’est pas seulement comprise par la réflexion, elle est éprouvée, particulièrement dans l’expérience esthétique, dans une sorte de communion entre l’objet et moi78 ». C’est parce qu’elle s’éprouve dans cette communion que la réflexion conduit au sentiment. Cette affinité et cette communion éprouvée ne sont rien d’autre que ce que Kant appelle la finalité sans fin et le plaisir qu’on ressent à sa découverte, cette convenance sans accord déterminé, qui me plaît sans venir satisfaire aucun de mes désirs.
23Cette réflexion mise en évidence par Kant mène au sentiment dans lequel culmine l’expérience esthétique. Ce sentiment « n’est pas émotion, il est connaissance », connaissance non réfléchie qui est « disponibilité pour accueillir l’affectif » et « engagement à l’égard du monde par quoi il n’est ni pensé, ni agi mais précisément senti ». « Cet engagement suppose un certain mode d’être du sujet, nous dirions volontiers un sens » et « le sentiment a une fonction noétique : il révèle un monde », il « est pur parce qu’il est pouvoir d’accueil, sensibilité à un certain monde, aptitude à le percevoir79 ». Ce que saisit le sentiment, ce à quoi il répond et s’accorde, c’est l’expression. Et l’expression appartient à « un sujet ou un quasi-sujet ». Le sentiment répond, avant tout, à quelqu’un qui « fait signe80 ». L’expression suppose « une volonté de s’exprimer et de communiquer », elle est « pouvoir d’émettre des signes et de s’extérioriser » et parce que « le pour-soi n’existe qu’en s’extériorisant », « l’expression nous révèle parce qu’elle nous fait être ce que nous exprimons81 ». Le sentiment est donc réponse d’une intériorité à une intériorité qui s’extériorise, n’étant elle-même que par là.
24Mais si le sentiment est ce en quoi culmine l’expérience esthétique, il demeure lié à la réflexion. L’objet, dans la perception esthétique, « sollicite la réflexion, et d’autant plus vivement qu’il est fait pour nous, qu’il est un signe par lequel quelqu’un cherche à me dire quelque chose82 ». La réflexion peut porter sur « la structure de l’objet esthétique » et rester « proche de l’activité constituante », elle est alors critique et « substitue à la perception de l’ensemble une perception analytique83 ». On pourrait dire que cette réflexion cherche à savoir comment et de quoi l’objet est fait, qu’elle reste à sa surface. Elle n’est pas caractéristique de la perception esthétique, mais elle lui est cependant utile, car elle éclaire l’objet perçu et fait qu’il « [cesse] d’être une totalité confuse où je me perds ». Comme, par ailleurs, le sens de l’objet esthétique est « immanent » au signe, « l’analyse du signe donne accès au sens84 ». Cependant, la réflexion ne peut en rester là et se contenter de « toujours considérer la structure uniquement comme structure85 », car par delà la forme de l’œuvre, c’est son sens qui appelle la réflexion, c’est son expression qui nous interroge. « La recherche est ici sans fin » et le conceptuel devra finir par céder la place au sentiment, mais « l’on ne s’y engage vraiment qu’après avoir traversé l’épreuve de la réflexion » parce que « l’œuvre d’art provoque aussi l’intelligence86 », même si l’entreprise de saisie intellectuelle de son sens est vouée à l’échec et destinée à se dépasser « puisque ce que dit l’œuvre ne peut être dit autrement que par elle87 ». Aussi la réflexion critique « neutralise[-t-elle] l’expérience esthétique : ce qu’il y a d’immédiat a été brisé, et proprement le charme est rompu88 ». C’est donc une autre réflexion que requiert l’œuvre. Elle demande « une réflexion qui adhère », « où d’abord j’adopte une nouvelle attitude ». On a dit, rappelle Dufrenne, que le jugement réfléchissant « nous mettait en question », car « nous nous tenons pour engagés par notre réflexion89 ». Cette réflexion « dépend alors de ce que je suis », par elle et en elle « je me soumets à l’œuvre au lieu de la soumettre à moi, je la laisse déposer son sens en moi90 ». Bref, cette