Chapitre I. De la valeur de l’art à sa réalité, et retour
p. 25-86
Texte intégral
L’art est-il surestimé ?
Valeurs multiples
1Nous nous préoccupons de quelque chose si cela en vaut la peine, du moins si nous le croyons. Nous achetons de bons produits, parce que nous désirons bien manger. Nous partons en vacances au soleil et à la mer, parce que c’est bien agréable de se baigner. Nous nous marrions parce que nous souhaitons être heureux. Après chaque « parce que » prend place ce qui a une valeur. Nos comportements sont explicables en termes de valeurs. Nous les pensons réelles ; nous sommes spontanément des réalistes axiologiques. Pourtant, nous sommes troublés et parfois prêts à l’accepter s’il nous est expliqué que rien n’a de valeur indépendamment de ce que nous en pensons. Certains sont rapidement convaincus d’avoir été déniaisés d’un réalisme axiologique naïf. Pourtant, même en ce cas, la valeur reste ce qui est préférable, que ce soit en soi (réalisme) ou relativement (antiréalisme). Une préférence indique une valeur accordée (reconnue par le réaliste, ou donnée, par l’antiréaliste) à ce que nous jugeons bon plutôt que mauvais, ou mieux plutôt que pire. L’affairement autour de l’art présuppose également qu’il possède une ou de multiples valeurs. Alors, quelle est cette valeur ou ces valeurs de l’art que nous pourrions mettre après « parce que » dans la formule suivante : « Nous nous affairons autour de l’art parce que… » En effet, pourquoi ?
2Examinons quatre candidatures à cette place après le « parce que » : la valeur ontologique, la valeur épistémologique, la valeur morale et la valeur religieuse. Cet examen n’est pas encore destiné à donner une réponse définitive – mais, elle viendra, elle est promise – à la question de la valeur de l’art. Il s’agit pour le moment de prendre toute la mesure de la difficulté d’y répondre.
Valeur ontologique
3L’art est la production d’artefacts. Ce qui est fait par des êtres humains et n’est pas dès lors un produit naturel. La production d’artefacts ajoute quelque chose dans le monde. Apparemment, diront certains, car les artefacts ne sont que des configurations de ce qui existe déjà. En réalité, nous n’ajoutons rien qui soit un être, mais seulement une façon de voir des choses, une idée plus qu’une réalité. D’autres, affirment en revanche que, pas du tout, il y a dans l’art un processus non seulement de production de choses à partir d’autres, mais de créations originales, des choses en plus dans le monde. C’est toute la question de la valeur ontologique de l’art. En a-t-il une ? Avec l’art, le monde est-il augmenté ? L’est-il quantitativement (plus de choses, mais pas de sortes nouvelles) ou qualitativement (de nouvelles sortes de choses) ?
4Pour distinguer les œuvres d’art des autres artefacts, nous avons besoin d’un critère. Nous pouvons dire, à titre d’essai pour le moment, qu’une œuvre d’art est un artefact fonctionnant esthétiquement parce qu’il possède des propriétés esthétiques. Appréhender une œuvre d’art, c’est saisir en quoi un artefact possède des caractéristiques esthétiques et y être attentif. Les propriétés esthétiques sont réelles : les choses qui les ont, qu’elles soient naturelles ou qu’il s’agisse d’artefacts, les possèdent vraiment ; même si ce n’est pas indépendamment de ce que nous, êtres humains, sommes. Elles ne peuvent être appréhendées que par des êtres tels que nous sommes. Cela ne vaut-il pas aussi pour certaines des propriétés réelles des corps physiques, celles que les théories scientifiques leur attribuent ? Ne se manifestent-elles pas seulement qu’à des êtres tels que nous sommes, rationnels et capables de comprendre le monde, d’en proposer des théories scientifiques ? (C’est la thèse développée dans le chapitre ii.)
5D’un autre côté, cette valeur ontologique de l’art et des propriétés esthétiques semble exagérée. Si l’art n’était guère que ce que nous en pensons, alors cette valeur ontologique serait plutôt interne à notre vie mentale ou purement idéale. Ce serait notre univers culturel qui, au mieux, serait abondé ; et non pas la réalité elle-même, non pas l’être. Finalement, une ontologie de l’art ne serait jamais qu’une « ontologie », une simple façon de parler de ce que nous disons exister et de ce que nous disons être des propriétés esthétiques ; et non pas de ce qui existe vraiment et de propriétés réelles, indépendantes de nous. Certes le terme « œuvre d’art » réfère, mais cela signifie-t-il qu’il existe des œuvres d’art dans le monde et que l’art possède, au sens plein, une valeur ontologique ?
Valeur épistémologique
6Dans l’appréhension et l’appréciation esthétiques certaines capacités ou dispositions proprement humaines sont à l’œuvre. Il s’agit de vertus, intellectuelles et morales. Par elles, au contact du monde et des œuvres d’art, des êtres, tels que nous sommes, réalisent au mieux ce qu’ils sont. Ainsi l’existence de propriétés esthétiques et celle d’œuvres d’art impliquent une valeur épistémologique. C’est celle de la rationalité, qui est notre spécificité, puisque nous sommes des animaux rationnels. Nous comprenons que certaines choses dans le monde ont des propriétés esthétiques. Dans cette compréhension, nous réalisons au mieux des dispositions cognitives qui nous caractérisent. Cette valeur épistémologique est aussi métaphysique, puisqu’elle concerne notre nature. Elle est aussi, de ce fait, profondément humaine. (C’est la thèse développée dans le chapitre iii.)
7Mais d’un autre côté, disent maints philosophes modernes, l’expérience esthétique ne semble pas avoir pour fin la connaissance, mais plutôt le plaisir. Ou alors, une connaissance, mais d’une tout autre sorte, et même d’un autre ordre, que la connaissance conceptuelle ou propositionnelle. Elle est immédiate, intuitive, sensible, émotionnelle, très différente de ce qu’on entend généralement par connaissance, en particulier quand on la qualifie de « scientifique ». Ne serait-ce pas même en nous déprenant de toute ambition cognitive, en nous laissant aller à notre sensibilité, à notre émotion, que nous pouvons appréhender les œuvres d’art ? C’est, par exemple, la différence entre jouir d’une œuvre musicale – qu’elle nous emporte, nous transporte, nous fasse chavirer – et comprendre, par son étude musicologique, comment elle est construite. Ou encore, la différence entre nos émois adolescents à la lecture de Verlaine ou de Baudelaire et la dissection académique de leurs poèmes, par un professeur barbichu, dans une salle poussiéreuse, lors d’une sombre matinée d’hiver, dans un lycée sinistre.
8Ainsi, parler de la valeur épistémologique de l’art, n’est-ce pas se tromper d’orientation, en passant à côté de la spécificité de l’expérience esthétique, de sa profondeur existentielle et psychologique ? L’art ne nous apprend rien, mais il nous transforme. Sa valeur est sublime et non cognitive.
Valeur morale
9La valeur de l’art et de l’esthétique en général est fonction des vertus – des dispositions excellentes – à l’œuvre dans l’appréhension des œuvres et des propriétés esthétiques. Dans la mesure où il s’agit d’appréhender des caractéristiques esthétiques des choses, les vertus esthétiques sont d’abord des vertus intellectuelles, celles par lesquelles nous excellons cognitivement. Mais ces vertus sont aussi morales, parce que nos dispositions cognitives supposent une rectitude éthique dans l’exercice de nos dispositions intellectuelles. Ainsi notre relation appropriée aux œuvres d’art est morale tout autant que sensible et intellectuelle. Et la valeur de l’esthétique est aussi éthique en ce sens. Cette valeur morale de l’art a souvent été vantée. L’art témoignerait de notre élévation morale et de notre destinée spirituelle.
10Toutefois, il n’y a aucune raison de penser que cette valeur morale est garantie. Si l’art en particulier peut être l’occasion de la réalisation de nos dispositions morales vertueuses, il peut aussi bien nous corrompre ou nous dégrader moralement. Il le peut d’autant plus aisément qu’il nous engage cognitivement. Platon, Rousseau ou Tolstoï, chacun à sa façon, ont été sensibles à ce risque. N’est-il pas sous-estimé, nié parfois, alors qu’il est patent ? Il s’agirait donc de juger moralement de la valeur de l’art.
11Pourtant, est-il acceptable de faire de la morale le critère de l’esthétique ? N’est-ce pas indûment moraliser la vie esthétique ? L’art n’a-t-il pas la valeur différente de bousculer nos préjugés moraux, de nous signaler d’autres possibilités et même d’autres réalités ? De nous libérer même du carcan social et moral ? N’a-t-on pas vanté ce dépassement du conformisme par l’artiste ? La valeur de l’art n’est-elle pas d’amoralité et parfois d’immoralité ? L’art n’est-il pas rebelle, par principe ? L’art serait libérateur, non moralisateur.
Valeur religieuse
12Valeur ontologique, valeur épistémologique, valeur morale, l’esthétique et l’art n’ont-ils pas aussi une valeur religieuse, au moins possible ? Il n’est pas difficile de remarquer le lien historique entre l’art et la religion. À tel point que l’histoire de l’art en Occident ne semble rien d’autre qu’un chapitre d’histoire religieuse. La valeur religieuse de l’art serait ainsi manifeste et profonde.
13Mais ce lien historique n’était-il pas contingent ? N’était-il pas relatif à l’importance que la religion a pu avoir pendant des siècles ? Elle l’aurait perdu petit à petit, après le désenchantement du monde. Voici un scénario qui peut plaire à certains historiens des idées ; à peu de chose près, on le rencontre souvent. Religieux, l’art était mis à contribution pour promouvoir des valeurs qui n’étaient pas les siennes. Il servait surtout à l’apprentissage des récits bibliques par des populations sans accès facile à l’écrit. On lui empruntait, pour une finalité pastorale qui lui est finalement étrangère, le pouvoir de fascination de certaines images et le pouvoir émotionnel de la musique. L’autorité religieuse imposait aux artistes ses propres thèmes. Mais les artistes, dès que possible, sont passés à autre chose. Ils se sont libérés de la tutelle religieuse, notamment en représentant le quotidien, en peinture ou dans le roman. L’art sécularisé aurait pris aujourd’hui la succession de la religion pour un certain ré-enchantement, artistique et non plus religieux, du monde. Ce serait à lui maintenant de remplir une mission spirituelle, voire de transcendance, confinée autrefois à la seule sphère religieuse. La valeur religieuse de l’art n’aurait en réalité jamais existé ; ce n’était qu’emprunt de thèmes obligés ou cadre social impératif. C’est pourquoi le touriste visitant aujourd’hui l’Abbaye de Moissac ou la cathédrale de Chartres n’est pas confit en dévotion ; mais il fait une expérience esthétique. La dévotion n’est même plus de mise quand on lit les Psaumes ou les Évangiles, qui doivent nous intéresser comme des œuvres littéraires. L’esthète qui écoute Bach ou Messiaen, courant les festivals et comparant les interprétations, se place dans le monde de l’art et non pas dans l’univers religieux. France-Culture et France Musique ont remplacé la Grand-Messe ! (Et beaucoup s’en félicitent.)
14Finalement que l’art et la religion se dissocient, n’est-ce pas une bonne chose pour la religion elle-même ? L’art n’est-il pas, comme le disait Léon Bloy, un parasite aborigène de la peau du premier Serpent ? Ne nous encourage-t-il pas à nous complaire dans autre chose que le divin, qui seul possède une valeur ? Un saint Bernard de Clairvaux, en parlant d’horribles beautés et de belles horreurs encombrant les cloîtres, l’avait bien compris. Il s’opposait à une esthétique clunisienne, celle de l’abbé Suger. Plus subtilement, entre l’austérité cistercienne d’un saint Bernard et les audaces formelles de l’esthétique de Cluny, ne s’agit-il pas en réalité de deux orientations esthétiques de la spiritualité chrétienne, plutôt que de l’opposition entre, d’une part, une religion contre l’art et, d’autre part, un art religieux ? Le lien entre art et religion finalement ne serait pas aussi contingent que la production artistique récente peut le laisser penser. L’art ne s’est-il pas perdu en rompant le lien métaphysique entretenu avec la foi ? Le récit rebattu d’une sécularisation de l’art – l’art portant sur la vie quotidienne, l’art expression de l’artiste, l’art des musées, l’art des salles de concert et de spectacle, l’art chargé de nous libérer, l’art devenu romantique, l’art devenu procédure, comme dans le ready-made – ce récit n’est-il pas aussi celui de la fin de l’art ? L’art peut-il survivre à son divorce d’avec le ciel ?
Une valeur intrinsèque ?
15Ne retenir que ces quatre valeurs, ontologique, épistémologique, morale et religieuse, n’est-ce pas discutable ? Ne manque-t-il pas la valeur politique de l’art, et d’autres : sensuelle, thérapeutique, distractive, hédonique, informative, communicationnelle ; et toutes celles, après tout, qu’on ne manquera pas de proposer ?
16On peut aussi proposer un autre argument contre le choix de ces seules quatre valeurs. Accorder à l’art des valeurs extrinsèques, n’est-ce pas ignorer sa valeur intrinsèque ? Après tout, pourquoi l’art vaudrait-il pour autre chose que lui-même ? La sous-estimation de l’art, ce n’est pas seulement le philistinisme. C’est peut-être aussi de n’accorder qu’une valeur instrumentale à l’art. Est-il le serviteur d’une cause ? N’est-il pas la valeur suprême ?
17Une réponse positive à cette dernière question risque de nous faire passer d’une sous-estimation philistine à une surestimation romantique. Comment une production humaine pourrait-elle jamais avoir une valeur intrinsèque ? Un monde sans art aurait moins de valeur parce qu’il manquerait ce que nous, êtres humains, lui ajoutons (valeur ontologique), un instrument de notre meilleur épanouissement cognitif (valeur épistémologique), moral (valeur morale) et de notre relation à Dieu (valeur religieuse). Mais alors, la valeur de l’art est instrumentale. Toutefois, encore faut-il expliquer de quoi l’art est un instrument, à quels biens il nous permet d’accéder. À quels biens également nous accédons par l’appréhension des propriétés esthétiques des choses naturelles et des œuvres d’art. À quoi finalement l’art et la vie esthétique nous sont-ils bons ?
18En posant toutes ces questions, des quatre valeurs accordées à l’art ou contestées à son propos, de la valeur intrinsèque ou instrumentale de l’art, nous ne nous en sortirons pas sans une interrogation métaphysique. Elle porte sur ce que sont certaines choses dans le monde (les œuvres d’art), sur ce qui peut les rendre préférables et la nature de certaines caractéristiques du monde (les propriétés esthétiques) témoignant de sa valeur. Elle porte aussi sur ce que sont certains êtres, nous les humains, sur les excellences (vertus) et les biens susceptibles de satisfaire nos meilleurs désirs. Les questions de valeur sont donc celles de ce que sont les œuvres d’art et de ce que nous sommes. Ce sont des questions à haute teneur métaphysique. Nous pouvons espérer les résoudre par une enquête portant sur la nature de l’art, des hommes qui en font et l’apprécient. (En contestant leur caractère métaphysique, nous serions conduits à les réputer sans réponse ou même dépourvues de signification. Ou bien à espérer que leur transformation en questions des sciences humaines et sociales – leur « naturalisation », comme on dit aujourd’hui – aurait la vertu de leur donner une réponse non métaphysique.)
19Si valeur de l’art il y a, de quoi est-ce la valeur ? Quelle est la réalité des œuvres d’art au sujet desquelles la question de leur valeur se pose ? Quant aux propriétés esthétiques, si la possession par des choses naturelles et des œuvres d’art donne à celles-ci une valeur toute particulière, sont-elles réelles ? Notre enquête doit faire ce détour. Nous reviendrons à la question de la valeur après avoir déterminé à quoi nous l’attribuons. Et aussi après avoir examiné en quoi la question de la nature de l’art est métaphysique.
Les artefacts et les œuvres d’art existent-ils ?
20Au sujet de l’existence des artefacts et des œuvres d’art, et plus généralement au sujet de l’existence des choses que les êtres humains produisent, on trouve principalement deux attitudes philosophiques : antiréaliste et réaliste. C’est la même chose au sujet des propriétés esthétiques. Nous distinguons alors deux attitudes, le réalisme artistique et le réalisme esthétique, auxquelles s’opposent un antiréalisme artistique et un antiréalisme esthétique.
Réponse antiréaliste
21Nous voyons certaines choses comme des artefacts ou comme des œuvres d’art, disent certains philosophes. Il n’y a pas d’essence de l’art, faisant d’une chose une œuvre d’art. L’existence des artefacts et des œuvres d’art tient à nos idées, attitudes, conventions, pratiques, habitudes. Qu’il s’agisse d’un tournevis ou de la Vénus de Milo, seule notre manière de les considérer fait de ces choses ce qu’elles sont. Notre manière de les considérer est une expérience. Dans le cas des œuvres d’art, c’est une expérience « esthétique ». Elle est la source de ses propres objets : les objets esthétiques et les œuvres d’art. L’expérience qu’on en a les constitue. Faire une expérience esthétique, c’est faire ce qui dans cette expérience est esthétique. C’est même pourquoi l’idée d’art ou le concept d’art, comme sources de notre identification des œuvres d’art, n’ont rien de stable ni de définitif ; ils se modifient au cours de l’histoire, se renouvellent. Ainsi, l’art n’est jamais déjà là, indépendamment de nous. Notre expérience ou l’idée que nous en avons n’est pas un accès ; notre concept d’art produit son objet bien plus qu’il ne lui correspond. Les œuvres d’art ne sont donc pas découvertes dans le monde, mais elles sont notre invention : non seulement les œuvres mais l’idée même d’œuvre.
22Qualifions cette thèse d’antiréalisme artistique : l’art n’est pas une réalité dans le monde. À la différence des choses naturelles, étudiées par les sciences de la nature : les corps chimiques (le fer, le carbone, l’hydrogène, etc.), les espèces naturelles (plantes ou animaux de différentes sortes). Mais ces choses naturelles, demandent certains, existent-elles, réellement, indépendamment de ce que nous pensons d’elles ? Ne résultent-elles pas des classifications que nous avons inventées, bien loin de les avoir découvertes déjà toutes faites ? Beaucoup de philosophes pensent que le monde n’est pas déjà prédécoupé, comme l’étaient autrefois les timbres dans les carnets, par exemple. Nous découpons le monde, par nos idées, nos intérêts, notre langage. Ainsi, « être de l’art » serait l’une de ces catégories projetées sur le monde. Rien dès lors n’est par lui-même, dans le monde, une œuvre d’art. Poussons le raisonnement : le monde lui-même est notre invention. Existe-t-il indépendamment de la notion de « monde » elle-même, celle que nous utilisons pour en parler ? Nous avons des mondes aussi divers et multiples que nos idées les concernant. Le monde est une fable, disent certains. Ou encore, les mondes sont des récits.