réflexion reconnaît qu’elle n’a pas affaire à une simple chose mais à une chose qui exprime, qui cherche à me parler, « une chose spontanément et directement signifiante, même si je ne puis cerner cette signification : un quasi-sujet91 ». Concernée par l’expression comme telle, cette « réflexion sympathique » débouchera sur le sentiment, saisie de cette expression. Ce qui caractérise cette réflexion est le changement d’attitude par lequel j’interroge bien toujours la même chose, mais cette fois de manière telle que « tout ce que je dis de l’œuvre, je le dis en essayant de lui être fidèle, en cherchant en elle la raison de ce qu’elle est92 ». Cette réflexion ne cherche plus à rendre compte de l’œuvre en se référant à quoi que ce soit d’extérieur à elle, elle ne « décolle » plus de l’œuvre pour l’expliquer mais y reste ancrée. Comprendre l’œuvre, c’est la comprendre du dedans, en la saisissant dans sa nécessité interne. Mais cela n’est possible que « par la participation, c’est-à-dire à condition que nous nous identifiions assez à l’objet pour retrouver en nous ce mouvement par lequel il est lui-même93 ». La réflexion n’est plus alors « qu’une attention fidèle et passionnée, […] grâce à quoi l’objet s’éclaire parce qu’il devient familier, et ma connaissance s’approfondit parce qu’elle s’incorpore plus profondément à moi94 ». On voit bien dès lors que cette réflexion s’achève et culmine dans le sentiment, parce que comme réflexion, elle « doit consentir à son terme ». Elle consiste à « s’assurer que [l’œuvre] ne peut être autre qu’elle est » et « cette assurance ne peut nous pénétrer que si nous sommes pénétrés de l’œuvre », si la nécessité de l’œuvre s’éprouve « en moi95 ». La réflexion qui pense cette nécessité de l’œuvre ne peut que constater le « caractère inépuisable » qu’elle lui confère et le reconnaître « incomparable96 ». Incomparable parce que l’œuvre est inépuisable, non pas seulement comme l’est tout objet perçu, ni par ses « déterminations ontiques » de chose du monde97, mais « par sa profondeur » et c’est cet inépuisable qu’on approche en reconnaissant « la multiplicité des interprétations possibles » qui « atteste la richesse de l’objet98 ». Approchant la profondeur de l’objet esthétique, la réflexion prépare le sentiment en même temps qu’elle reconnaît ses propres limites : l’objet lui échappe toujours.
25Mais si « la réflexion qui s’épuise à connaître un objet inépuisable vire au sentiment99 », le sentiment a lui aussi ses limites, il « risque toujours de se perdre dans son objet, de revenir à l’immédiat de la présence100 ». Aussi l’attitude esthétique est-elle bien plutôt une « oscillation perpétuelle » entre la réflexion et le sentiment qu’une sorte d’ascension de la présence à la représentation et de la réflexion au sentiment. Car cette attitude doit écarter les défauts contraires et de la réflexion – qui, parce qu’elle suppose toujours la distance instaurée par la représentation, ne peut jamais rejoindre vraiment son objet – et du sentiment qui, sans la réflexion, risque de retomber dans l’immédiateté du vécu.
26La perception esthétique culmine dans le sentiment sans y trouver son terme, elle ne peut « se passer de la réflexion ; elle se situe à l’interférence des deux101 ». « La réflexion prépare le sentiment puis elle l’éclaire ; et inversement le sentiment en appelle d’abord à la réflexion, puis la dirige102. » Mais la réflexion que dirige le sentiment n’est plus critique, elle est la réflexion sympathique qui « s’efforce […] de monnayer ce qui est donné en bloc dans le sentiment ». L’objet esthétique lui-même sollicite ce jeu de renvois entre la réflexion et le sentiment. Il adresse un défi à l’intelligence, mais il s’adresse, par sa profondeur, à notre être profond. Le sentiment qu’il appelle suppose et repose sur la réflexion, la réflexion qui succède au sentiment est enrichie par lui – il « la ramène à l’objet dont elle est tentée de se distraire103 » – et tente de le dire104.