23Les propriétés esthétiques pour l’antiréaliste esthétique ne correspondent en rien aux objets auxquels nous les attribuons. Elles sont relatives à l’appréhension que nous faisons des choses auxquelles nous les attribuons. Ce sont des effets produits sur nous par nos représentations. Les propriétés esthétiques sont ce que les philosophes ont appelé des « qualités secondes », comme le goût d’un met ou l’odeur d’une fleur. Et nous ferions comme si ces propriétés étaient vraiment dans les choses ; nous les attribuerions aux choses perçues en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’elles sont relatives, projectives, imaginées.
Réponse réaliste
24D’autres philosophes refusent totalement cette conception antiréaliste, que ce soit en général ou au sujet de l’art. L’art existe réellement, à la fois comme activité humaine et comme œuvres résultant de cette activité.
25L’essentiel de l’art tient à une manière de produire, faire que quelque chose soit dans le monde. Elle doit être distinguée de ce que l’on observe dans l’activité animale. L’homme fait une table ou une statue ; les abeilles font-elles des rayons de cire ? « Faire » n’aurait au moins pas le même sens appliqué à une activité humaine et au comportement animal. Chez l’homme, faire suppose une réflexion rationnelle, et se caractérise par la liberté dans l’activité de production. Il est fondamental que l’homme puisse faire ainsi ou autrement ; il choisit ses moyens et décide de la fin. Chez l’animal non humain, l’activité relève de l’instinct ; quelque chose se fait sans que l’animal choisisse de faire ou non, ni qu’il choisisse comment faire, sans qu’il se demande pourquoi faire. La différence entre la production d’artefacts et celle d’œuvres d’art tient aussi à la plus grande gratuité et liberté de l’activité artistique. Elle n’est pas déterminée par des considérations utilitaires.
26Cherchons maintenant la spécificité de l’art du côté du produit et non pas du côté de l’activité de production. Cette fois, les artefacts ou les œuvres d’art ont une nature ou une essence faisant d’eux ce qu’ils sont. Certaines choses sont, en elles-mêmes, des œuvres d’art ; elles ont cette spécificité qui n’est pas la simple projection de nos idées ou de nos concepts. Nous découvrons qu’elles sont des œuvres d’art, et que d’autres n’en sont pas, mais sont des choses naturelles ou des artefacts non artistiques.
27Pour le réaliste esthétique, les propriétés esthétiques sont celles des choses elles-mêmes, auxquelles nous les attribuons à juste titre. Pourtant, dire d’une chose qu’elle est carrée ou en bois, et dire qu’elle est belle ou élégante, cela ne semble pas du tout la même chose. Dans le deuxième cas, c’est l’effet subjectif produit en nous par la représentation d’un objet, et non l’objet lui-même, dont il s’agit. Cependant, c’est exactement cette subjectivation de l’esthétique que le réaliste conteste.
28Le désaccord entre réalisme et antiréalisme est radical, car ce clivage est décisif en métaphysique. Ce livre l’examine au sujet de l’existence des œuvres d’art et de la nature de l’art. La thèse réaliste nous permet de comprendre pourquoi l’art a les quatre valeurs, ontologique, épistémologique, morale et religieuse déjà présentées. Elle explique aussi pourquoi les œuvres d’art ont les propriétés esthétiques que nous leur attribuons à juste titre. Mais on peut comprendre, à défaut de l’accepter, pourquoi certains sont antiréalistes. Ils refusent l’existence des propriétés esthétiques, leur réalité, leur attribution objective. Pour eux la philosophie de l’art (la question de ce que sont les œuvres d’art et même de leur existence) et l’esthétique (la question de ce que sont les propriétés esthétiques, de leur réalité, de leur objectivité) ne sont pas des chapitres de la métaphysique.
La philosophie de l’art et l’esthétique comme métaphysique
Une métaphysique du sens commun
29La métaphysique demande ce qui existe ou non en s’interrogeant sur les différentes manières d’exister – à supposer qu’elles soient multiples, un problème lui aussi métaphysique. La métaphysique est l’étude de ce qui est réellement ou ultimement, et aussi de ce en quoi consiste d’être. Elle pose ainsi la question de l’être en tant qu’être.
30Si l’on demande ce qu’est une œuvre d’art, peut-il alors s’agir de métaphysique ? Pourquoi cela en serait-il plus qu’une interrogation, disons, sur ce qu’est une paramécie, un mammifère, un ouragan, une classe sociale ou un roman. Ces enquêtes relèvent, respectivement, de la biologie, de la zoologie, de la météorologie, de la sociologie et de la théorie littéraire, et non pas de la métaphysique. En quoi s’interroger sur ce qu’est une œuvre d’art revient-il à réfléchir sur l’être en tant que tel ? N’est-ce pas plutôt une question de classification : quelles choses plaçons-nous dans la catégorie d’œuvre d’art ? Or, les questions de classification ne sont pas métaphysiques. Celui qui range des tiroirs, mettant dans l’un les clés, dans l’autre les stylos, et dans un autre encore les crayons de papier ou encore les trombones, ne fait pas de la métaphysique. Réfléchir sur les concepts de genre et d’espèce, cela relève de la métaphysique ; mais classer en genre et en espèce, pas vraiment. Les classifications biologiques n’ont nullement comme finalité de dire quelles sont les réalités fondamentales, mais simplement d’ordonner un ensemble de choses vivantes. On suppose alors qu’elles ont une homogénéité générale. C’est la même chose pour une classification cristallographique. Dès lors, chercher à déterminer ce qu’est une œuvre d’art, dans une classification les distinguant des autres artefacts, par exemple, mais aussi des êtres naturels, ou des entités culturelles, pourquoi cela reviendrait-il à faire de la métaphysique ? Pourquoi les critères d’une telle classification diraient-ils quelque chose sur l’être comme tel ? (Sous le terme d’ontologie, la théorie de l’informatique propose aujourd’hui des classifications, tout comme le fait parfois la lexicologie. L’ontologie ainsi comprise par l’informaticien ou le lexicologue ne s’interroge pas sur ce que sont en elles-mêmes les choses classées par un programme informatique ou par une langue. Le terme de répertoire serait une meilleure appellation, pour ces pratiques classificatoires, que celui d’ontologie.)
31D’un autre côté, en nous demandant si les œuvres d’art ont une nature spécifique ou non, si l’art est une activité, un processus ou une sorte de choses dans le monde, que ferions-nous d’autre que de la métaphysique ? Nous posons en effet une question de statut métaphysique. Et aussi quand nous demandons si l’existence des œuvres d’art n’est que pour nous, en dépendant complètement de l’idée que nous nous en faisons, ou si cette existence est réelle, en soi et pour soi. Supposons que nous nous demandions si les chaises existent. Une réponse à cette question reviendrait sans doute à dire ce que nous appelons des chaises, quelle idée nous en avons. Nous pourrions aussi remarquer que l’usage de ce terme a évolué et faire son histoire. À coup sûr, sa traduction dans des langues différentes modifie le domaine recouvert par le terme. On remarque alors que c’est aussi une question d’usage. Alors, certes, ce ne serait rien là de métaphysique. Mais demandons-nous maintenant à quelle sorte de réalité correspond ce que nous appelons une chaise. N’est-ce pas cette fois bien différent ? Une chaise, est-ce une substance (disons une chose stable et déterminée) ; ou un agglomérat de propriétés, comme être en bois (ou en autre chose), avoir quatre pieds, être au-dessus du sol ; ou une relation entre ces propriétés ; ou une suite de tranches temporelles ajoutées les unes aux autres formant une sorte de lombric temporel ; ou la table ne serait-elle pas une série d’impressions d’une personne, c’est-à-dire une expérience qu’elle fait ? La réponse qu’une chaise est une substance est la plus claire affirmation que les chaises existent. Mais elle serait rejetée par beaucoup de métaphysiciens. La réponse qu’une chaise est ce qui correspond à une expérience lors de laquelle nous regroupons des impressions, à partir d’un certain concept de chaise, revient à dire qu’il n’existe pas réellement de chaise. Dire d’une chose que c’est une chaise, ce serait alors une façon de parler de notre expérience, et non pas de la réalité.
32Même une interrogation sur le bien-fondé d’une interrogation philosophique portant sur le statut métaphysique et ontologique de l’œuvre d’art, qu’est-ce d’autre que, encore, de la métaphysique ? Un philosophe ne s’en abstient qu’à son détriment, s’y trouvant pris à son propre jeu. Mettre en doute qu’il y ait quoi ce soit de commun entre tous les produits de l’art ou un mode d’existence propre à l’art, ce n’est pas faire moins de métaphysique que de dire le contraire. La métaphysique consiste à contester aussi bien qu’à défendre l’existence de ce que certains philosophes appelaient des principes premiers, ultimes, fondamentaux, des hypostases pour employer un mot savant. Entrant dans un bâtiment on peut demander « Y a-t-il ici des œuvres d’art ? » La réponse pourrait être : « Oui, dans l’escalier, il y a une statue et dans le salon deux tableaux ; dans la bibliothèque vous trouverez quelques chefs-d’œuvre de la littérature, et je peux vous faire écouter des œuvres musicales ou vous jouer sur le piano la Sonate Au clair de lune de Beethoven, si vous voulez. » Rien de métaphysique certes. Mais si la réponse est, devant la statue, les tableaux, en écoutant un enregistrement ou l’interprétation pianistique : « Oui, c’est réellement une œuvre d’art », alors qu’est-ce que d’autre que de la métaphysique ? N’avons-nous pas attiré la réflexion philosophique sur ce que veut dire « réellement » ? Or, la métaphysique n’est finalement rien de plus, et rien de moins non plus. (Il ne faut dès lors ni s’en faire une montagne spéculative ni, non plus, ne parler de la métaphysique qu’avec dégoût. La métaphysique est la sincère occupation des gens se demandant ce qu’est la réalité et en quoi elle consiste. Se demander ce que sont les œuvres d’art et en quoi elles consistent est donc de la métaphysique.)
La métaphysique, ni empirique ni scientifique, est-elle une affaire sérieuse ?
33L’enquête métaphysique utilise pour décrire les choses des concepts comme substance, causalité, propriété, identité, persistance, continuité, etc. Sa méthode n’est pas empirique. Ce qui conduit parfois à la juger fort éloignée de la réalité. Et comme la métaphysique a développé son propre vocabulaire, elle passe finalement pour ésotérique. Telle au moins qu’elle est comprise ici, la métaphysique porte sur les choses les plus quotidiennes. Elle examine comment nous les identifions et ré-identifions, quelles propriétés nous leur attribuons et pourquoi, si nous les connaissons telles qu’elles sont ou non. Ce sont aussi les questions posées, dans une métaphysique de l’art, au sujet des œuvres. On passe rarement une journée sans qu’une peinture tombe sous notre regard, sans entendre une œuvre musicale, sans voir un film, ou lire un roman. Même les moins esthètes d’entre nous doivent le reconnaître. Nous interroger sur leur nature, leur identité, leurs propriétés, leur réalité, cela n’a rien d’ésotérique. Pour n’être pas empirique dans sa méthode, qui est conceptuelle, analytique et argumentative, la métaphysique n’en porte pas moins sur la réalité empirique et ses objets sont ceux de la vie quotidienne.
34L’enquête métaphysique n’est pas scientifique. Au moins, elle ne l’est pas au sens où l’on parle de sciences de la nature ou de sciences humaines. Leurs méthodes, pourtant des plus incertaines s’agissant des sciences humaines, sont le modèle moderne et contemporain de la scientificité. Le terme « science » a grandement changé de sens. Ce qui est caractérisé comme « scientia » à l’époque médiévale est éloigné de ce qui constitue la pratique scientifique adoubée par l’institution scientifique aujourd’hui, si elle ne se trouve pas même à ses antipodes méthodologiques. La science était une activité a priori, spéculative ; elle est a posteriori et magnifie l’empirique et l’expérimental. C’est pourquoi, à une époque plus ancienne, la métaphysique est la seule véritable science. Son caractère scientifique tient précisément à n’être pas empirique, mais une activité rationnelle, abstrayant ses concepts du sensible pour s’en dégager. Une différence était alors faite, que Descartes acceptait encore, entre cognitio (simple connaissance empirique) et scientia (la vraie science). Cette conception non empiriste de la science n’est certes plus la nôtre. L’effondrement de la métaphysique scolastique à la Renaissance en témoigne. Pour un philosophe des Lumières, comme Hume, si nous prenons en main un volume quelconque, de théologie ou de métaphysique scolastique, il convient de nous demander s’il contient des raisonnements abstraits sur la quantité et le nombre ou s’il comprend des raisonnements au sujet de faits empiriques. Ni l’un ni l’autre ? Alors, disait l’Écossais, « confiez-le donc aux flammes, car il ne peut contenir que sophismes et illusions ». Paradoxalement, il conviendrait alors de commencer avec les livres de Hume. Car ce sont des livres de métaphysique. Ils ne contiennent ni raisonnement mathématique sur la quantité et le nombre, ni relevé de faits empiriques. Mais, au-delà du paradoxe, Hume avait en un sens raison. Le test de la pertinence des hypothèses qu’on avance dans les sciences naturelles et humaines est l’expérimentation scientifique ou l’observation empirique. Telle est la doctrine empiriste. Mais penser que toute la connaissance est issue du sensible, par abstraction, n’implique en revanche pas d’être empiriste, en faisant du constat sensible le test de la validité épistémologique par excellence. Rien de tel n’est possible ni souhaitable de toute façon en métaphysique. L’enquête métaphysique n’est pas empirique et n’est pas une affaire de ce que nous appelons aujourd’hui la recherche scientifique.
35Si le test de la validité d’une thèse métaphysique n’est ni empirique ni scientifique (au sens moderne, et actuel, du terme), comment pouvons-nous alors nous assurer que le métaphysicien ne dit pas n’importe quoi ? À défaut de test formel ou empirique, est-ce que anything goes ? Finalement, la métaphysique, ne serait-ce pas… de la poésie – et pas la meilleure qui soit, pensent certains. Une activité imaginative et verbale d’expression de soi, mais certainement pas une forme de connaissance de la réalité, et surtout pas la plus pénétrante. Même ils n’ont pas forcément tort, ils n’ont pas systématiquement raison.
36Il y a deux tests, fermes et exigeants, du sérieux de la métaphysique : la consistance logique et l’intuition. La consistance assure que nos conclusions suivent des prémisses proposées et que nous ne disons pas une chose et son contraire à la fois. (Cette valeur du principe de contradiction est le sujet du livre Γ de la Métaphysique d’Aristote.) Mais l’autre test doit entrer en jeu, parce que la seule consistance logique n’assure pas la vérité. Le métaphysicien demande : « Les choses ne sont-elles pas ainsi ? » L’auditeur ou le lecteur répond par oui ou par non ; ou il dit ce n’est pas exactement ainsi qu’elles sont, mais presque. Nous parvenons dès lors à répondre à des questions métaphysiques par un équilibre réfléchi entre nos intuitions et des arguments. Nous modifions nos réponses intuitives, ou nous les abandonnons, si elles conduisent à des conclusions que nous ne sommes pas prêts à soutenir ; nous les préservons et rejetons l’argument si nous ne sommes pas prêts à les abandonner ou à les modifier. Cette procédure d’équilibre réfléchi entre argumentation et intuition constitue l’exercice même de la pensée rationnelle. Cet équilibre réfléchi doit être vertueux : intellectuellement responsable et honnête. La métaphysique suppose ainsi des conditions d’éthique intellectuelle. C’est vrai de toute activité cognitive, mais tout particulièrement de la métaphysique, parce qu’elle est, au sujet de la nature fondamentale des choses, un exercice d’équilibre entre nos intuitions et des arguments qui développent leurs conséquences, qu’elle n’est pas empirique ni scientifique (au sens moderne).
37Mais qu’est-ce qui assure la correspondance de nos intuitions avec la réalité ? La capacité de saisir ce qui existe fondamentalement repose finalement sur la sorte d’êtres que nous sommes. Le fonctionnement correct (ou approprié) de nos capacités sensibles et cognitives, de notre intellect, doit assurer que nous parvenons à des intuitions justes. Une condition de la pensée rationnelle, en général, c’est un ensemble de croyances soustraites à toute mise en question. Ce que certains philosophes appellent « le sens commun ». S’agissant de la réalité la plus fondamentale, nos intuitions sont métaphysiques. Nous ne pouvons pas manquer d’y faire appel. À quoi d’autre pourrions-nous nous fier ? Philosophiquement, quelle raison aurions-nous de nous en abstenir ? Qu’aurions-nous de préférable à proposer ? Mettre en question l’appel aux intuitions consiste toujours à faire appel, parfois paradoxalement, à certaines. C’est pourquoi il existe une relation étroite entre les vérités métaphysiques et la sorte d’être que nous sommes.
38La perspective métaphysique adoptée ici est finaliste : nous sommes faits pour parvenir à comprendre ce que sont les choses qui nous entourent, ce qu’elles sont vraiment ou en elles-mêmes. Notre capacité intellective correspond à une nature dirigée vers l’appréhension de la réalité comme telle. Nous sommes ainsi, naturellement, des animaux non seulement rationnels, mais métaphysiques. Le sens commun revient, en dernier ressort, à l’assurance que nous sommes faits pour l’appréhension de ce qui fait des choses ce qu’elles sont. Nous sommes constitutivement capables d’être autre chose que nous-mêmes.
39« Ô, comme c’est merveilleux, intervient l’objecteur. Tout est facile en métaphysique avec vous. Des intuitions, des arguments, et on parvient à la connaissance des choses les plus fondamentales, telles qu’elles sont ! Nous sommes faits pour parvenir à la connaissance et l’être s’offre à notre intelligence. Quelle harmonie miraculeuse ! Vous ne vous souciez pas vraiment des raisonnements que toute une tradition philosophique a pu avancer contre cette harmonie, à commencer par les arguments sceptiques. Comment passons-nous des choses telles qu’elles nous apparaissent, et c’est déjà variable et subjectif, à la façon dont elles sont en tant que telles ? Nos schèmes conceptuels, ceux dans lesquels nous nous représentons les choses, ne sont-ils pas liés à nos intérêts, nos habitudes, notre langage, voire aux langues mêmes, à des conventions sociales, etc.? Non seulement ils leur sont liés, mais ils sont si déterminés par eux que prétendre nous assurer de leur fiabilité et de leur pertinence est illusoire. On ne sort pas d’un schème conceptuel pour le contrôler ! C’est tout de même facile à comprendre : nous n’avons pas d’accès privilégié au monde tel qu’il est afin de nous assurer qu’il est bien tel que nous nous le représentons. Votre finalisme, cela ne consiste-t-il pas à supposer le problème résolu ? S’agissant de l’art, il nous suffirait donc de reconnaître que nous avons une intuition de ce qu’il est ; s’agissant des propriétés esthétiques, nous serions faits – et par qui, alors, la nature, Dieu ? – pour les appréhender telles qu’elles sont dans ces choses qui les ont. Bien des théories philosophiques contemporaines sont sceptiques et antiréalistes à l’excès, ou si ridiculement qu’elles sont contradictoires, je vous l’accorde. Mais de là à régresser vers une théorie moyenâgeuse, celle de saint Thomas, c’est bien pire. Cette connaissance métaphysique du sens commun au sujet des choses ordinaires et des propriétés esthétiques, comment la prendre au sérieux ? »
40Répondre à cette objection va supposer de faire de la métaphysique, sans en rester à la méta-métaphysique, discutant de sa possibilité ; de mettre en relation nos intuitions au sujet de l’art et ce que nous sommes ou non prêts à accepter. Mais, si nous ne sommes pas prêts à accepter que les œuvres d’art aient un statut métaphysique, tout s’arrête dans notre enquête. Ainsi, sans plus différer par des remarques méthodologiques l’exposé de cette métaphysique de l’art promise, venons-en justement à une intuition fondamentale au sujet de l’art. C’est celle, cruciale, d’une différence entre l’œuvre d’art et l’objet qui la constitue. On verra alors combien la notion d’identité ontologique est présente dans l’appréhension des œuvres d’art, et combien elle correspond à leur mode même d’existence. Ce qui nous encouragera à dire, malgré l’objecteur, qu’il existe bien une harmonie entre notre pensée la plus ordinaire et les choses telles qu’elles sont.
L’œuvre et l’objet
41Essayons d’expliquer ce dont la réalité est affirmée quand nous disons des œuvres d’art qu’elles sont réelles. De quoi affirme-t-on l’existence ? Et aussi, quelle sorte de problèmes cette interrogation sur la réalité des œuvres d’art nous permet-elle de poser ? Quel est l’intérêt et quelle est l’importance de tels problèmes ? Les remarques qui suivent ne sont toujours pas destinées à résoudre les problèmes soulevés. Il s’agit surtout de montrer en quoi consiste une interrogation métaphysique sur les œuvres et comment une théorie réaliste y trouve sa place. (En philosophie, hâtons-nous lentement.)
Une œuvre d’art est-elle une chose matérielle ?
42Le Penseur d’Auguste Rodin est une statue de bronze. L’existence du morceau de bronze n’est pas contestable, mais celle de la statue pourrait bien l’être. L’œuvre, Le Penseur, n’est en effet pas identique au morceau de bronze. On peut en donner cinq raisons.
43Premièrement, le bronze existait avant que la statue ne soit moulée. Dès lors, le bronze et la statue ont des propriétés temporelles différentes. Deuxièmement, si le bronze était de nouveau fondu, le métal resterait ce qu’il est, mais la statue n’existerait plus. Troisièmement, un artiste, Rodin, a créé cette œuvre, mais il n’a pas créé le bronze. Quatrièmement, supposons que la main droite du Penseur, celle sur laquelle la tête repose, soit brisée, son remplacement par un autre morceau de bronze n’affecterait pas l’identité de la statue, pour peu que la réparation – on dira plutôt la restauration – soit bien faite ; mais le morceau de bronze aurait changé. Cinquièmement, la statue a des propriétés représentationnelles (un homme, un dieu peut-être, est représenté), expressives (sa position est méditative) et esthétiques (quelle œuvre puissante, impressionnante, belle tout simplement) ; ces propriétés ne sont pas attribuables au bronze.
44Ces cinq raisons sont suffisantes pour conclure que nous avons deux choses différentes, l’œuvre et l’objet qui la constitue, au même moment et au même endroit. Mais comment cela est-il possible ? Si nous ne nous posons pas là un problème métaphysique, vraiment il n’en existe alors aucun ! Or, il est à remarquer que ce problème naît d’une interrogation. Elle n’a rien d’abusivement spéculative, ni de purement conceptuelle ; elle n’est pas dépourvue de relation avec la vraie vie esthétique. C’est tout le contraire, même. De vie esthétique, il n’y en aurait simplement pas sans notre capacité de faire cette distinction entre œuvre et objet. Notons aussi que cette distinction est en jeu au sujet de la restauration d’une peinture ou d’une sculpture, de l’identité d’une œuvre musicale transcrite pour d’autres instruments, par exemple, ou même simplement enregistrée. (Est-ce l’œuvre qui est alors entendue ou autre chose, l’enregistrement de l’œuvre plutôt que l’œuvre elle-même ?) C’est encore la question qui se pose quand une œuvre littéraire est traduite : le texte est différent, mais l’œuvre est-elle la même ? Cette question n’est alors pas une vue de l’esprit pour philosophe, enfermé dans ses problématiques furieusement abstraites et intellectuelles. C’est tout au contraire le pain quotidien du conservateur-restaurateur, mais aussi des amateurs eux-mêmes, visiteurs de musée, auditeurs de France-Musique et autres lecteurs de Tolstoï qui ne connaissent pas le russe, et il n’en manque pas. Les questions sont toujours : dans le cas de la restauration, l’objet est encore là, mais l’œuvre y est-elle encore ; dans le cas de la transcription ou de la traduction : l’objet est différent, mais n’est-ce pas la même œuvre ?
45Pourquoi une statue n’est-elle pas identique à la matière dont elle est faite, bronze, marbre, bois ou plâtre ? Pourquoi l’existence de la statue ne se confond-elle pas avec l’existence du bronze, du marbre, du bois ou du plâtre ? En quel sens une statue est-elle créée, si ce dont elle est faite, sa matière, préexiste à sa production, et si cette matière peut continuer d’exister alors que la statue a disparu ? Comment est-il possible que des parties d’une statue changent, voire que toutes soient changées, sans que la statue perde pourtant son identité ? Comment est-il possible que la statue ait des propriétés que la chose physique, qui la constitue, n’a pas ?
46Nous avons là au moins cinq problèmes typiquement métaphysiques : le problème de la constitution, le problème de l’existence, le problème de la création, le problème de l’identité, le problème des propriétés. Faire de la métaphysique revient à les discuter.
Le problème de la constitution
47Si un objet A et un objet B partagent toutes leurs parties, et que pourtant chaque objet est à sa façon lié à ces parties, nous sommes tentés de dire : « A est identique à B », et « A est distinct de B ». Si A et B ont les mêmes parties, ce sont les mêmes objets. Si A peut perdre une de ses parties ou si elles peuvent être modifiées, alors que B ne peut pas perdre l’un de ces parties ou qu’elles ne peuvent être modifiées, tout en restant ce qu’il est, alors A et B sont distincts. Nos intuitions, « A est identique à B » et « A est distinct de B », sont alors contradictoires. D’un côté, Le Penseur est un morceau de bronze ; de l’autre, Le Penseur n’est pas un morceau de bronze, mais autre chose. Si un morceau de bronze constitue une statue sans lui être identique, le « est » de la constitution est différent du « est » de l’identité. La loi dite de Leibniz (celle de l’identité des indiscernables) dit que pour tout x, tout y et tout F, si x est un F si et seulement si y est un F, alors x est identique à y. Est-elle universellement applicable ?
48Le problème se pose dès qu’on s’interroge sur l’authenticité des œuvres d’art. Pourquoi une excellente reproduction de La Joconde ne serait-elle pas l’œuvre de Léonard de Vinci ? Pourquoi devons-nous nécessairement aller au Louvre pour voir cette œuvre – du moins, si c’est bien vrai ? Pourquoi, en revanche, peut-il y avoir de nombreuses interprétations différentes de la Sonate au clair de Lune de Beethoven ? Comment est-il possible que des séquences de sons distinctes soient celles d’une seule et même œuvre ?
49Nous devons ainsi statuer au sujet de ce qui constitue une œuvre d’art et de son identité. Comment savoir ce qu’elle est ? La thèse défendue sera que c’est sa nature même d’œuvre d’art qui fait d’elle ce qu’elle est. Cette nature est une fonction, et plus précisément un fonctionnement esthétique. C’est là son identité générique – en tant qu’œuvre d’art. Quant à son identité numérique ce qui individualise l’œuvre, en fait d’elle cette œuvre-là, c’est affaire de sa matière. L’œuvre d’art est donc, en ce sens, irréductible à la matière qui la constitue – car la matière n’est qu’une potentialité. L’œuvre d’art, comme fonction, est ce qui réalise, dans la matière, l’œuvre, même si c’est la matière qui l’individualise, en fait cette œuvre-là. Nous n’avons rien là qui soit différent dans le cas de l’art et dans le cas de n’importe qu’elle chose que nous pourrions individualiser, reconnaître numériquement.
50Mais dira-t-on, cette théorie ne vaut que dans le cas des œuvres uniques, et non dans celui des œuvres à instances multiples. Certes, nous pourrions tenir compte de distinctions ontologiques, comme celle entre des œuvres autographiques et des œuvres allographiques. L’authenticité des premières tient à l’histoire de leur production : l’œuvre authentique est cette chose faite par l’artiste auquel on l’attribue. L’authenticité des secondes suppose un système notationnel permettant de s’assurer de l’identité de l’œuvre. Sont par exemple des instances d’une œuvre musicale toutes celles qui, correspondant à la partition, entrent dans sa classe de correspondance. Ou bien sont des instances d’un roman, tous les exemplaires qui ont le même texte. (Mais alors cela ne vaut pas pour sa traduction, qui est un autre texte !) Dans d’autres cas, l’artiste produit une matrice ; la multiplicité des instances tient alors à une relation causale avec cette matrice et l’œuvre, comme dans le cas d’une gravure. Ou bien, aussi, s’agissant de l’authenticité d’œuvres musicales constituées par et dans une bande-maître, puis gravées sur des disques vinyle ou des CD ; ou encore lorsqu’un fichier informatique constituant l’œuvre est copié sur différents supports, ou accessible en streaming. L’authenticité a encore d’autres critères – discutables et problématiques – dans le cas des photographies, argentiques ou numériques. La production artistique contemporaine est inventive : les conditions d’authenticité et des modalités d’accès à l’œuvre s’y sont diversifiées. Quelque peu figée, la distinction entre autographe et allographe s’en trouve bousculée. Elle constitue cependant un repère normatif à partir duquel se manifeste la particularité des conditions d’identité de telle ou telle sorte d’œuvres ; et cela même si cette seule distinction ne permet pas de les déterminer complètement.
51L’individuation de l’œuvre est matérielle. Alors que son identité générique, être une œuvre d’art et non, comme dans l’identité numérique ou individuelle, cette œuvre-là, est affaire d’un fonctionnement esthétique, et donc d’une certaine manière de signifier. C’est donc une affaire de forme, au sens aristotélicien de ce qui fait d’une chose ce qu’elle est. Cette identité n’est pas matérielle. En revanche, les modalités de l’individuation sont les façons, diverses et souvent subtiles, d’avoir cette œuvre. Ce qui est possible par sa singularisation : telle œuvre est alors tel morceau de matière. Jusqu’à quel point la modification de ce morceau de matière – par sa patine, sa décoloration, son vieillissement, etc. – modifie l’identité de l’œuvre, est sujet à d’intenses discussions. C’est tout le problème de la restauration. Est-elle seulement possible ? Toute modification d’une œuvre plastique n’est-elle pas sa disparition ? Il est aussi possible que l’individuation autorise une réplication matérielle, comme dans le cas de l’œuvre littéraire ou de l’œuvre musicale quand elle est constituée par un enregistrement.
52Toutes ces questions d’identité et d’individuation, d’authenticité, de restauration, d’exécution aussi s’agissant de la musique, de copies s’agissant des films, de notation, dans le cas de la musique ou de la chorégraphie, sont passionnantes et inépuisables. Elles sont métaphysiques avant tout. Même s’il s’y mêle des considérations techniques, propres à chaque art et à chaque style artistique, que l’histoire de l’art y a une part sous forme de normes variables et changeantes de similarité, il s’agit bien de questions d’identité (ce qui est le même ou non) et d’individuation (ce qui est singulier et pourquoi). Gardons surtout en mémoire cette distinction entre ce qui fait de l’œuvre ce qu’elle est – sa nature fonctionnelle – et son inscription matérielle, parfois singulière, parfois multiple. L’œuvre, comme toutes choses dans ce monde, va être d’une part l’affaire d’une forme, qui fait d’elle ce qu’elle est, et d’autre part de matière, qui la singularise.
Le problème de l’existence
53La statue a-t-elle, par elle-même, une existence séparée de celle du morceau de matière, c’est-à-dire du bronze qui la constitue ? Quel est le mode d’existence d’une œuvre d’art, si ce n’est pas le même que celui de la matière qui la constitue ? Si la statue a un mode d’existence en tant qu’œuvre d’art, distinct de celui du bronze, ne faut-il pas aussi distinguer un mode d’existence sculptural, distinct du mode d’existence musical, pictural, littéraire, chorégraphique ? Ce qui supposerait que l’existence ait des modes…
54Il est tentant de le penser. Nous serions munis alors d’un statut existentiel propre aux œuvres d’art, voire de multiples statuts existentiels de l’œuvre d’art. Cependant, est-ce bien raisonnable de multiplier ainsi les modes d’existence ? Pourquoi pas aussi un mode d’existence chosique, un autre phénoménal, un mode d’existence de l’œuvre à faire, un mode axiologique (celui de l’œuvre comme valeur) ? Continuons : un mode d’existence de l’œuvre d’art de jour et un autre mode d’existence de nuit, un à Paris et un autre en province, et aussi selon les mois de l’année… Comme éviter que l’imagination verbale – avec des expressions comme « chosique », « œuvre à faire », « axiologique », etc. – devienne la seule base d’une modalité ontologique ; et que des mots soient alors pris pour des choses ? (Ce qui est un risque constant en philosophie.) L’œuf sur le plat a-t-il aussi une existence amniotique, une existence oviparique, une existence fermière, culinaire, gastronomique, voire matinale quand il est mangé au petit-déjeuner, et vespérale quand c’est le soir, etc. Ne convient-il pas de nous méfier de notre capacité, simplement verbale, d’engendrer des modes d’existence par la simple qualification du terme « existence » ?
55Pourquoi l’idée d’une existence propre à l’œuvre d’art reste-t-elle de mise, malgré tout, même si ce n’est pas celle de multiples modes d’existence ?
56Imaginons que le vent pousse des grains de sable et que, finalement, se forme une concrétion en tous points semblable à la Vénus de Milo. Cette concrétion n’est pas une statue. Une statue n’existe en effet que si quelqu’un, le sculpteur, a voulu la faire. Cette volonté n’existe que dans un « monde de l’art ». C’est tout un ensemble de discours, de pratiques, de conventions, d’institutions. C’est l’aspect qu’on dira « pragmatique » de la création artistique. La dépendance d’une œuvre d’art au monde l’art n’est pas seulement causale (x est la cause efficiente de y, au sens où Marie est la cause du clafoutis), mais ontologique (x n’existerait pas si y n’existait pas, au sens où la monnaie d’un pays n’existe pas sans le pays dont elle est la monnaie). C’est ainsi que l’œuvre d’art n’existe pas indépendamment du « monde l’art ». Les œuvres d’art existent-elles réellement, ou seulement pour ainsi dire ?
57Une icône du Christ Pantocrator du Monastère du Mont Sinaï est aujourd’hui tenue pour une œuvre d’art. Mais n’est-elle pas d’abord l’affirmation des deux natures – divine et humaine – du Christ, et donc un objet de culte ? Dans un musée, on ne se prosterne pas devant une icône. La doctrine religieuse qu’elle affirme est une curiosité culturelle. Dans un musée dévolu aux arts d’Afrique, on trouvera des ibejis yoruba, représentant des jumeaux morts ou l’un d’eux. S’agit-il de représentations ou de présentifications (tout laisse penser que pour les yoruba la statue est le jumeau, en quelque sorte, et n’en tient pas lieu, pas plus, toutes choses égales par ailleurs, que l’hostie ne tient pas lieu du Christ, pour un catholique, mais est le Christ) ? Le musée a fait de ces objets des œuvres d’art, les ayant occidentalisées. Fontaine de Marcel Duchamp, pensent certains, est devenue une œuvre d’art à la fois par l’acte de l’artiste présentant un urinoir dans une exposition et par l’accueil que le monde de l’art lui fait. La dépendance ontologique est elle-même culturelle et historique. Mais qu’est-ce que cela change à la nature propre des choses qui sont des œuvres d’art ? En quoi cela la mettrait-il en question ? Pourquoi cela devrait-il nous conduire à y renoncer en disant que les œuvres d’art n’ont pas de nature ? Certes nous pourrions parler de quasi-nature plutôt que de « nature ». Cette euphémisation permettrait de faire la différence entre chose naturelle et artefact. Mais elle ne doit pas masquer l’essentiel : une œuvre d’art existe en étant une chose d’une certaine sorte.
58Ce qui suppose toujours que nous fassions cette distinction entre l’œuvre et l’objet, et que nous accordions à l’œuvre le privilège de l’existence en tant que telle. Certes, elle dépend ontologiquement d’un monde de l’art, mais pourquoi en existerait-elle moins, ou seulement pour ainsi dire ? Pourquoi l’existence supposerait-elle l’indépendance ontologique ? Des problèmes métaphysiques, encore et toujours. Ils trament nos pratiques artistiques et esthétiques.
Le problème de la création
59Si ce dont les œuvres sont constituées – bronze, sons, mots, mouvements – existe avant leur production, les œuvres peuvent-elles alors être créées ?
60Que l’art ajoute quoi que ce soit à ce qui existe déjà pourrait être contesté de deux façons. Selon la première, l’affirmation que rien n’est une œuvre d’art indépendamment de ce que nous pensons en être (la dépendance ontologique) montrerait que l’art n’ajoute pas réellement quelque chose dans le monde. L’œuvre n’en est une qu’en fonction de l’idée que nous nous en faisons. C’est un peu comme l’acquisition d’un titre par une personne. Celle-ci ne devient rien d’autre que ce qu’elle était déjà, même si nous disons qu’elle est maintenant docteur en médecine, chevalier de la Légion d’honneur ou Prix Nobel de littérature. Une chose est accréditée comme étant ceci ou cela, traitée comme telle, mais sans différence ontologique en faisant ce qu’elle est indépendamment de l’idée que nous en avons. La chose est la même que ce qui la constitue ; l’idée que nous nous en faisons a changé. L’œuvre d’art serait dès lors une fiction. Nous la prenons au sérieux, certes, et elle importe pour nous. Mais sa réalité est mentale ou culturelle ; elle ne serait ni ontologique ni métaphysique.