27Le jeu des facultés de connaître est sans fin et tend à se perpétuer, Kant le notait. On pourrait dire que dans la troisième Critique, il s’agit au sein du jeu des facultés intellectuelles d’aller d’une réflexion qui se reconnaît dépassée par un objet inépuisable, à une réflexion sur le plaisir qu’il nous procure, réflexion qui en chercherait la norme, chercherait à justifier le sentiment, comme dit Dufrenne. Plus précisément, tout se passe, chez Kant, comme si la réflexion qui cherche à connaître l’objet reconnaissait aussitôt l’objet comme inaccessible au connaître. Dès lors, les facultés intellectuelles se mettent à jouer librement plutôt qu’à travailler selon les règles qui président à la formulation d’un jugement déterminant. Or ce jeu libre est immédiatement plaisant, dans sa liberté même, dans la reconnaissance de la convenance de l’objet relativement à cette liberté. Mais c’est parce que ce qui est de l’ordre du senti, le plaisir, se réfléchit comme communicable, immédiatement partageable – en droit au moins – qu’il plaît et c’est alors qu’il est pleinement esthétique. Cet entrelacement étroit de l’ordre intellectuel et de l’ordre senti, Dufrenne le décrit longuement. Et le rôle de l’imagination est ici comme là essentiel.
La question transcendantale
28Comme Kant, Dufrenne part en quête des a priori de l’expérience esthétique. Ceux qu’elle « met en jeu dans ce qui est son moment le plus haut et le plus signifiant, c’est-à-dire la lecture que le sentiment fait de l’expression105 ». Ces « a priori de l’affectivité » que Dufrenne tente de mettre au jour sont « les conditions sous lesquelles un monde peut être senti106 ». Autrement dit, « ce qui fait fonction d’a priori, c’est ce que le sentiment éprouve sur l’objet : une certaine qualité affective qui est au principe du monde de l’objet ». Mais il faut ajouter aussitôt que cet a priori de l’expérience esthétique, cette qualité affective, est aussi ce qui « constitue l’objet esthétique107 ».
*
29Deux aspects de la démarche nous retiendront.
30Tout d’abord, il conviendrait de nuancer les affirmations de Dufrenne lorsqu’il présente sa tentative de repérage d’un a priori du sentiment comme ce qui sépare sa démarche de celle de Kant : « C’est ici, prévient-il, que nous nous éloignons de Kant » ; celui-ci n’aurait « conçu la relation à l’objet que sous les espèces de la connaissance » et n’aurait ainsi invoqué des a priori que « pour fonder la valeur objective de la connaissance108 ». C’est sans doute vrai si l’on s’en tient à la Critique de la raison pure, mais si l’on prend en compte l’a priori que découvre la « Critique de la faculté de juger esthétique », il semble qu’on ne puisse plus affirmer que Kant « nous accule à un dilemme : ou bien nos pensées ne se rapportent qu’à nous-mêmes et leur subjectivité les disqualifie […], ou bien nos pensées sont attribuées à l’objet, et alors elles sont des connaissances comme les jugements d’expérience auxquels la subsomption sous un concept de l’entendement pur confère nécessité et universalité109 ». Le sens commun, comme faculté de juger a priori de la communicabilité des sentiments, nous semble au contraire interdire d’adresser à Kant ce reproche, parce qu’il introduit chez lui quelque chose de similaire à cette suggestion que Dufrenne lui oppose : « Mais peut-être y a-t-il une façon pour une pensée de se rapporter au sujet tout en se rapportant à l’objet, d’être subjective sans manquer à l’objectivité, de penser un objet sans exiler le sujet, à quoi répondrait un objet lui-même à la fois subjectif et objectif, comme précisément nous l’avons dit du monde de l’œuvre110. » C’est précisément ce que suggèrent la faveur et la découverte du goût comme sens commun. S’il est vrai qu’il y a une distance entre un jugement purement subjectif et un jugement sur l’œuvre et que cette distance est « la différence entre un jugement qui explicite une représentation et un jugement qui explicite un sentiment111 », comment ne pas voir que le jugement esthétique kantien est cela même qui « explicite un sentiment » puisque, dans les termes de Kant, son prédicat est le sentiment de plaisir ou de peine ? Cela admis, bien loin de s’opposer à Kant, une tentative pour repérer des a priori affectifs dans l’expérience esthétique pourrait bien être un essai d’explicitation extensive du sens commun kantien.
*
31Mais un second aspect de la tentative de Dufrenne s’impose alors : une connaissance explicite de ces a priori sous la forme d’une « esthétique pure » s’avère finalement impossible, justement parce que ces a priori présentent certains caractères qu’ils partagent avec le sensus communis kantien.