61La deuxième façon de contester que l’art ajoute quoi que ce soit dans le monde consiste à revenir à l’usage du terme création dans le théisme. Le Dieu créateur est l’origine radicale de toutes choses ; tout ce qui existe disparaîtrait s’il ne continuait à en soutenir l’existence. Le terme création semble dès lors inapproprié pour caractériser la réaffectation de ce qui existe déjà, mais seulement à d’autres fonctions et d’autres usages. Ontologiquement, ce n’est rien de plus, semble-t-il. Une œuvre d’art ne serait dès lors pas une substance. Rien ne peut être créé comme œuvre d’art, car cela supposerait une nature (ou une essence) des œuvres d’art. Elles n’en ont pas, dit-on. « Être une œuvre d’art » est une propriété contingente ou accidentelle de certaines choses qui, elles, sont créées.
62Aujourd’hui, c’est plutôt la première façon de contester l’idée de création qui prévaut ; et elle conserve l’expression « création artistique », mais sans les connotations théologiques entrevues plus haut. Ne devons-nous pas alors contester que la création artistique soit un problème métaphysique ? N’est-ce pas plutôt une question à examiner par l’étude des pratiques artistiques ou du discours sur les œuvres d’art, une question sémantique ?
63La thèse ici soutenue sera que les œuvres d’art ne sont pas des apparences ou des fictions. Les artistes ajoutent bien dans le monde des entités qui n’y étaient pas ; ce qui suppose alors la substantialité des œuvres d’art. L’homme ajoute à la création. La creatio ex nihilo est affaire divine. Mais la capacité productrice humaine – l’activité instauratrice – est à l’image de la création divine. Les œuvres d’art peuvent être artistiquement et esthétiquement médiocres – et la plupart le sont ! Dire que l’homme est créateur dans l’activité artistique ne signifie pas que sa production ait, en soi, une valeur, ni même une valeur en vue d’autre chose. Mais sa valeur tient à l’activité créatrice elle-même : faire que ce qui n’était pas soit, en résultant de l’intention humaine. Même la production artefactuelle la plus banale, et la production artistique la moins élaborée et originale, sont l’expression d’une capacité proprement humaine, analogue à l’acte divin de création. Pour cela, une fonction nouvelle est donnée à une matière, plastique, sonore, linguistique, gestuelle. À la nature, par la création déléguée, l’art ajoute au monde par la fonction technique des artefacts et par la fonction artistique des œuvres d’art.
Le problème de l’identité
64Une œuvre restaurée, est-ce encore la même œuvre ? Si des parties d’une statue ont été refaites, comment pourrait-elle être encore la même ? Si les couleurs d’un tableau ont pâli, faut-il alors les rehausser ? Mais, aussi bien, quand le contexte artistique a disparu, l’œuvre d’art reste-t-elle la même ? Les œuvres pour clavier de Jean-Sébastien Bach doivent-elles interprétées, pour les entendre vraiment ou authentiquement, sur un clavecin, voire un clavecin d’époque ? Et même, ce n’est pas exagérer de dire que le contexte religieux de bien des œuvres de Bach n’y est décidément plus. Ou encore, pour restaurer la place Stanislas à Nancy, faut-il retrouver la carrière dont les pierres qui la pavaient à l’origine avaient été extraites ? On ne badine pas avec l’ontologie ! Ne faut-il pas que cette place soit rebaptisée « Place Royale », et exiger des passants qu’ils portent perruques, et y pénètrent avec chevaux et équipages ? Allons-y carrément : renonçons à la République et revenons au Duché de Lorraine et de Bar ! Il s’agit là de l’identité diachronique des œuvres d’art. Ne se peut-il qu’elles aient cessé d’être ce qu’elles étaient, parce qu’elles ont changé avec le temps, ou que les temps ont changé, ce qui les rendrait non seulement différentes, mais autres ?
65Des questions relatives à, cette fois, l’identité synchronique des œuvres d’art se posent aussi. Une copie ou une reproduction d’une œuvre picturale, est-ce vraiment l’œuvre elle-même ? Non, bien sûr, diront certains. Mais après tout, sous les reproductions, c’est le nom des œuvres et non pas « Reproduction de… » qui est indiqué ! Pourquoi une reproduction d’un tableau n’est-elle pas signalée comme telle ? Et la plupart du temps, nous connaissons une œuvre par sa reproduction. Nous reconnaissons nettement plus de tableaux que nous n’en avons vus. Souvent, c’est parce que nous connaissons déjà leurs reproductions que nous les reconnaissons. D’un autre côté, nous nous faisons l’obligation d’aller les voir au musée, parce que les reproductions, comme témoignage photographique, ne nous suffisent pas. Et nous sommes surpris, généralement enchantés, mais aussi déçus quelquefois, quand nous les voyons « en vrai ». Force est de le reconnaître, nos intuitions à cet égard restent diablement contradictoires. Connaît-on une œuvre, oui ou non, par sa reproduction ? Et en quel sens la connaît-on ? La question de l’authenticité place notre vie esthétique dans une situation de malaise ontologique et métaphysique. Entendre un enregistrement, est-ce écouter l’œuvre musicale ? Peut-on écouter la Messe en si mineur sur son téléphone portable ? Et lit-on Guerre et Paix en français ? Et si non, que lit-on alors en lisant cette traduction ?
66Encore convient-il de s’entendre sur la notion même d’identité. Est-elle absolue ? x = y. Est-elle relative ? x est le même F que y. Si l’identité est absolue, une œuvre restaurée, une reproduction, une traduction, un enregistrement, ne sont pas la même chose que l’œuvre avant restauration, l’œuvre reproduite, l’œuvre traduite ou l’œuvre enregistrée. En revanche, si l’identité est relative, n’a-t-on pas la même œuvre, si elle fonctionne de la même façon, avec les mêmes propriétés faisant d’elle ce qu’elle est ? Supposons que l’identité d’une œuvre tienne à son fonctionnement pictural ou littéraire, F, et qu’une reproduction ou une traduction fonctionne de la même façon, pourquoi cette reproduction ou cette traduction n’est-elle pas l’œuvre elle-même ? S’ils ont exactement la même fonction, ne sommes-nous pas prêts à tenir deux tournevis pour interchangeables ? Alors, pourquoi pas deux œuvres d’art ? L’identité numérique d’une œuvre serait-elle liée à sa matière, et non pas simplement à son fonctionnement comme œuvre ? Comme notre identité numérique humaine : être telle personne, n’est-ce pas être ce morceau-là de matière ? Si votre bien-aimée vous délaisse, le conseil que n’importe qui avec les mêmes qualités peut la remplacer sera peu convaincant. Vous aimez cette personne-là, et non un être en gros similaire, ni un être humain en général. Cependant, les conditions d’identité des œuvres d’art sont variables ; et elles s’accommodent le plus souvent d’une remise en fonctionnement esthétique suffisamment crédible assurant une identité.
67Aucune théorie ontologique n’éliminera les interrogations, parfois angoissées, des esthètes, des conservateurs, des restaurateurs, des marchands et des collectionneurs d’œuvres d’art. Surtout, pas celles des philosophes. En quoi consiste d’être et de rester le même ? Distinguer l’œuvre de l’objet, connaître les conditions d’identité de la première par la différence avec le second, c’est la question intensément métaphysique que pose l’art.
Le problème des propriétés
68Les œuvres d’art ont-elles des propriétés faisant d’elles les œuvres qu’elles sont ? Des propriétés artistiques, comme d’être une œuvre littéraire ou d’être une peinture ? Des propriétés esthétiques, comme d’être belle, émouvante, laide, froide ? Ces propriétés esthétiques sont-elles subjectives, radicalement relatives ; subjectives, mais universellement attribuables, pour peu que nous soyons dans un certain état mental ; objectives, et nous pourrions alors nous tromper à leur sujet ? Certaines des propriétés des œuvres d’art sont-elles nécessaires ? Ont-elles une essence réelle : une propriété ou un ensemble de propriétés sans lesquels l’œuvre ne serait pas ce qu’elle est ? Ont-elles une essence nominale : nos idées correspondant à l’usage du terme « œuvre d’art », voire à cet usage dans un contexte linguistique, social particulier, l’histoire du goût et des pratiques artistiques ?
69Les propriétés peuvent être descriptives, normatives, évaluatives. Les premières sont identifiantes ; les secondes fixent des sortes ; les troisièmes disent ce qui rend préférable. Parfois, nous employons ces propriétés évaluatives comme marque de la norme d’appartenance à une sorte, comme celle de l’art : le jugement porté sur son absence de valeur revient à dire d’une chose qu’elle n’est pas une œuvre d’art ! Existerait-il alors une valeur artistique que les œuvres doivent posséder pour être des œuvres d’art ? Une réponse positive implique qu’une œuvre, en tant que telle, possède une valeur artistique ou une valeur esthétique (distincte de son fonctionnement esthétique), du seul fait d’être ce qu’elle est. Ce qui expliquerait la valeur accordée aujourd’hui aux œuvres d’art. Elles sont souvent considérées comme la prunelle de nos civilisations, placées dans leurs écrins, les musées. Le concert n’est-il pas un culte à la musique ? Les artistes n’ont-ils pas le statut de demi-dieux ? Pourtant, si réellement les œuvres possèdent une valeur, rien ne prouve encore qu’elle leur soit propre, ni qu’à défaut de l’avoir, une œuvre d’art n’en soit pas une. Après tout, la plupart des œuvres d’art sont médiocres. Elles ne cessent pas pour autant d’être ce qu’elles sont : des œuvres d’art. Dans la production artistique, l’efficacité n’est finalement pas plus grande que dans bien d’autres domaines de l’activité humaine. Beaucoup d’appelés, peu d’élus.
L’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art
70Les problèmes foisonnent. Aucun n’est résolu. Nous aurions bien du mal à proposer des réponses convaincantes à toutes ou même à quelques-unes de nos questions. Rien de furieusement abstrait ou de spéculativement échevelé dans ces interrogations. C’est à partir de ce que nous savons de ce qu’est l’art, de ce qu’est une œuvre, réellement, que nous pourrions espérer donner des réponses. L’art, pour le philosophe, n’est pas une question critique ou herméneutique. C’est une question métaphysique : ce que l’art est, ce que sont ses produits, leur place, leur rôle dans le monde. Car nous, êtres humains, saisissons ce que sont les choses en tant qu’êtres. D’autres créatures, des animaux, les appréhendent comme des choses sensibles, comme des phénomènes. Mais l’intelligence se rapporte au réel, à quelque chose restant un et le même, non à des phénomènes multiples et variables. L’intelligence se rapporte à des substances. Nous ne pourrions pas donner de réponses aux nombreuses questions ontologiques et métaphysiques qui, effectivement, se posent au sujet des œuvres, sans faire l’effort de comprendre en quoi une œuvre d’art est une chose réelle – et même, on le verra, une substance.
71Notre intelligence saisit dans le phénomène sensible autre chose que lui, un être intelligible, par l’appréhension de ce qui fait de lui ce qu’il est. C’est pourquoi nous sommes conduits à en juger et à raisonner à son sujet – et à l’évaluer, en nous demandant s’il est comme il devrait être. C’est aussi pourquoi sont fausses les thèses selon lesquelles l’appréhension de l’œuvre d’art est strictement une affaire empirique, en se réduisant à la seule expérience que nous en faisons ou aux pratiques et usages qui se sont empiriquement constitués. Elles ne permettent pas de rendre compte de notre capacité de reconnaître dans le monde une sorte de choses, des artefacts, en comprenant leur fonction et leur finalité propre, puis de comprendre la spécificité, parmi les artefacts, des œuvres d’art.
La métaphysique : inutile et incertaine ?
Objections
72Les cinq problèmes, de la constitution, de l’existence, de la création, de l’identité, des propriétés, exposés dans la section précédente, forment un échantillon de questions métaphysiques au sujet de l’art et de l’esthétique. Grande est la tentation, dans la philosophie moderne et post-moderne, d’affirmer que ces problèmes ne seraient qu’apparents, ou qu’ils trouveraient des réponses bien plus plausibles en dehors de la métaphysique. Voici comment.
73La théorie de l’art se pencherait sur les œuvres elles-mêmes et sur les processus de leur production, dans le sens le plus empirique qui soit. C’est ainsi de l’attention aux œuvres elles-mêmes, plutôt que des abstractions conceptuelles, que jaillirait toute la lumière sur l’art. Mettons les œuvres au centre de la réflexion philosophique ! C’est le slogan du philosophe de l’art faisant le modeste. Il fréquente les musées et les salles de concert, et ouvre grand ses yeux et ses oreilles. Il demande aussi une entrée, discrète et admirative, dans les ateliers et les conservatoires. L’art y est à l’œuvre ; le philosophe y est à bonne école. Là, il apprend vraiment les raisons de l’art. (Ne doit-il pas se mettre à crayonner ou à jouer d’un instrument – c’est là qu’il apprendra vraiment, pas dans les traités de métaphysique !) Il demande conseil aux artistes eux-mêmes et s’abreuve de leurs paroles. Eux – voire eux seuls – savent vraiment ce qu’est l’art. Il cherche finalement la clé dans les écrits des artistes. Ils sont la Bible du philosophe de l’art.
74L’esthétique, elle aussi, attend des réponses non pas de l’analyse conceptuelle des concepts d’identité, de propriété, d’existence, mais de l’expérience faite des œuvres. Que ressentons-nous ? Comment vivons-nous les œuvres ? De cette expérience, nous ferions alors une phénoménologie. Nous décririons le travail de notre conscience esthétique. Après tout, la métaphysique bardée de concepts et d’arguments, depuis qu’on en fait, n’aurait pas vraiment abouti à grand-chose, sauf au ressassement des mêmes problèmes. Fuyons alors l’abstraction furieuse et ridicule d’une telle métaphysique de l’art ! Psychologie, phénoménologie, critique d’art surpassent cette métaphysique et cette ontologie.
75L’interrogation sur l’identité d’une œuvre musicale est si éloignée de son appréciation authentique et de son évaluation raffinée ! À supposer même que la question de l’identité des œuvres soit posée, ce n’est évidemment pas indépendamment de leur évaluation, et donc du jugement de goût. Savoir si ce qui est entendu est bien l’Ode à la joie de Beethoven, par exemple, n’est-ce pas déterminer si telle interprétation qu’on en propose est digne de l’œuvre exécutée. Si dans un ascenseur retentit l’Ode à la joie, interprétée sur un synthétiseur, la question n’est pas de savoir si c’est une instance de l’œuvre. Tout est dans l’expérience que nous faisons. Qu’est-ce que la métaphysique ou l’ontologie ont ici à apporter, à part de vains propos ? La chimie est bien loin de notre expérience gastronomique ; la métaphysique est tout aussi éloignée de notre vie esthétique. (Et elle n’est pas même utile à notre santé.)
76L’idéalisme artistique et même l’antiréalisme artistique ne sont-ils pas finalement des évidences opposables à tout projet métaphysique au sujet de l’art ? L’art appartient à la sphère mentale et relève alors moins d’une ontologie que d’une histoire de l’Esprit. L’art est avant tout une idée aux formes temporelles multiples. L’idée d’une réalité des œuvres d’art, comme on parle de la réalité des choses dans ce monde, est donc dépourvue de sens. Elle témoigne d’un essentialisme métaphysique que toute la pensée moderne condamne. Le concept d’œuvre d’art est avant tout projectif : les artistes font les œuvres d’art, mais nous tous aussi, avec notre concept d’œuvre d’art. L’art est donc bien un ensemble de pratiques et d’institutions.
77Des objections, de toutes parts, semblent donc s’opposer au projet d’une métaphysique de l’art et de la vie esthétique. Pourquoi insister ? De nouveau, ne serait-il pas plus sage d’écrire un tout autre livre, plus attentif aux œuvres elles-mêmes et à leur épaisseur historique, aux pratiques artistiques, à l’expérience esthétique ? Il est encore temps de reprendre le fil de ce que la philosophie de l’art et l’esthétique modernes et contemporaines nous ont appris et de renoncer à la vaine scolastique.
Défense encore de la métaphysique
78En réalité, la critique de toute préoccupation ontologique – quand sont posés les problèmes de l’existence, de l’identité, de la persistance, de l’instanciation des œuvres d’art – consiste plutôt à faire l’autruche. Qui ignore ou feint d’ignorer ses propres présupposés ou ses affirmations métaphysiques peut certes adopter une attitude anti-métaphysique. Il peut tout miser sur la phénoménologie de l’expérience esthétique. Ou bien il peut suggérer que seule l’attention aux œuvres elles-mêmes importe, et qu’il faut nous méfier des concepts. Ou encore il peut recueillir le discours des artistes sur leurs œuvres, voire quoi qu’ils disent. C’est toujours en dehors de l’abstraction métaphysique que la relation authentique à l’art serait garantie. L’anti-intellectualisme serait de rigueur au sujet de l’art et de la vie esthétique.
79Mais quoi qu’on prétende dans cet anti-intellectualisme, notre attention à l’art fourmille de présupposés métaphysiques, quand il ne s’agit pas même de préjugés ou des biais métaphysiques. La thèse empiriste du primat de l’expérience esthétique dans notre relation aux œuvres d’art est elle-même métaphysique ! Dire que nous n’accédons pas, au-delà de nos expériences esthétiques, à une réalité artistique dans le monde, ce n’est pas faire moins de métaphysique, ou même ne pas en faire du tout, mais c’est faire, en contrebande, une certaine métaphysique. La question est de savoir si c’est la bonne.
80Par exemple, examinons l’affirmation selon laquelle il ne peut pas y avoir d’identification sans évaluation esthétique, et pas d’évaluation esthétique sans expérience esthétique. C’est une thèse souvent mise en avant pour dire que notre vie esthétique suppose une phénoménologie et l’interprétation de notre expérience plutôt que des analyses conceptuelles et l’ontologie de l’art. Elle suggère que nous devrions donc donner congé à la métaphysique de l’art. Mais que l’évaluation puisse jouer un rôle dans l’identification d’une chose, voire qu’elle puisse en être un instrument, ne met pas de fait hors-jeu la question métaphysique de l’identité des œuvres. On peut en revanche douter que l’évaluation soit un instrument adéquat et même respectable de l’identification. Pourquoi la valeur, artistique ou esthétique, d’une œuvre déterminerait-elle son identité ? Et de quelle identité parlons-nous ? De l’identité générique, faisant de quelque chose une œuvre d’art ? Mais alors, en quoi l’évaluation esthétique est-elle particulièrement concernée ? (Un mauvais exemplaire de x n’en est pas moins un exemplaire.) Reconnaître quelque chose comme une œuvre d’art ne suppose nullement d’en déterminer le mérite esthétique. S’agit-il de l’identité numérique, celle qui fait d’une chose cette chose-là ? Mais pourquoi le mérite d’une œuvre impliquerait-il qu’elle possède une individualité la distinguant de tout autre ? (Est-ce sa beauté qui fait d’une œuvre musicale cette œuvre-là ?) Pour en démêler les confusions, certaines thèses phénoménologiques ou « expérientialistes », qui partent du principe d’un primat de l’expérience esthétique, encouragent plutôt un surcroît d’analyse métaphysique que son abandon. Et dire que nous devons nous concentrer sur les œuvres elles-mêmes et recueillir en elles, et dans ce que disent les artistes, notre philosophie de l’art, comme on cueille une fleur au jardin, ne semble pas plus plausible.