32En effet, Dufrenne est amené à caractériser d’une façon globale les a priori affectifs qu’il cherche à déterminer comme un sens de l’humain. C’est parce que l’œuvre, en vient-il à dire, par son expression, « éveille en moi » « l’écho d’un a priori » que j’identifie ce qu’elle exprime et ce que j’éprouve. Et il ne peut s’agir que d’un a priori car « ce savoir ne se présente pas comme une réflexion qui viendrait s’ajouter du dehors au sentiment112 ». Il n’est pas réflexion, il a besoin de la réflexion : « il est en nous comme une virtualité fondamentale », « comme une sorte de sens, un sens de l’humain et de ses modalités affectives », « une compréhension préalable qui fait que le sentiment est connaissance ». Cette compréhension préalable en appelle à la réflexion « pour être explicitée, et peut-être sans pouvoir l’être jamais définitivement113 ».
33S’il est un sens de l’humain, c’est bien le sens commun dont parle Kant, qui permet de juger de ce qui atteindra tout homme dans son sentiment de plaisir pour peu qu’il juge avec désintéressement en même temps qu’il juge de ce qui le fera se sentir en harmonie avec le monde. Ce sens commun permet de juger « en se mettant à la place d’autrui », c’est-à-dire de tout un chacun humain, puisque le beau ne concerne que les hommes, ni les animaux ni les purs esprits114. Et si le sens commun kantien, comme le sens de l’humain de Dufrenne, est l’a priori de l’expérience esthétique sans pourtant constituer, selon Kant, un savoir, c’est qu’il n’est pas, en termes kantiens, d’autre savoir que d’entendement (et cela, le sens de l’humain ne l’est certes pas non plus chez Dufrenne, qui l’oppose à la réflexion). Dans les deux cas, le sens commun, ou sens de l’humain, est bien en relation avec la réflexion qui intervient, comme on l’a vu, aussi bien avant qu’après le sentiment. Au niveau transcendantal, le jugement de sens commun en appelle à la réflexion qui n’est autre que la recherche de ses conditions de possibilité et met au jour le sensus communis comme norme implicite et inconceptualisable, parce qu’elle-même sentie (la réflexion ne peut jamais l’épuiser car elle n’est pas de l’ordre du dicible) – tout comme l’a priori affectif dont parle Dufrenne. Au niveau empirique, ce jugement en appelle à la réflexion des critiques d’art qui, sans en chercher les conditions de possibilité, partent en quête des règles (psychologiques) de ce jugement, raisonnent sur la base d’exemples, critiquent les œuvres sans pouvoir jamais « exposer la raison déterminante de cette sorte de jugements esthétiques dans une formule universelle utilisable115 ». Et si le savoir des catégories affectives « n’est pas entièrement adéquat à ce sentiment qui recueille l’expression singulière d’un objet singulier116 », ce peut bien être parce que « la catégorie affective est générale en ce qu’elle peut s’appliquer à une pluralité de qualités affectives singulières dont elle ne saurait saisir la nuance exacte117 », mais c’est aussi bien parce que la norme dictée par le sens commun n’est que visée par le jugement esthétique et peut-être jamais rejointe. En quoi s’annonce – tant par l’inadéquation de la catégorie au sentiment que par le caractère seulement régulateur et informulable de la norme – l’impossibilité d’une esthétique pure comme science des a priori affectifs. Si l’esthétique pure est impossible, c’est en effet essentiellement en raison de trois caractéristiques des catégories affectives qui s’appliquent aussi bien au sensus communis :
- Tout d’abord, les raisons mêmes qui rendent la catégorie affective applicable à l’objet singulier la rendent indéterminable118 : « les catégories affectives, parce qu’elles ont trait à l’humain, retiennent dans leur généralité quelque chose de la singularité qu’elles connotent, et tiennent de leur objet même quelque chose d’indéterminé119 ». Les catégories affectives sont trop subjectives pour être objectivables : « un a priori de l’homme ne [peut] être abstrait et déterminé comme un a priori de la nature, parce que l’homme est un être qui n’est pas déterminé selon quelques dimensions élémentaires, mais qui se détermine en fonction de situations multiples qu’il reconnaît comme telles, qui peut assumer de multiples choix et revêtir de multiples visages ». « Les hommes […] ne sont pas dénombrables et justiciables d’un système120 », c’est pourquoi l’homme ne peut guère espérer établir un système complet des catégories affectives qui nous donne le sens de l’humain et que nous appliquons aux qualités affectives exprimées par les œuvres. En tant que quasi-sujets, qu’objets capables d’expression, les œuvres d’art ne sont pas plus que les hommes intégrables dans un système. C’est parce que le sens commun, comme sens de l’humain, respecte la pluralité des hommes, leur multiplicité dans la différence, qu’il n’est pas objectivable, qu’il n’est pas spécifiable dans des catégories objectives. On ne peut « classer l’humain comme un objet121 », et c’est pourquoi les catégories qui tentent de saisir les attitudes du sujet « sont implicitement connues sans pouvoir être définies ni dénombrées122 ». C’est pourquoi aussi, le terme de sens semble leur convenir mieux que celui de savoir : à quoi bon parler de catégories quand elles n’ont ni définition, ni explication, quand elles sont senties plutôt que sues, qu’il est possible de les éprouver mais impossible de les dire ?