81Supposons encore deux tableaux, l’original et la copie de La Cène de Philippe de Champaigne. Ils sont présentés l’un à côté de l’autre. Il est difficile, même à un œil expert, de savoir quel est l’original et quelle est la copie. Leur identification consiste pourtant à attribuer à l’original son auteur historique, disons Philippe de Champaigne, et à l’autre un autre auteur. L’évaluation joue-t-elle un rôle ? L’évaluation artistique et l’évaluation esthétique peuvent entrer à titre d’éléments dans la détermination de la probabilité que l’un soit l’original et l’autre la copie. Aussi bien, voire plus sûrement, des procédures d’examen attentif des tableaux, en tant qu’objets matériels, avec des méthodes scientifiques, pourraient être utilisées. Toutefois, le projet de distinguer l’original et la copie, quels qu’en soient les moyens, interprétatifs ou techniques, suppose d’appréhender l’identité numérique de l’œuvre originale. Ce qui est alors demandé à la métaphysique de l’art est l’élaboration conceptuelle de la notion d’identité présupposée. Le pluralisme ontologique encourage l’acceptation des notions diverses d’identité. Après tout, certains philosophes affirment qu’une pluralité d’instances d’une même œuvre picturale est possible ; il faut et il suffit pour en venir là de retenir, comme critère de la « mêmeté », l’identité de signification plutôt que l’identité numérique ou matérielle. Ne serait-ce pas le fétichisme de l’original – voire une laïcisation du culte des reliques – qui nous conduit à ne voir comme l’œuvre authentique que l’original, l’objet sorti des mains du peintre lui-même ? En quoi cela concerne-t-il l’œuvre d’art, comme telle, distincte de l’objet matériel qui la compose ? Mais nous résistons à cette affirmation. De quelle nature est cette résistance, sinon ontologique et métaphysique ? Nul besoin de trancher ici entre ces deux conceptions métaphysiques. Ce qui importe est qu’elles soient toutes les deux métaphysiques. Elles portent sur l’être d’une œuvre et ce que c’est d’être une œuvre picturale. Ce qui montre à nouveau que l’abstinence métaphysique, le tout phénoménologique, et la confusion entre philosophie de l’art et critique d’art sont loin d’être des attitudes raisonnables ou même respectables à l’égard de l’art.
82D’une façon comparable, la question de la traduction est ontologique et métaphysique avant tout. Si une œuvre littéraire n’est pas un texte, alors ne doit-on pas en conclure qu’une traduction est l’œuvre elle-même ? Que Guerre et Paix soit en russe ne serait pas une propriété constitutive, mais seulement contingente, du roman de Tolstoï, au même titre que l’illustration de la couverture du livre. Mais d’un autre côté, somme-nous prêts à accepter qu’une œuvre littéraire soit un texte ? De nouveau, les conditions d’identité du texte et celles de l’œuvre sont-elles les mêmes – et donc l’identité de l’œuvre la même que celle du texte ? C’est toujours et encore affaire de ce qui fait d’une chose ce qu’elle est, des propriétés qu’elle peut perdre, ou non, tout en restant la même. Une traduction d’une valeur littéraire bien supérieure au texte original, après tout c’est possible, et on voit alors que la procédure évaluative ne nous sera d’aucune aide. Quand un problème est, en son fond, métaphysique, il faut s’y résoudre !
83Nous pouvons écouter une œuvre musicale enregistrée. L’œuvre existe alors indépendamment de son enregistrement, qui nous donne accès à une interprétation. Nous pouvons écouter une œuvre musicale ne préexistant pas à son enregistrement. Dans ce cas, l’œuvre est l’enregistrement lui-même – c’est souvent le cas aujourd’hui. Ce qu’est l’œuvre est le résultat d’un travail de studio et d’un mixage ; les moyens de l’enregistrement sont utilisés non pas simplement comme accès à une interprétation, mais pour la création musicale elle-même. Même si un morceau de musique peut préexister à cette création musicale, l’œuvre n’est pas simplement le morceau de musique, mais ce qui est constitué par l’enregistrement. On peut ainsi distinguer œuvre enregistrée et œuvre-enregistrement. L’évaluation d’un enregistrement musical peut difficilement faire l’impasse sur la question de savoir si nous avons affaire à l’une ou à l’autre sorte d’œuvre musicale. L’enregistrement entendu est-il celui d’une interprétation de l’œuvre, ou est-ce celui de l’œuvre elle-même, qui n’existe pas indépendamment de ce que nous entendons à l’écoute de l’enregistrement ? Les deux sortes d’œuvres musicales n’ont pas le même statut métaphysique : œuvre interprétée ou œuvre non interprétable. Dans un cas, l’œuvre est multiple, avec des instances diverses et différentes ; dans l’autre cas, l’œuvre est singulière, sans instance, mais multiplement diffusée par des moyens techniques variables. Si l’on affirme que ce qui seul importe est l’expérience faite à l’écoute, et notre évaluation, rien n’est changé. Se pose toujours la question de savoir si une erreur au sujet de l’identification de la sorte d’œuvre musicale entendue n’a aucune conséquence sur cette expérience. Entendre le coucou chanter et entendre une imitation du coucou, est-ce faire la même expérience ? Question oiseuse : si le chant est beau, aucune importance, clame l’anti-métaphysicien. Mais c’est seulement dans le premier cas que le coucou chante. Dans le second cas, si un plaisantin vous a trompé, aussi plaisante que soit l’expérience trompeuse de croire que le coucou a chanté, il ne l’a pas fait et ne peut chanter mélodieusement. L’expérience musicale est donc tributaire du statut ontologique (mode d’existence) et métaphysique (propriétés constitutives ou non) de l’œuvre musicale. La métaphysique est solidement implantée dans notre vie esthétique ordinaire et la trame.
84Ah, le Mont-Saint-Michel dans son écrin miroitant, sa sublime flèche s’élevant au sommet, toujours plus haut, au loin les reflets orangés et une ceinture maritime tout émeraude. Dieu, que c’est beau ! Certes. Le Mont a été restauré dans une grande mesure selon les préceptes d’Eugène Viollet-le-Duc. Il défendait l’idée qu’une restauration n’est pas le retour à la condition originelle du monument, à ce qu’il fut, mais à la réalité intentionnelle qui se trouve dans l’esprit de l’architecte. Restaurer n’est pas revenir à ce qui fut, mais à ce qui aurait dû être. L’activité de restauration est fondamentalement modale : elle vise une réalité qui est la fin même de la restauration plutôt que son modèle préalable. Ainsi, la flèche célèbre de l’abbatiale est néo-gothique – le gothique du xixe siècle, une image moderne du Moyen Âge. Si John Ruskin avait été consulté, le Mont-Saint-Michel serait aujourd’hui tout autre chose : quelques murs écroulés, des ruines. Sir John pensait que le temps fait son œuvre et que le retour à quoi que ce soit, le monument tel qu’il a été fait ou tel qu’il aurait dû être fait, n’a aucun sens. Un monument est pour lui une histoire. Qu’est-ce d’autre, entre Viollet-le-Duc et Ruskin qu’un complet désaccord métaphysique ? Et la question est de savoir ce qu’est un monument comme le Mont-Saint-Michel. S’il y a bien un culte moderne des monuments, quelles sont ces conditions ontologiques et sur quelle sorte d’entités portent-elles ?
85Malgré les critiques récurrentes du projet même de métaphysique de l’art, il est raisonnable et philosophiquement indispensable. On le sait depuis Platon, mais des philosophes s’acharnent à le nier. Prétendre que ce projet métaphysique est vain, ridicule ou insensé, clamer qu’il passe à côté des œuvres et de l’expérience qu’elles nous procurent, c’est préférer l’anecdotique à l’essentiel – l’attitude caractéristique des post-modernes de tous les temps.
L’inventaire du monde
L’identification des œuvres
86La question de l’identité des œuvres est présupposée dans notre commerce avec l’art. Mais la question de savoir s’il existe dans le monde une sorte de choses qui sont des œuvres d’art est encore plus fondamentale. La question de l’identification d’une chose comme art détermine celle de son identité. Y répondre, positivement ou négativement, ce n’est cependant pas donner le moyen d’apprécier ou d’évaluer les œuvres d’art. De la même façon que l’identification d’un gâteau comme un clafoutis ne dit pas s’il est bon ou mauvais. La métaphysique de l’art n’est pas la critique d’art ; elle ne donne pas non plus les moyens d’une telle critique. La métaphysique de l’art n’est pas plus une herméneutique ; elle ne donne pas le moyen d’interpréter les œuvres d’art, d’expliquer ce qu’elles veulent dire. Dans l’inventaire du monde, doit-on tenir les œuvres d’art comme une sorte de choses irréductible à toute autre ? Telle est la grande question de la métaphysique de l’art.
87La métaphysique fait usage de concepts, comme ceux de substance, essence, quiddité, forme, matière, immatérialité, individu, particulier, universel, actualité, potentialité, changement, unité, identité, différence, propriété, singularité, causalité, dépendance, activité, production, création, mais aussi activité ou valeur. Dans la métaphysique de l’art, des questions qui recourent à ces concepts sont posées : Les œuvres d’art sont-elles des substances ? Les œuvres d’art ont-elles une quiddité ? Les œuvres d’art sont-elles des particuliers ou des universaux ? Les œuvres d’art sont-elles matérielles ou immatérielles ? Qu’est-ce qui fait l’identité d’une œuvre d’art ? La production artistique consiste-t-elle à donner une forme à une matière ? Qu’est-ce qui distingue l’activité artistique d’autres activités humaines ? Existe-t-il une valeur artistique ? Et la question principale, les œuvres d’art sont-elles dans l’inventaire du monde ?
88Spontanément, nous ne semblons pas douter que les œuvres existent. Nous allons les voir au musée, nous achetons un roman (ou nous le téléchargeons), nous allons dans un concert, à un spectacle, au théâtre, nous écoutons une œuvre musicale à la radio, nous choisissons un CD, sélectionnons un fichier dans notre ordinateur ou cliquons sur un lien sur l’Internet, etc. Tout se passe donc bien comme si nous avions affaire à des choses, même si leur matérialisation est plurielle. (L’idée que l’accès informatique revient à une dématérialisation des objets auxquels on accède repose sur une conception erronée de la matière, et sur une conception tout aussi fausse de l’informatique, qui n’a rien d’angélique.) Et même les performances et autres installations qui ont envahi l’art contemporain sont visibles à un moment à un endroit ; nous les retrouvons dans des vidéos, sur des photographies. Difficile de nous défaire de cette impression d’avoir affaire à des choses ayant une identité. Nous pouvons les laisser et les retrouver ; ou, ce qui se présente comme une certaine œuvre ne l’est en réalité plus, les œuvres apparaissant et disparaissant. Ce n’est pas l’effet de ce que nous en pensons, même si les œuvres n’existent pas indépendamment de nous.
Production
89L’art est une production d’artefacts. L’œuvre d’art, au sens le plus général, est le résultat de cette activité dans l’ordre du faire, et non de l’agir. (Nous faisons assez facilement la différence entre faire un clafoutis et faire des achats. Dans un cas, quelque chose est produit et dans l’autre non, même si quelque chose est modifié dans le monde par notre action : le réfrigérateur était vide, il est maintenant rempli de produits alimentaires.) Certains pensent que la production d’une chose n’est pas nécessaire à l’activité artistique. André Breton disait que le comble de l’art, c’était Jacques Vaché, habillé en officier anglais, revolver au poing, menaçant de faire cesser la représentation, le 24 juin 1917, des Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire, parce qu’il la trouvait trop artistique. Breton prétendit même que la fortune artistique de Jacques Vaché était de n’avoir pas produit d’œuvres. Que cette scène racontée par Breton et Louis Aragon ait vraiment eu lieu ou non, cela importe peu. De tels propos, par Breton, préfigurent une attitude devenue fréquente, pour ne pas dire dominante, dans l’art contemporain. Le « geste » remplace dans une grande mesure le produit. Même quand il subsiste une production, ce n’est pas l’essentiel. L’œuvre produite n’est finalement qu’un élément de l’œuvre, devenue un processus. Le produit, s’il en est, sert surtout de support à un acte et au rappel de cet acte, de son contexte, de sa signification, parfois obscure, mais suffisamment suggestive pour attirer notre attention. L’art serait une performance, une action plutôt qu’une production. Dans une tradition aristotélicienne sont distingués théorie, pratique et poïétique (productique). Mais cette distinction est alors mise en question. (David Davies a récemment systématisé, magistralement, cette attitude.)
90La question métaphysique est de savoir si la distinction entre agir et produire est seulement de raison, et contestable en plus, ou s’il s’agit vraiment d’une distinction métaphysique et ontologique. N’est-ce pas une distinction de finalité ou de bien recherché. Dans l’action, ce qui importe est le bien de celui qui agit ; dans l’autre cas le bien est celui du produit. L’œuvre en elle-même est à l’horizon de l’acte de production, qui est sa règle et sa norme. La perfection n’est dès lors pas la même : d’une part celle de l’agent, d’autre part celle de l’œuvre. Cette perfection passe par la rationalité de l’agent dans son acte productif : l’agent sait qu’il produit une œuvre ; souvent il sait de quelle sorte et ce qu’elle doit être. La plupart du temps, il ne le sait pas sous la forme d’une représentation ou d’un mode d’emploi qu’il pourrait énoncer. Il le sait comme savoir-faire ou savoir-comment, et non comme savoir que. L’art s’inscrit ainsi dans l’habitus, une disposition stable de l’artifex capable de produire. Mais la nature fonctionnelle de l’œuvre à faire se distingue déjà, dès cette étape, de l’agent lui-même. Elle est, potentiellement, le produit qui tend à se réaliser. Sans l’agent, sans sa droite raison qui fait, sans l’art donc (« recta ratio factibilium », dirait un scolastique), il n’y aurait certes pas d’œuvre. Mais sans le produit à faire (ou l’œuvre à faire), l’habitus de l’agent serait sans cause finale. C’est la différence radicale entre l’agir et le faire (comme produire). C’est pourquoi la conception de l’art comme performance est, à mon sens, métaphysiquement erronée.
91Certains artistes – Breton déjà, et bien d’autres depuis – et surtout des théoriciens ont été tentés de présenter comme art autre chose que des œuvres : des actes, des attitudes, des comportements. On parle alors de « performances », comme celle, célèbre, de Joseph Beuys, enfermé dans une galerie de New York avec un coyote. Mais cela doit-il tant que cela nous impressionner ? Dans le domaine de la morale et de la politique, les pires turpitudes ont pu être quelquefois présentées comme la bonté même. Alors, pourquoi n’aurait-on pas été tenté de présenter comme de l’art ce qui, en réalité, n’est est absolument pas ? La revendication d’articité (ou celle d’être un artiste, et donc de faire, par principe de l’art, et quoi qu’on fasse) pourrait aussi masquer le vide et même l’imposture.
92Tout autant qu’une grande partie de la philosophie du xxe siècle et du début du xxie siècle, une grande partie de la production artistique contemporaine relève de la catégorie de « bullshit », de connerie. Elle repose fondamentalement sur deux tentations de la philosophie moderne, parfois présentées comme deux de ses découvertes fondamentales et libératrices. Le premier est le volontarisme ontologique : les choses sont ce que nous décidons qu’elles sont. Rejeton du péché capital d’orgueil, ce volontarisme se heurte constamment à l’évidence du contraire, mais trouve toujours des motivations nouvelles pour s’affirmer, en particulier dans l’antiréalisme dont il est une conséquence. Le second est l’indifférence à la distinction fondamentale entre être et faire, être et agir. Sauf en Dieu, comme acte pur, l’activité présuppose l’être et donc elle s’en distingue. Les œuvres d’art ne sont pas des actes, des événements ou des processus, mais des entités réelles dans le monde. Car tout acte, événement ou processus suppose quelque chose qui agit, survient ou se déroule. Rien n’est donc une œuvre d’art sinon des substances identifiables dans l’inventaire du monde. Certes, nous pouvons insister sur des pratiques accompagnant ou même constituant les œuvres, mais cela n’implique pas que celles-ci soient des événements ou des processus plutôt que des substances.
Une nouvelle intervention de l’objecteur (dialogue)
93– Mais enfin, l’art est ce dont les artistes exigent la reconnaissance comme production artistique. Vous n’allez pas prétendre qu’il existe une norme métaphysique, consistant en une nature, antérieure à ce que font les artistes et à laquelle ils doivent se conformer ! Et ce n’est donc pas à partir d’une telle norme qu’il serait possible de dire si ce que les artistes proposent est de l’art ou non.
94– Ce dont il est exigé la reconnaissance n’est pas cette norme métaphysique antérieure, mais si une œuvre n’est pas produite selon cette norme, ce n’est pas de l’art !
95– Ridicule ! Les philosophes doivent avant tout tenter de comprendre ce que font les artistes, et non pas satisfaire les attentes du métaphysicien. Ce n’est pas à ce dernier de dicter ce qu’est l’art, tout de même, mais à l’artiste. Regardons ses œuvres, écoutons sa parole, lisons ses écrits (ce sont de grandes choses, les écrits d’artistes…), entrons dans son atelier, voire dans sa psyché. Mettons-nous à sa leçon. On en apprend plus sur l’art dans les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture que dans les ouvrages des métaphysiciens, je vous assure. Se demander si le tableau de X s’il avait été peint par Y serait encore le même, et autres fariboles sur l’identité des œuvres, cela n’apporte pas grand-chose à l’appréhension et à la compréhension des œuvres. C’est par l’inspiration de l’artiste, qu’il faut aller traquer à même l’œuvre et son commentaire savant, que l’art existe et se renouvelle.