- Une deuxième raison pour laquelle l’esthétique pure est impossible, c’est que les catégories dont elle devrait répéter le système sont « comme [des] instrument[s] dont nous usons sans pouvoir prendre de recul sur [eux] et tel[s] que la réflexion, si elle s’exerce sur [eux], ne [les] épuise jamais123 ». L’a priori est « en moi […] comme une sorte de goût a priori » ; « comme le goût apprécie, choisit, connaît sans pouvoir se connaître lui-même, de même la catégorie affective124 ». Nous n’avons pas de « maîtrise totale » de ce « savoir préconceptuel », de ce « savoir agissant, bien que non explicite ». Car « ici j’ai à faire à une pluralité de mondes possibles correspondant à un éventail des possibilités humaines ; et je ne suis homme qu’à condition de porter en moi ces possibilités grâce à quoi je reconnais mon semblable ; le système est donné en moi, mais comme une virtualité qui n’est jamais complètement effectuée125 ». Si le sens de l’humain que je porte en moi et qui fonde mon jugement de ce qui est partageable par les hommes n’est pas justiciable d’une connaissance systématique, c’est encore une fois parce qu’en même temps qu’il fonde la possibilité de ce jugement, il n’est jamais pleinement actualisé, mais seulement visé, comme norme-limite. « La table des catégories affectives que je porte en moi comme mon aptitude essentielle à connaître l’humain, je ne la connais, d’une connaissance réfléchie et toujours provisoire, que sur l’expérience que je fais de l’objet esthétique126. » Provisoire et toujours inadéquate, devrait-on dire, car ainsi saisi sur l’a posteriori cet a priori ne pourra s’énoncer qu’en termes empiriques. Ce qui veut dire ici que l’affectif a priori se dira en termes d’émotion, ce qui ne peut lui convenir, ainsi que le reconnaît Dufrenne, à plusieurs reprises.
- Enfin, l’historicité interdit qu’on connaisse explicitement et exhaustivement les catégories affectives. S’il est vrai que l’a priori n’est connu que sur l’a posteriori, il faudrait que la totalité de l’histoire de l’art s’étale sous nos yeux pour que nous soyons en mesure d’« embrasser le système des catégories127 ». Chez Kant l’a priori du jugement réfléchissant n’est qu’une règle de réflexion pour chercher l’universel à partir du particulier (l’universel n’est pas donné !).