96– L’art est recta ratio factibilium, production ordonnée d’entités. Certaines possèdent des propriétés esthétiques. Dès lors, elles sont des œuvres d’art. L’artiste, certes, en produit. Mais s’il fait autre chose, tire avec son pistolet, se mord, s’enferme avec un coyote, rien de cela n’est de l’art. Les œuvres possibles sont comprises dans cette nature propre de l’art et de ses œuvres. Ce qui laisse à l’artiste un immense territoire, si je puis dire, à explorer, comme on ne manque pas de le reconnaître. Une partie d’échecs correspond à des normes, qui sont l’essence de ce jeu, et il s’ensuit alors d’innombrables parties. C’est la même chose pour l’art. Qu’il ait une essence ne limite en rien les possibilités de la création artistique. C’est tout le contraire, cette essence donne les possibilités. C’est parce qu’il y a un concept d’art que l’art est ouvert.
97– Mais encore une fois, ce n’est pas au métaphysicien de dire ce qu’est l’art.
98– Et pourquoi donc ? Dire ce dont la réalité et le monde sont composés, c’est bien l’affaire du métaphysicien. Ne fait-il pas l’inventaire du monde ?
99– Mais si ce qu’il présente comme l’art ne correspond pas à ce que les artistes, des critiques, des philosophes, des galeristes, des journalistes, bref « le monde de l’art », présentent comme de l’art ! Prétendrez-vous qu’ils ont tort ?
100– Oui, c’est bien ce que je prétends. Dire ce qu’est l’art est l’affaire de la métaphysique. Faire des œuvres est affaire d’artiste. L’historien fait leur histoire. Le sociologue explique le contexte. Chacun son travail. La question de dire ce qu’est l’art ne suppose en rien l’emprunt par le métaphysicien d’une méthode et moins encore de thèses aux écrits d’artiste, à l’historien ou au sociologue. Et le métaphysicien ne doit pas renoncer à se prononcer parce que cela met en question ce qu’ils disent.
101– Mais si l’artiste n’est pas d’accord avec cette métaphysique, et que le monde des connaisseurs ne l’est pas plus ?
102– Vous voulez dire si, en tant que théoricien de l’art, l’artiste met en question cette métaphysique ? Car, je ne vois pas trop en quoi, en tant qu’artiste, il s’intéresserait à ce qu’est l’art et ferait concurrence au métaphysicien. Mais s’il fait le théoricien, c’est affaire de débat philosophique. Des arguments, et non des œuvres, sont attendus.
103– Oui, mais que faites-vous du ready-made et de bien d’autres propositions de l’art contemporain ?
104– En effet, certaines entrent mal dans la conception qui fait de l’art la production d’artefacts, dont certains, les œuvres d’art, fonctionnent esthétiquement. Mais ceux qui prétendent faire de l’art peuvent se tromper ou être trompés. Ils n’en font peut-être pas, après tout, malgré ce qu’ils croient. Ils font peut-être tout autre chose sous ce nom-là. Je veux dire que l’art n’est pas à l’état gazeux. Il est stable, même s’il est pluriel ; il est fixe, même s’il est multiple ; il est déterminé, même s’il est ouvert. Je ne saisis pas en quoi un ready-made montre le contraire.
105– Ce que vous dites manque vraiment de subtilité et fait café du commerce. Si l’artiste contemporain produisait en nous des expériences esthétiques, voire des effets mentaux qu’il ne faut peut-être même plus prétendre esthétiques, plutôt que des œuvres ? Si l’art était avant tout procédural, plutôt que substantiel ?
106– Eh bien, celui que vous appelez artiste serait un prestidigitateur, pour parler comme Platon, plutôt qu’un artiste. Au sujet de ce qu’il fait, on ne parlerait d’art qu’à tort. Le métaphysicien n’enregistre pas des pratiques. Il est dans son registre en disant quelles sont les catégories les plus fondamentales qui structurent le monde. Il dit ce qu’est la mesure non mentale des choses, ce qu’elles sont comme telles. Pour lui, les choses ne sont pas ce que nous disons qu’elles sont.
107– Quelle prétention ridicule ! À vous suivre, c’est chez Platon, Aristote, saint Thomas, qu’il faudrait chercher la norme artistique et non dans les œuvres elles-mêmes, ni dans leur histoire ou dans les pratiques artistiques ?
108– Non, ni chez Platon, ni chez Aristote ou saint Thomas, à proprement parler, mais dans un inventaire raisonné du monde. Dire ce qu’est l’art ce n’est pas dire comment il est fait ni ce qu’il fait. La prétention du volontarisme ontologique, présupposé dans tout ce que vous dites, n’est-elle pas bien plus grande finalement que dans l’essentialisme ? Dire ce qui existe réellement n’est pas au-dessus de nos capacités. Cette capacité caractérise notre nature humaine. N’y a-t-il pas une certaine humilité philosophique à rechercher dans la réalité des choses la norme de ce qu’on affirme exister ?
L’art sans œuvre ?
109On peut être surpris que l’objecteur n’utilise pas un autre argument. La notion d’œuvre d’art serait avant tout historique plutôt qu’ontologique. « Œuvre d’art » est un concept, apparu à une certaine époque, et non une réalité en soi, transcendant l’histoire. Ce concept est lié à l’idéal romantique du grand artiste, du génie même : l’auteur de chefs-d’œuvre. Ce que nous présentons alors comme la finalité de l’activité artistique, l’œuvre, ne serait guère qu’un produit daté, l’idéal d’une période. Il conviendrait de comprendre son développement et même son dynamisme. L’idéal de l’œuvre autonome ne peut être projeté sur toute l’histoire de l’art, sauf à réduire des modalités diverses de production artistique à celle d’une époque particulière. Nous aurions là un paradigme, qu’on a pu dire beethovenien, de l’œuvre d’art. Ce serait aussi celui du roman classique, dickensien ou balzacien, du ballet de la danse classique, du film d’auteur encore. L’art contemporain insiste moins sur l’œuvre, nous dit-on parfois, que sur une expérience, sur des pratiques, sur une atmosphère. Une métaphysique réaliste de l’art comme activité de création d’œuvre existant, en tant que telle, dans l’aménagement du monde ne résisterait donc pas à des considérations historiques et pas non plus dès qu’on tient compte de l’art contemporain. Le métaphysicien ignore l’histoire de l’art et le monde de l’art d’aujourd’hui. Quelle tristesse !
110Cette métaphysique réaliste résisterait-elle mieux à d’autres considérations philosophiques encore ? Nous n’avons pas de conditions nécessaires et suffisantes de ce qu’est une œuvre d’art, et donc pas d’essence de l’œuvre d’art. C’est pourquoi l’art est un concept ouvert ; nous devons repérer son apparition dans l’histoire, comprendre qu’on ait pu s’en passer ; et accepter qu’il soit reconsidéré et même contesté. Ce qui est finalement remis en question est le modèle fixiste de l’art, avec sa nature ou son essence, dont la finalité serait la production d’objets autonomes. Les sciences humaines et sociales ont montré combien ce modèle est relatif. (Comment là encore le métaphysicien peut-il être si ignorant ? Il n’a pas lu les philosophes qui parlent de généalogie, d’archéologie, qui datent l’apparition de chacun de nos concepts, y compris celui d’homme. Alors tenir celui d’œuvre d’art pour une réalité anhistorique, quelle niaiserie !) Les sciences humaines ont replacé toute notre connaissance, de toutes choses, au sein d’une histoire de pratiques et d’interactions psychologiques, sociales et politiques qui ont façonné nos concepts. Il n’y a pas de réalité toute faite, mais une fluence des usages, des habitus, des modes. Nous devons abandonner le réalisme scolastique. Nous le devons en particulier quand la prétendue réalité toute faite est une production humaine ; et surtout si elle résulte de la signification donnée à certaines activités ou pratiques ! (Et comme les meilleurs penseurs répètent cette antienne depuis plus de cent cinquante ans, l’insistance des métaphysiciens réalistes devient vraiment ridicule, même si on ne se lasse jamais de les déniaiser.)
111S’agissant de l’art, une réponse minimale à ces objections peut consister à distinguer deux concepts d’œuvre. L’un, historique, correspond effectivement à l’idéal artistique d’une époque. C’est à ce titre qu’on parle de « l’invention de l’art » et que l’on fait de l’œuvre d’art une invention européenne du xviiie siècle ! Mais, curieusement, le dire ainsi rend l’affirmation problématique. La thèse que le concept de vérité est une invention, dont nous pouvons reconstituer le contexte historique et le caractère dès lors tout relatif, présuppose un autre concept de vérité, qui n’en fait plus une invention, mais vaut pour l’affirmation que le concept de vérité est une invention. De la même façon, pour prétendre que le concept d’œuvre et le concept d’art lui-même sont des inventions, encore faut-il repérer son apparition, en utilisant un autre concept d’art, qui n’est plus celui dont on prétend signaler l’apparition. Les modalités particulières du concept d’art peuvent bien être historiques, certes, et contextuelles. L’œuvre d’art socialement valorisée peut bien avoir des caractéristiques propres à une époque donnée et en fonction du développement d’une dynamique historique. Se donner comme projet d’en examiner la logique a certainement des mérites explicatifs. Une histoire raisonnée de la représentation picturale – comme chez Erwin Panofsky ou Ernst Gombrich, par exemple, et bien d’autres – a tout son sens. Mais cela n’implique pas qu’une métaphysique de l’art comme production d’œuvres s’en trouve dès lors réduite à une naïveté. Pas plus qu’une histoire des critères historiques de vérité dans un domaine particulier du savoir ou de la vie sociale n’invalide le projet d’une théorie de la vérité.
112Que dans le monde de l’art contemporain se manifeste une revendication d’un art sans œuvre, force est de le constater. De là à considérer que cette revendication est justifiée, c’est autre chose. Quant à penser que le concept d’œuvre d’art parce qu’il est apparu à un moment donné dans l’histoire de l’art ne correspondrait à rien qui soit indépendant de l’origine même du concept, n’est-ce pas là que se trouve la naïveté ? La métaphysique de l’art, même et surtout quand les notions d’art et d’œuvres sont contestées, ne semble pas tant que cela mise en péril par des arguments historicistes, sauf à avoir déjà décidé que la réalité a disparu au profit de nos concepts.
L’homme de l’art
La métaphysique hylémorphiste et la création déléguée
113Comment soutenir à la fois que l’art appartient à l’inventaire du monde, et que les produits de l’art sont des artefacts, c’est-à-dire des produits de l’activité humaine sans laquelle ils n’existeraient point ? Rien n’est une œuvre d’art indépendamment de l’homme, mais pourtant ce que l’homme produit existe réellement. N’est-ce pas là une contradiction ?
114Rien n’est une œuvre d’art indépendamment de l’homme. Mais de quel homme ? Trois conceptions s’opposent. L’homme pourrait être une chose matérielle parmi d’autres. C’est le matérialisme ou le physicalisme. L’homme pourrait être essentiellement un esprit, mais uni, de façon contingente, à un corps. C’est le dualisme. L’homme pourrait être un composé d’une âme, immatérielle, grâce à laquelle il pense et veut, et d’un corps, qui en fait un animal. L’homme serait un animal rationnel. C’est l’hylémorphisme. L’anthropologie métaphysique étudie les raisons de préférer l’une de ces trois thèses aux deux autres. Une métaphysique de l’art suppose donc aussi une anthropologie métaphysique, c’est-à-dire une théorie de l’homme de l’art. La thèse soutenue ici est la troisième : l’homme de l’art est l’animal rationnel comme composé hylémorphique.
115Les deux autres conceptions de l’homme – matérialiste et dualiste – ne sont pas vraiment appropriées dès qu’il s’agit d’art et de vie esthétique. Si l’homme est un être strictement matériel, l’art trouvera plus facilement son explication dans le cadre d’une théorie néo-darwinienne de l’art. L’activité artistique s’expliquerait au même titre que les parades nuptiales de certains oiseaux, lorsqu’ils se reproduisent : elle serait un sous-produit de l’évolution. Certains sont plus enclins à insister sur la relation de l’art avec nos désirs, nos émotions, ce que nous imaginons et même notre créativité ; ils en proposent ainsi une explication psychologique. Pour eux aussi, il existerait un lien entre la biologie humaine et l’activité artistique, même si l’évolution n’est plus requise dans l’explication. Une telle conception engage également une métaphysique, mais naturaliste ; elle repose sur l’idée que les sciences de la nature, telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui, constituent le modèle de toute explication légitime. Nous parviendrions, un jour, à expliquer la production culturelle et artistique, et l’intérêt que nous avons pour elle, en termes de fonctionnement du cerveau, par exemple. Mais le cerveau, ce n’est pas l’âme rationnelle du composé hylémorphique humain ; ce n’est pas ce qui fait de nous des êtres rationnels et irréductibles à des êtres seulement matériels.
116Le dualisme psychophysique distingue deux substances : l’une est mentale et pensante, l’autre est physique et non pensante. L’art serait alors entièrement du côté de la signification et donc du mental et de la pensée. À certains égards, la thèse selon laquelle on doit distinguer l’œuvre et l’objet peut recevoir une telle interprétation dualiste. L’œuvre serait humaine en tant que la pensée humaine survient sur des propriétés physiques, mais par émergence ou même par transcendance. Toute une tradition phénoménologique va dans cette direction. Certains ont ainsi été tentés de faire de l’œuvre ce qui habite dans l’objet, sans se confondre avec lui : l’œuvre survient sur l’objet comme entité matérielle. Est-elle alors une réalité dans le monde ? Certes oui, si le monde comprend aussi des réalités signifiantes (ou intensionnelles, comme on dit parfois). L’œuvre a alors le statut d’une idée. Mais si nous acceptons une métaphysique hylémorphiste, dans laquelle l’homme est un être rationnel composé d’une âme (elle fait de lui ce qu’il est) et de matière, nous ne serons plus tentés par un statut de l’œuvre d’art comme contenu de signification ou idée. Nous serons plutôt conduits à penser que l’œuvre, elle aussi, a une structure hylémorphique. Ce qui en fait une œuvre est son fonctionnement esthétique : une disposition à signifier quelque chose pour un être rationnel. L’homme de l’art, c’est lui, et ce n’est pas exclusivement l’artiste.
117Ainsi, nous avons, d’une part, le composé (forme et matière) humain. Comprendre suppose de juger et d’appréhender des raisons ; et vouloir suppose d’agir pour des raisons. Un être limité à son seul corps ne le pourrait pas. Il existe en l’homme une partie immatérielle, son âme, qui l’installe sur l’échelle ontologique au plus haut des créatures créées à la ressemblance du divin, mais cependant sans séparation d’avec la matière. D’autre part, l’œuvre d’art est composée d’une fonction, symbolique et esthétique, et de matière. L’art, par son fonctionnement symbolique et esthétique, participe aussi de la rationalité constitutive de l’humain et significative d’une destinée supérieure. L’œuvre d’art veut dire quelque chose ; elle signifie. Dès lors, l’art s’intègre et joue même un rôle prépondérant dans cette dimension immatérielle de l’humain. Il le joue au même titre que la science, au sens général d’une activité réflexive sur le monde, sous la forme de productions philosophiques et scientifiques : la République de Platon, la Métaphysique d’Aristote, les Méditations métaphysiques de Descartes ou la Critique de la raison pure de Kant sont des œuvres philosophiques, comme il en est d’artistiques. Les Éléments d’Euclide, Le livre des simples médecines de Platearius, Le De Revolutionibus orbium coelestium de Copernic ou les Principia Mathematica philosophiae naturalis de Newton, sont des œuvres scientifiques. La rationalité humaine s’inscrit ainsi dans le monde par des œuvres. L’art est aussi, par des œuvres, une manière d’inscrire cette rationalité, dans une création déléguée.
118L’homme de l’art reçoit le pouvoir d’une création déléguée, celle de la production d’œuvres, dont des œuvres artistiques. Par cette délégation de création, le monde comprend plus d’êtres et surtout des êtres d’une sorte particulière : les œuvres de la culture et de l’art. C’est pourquoi un monde dans lequel il y a de l’art est un monde pleinement humain. Comme il l’est naturellement, c’est-à-dire en fonction de la nature humaine, par la philosophie et la science, selon les différentes formes qu’elles ont prises. L’œuvre divine se poursuit, par délégation, à la ressemblance de Dieu, dans la création culturelle, scientifique, philosophique et artistique. Non pas creatio ex nihilo, affaire divine, mais creatio de ratione : expression de la rationalité, manifestée dans des entités matérielles métamorphosées en symboles. (Le lecteur imaginera aisément la moue de dépit de l’objecteur.)
La thèse du concours
119La thèse du concours affirme que le fonctionnement esthétique d’une œuvre d’art suppose deux choses à la fois. Premièrement, que l’œuvre d’art soit une substance et, deuxièmement, en même temps, certaines capacités sensibles et intellectuelles d’êtres humains, certaines dispositions proprement humaines. Ces dispositions sont des vertus esthétiques.
120Le terme de concours est emprunté à la métaphysique de la causalité divine. La thèse du concours affirme qu’un effet naturel est produit immédiatement par Dieu et en même temps par les substances créées. Celles-ci ont dès lors une contribution causale réelle à la production d’un effet. Elles déterminent son caractère spécifique. Ce qui s’oppose à l’occasionnalisme, selon lequel Dieu seul cause les effets dans la nature ; et donc, il n’y aurait pas de causes secondaires réelles. Cependant, dans la doctrine du concours, sans la coopération divine, les substances créées ne produisent pas d’effets. Dieu est ainsi une cause immédiate contemporaine, d’une façon générale. Il ne se contente pas de conserver le cours ordinaire des choses, au contraire de ce que prétend le conservatisme. Cette coopération de Dieu avec les causes secondes est présentée comme un concours général.
121Au sujet de l’art, la notion de concours ne concerne pas l’action divine. Elle décrit la relation entre l’homme, ses capacités ou ses pouvoirs intellectuels, et l’artefact ou l’œuvre d’art, comme un composé réel de fonction et de matière. De même que, selon la théorie concurrentiste, les substances créées ne produisent pas d’effets indépendamment de la coopération divine, mutatis mutandis, l’art ne produit rien indépendamment de l’activité intellectuelle propre aux êtres humains. Dans le cadre d’une théorie substantialiste de l’art (les œuvres d’art sont des entités réelles ou substantielles), c’est ainsi du concours des pouvoirs intellectuels des êtres humains et de la production artistique dont il s’agit. Ces pouvoirs intellectuels sont la base de dispositions, celles par exemple de parler des langues, de faire des mathématiques ou de jouer du piano. Dans le cas qui nous intéresse, ces dispositions sont esthétiques : elles consistent en une capacité de faire fonctionner esthétiquement un artefact. La thèse du concours affirme dès lors que l’existence de l’art suppose un concours entre certains pouvoirs humains, constitutifs de ce qu’est l’homme, et une chose matérielle, qui est l’œuvre elle-même.