34Quant à l’historicité du sujet susceptible de saisir ces catégories, elle lui interdit de comprendre leur système dans son intégralité. Le spectateur comme l’artiste est « de son temps », même s’il n’est pas déterminé par lui128. En droit, nous sommes ouverts à toutes les qualités affectives, à toutes les œuvres ; mais en fait, « nous sommes plus ou moins sensibles à certaines d’entre elles, plus ou moins indisponibles pour d’autres », « c’est par là que nous sommes de notre temps129 ». Le savoir intégral des catégories est impossible, parce que « le projecteur se déplace selon les époques130 ». C’est que l’a priori est, comme on l’a dit, savoir virtuel : « il faudra bien qu’il s’actualise et c’est dans l’histoire, d’un individu ou d’une civilisation, qu’il le fait131 ». Quoi qu’il en soit de la limitation ou de l’illimitation de ce savoir virtuel en nous comme sujets concrets, « on ne peut nier l’historicité de la compréhension esthétique », ni que « la finitude s’attache à l’actualisation du virtuel » : « l’homme ne met jamais en jeu une compréhension totale de l’humain132 ». Ceci encore, le statut du sens commun, chez Kant, le disait : un jugement esthétique pur n’a peut-être jamais été prononcé, ne le sera peut-être jamais ; le sens commun ne s’actualise jamais vraiment dans le jugement effectif, car s’il le rend possible, il n’y est que comme Idée régulatrice. Le sens commun effectif dont je fais preuve par mon jugement hic et nunc est au mieux celui qui m’inscrit dans une communauté humaine existante et imparfaite, une communauté où la pluralité est approximativement respectée et où s’inscrivent un nombre limité d’êtres humains – ceux dont je suis effectivement capable de tenir compte (de me mettre à leur place) pour juger. Ce n’est pas le sens commun qui me mettrait de plain-pied avec l’humain comme tel dans son sentiment de plaisir et son rapport harmonieux à son monde. Celui-là n’est qu’à l’horizon de mon jugement comme ce qui lui donnerait une universalité et une nécessité de fait reconnue par tout être humain, si j’arrivais à l’atteindre. Mais l’humanité en ce sens est toujours à faire, même si elle est en droit rendue possible par le sensus communis.
35Et l’on retrouve ici, dans cette limitation du savoir des catégories par l’historicité, la modestie de l’a priori de la faculté de juger réfléchissante, qui chez Kant ne légifère que pour elle-même. L’esthétique pure comme savoir des catégories affectives est impossible car le sens commun, condition de possibilité du jugement esthétique, n’est ni spécifiable, ni complètement actualisé. Mais parce que le jugement esthétique met en œuvre approximativement, au moins, ou comme visée le sensus communis, il manifeste dans le monde des hommes la possibilité d’une communauté humaine authentique fondée sur ce sens de l’humain. Le jugement esthétique est ainsi le témoin de cette possibilité.
36De l’approche phénoménologique que Dufrenne propose, nous avons ainsi formulé trois suggestions de lecture :
- La notion de sentiment donne un caractère plus substantiel au plaisir esthétique désintéressé auquel on a trop souvent reproché de rester seulement « formel » chez Kant (quand on ne lui a pas reproché son « impossibilité133 »).
- La description phénoménologique des rôles de l’imagination et de la réflexion donne vie concrète au libre jeu des facultés kantiennes.
- Les a priori affectifs donnent l’épaisseur et la consistance d’un sens de l’humain au goût conçu comme sens commun par Kant.
Notes de bas de page
1 On ne saurait oublier les différences : Kant parle de jugement, non d’expérience esthétique, il insiste sur le plaisir pris aux beautés de la nature, s’intéressant de manière secondaire à celles de l’art, etc., mais Dufrenne rencontre Kant dans la circonscription de la spécificité du rapport esthétique à l’objet.
2 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, op. cit., p. 33.
3 Ibid., p. 47.
4 Ibid., p. 36.
5 Ibid., p. 32.
6 Cf. ibid., p. 46.
7 Ibid., p. 44.
8 Ibid., p. 44.
9 Ibid., p. 41.
10 Ibid., p. 42.
11 Ibid., p. 41.
12 Ibid., p. 41, 43. Chez Kant, le sens indicible se donne dans la finalité de la forme, qui est à la fois unité, organisation, et jeu (Critique de la faculté de juger, § 14). Le jeu des facultés lui répond et c’est dans cette convenance même du jeu de la chose belle et du jeu des facultés que repose le sens de l’expérience, dans la reconnaissance de cette finalité sans fin et du plaisir qu’elle fait naître.