122Les œuvres d’art sont ce qu’elles sont par leur fonction esthétique. Les êtres humains sont ce qu’ils sont par leur nature d’êtres composés d’une âme rationnelle et de matière. L’âme humaine recouvre des capacités sensibles et intellectuelles propres aux hommes, et les dispositions qui s’ensuivent. Parmi ces dispositions, celle d’appréhender les œuvres d’art en les faisant fonctionner esthétiquement, c’est-à-dire en comprenant leur fonctionnement symbolique propre. Concourent ainsi deux natures, celle de l’œuvre et celle de l’être humain.
123Janus bifrons avait deux têtes, l’une tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir. Le fonctionnement esthétique des œuvres d’art est bifrons. Les dispositions esthétiques des œuvres d’art (leur capacité à fonctionner esthétiquement) et les dispositions esthétiques des êtres humains (leur pouvoir d’appréhender esthétiquement des artefacts) sont la même réalité dispositionnelle. Considérée du côté de l’art, elle caractérise un mode d’existence propre aux œuvres d’art ; du côté des êtres humains, elle caractérise un mode de compréhension de ce qui nous entoure et plus particulièrement des œuvres d’art. La disposition esthétique a une existence réelle dans l’art et une disposition intellectuelle (ou intentionnelle, si l’on préfère ce terme) dans les agents rationnels (c’est-à-dire, doués d’intellect) que sont les êtres humains.
124Ce rôle de l’art est la réalisation la plus complète de l’être humain. Le fonctionnement symbolique de l’art suppose le développement, chez l’homme, de vertus esthétiques, de dispositions acquises à comprendre et à apprécier les œuvres d’art. La notion de vertu signale la réussite, le succès, l’excellence, la meilleure réalisation possible de ce qui la possède. L’œuvre d’art est un artefact fonctionnant esthétiquement ; ce fonctionnement esthétique appelle et même exige certaines dispositions sensibles et rationnelles, chez l’homme, et leur exercice réalise chez lui des aspects fondamentaux de sa nature. Ce qui en l’homme est immatériel et ce qui dans l’œuvre est symbolique introduisent dans le monde ce qui transcende sa matérialité.
La valeur cognitive de l’art
La finalité de l’art et de la vie esthétique
125Une façon d’expliquer que l’homme comprend et qu’il désire avec intelligence consiste à le décrire comme un composé de matière et de forme immatérielle. Quant à l’œuvre d’art, elle est le miroir, dans le monde produit par l’homme, de cette nature hylémorphique spécifiquement humaine : âme immatérielle et corps humain. L’œuvre d’art a aussi une nature hybride : matérielle, par sa réalité physique, et immatérielle, par son fonctionnement esthétique – équivalant, dans un artefact, à la forme humaine (âme rationnelle). L’œuvre d’art signifie ou veut dire quelque chose. Une table ou une voiture ont une fonction, mais ne signifient pas, à la différence d’un tableau ou d’un roman. Les œuvres d’art sont ainsi des artefacts possédant des propriétés symboliques (signifiantes) esthétiques.
126Dans une telle conception, quelle est la relation entre l’art et la connaissance, la morale ou la religion ? Répondre à cette question revient à dire pourquoi l’homme produit des artefacts et parmi eux, des œuvres d’art ; c’est affaire de finalités, proprement humaines, et de certains biens que les hommes désirent. Les trois finalités et biens principaux majeurs d’un être humain, comme animal rationnel, sont la connaissance, la vie morale et la dévotion religieuse. L’art et la vie esthétique, à leurs façons, visent l’obtention de ces biens. Nous examinerons la relation de l’art à la vie morale et à la dévotion religieuse respectivement par la suite. Pour le moment, il s’agit de la valeur cognitive de l’art et de la vie esthétique.
127La connaissance ou la compréhension – les deux termes seront ici considérés comme équivalents – concerne notre relation au monde. L’homme a un monde, l’animal lui a un environnement. Un environnement est constitué de ce dont on se nourrit, du lieu où se reposer et dormir, de ce qui protège. L’environnement est, pour un vivant, affaire de survie. En revanche, le monde, comme tel, est affaire de signification. En particulier, dans le christianisme, le monde constitue la première révélation, parce qu’il signifie la création comme signe de la charité divine, et même comme don divin. Dieu est alors le principe premier du monde, lequel, comme tel, constitue son symbole : le monde signifie Dieu comme son origine et ce qui le conserve. Si nous écartons cette interprétation religieuse, il reste que le monde est intelligible. Ce n’est pas, ou pas seulement, un réservoir de moyens pour la survie, comme l’environnement pour les bêtes. Le monde est en réalité notre être-au-monde ou, comme on a pu le dire, « un horizon de sens ». Le monde comprend ainsi des réalités dotées de formes (aristotéliciennes) et de pouvoirs qui en font les choses qu’elles sont. Une philosophie de la nature témoigne d’un monde dans lequel il existe des réalités fondamentales possédant des pouvoirs causaux, produisant des arrangements qu’il est possible de comprendre. La connaissance prise dans sa généralité est une révélation de la valeur cosmique du monde : le sens qu’a son fonctionnement comme tel, les réalités reliées entre elles et existant les unes pour les autres. (C’est l’idée même de cosmos.) Les régularités en particulier, pensées en termes de lois, nous permettent d’anticiper, par le savoir, et non par l’instinct, ce que le monde sera. La vie esthétique, dirigée vers les choses naturelles, est alors un mode de cette compréhension, par l’appréhension de propriétés esthétiques réelles et signifiantes. Comprendre que le monde possède ces propriétés signifiantes, leur valeur expressive en particulier, est l’une des formes les plus élevées et raffinées de la connaissance. La technique et l’art participent également de l’aventure cognitive humaine, cette fois par la production de réalités qui, dans le monde, sont elles aussi dotées de fonctions signifiantes.
128L’objecteur : « Ces remarques ne sont-elles pas, tout à la fois, trop générales, banales et déplacées ? Générales, parce qu’elles recourent à des notions vagues comme celles de compréhension, de valeur, de forme ou de fonction. Banales, parce que la thèse retenue est somme toute rebattue. (Dire que l’art est l’expression de la condition humaine, ce n’est tout de même pas non plus bien nouveau et, une fois encore, vous remettez en selle, une idée délaissée pour de très bonnes raisons dans la philosophie moderne.) Et vos remarques sont déplacées, du fait de votre référence religieuse. N’est-elle pas de trop, surtout en philosophie ? Vous la proposez pour la gommer aussitôt. Mais ne serait-elle pas le fond de l’affaire dans tout ce que vous dites ? Faire appel à un monde signifiant, à une création déléguée par Dieu à l’homme, n’est-ce pas, en douce, en appeler au mystère de la Providence ? »
129Réponses. La généralité du propos est revendiquée. Il s’agit de brosser un tableau général. Oui, les notions utilisées sont larges. Mais comment ne le seraient-elles pas si l’on prétend dire pourquoi il y a de l’art plutôt que non ? La généralité de la question appelle la généralité des concepts qui y répondent. Il y a de l’art parce que, avec lui, l’homme accroît le monde créé. Dans sa vie esthétique, il comprend le monde, tout comme il le comprend aussi dans la connaissance (y compris scientifique). À défaut de cette compréhension, la vie humaine serait réduite à une nature animale ; elle se situerait en deçà de sa nature rationnelle. Il s’agit de renouer avec une tradition explicitant la finalité propre de l’homme dans la création. C’est banal ? Mais nous rebat-on les oreilles, ces derniers temps, avec une finalité propre de l’être humain dans la création et dans sa production ? Il ne me semble vraiment pas. L’art a une finalité : nous assurer, autant que possible, certains biens cognitifs, moraux et religieux.
130L’art n’a pas une valeur intrinsèque (une valeur qu’il aurait en soi, indépendamment de toute autre chose). Il possède plusieurs valeurs instrumentales en fournissant un accès des êtres humains à des biens cognitifs, moraux et religieux majeurs – un accès parmi d’autres, comme la science et la religion. Quelle relation entretiennent ces valeurs instrumentales avec la nature humaine comme hylémorphique ? Il y a de l’art parce que nous sommes des êtres d’une certaine sorte – et c’est vrai aussi de la science et de la religion. Il y a de l’art parce que nous comprenons les choses qui nous entourent, celles du monde créé et celle du monde produit.
131Le naturalisme récuse la métaphysique essentialiste de la nature humaine en termes d’une âme rationnelle comme forme du corps. Les capacités perceptives et cognitives seraient exclusivement la manifestation du fonctionnement neurologique du cerveau ; et dès lors, la vie esthétique en serait également la manifestation. L’esthétique devrait se nourrir de l’étude des mécanismes neuronaux et psychologiques, voire s’identifier à une telle étude ; elle serait alors « naturalisée ». L’explication de la production artefactuelle et artistique, et aussi de la vie esthétique, doit recourir à des recherches, empiriques, voire expérimentales. S’ensuit une approche considérée comme scientifique. (Au sens où elle correspondrait aux normes de scientificité de la pratique scientifique répandue.) Elle fait appel à tout ce que nous savons aujourd’hui de l’évolution de l’animal humain. L’esthétique ne serait donc pas seulement naturalisée, mais évolutionniste. Nous aboutissons à une esthétique néo-darwinienne, en quelque sorte. Cette conception permet à son tour de soutenir la thèse d’une valeur cognitive de l’art et de la vie esthétique. Nous apprendrions des théories évolutionnistes appliquées à la culture humaine quel rôle l’art et la vie esthétique jouent dans la survie humaine pour le développement de potentialités sollicitées, dont certaines sont présentées comme cognitives. Les deux autres finalités, morale et religieuse, peuvent aussi être reprises, d’une certaine manière, dans ce cadre naturaliste contemporain. La nature comprise en termes de mécanismes biologiques et d’évolution semble faire assez bien l’affaire s’agissant d’expliquer l’art en termes de finalités instrumentales.
132La différence est radicale entre la conception cognitive naturalisée et évolutionniste de l’art et celle, ici défendue, de la réalisation, par l’homme, dans sa vie esthétique, de sa nature rationnelle intellectuelle. La naturalisation de la philosophie de l’art et de l’esthétique suppose que l’homme ne fait pas exception dans la nature, contestant finalement sa spécificité métaphysique. L’homme est un être naturel, comme les autres. Il n’y a aucune finalité propre de cet être. Il est dans l’environnement ; il n’est pas dans le monde. Ses actes et ses productions sont redevables de la sorte d’explication qui vaut pour tous les autres êtres vivants. En revanche, la métaphysique hylémorphique sur laquelle se fondent la philosophie de l’art et l’esthétique affirme la finalité spécifique de l’homme dans le monde (créé). Dès lors, la compréhension humaine se réalise dans l’art et la vie esthétique en rendant l’homme meilleur, réalisant pleinement une nature qui est aussi une valeur. Ainsi l’art et la vie esthétique sont à la fois des valeurs culturelles et des valeurs métaphysiques. Il est préférable et meilleur qu’il y ait de l’art, et meilleur pour l’homme d’avoir une vie esthétique, parce que s’y réalise une nature de l’homme, qui le rend meilleur et préférable à tout ce qui dans la nature créée n’est pas humain ni de création humaine. « Meilleur » ne signifie pas alors que la survie est favorisée, mais bien que la nature humaine rationnelle se réalise, que l’homme vaut plus en ayant une certaine finalité, et qu’il vaut plus en atteignant les biens cognitifs, moraux et religieux qui sont les raisons et les fins de l’art. Nous avons bien là des valeurs au sens strict : ce qui est en soi préférable, ce qui nous rend réellement meilleurs. (Et non pas des valeurs au sens relatif : ce qui est préféré dans un cadre social et ce qui est, dans ce cadre jugé le meilleur.)
133Comment une esthétique naturalisée et évolutionniste conduirait-elle à donner une valeur à l’art et à la vie esthétique ? Au mieux, elle explique la production culturelle humaine en termes d’une description naturalisée du vivant en général. Mais pourquoi est-il bon qu’il y ait de l’art plutôt que non ? Comment une esthétique naturalisée répondrait-elle à cette question ? Nous ne comprendrons décidément pas ce qu’est l’art, quelle est sa valeur et celle de la vie esthétique, sans faire appel à cette finalité de l’être humain comme animal rationnel dont l’âme, forme du corps, est immatérielle. La vie esthétique est un des moyens pour l’homme d’assurer la réalisation, aussi parfaite que possible, de sa nature rationnelle, morale et religieuse, et de la destinée qu’elle signifie.
134Philosophie de l’art et esthétique dépendent alors d’une anthropologie métaphysique. Celle-ci repose sur une métaphysique générale, faisant du monde une création finalisée, affirmant ainsi une Providence. L’anthropologie métaphysique des vertus est fondée sur deux thèses thomistes. Premièrement, ce qui existe fondamentalement ce sont des substances composées de forme (ou d’une fonction) et de matière. Parmi ces substances, certaines sont des êtres humains ; dès lors leur spécificité suppose ce qui fait leur nature. Deuxièmement, l’acte suit de l’être (Agere sequitur esse). Ainsi, l’acte humain de production des œuvres d’art, et aussi l’acte intellectuel (et sensible), grâce auquel nous en venons à reconnaître les œuvres d’art et les propriétés esthétiques (des œuvres d’art ou de choses naturelles) suivent aussi de la nature humaine finalisée. La spécificité de la nature humaine et son exception dans la nature – ce à quoi l’être humain est destiné, par sa nature même, et qui est différent de tout ce à quoi les autres entités naturelles le sont – détermine ce qu’est l’art et ce que sont les propriétés esthétiques. En particulier nous avons là l’explication métaphysique de la valeur de l’art et des propriétés esthétiques.
135Les hommes désirent naturellement connaître. Toutes les activités humaines ne sont cependant pas dirigées vers la connaissance, en particulier celles de l’homme en tant que vivant et animal ne le sont pas nécessairement. Pourtant, les activités humaines sont rarement dépourvues d’une composante rationnelle, y compris quand les êtres humains se nourrissent ou se reproduisent. Aucune en particulier n’est exempte de normes morales, supposant la reconnaissance de ce qui est à faire, et ainsi d’un aspect intellectif. L’art est, quant à lui, une activité de haut niveau cognitif, aussi bien dans la production que dans l’identification des œuvres, leur compréhension et leur appréciation. Dès lors, la vie esthétique, parce qu’elle est dirigée vers les propriétés esthétiques, est une activité foncièrement cognitive. Cette activité engage une compréhension de la signification d’une œuvre ou d’une chose naturelle, dans et par l’appréhension de ses propriétés sémiotiques, en particulier les propriétés expressives.
136Connaître se dit en de multiples sens. La compréhension n’est pas limitée à la saisie de la signification d’une proposition. Elle se manifeste souvent dans l’acquisition de dispositions. Comprendre un roman ou un film c’est ré-envisager le monde, à partir d’un schéma que nous connaissons par sa lecture et souvent sa relecture. Une œuvre musicale donne le moyen d’appréhender certaines caractéristiques du monde, en particulier s’agissant de la nature de certaines émotions, du rythme des choses, du temps. Une chorégraphie favorise une nouvelle capacité d’appréhension de l’espace, et aussi de certains sentiments. La remarque a souvent été faite que le monde devient différent après que nous ayons contemplé tel tableau, lu tel auteur, écouté telle œuvre musicale, vu tel spectacle ou tel film. Certes, il ne faut pas exagérer l’acquisition par l’art, rarement soudaine, souvent finalement superficielle, de la connaissance. Mais la culture, pour une part artistique (littéraire, picturale, musicale, chorégraphique, etc.), n’en est pas moins une voie d’accès au monde à travers les œuvres d’art.
137La plupart du temps, nous ne pourrions pas aisément fixer dans une proposition ou un ensemble de propositions ce qu’une œuvre veut dire ou ce que nous appréhendons de la signification d’un paysage naturel. Mais en donnant à penser, la compréhension, qu’ils réclament et provoquent, assure la réalisation de notre nature rationnelle. La rationalité à l’œuvre dans notre vie esthétique est en effet le mode d’existence d’êtres qui réagissent par l’intellection à ce qui se présente à leur sensibilité. La rationalité est ce qui donne sens à la présence d’être tels que nous sommes dans le monde.
Pauvreté et trivialité cognitives de l’art
138Certes, l’art nous permet d’accéder au bien cognitif compris comme la fin de notre vie esthétique, c’est-à-dire cette activité intellectuelle, elle-même constitutive de notre nature, d’appréhension de propriétés esthétiques. Mais, dans cette fonction valorisante, l’art ne doit pas pour autant en être surestimé.
139D’abord, il n’est qu’un moyen d’accès à notre bien cognitif. La connaissance philosophique et la connaissance scientifique en sont d’autres. L’activité technique est aussi, à certains égards, un moyen de connaissance du monde par la production d’artefacts et d’instruments en tous genres. Enfin, si le monde est créé et si l’explication dernière de ce que nous sommes est théologique, la connaissance religieuse constitue le moyen fondamental et décisif de notre accès à notre bien cognitif. Ainsi, l’art pris dans sa généralité, comme production d’artefacts fonctionnant esthétiquement n’est qu’une part, d’importance relative, de notre vie cognitive et de notre réalisation comme animal rationnel.
140Ensuite, l’art comme moyen d’accès au bien cognitif n’est pas aussi efficace qu’on pourrait le souhaiter. Souvent, les œuvres remplissent imparfaitement leur fonction cognitive. Tout comme un couteau émoussé tranche mal, une œuvre d’art peut manquer de fiabilité cognitive. Et la plupart des œuvres d’art sont, à cet égard, médiocres ou nulles. Il n’y a pas de raison de penser ou même seulement d’espérer que la réussite dans le domaine de l’art puisse être plus grande que dans les autres, philosophiques ou scientifiques. L’art est d’une rentabilité cognitive finalement bien faible. Beaucoup d’œuvres sont produites, bien du temps est passé à les produire et à les contempler, mais l’apport cognitif de toute cette production artistique ne doit pas être surestimé. Aucune raison, dès lors, d’en attendre monts et merveilles. (La « rentrée littéraire » en France, en septembre et octobre, chaque année, donne une idée de cette rentabilité cognitive minimale de la production artistique. Quatre ou cinq cents romans, dont la plupart tombent des mains. Quoi qu’il en soit des jugements artistiques et esthétiques, ces romans ne nous apprennent rien ! Un festival de Cannes confirme cette impression, cette fois au sujet du cinéma. Une journée désœuvrée à l’écoute de France-Culture ou de France-Musique fait de même.)