13 Ibid., p. 44.
14 Ibid., p. 80.
15 Ibid., p. 81.
16 Ibid., p. 80.
17 Ibid., p. 81.
18 Ibid., p. 82.
19 Ibid., p. 83.
20 Ibid., p. 109.
21 Ibid., p. 4.
22 Ibid., p. 4.
23 Ibid., p. 5.
24 Ibid., p. 25.
25 Ibid., p. 54.
26 Ibid., p. 79.
27 Ibid., p. 79.
28 Ibid., p. 80.
29 Ibid., p. 87.
30 Ibid., p. 85.
31 Ibid., p. 85.
32 Ibid., p. 86.
33 Ibid., p. 86.
34 Ibid., p. 91.
35 Ibid., p. 91.
36 Ibid., p. 91.
37 Ibid., p. 92.
38 Ibid., p. 93-94.
39 Ibid., p. 94.
40 Ibid., p. 96.
41 Ibid., p. 97.
42 Ibid., p. 99.
43 En opposant le goût aux goûts, Dufrenne rejette ce qui caractérise chez Kant le jugement d’agrément (et le désir).
44 Ibid., p. 99.
45 Ibid., p. 99.
46 Ibid., p. 100.
47 Ibid., p. 101.
48 Ibid., p. 86.
49 Ibid., p. 101.
50 Ibid., p. 101.
51 Ibid., p. 101-102.
52 Ibid., p. 102-103.
53 Ibid., p. 103.
54 Ibid., p. 103.
55 Ibid., p. 108.
56 Ibid., p. 104.
57 Ibid., p. 106-107.
58 Ibid., p. 107.
59 Ibid., p. 107.
60 Ibid., p. 107.
61 Ibid., p. 108.
62 Ibid., p. 104.
63 Ibid., p. 104.
64 Ibid., p. 105-107.
65 Ibid., p. 80.
66 Ibid., p. 433.
67 Ibid., p. 433.
68 Ibid., p. 435.
69 Ibid., p. 435.
70 Ibid., p. 438
71 Ibid., p. 447.
72 Ibid., p. 448.
73 Ibid., p. 447.
74 Ibid., p. 448.
75 Ibid., p. 466-467.
76 Ibid., p. 467.
77 Ibid., p. 467.
78 Ibid., p. 468.
79 Ibid., p. 472.
80 Ibid., p. 474. Chez Kant les belles formes naturelles sont présentées comme une sorte de langage chiffré que nous parle la nature : d’indices ou signes à interpréter donc.
81 Ibid., p. 474.
82 Ibid., p. 482.
83 Ibid., p. 483.
84 Ibid., p. 483.
85 Ibid., p. 484.
86 Ibid., p. 485.
87 Ibid., p. 486.
88 Ibid., p. 487.
89 Ibid., p. 487.
90 Ibid., p. 487-488.
91 Ibid., p. 488.
92 Ibid., p. 488.
93 Ibid., p. 489.
94 Ibid., p. 490.
95 Ibid., p. 491.
96 Ibid., p. 492.
97 Ibid., p. 492.
98 Ibid., p. 493.
99 Ibid., p. 514.
100 Ibid., p. 515.
101 Ibid., p. 525.
102 Ibid., p. 524.
103 Ibid., p. 525.
104 Ce type d’oscillation se trouve déjà dans des notes de Husserl sur la conscience esthétique. « Je dois, du vivre dans l’apparaître, revenir à l’apparition et inversement, et alors le sentiment devient vivace : l’objet […] reçoit une coloration esthétique eu égard au type d’apparition, et le retour sur l’apparition donne vie au sentiment d’origine » (HUA XXIII, 388-90 ; trad. : Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives, textes posthumes [1898-1925], Grenoble, Millon, 2002, p. 375-376).
105 Mikel Dufrenne, op. cit., p. 536.
106 Ibid., p. 539.
107 Ibid., p. 541.
108 Ibid., p. 547.
109 Ibid., p. 547. Certes le principe du jugement esthétique n’est que subjectif, mais la troisième Critique est tout au long, dans ses deux parties, un effort pour que cette subjectivité ne disqualifie pas.
110 Ibid., p. 547.
111 Ibid., p. 547.
112 Ibid., p. 539.
113 Ibid., p. 579.
114 Critique de la faculté de juger, § 40 et 5.
115 Critique de la faculté de juger, § 34.
116 Mikel Dufrenne, op. cit., p. 579.
117 Ibid., p. 579-580.
118 Ibid., p. 594-595.
119 Ibid., p. 595.
120 Ibid., p. 597.
121 Ibid., p. 598.
122 Ibid., p. 598.
123 Ibid., p. 599.
124 Ibid., p. 599.
125 Ibid., p. 600.
126 Ibid., p. 601.
127 Ibid., p. 602.
128 Ibid., p. 604.
129 Ibid., p. 604.
130 Ibid., p. 604-605.
131 Ibid., p. 606.
132 Ibid., p. 611.
133 Cf. Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 55 et 57.
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