141Une œuvre d’art peut être aussi cognitivement calamiteuse qu’une théorie philosophique ou une théorie scientifique erronées. Les œuvres d’art peuvent même nous tromper. Cette tromperie n’est pas liée au caractère fictionnel de certaines, comme des romans ou des films. Des fictions peuvent avoir une valeur cognitive. Nous pouvons apprendre quelque chose du monde où nous sommes en considérant un monde possible plutôt qu’actuel. Toutefois, n’exagère-t-on pas aussi la valeur cognitive du procédé. Après tout, n’avons-nous pas justement bien du mal à faire le tri entre ce qui nous semble possible et ce qui l’est réellement ? Des œuvres d’art peuvent aussi induire en erreur en proposant comme vrai, réellement ou possiblement, ce qui est faux, ne constituant ni une réalité ni une possibilité. Un roman peut nous tromper en suggérant, tout comme un tableau nous donne à croire, ce qui n’est pas vrai et ne peut pas l’être, nous engageant pourtant, dans les deux cas, à y souscrire. La critique de l’imagination comme « maîtresse d’erreur et de fausseté », « folle du logis », « folle qui se plaît à faire la folle », est aujourd’hui délaissée. C’est l’effet, manifestement durable, du romantisme et d’une forme de psychologisme, pour laquelle la vie mentale – onirique en particulier, quand « l’imaginaire » est paré de toutes les vertus – serait la grande affaire de la vie humaine. Les œuvres d’art sont même de très solides vecteurs pour la transmission de la pensée fausse, du mensonge, du travestissement de la réalité et de la bêtise. Elles sont d’autant plus dangereuses à cet égard que leurs propriétés esthétiques sont fascinantes. Nous rejoignons ainsi Platon et Pascal. Le premier se demande ce que Homère savait vraiment et ce qu’il nous enseigne réellement. La fascination qu’exercent sur nous les œuvres d’art n’est-elle pas un obstacle, plutôt qu’un moyen, dans l’accès à notre bien cognitif ? Le second dit toute la vanité de l’art, et la façon dont nous nous y repaissons de faux-semblants (et non pas seulement de faire-semblant et de simulation cognitive).
142Enfin, ce n’est pas seulement la seule pauvreté cognitive de l’art – il n’est qu’un moyen peu fiable et souvent trompeur parmi d’autres de notre promotion cognitive – qui est manifeste. C’est aussi sa fréquente trivialité. C’est manifeste dès qu’on s’attache à énoncer ce qu’une œuvre nous a appris. Fallait-il lire Anna Karénine pour savoir que l’adultère ne rend pas heureux en amour ni d’aucune manière ? Et pour qui ne le sait pas déjà, le comprendra-t-il mieux en lisant le roman de Tolstoï ? Artolâtre, notre époque accorde une valeur cognitive démesurée aux œuvres d’art, et aussi un crédit intellectuel et moral excessif aux artistes. Au regard de ce que la plupart des œuvres nous apprennent réellement et de ce que les artistes sont réellement capables de penser, nous devrions pourtant en rabattre sur la grandeur de l’art. Pour le moins, nous devrions renoncer au culte des artistes. La théorie romantique du génie continue en effet à hanter notre époque post-moderne. Dans leur grande majorité, les œuvres ne nous disent rien que nous ne sachions déjà. Elles ne nous apprennent pas quelque chose auquel, sans elles, nous ne parviendrions jamais.
143Un tel jugement sera critiqué comme caractéristique d’un assujettissement philosophique de l’art. Ne pourrait-on en dire autant de la philosophie : ses exploits sont moindres que ce qu’on affirme parfois. (Et ce livre lui-même n’exemplifie-t-il pas cette affirmation ?) Ne faut-il pas défendre la sensibilité et l’imagination, apanage de l’art, contre les prétentions du rationalisme argumentatif, qui ne veut pas reconnaître d’autre façon de parvenir à la vérité qu’une proposition conclusive ? Et ne convient-il pas de mettre en question la critique platonicienne de l’art plutôt que de la reprendre aussi naïvement ?
144Dans ce qui suit, la thèse de la surestimation chronique de l’art dans la pensée moderne ne sera pas remise en question. En revanche, il reste possible de sauver sa valeur cognitive, sans non plus l’exagérer.
Réalité, vérité et expression
145Une raison majeure de contester la valeur cognitive de l’art consiste en une distinction entre d’un côté, réalité et vérité, et d’un autre côté, l’art. Cette distinction reçoit deux interprétations opposées. En sa défaveur, l’art ne se préoccupant en rien de la vérité, nous éloignerait de la réalité. C’est la science qui nous dirait ce qu’est la réalité. Mais en faveur de l’art, certains affirment qu’il nous libère de la réalité, de la tyrannie d’une vérité prosaïque, de la pesanteur des faits. Il résulte de notre vie imaginaire et la promeut. L’opposition entre scientifique d’une part, et littéraire et artiste d’autre part, se retrouve en particulier dans l’organisation des études : d’un côté les esprits empiriques, scientifiques et techniques, et de l’autre les esprits artistiques, littéraires – et donc, suppose-t-on, fantasques, éloignés de la réalité. La connaissance et l’esthétique seraient deux pôles antagonistes ; d’une part le raisonnement, le concept, le sérieux intellectuel, la rigueur, l’objectivité, la fidélité à la réalité ; d’autre part, l’imagination, la fantaisie, la sensibilité, la subjectivité, l’inventivité. Le réalisme cognitif serait entièrement et exclusivement du côté de la connaissance scientifique.
146Mais cette opposition est contestable. Ne repose-t-elle pas sur un rationalisme naïf ? Il affirme la correspondance entre les descriptions vraies et la réalité telle qu’elle est. Or, les descriptions vraies ne sont pas des images isomorphes avec la réalité en vis-à-vis. Cette conception iconique de la connaissance a des défauts. La fidélité d’une description n’est pas garantie par l’élimination de l’initiative intellectuelle sous la forme de l’imagination et de l’inventivité. C’est même le contraire, affirme-t-on parfois : nos descriptions sont en réalité des constructions. La réalité n’est atteinte qu’en termes de nos élaborations. Dire qu’une description est réaliste est une manière de la qualifier en fonction de nos habitudes de représentation. Réaliste, elle ne nous fait pas connaître mieux ou plus, mais elle entre dans un certain genre de description. L’expression « la réalité comme telle » trouverait sa signification dans un certain usage humain du langage, et non pas dans une correspondance avec une réalité indépendante. Cette expression signale une prétention d’une description et non une correspondance absolue. Dès lors, l’opposition du sérieux de la connaissance scientifique et de la fantaisie de l’imaginaire artistique ne rend pas compte de notre initiative représentationnelle. Nous inventons les moyens de la représentation. Certains n’ont pas d’hésitation : nous inventerions même ce qui est représenté.
147Les termes « réalité » et « vérité » ne seraient-ils alors que des manières de complimenter nos représentations, ou de signaler notre familiarité avec un mode de représentation ? Toutes les représentations, qu’elles soient scientifiques ou artistiques, voire toutes les productions humaines, seraient expressives plutôt que descriptives. Les représentations exprimeraient notre pensée, individuelle ou collective, comme celle d’une communauté, qu’elle soit scientifique ou artistique. Elles exprimeraient peut-être le développement de l’Esprit lui-même, à travers ses différents moments. Cette expressivité constitutive de la connaissance nous ferait échapper à la préoccupation de la représentation fidèle, et plus encore d’une correspondance avec la réalité. Expressif, l’art aurait alors la même finalité cognitive que la science, mais à sa manière. Il serait une forme d’énonciation. Le producteur, qu’il s’agisse, mutatis mutandis, d’une personne, d’une collectivité, d’une époque, d’une communauté, exprimerait à un récepteur un sens à travers une œuvre. Il serait possible aussi que l’expression passe à travers l’art d’une époque, l’art d’une communauté, l’art d’une aire géographique. On pourrait ainsi se demander ce qu’expriment l’art byzantin ou l’art médiéval, tout comme on se demande ce qu’exprimaient la science grecque ou la pensée médiévale.
148Faut-il alors renoncer au réalisme cognitif, affirmer que la réalité est une construction et ne dit en rien ce qui est ? Nous ne sommes pas acculés à une telle thèse, antiréaliste et relativiste, par le rejet d’une opposition radicale entre rationalité et esthétique, connaissance et art, logique et sensibilité. Le terme « réalité » peut correspondre à une authentique valeur cognitive, comme appréhension du réel tel qu’il est.
149Distinguons en effet deux théories de l’expressivité. Dans la première, l’expressivité est une extériorisation ou une manifestation. Par exemple, X, un tableau, exprime Z, une émotion, une pensée, un sens, que Y, l’artiste, une communauté, une époque, une culture, une civilisation, exprime. L’expression est une affaire de transmission, de communication, de passage par un intermédiaire, qu’est l’œuvre. Dans la seconde théorie, l’expressivité est une caractéristique sémiotique. X (un tableau) exprime Y (la tristesse) si X signifie en exemplifiant une propriété Y, tout en y faisant référence. La conception opposant connaissance et esthétique peut accorder à la connaissance une fonction de représentation fidèle à la réalité, et à l’art la fonction d’expression de soi, d’une époque, d’une civilisation. Ensuite la valeur cognitive est plutôt attribuée à la première fonction ; la seconde, expressive, ne la posséderait pas. La conception contestant l’idée même d’une connaissance de la réalité, telle qu’elle est affirmée dans la première théorie de l’expression, comme extériorisation ou manifestation, vaut pour toutes les productions culturelles humaines. Mais la théorie ici revendiquée est différente. Elle affirme que la connaissance peut prendre principalement deux formes. Dans l’une, il s’agit de connaître la réalité en la représentant adéquatement. Cette adéquation est plurielle. Certaines représentations sont contemplatives et visent, avant tout, l’appréhension de la réalité la plus fondamentale. C’est particulièrement le cas en métaphysique et en ontologie. D’autres représentations visent notre intervention dans le monde. Pour une part importante, les théories scientifiques modernes et contemporaines ont cette finalité d’une mise à disposition technique du monde. Ces représentations sont moins contemplatives que finalement pratiques. Elles recherchent en particulier la prévisibilité des événements, souvent en termes de probabilité. L’autre forme de la connaissance est expressive plutôt que représentationnelle. Les symboles manifestent les propriétés qu’ils possèdent, comme lorsqu’un tableau manifeste la tristesse, un pas de danse la légèreté, une œuvre musicale la joie. Mais ce procédé est une manière de signifier quelque chose. L’expression par un symbole, en particulier une œuvre d’art, appelle l’appréhension cognitive de qui est exprimé. La finalité est la connaissance et le bien recherché est cognitif. La cantate Ich habe genug, BWV 82, de Jean-Sébastien Bach, exprime la joie, en suivant Jésus, d’être libéré de la misère du monde. Elle permet de comprendre ce sentiment religieux mais aussi l’idée d’une libération par la mort.
150Pour rendre compte d’une prétention à la connaissance et à la compréhension du monde, nous ne sommes pas obligés d’adhérer à une théorie, souvent jugée naïve, de la fidélité iconique de la représentation à la réalité représentée. Il suffit que cette appréhension, même sur un mode symbolique, puisse être une représentation appropriée de la réalité. Ce qui suppose certes d’accepter une conception traditionnelle de la vérité comme correspondance, adequatio rei et intellectus. On chercherait vainement des raisons indiscutables de la fausseté absolue de cette conception. Pourquoi ne pas retenir une formule aristotélicienne : la vérité c’est dire de ce qui est que cela est, ou de ce qui n’est pas que cela n’est pas ; et le faux c’est dire de ce qui est que ce n’est pas, ou de ce qui n’est pas que cela est ? La question est de savoir si la compréhension esthétique échappe à ce schéma d’une définition de la vérité comme correspondance du discours avec la réalité. La réponse est ici négative. On ne donnerait pas plus de poids à une prétendue « vérité artistique », en prétendant qu’elle échappe à cette exigence de correspondance. L’art n’est pas un ascenseur vers la Vérité, se passant de toute médiation. Et si nous devons apprendre quelque chose par lui, encore convient-il qu’il satisfasse, même sur un mode propre, l’exigence aléthique fondamentale telle qu’elle est exprimée par Aristote.
La compréhension esthétique
151Essayons de comprendre alors comment l’art et la vérité ne s’opposent pas, même si l’art ne privilégie pas le mode propositionnel qui fait du jugement la figure principale du discours vrai. La notion de compréhension ou d’intelligence (au sens d’avoir l’intelligence de quelque chose) joue ici un rôle fondamental.
152La représentation et l’expression sont deux modes de connaissance. Mais leur direction d’ajustement à la réalité est différente. Dans le premier cas, la représentation est la voie cognitive d’accès à la réalité représentée. On va du symbole à la réalité. Dans le second cas, c’est dans l’appréhension des propriétés exprimées par des choses naturelles ou artefacts que se fait la compréhension. On va de la réalité au symbole. Au lieu que la réalité soit décrite ou même dépeinte, certaines entités, par leurs propriétés expressives, sont la source même de la compréhension.
153Premièrement, les deux modes de connaissance ne sont nullement exclusifs et chacun représente une façon de connaître ou de comprendre la réalité. Dès lors, il y a moins une opposition entre la science et l’art qu’une différence de fonctionnement symbolique. La description est privilégiée dans la science et l’expression dans l’art. Mais il s’agit plutôt d’une polarité : pour dire la vérité, la science majore le descriptif et l’art l’expressif, mais on trouve de l’expressif dans la science et même dans les savoirs formels (en mathématiques par exemple), et du descriptif ou du dépictif dans l’art (dans la littérature ou dans la peinture).
154Deuxièmement, le premier mode de connaissance, représentationnel, favorise les procédés de justification épistémique. La valeur de la connaissance est alors associée aux valeurs du contrôle rationnel objectif et à la recherche d’une vérité propositionnelle (c’est-à-dire, prenant la forme d’un énoncé). En revanche, le deuxième mode de connaissance, expressif, favorise plutôt ce à quoi convient certes mieux la notion de « compréhension ». Sa valeur est associée aux valeurs de la pénétration intellectuelle. Plutôt que d’appréhender un objet ou une propriété par un énoncé vrai, d’identification (« c’est ceci ») ou de prédication (« ceci est ainsi »), la compréhension appréhende des propriétés et leur signification. Elle saisit ce que quelque chose veut dire et pourquoi, c’est-à-dire un bien cognitif plutôt qu’un énoncé vrai et justifié.
155Pourquoi l’art et la vie esthétique sont-ils des voies privilégiées de la compréhension ou de l’intelligence des choses, possédant de cette façon une valeur cognitive ? C’est qu’ils engagent une appréhension plus directe de ce qui est compris. On peut connaître quelque chose au travers d’un témoignage. Je sais par exemple quel temps il fait à Bydgoszcz si on me le dit au téléphone ou quelle était la couleur de la robe d’Adeline samedi soir dernier parce que Pierre, qui l’a vue, me renseigne. Mais je ne comprends pas par témoignage ; il ne me donne pas l’intelligence des choses. Il est trop indirect. La compréhension suppose l’appréhension non seulement de quelque chose, mais d’un contexte, de la valeur cognitive d’une chose à un moment donné. Pour comprendre la joie exprimée par une œuvre musicale, et surtout en quoi elle consiste, quel est son sens, il faut écouter l’œuvre, jouée correctement, dans des conditions appropriées.
156La compréhension est ainsi un mode d’appréhension direct de la réalité. Elle ne s’accommode nullement d’une moindre exigence de vérité, même si on peut être tenté d’en parler (comme saint Anselme et comme Goodman) en termes de « correction » plutôt que de vérité comme correspondance.
Vertus cognitives
157La valeur cognitive de l’art et de la vie esthétique tient à la compréhension qu’elle est susceptible de nous donner. L’art apparaît comme un moyen d’accès à notre bien cognitif, mais sa valeur cognitive tient à l’usage que nous en faisons. Nous pourrions alors acquérir une culture artistique sans qu’elle soit jamais vraiment un moyen de comprendre quoi que ce soit. Après tout, ne rencontrons-nous pas des gens cultivés – grands connaisseurs de l’art, esthètes – dont nous doutons pourtant que cela leur serve intellectuellement beaucoup ? Quand ce n’est pas même le contraire, tant ils nous paraissent abêtis dans leur prétention esthétisante. C’est en ce sens que l’art ne constitue jamais une révélation, le canal par lequel la vérité se donnerait à nous. Il n’est qu’un moyen, plus ou moins efficace, de la connaissance, et son bon usage n’est jamais en soi garanti. (Et c’est pourquoi nous devons nous méfier de la surestimation cognitive de l’art.)
158L’initiation des enfants à l’art est une (prétendue) préoccupation du ministère de l’Éducation ; les promenades scolaires dans les musées sont ainsi encouragées. Il ne suffit pourtant pas d’être en présence des œuvres, ni d’ajouter à cette présence quelques couplets historiques et pédagogiques, pour que l’art remplisse un rôle cognitif. Premièrement, il n’est pas sûr que toutes les œuvres ni même beaucoup d’œuvres aient une valeur cognitive avérée. Deuxièmement, il reste difficile de disposer des moyens de faire fonctionner cognitivement les œuvres, pour qu’elles soient vraiment des moyens d’accès aux biens cognitifs, en particulier à la compréhension.
159La valeur cognitive de l’art n’est dès lors nullement intrinsèque. Nous sommes susceptibles de nous servir de l’art pour comprendre, mais cela suppose le développement de nos vertus cognitives. Ainsi, l’art nous apporte moins un savoir (comme le ferait plus sûrement la connaissance scientifique) qu’il ne sollicite le développement de vertus cognitives. Sa valeur cognitive pourrait être là, dans le développement de dispositions stables et bénéfiques, grâce auxquelles nous sommes susceptibles de connaître, plutôt que dans l’acquisition des connaissances elles-mêmes. Ce qui est sollicité par les œuvres, ce sont nos vertus de compréhension, d’appréciation légitime. Ce qui suppose le développement de vertus d’ouverture d’esprit et de mise en relation, mais aussi les capacités de compléter, d’isoler, de mettre en ordre, etc. Apprécier une œuvre qui n’est pas dans nos habitudes de pensée suppose ainsi la capacité d’étendre notre compréhension au-delà de ce qui nous est familier, la plupart du temps en la mettant en relation avec ce que nous connaissons déjà. C’est ainsi quand nous découvrons des styles d’écriture anciens ou inédits. Tout au contraire, il nous faut être parfois capables d’isoler l’œuvre, de la couper du contexte où elle apparaît. C’est ainsi quand nous visitons un musée, passant d’une œuvre à une autre. Il convient alors de posséder cette capacité de renouveler notre attention et notre appréciation, d’oublier ce qui a précédé et ce qui nous environne, de mobiliser nos pensées et les souvenirs utiles alors que nous avançons rapidement entre les œuvres. Il n’est pas étonnant que nous en sortions fatigués, tant l’effort intellectuel est grand parfois – et même, quelquefois, comme « gavés ».
160La fréquentation de l’art, l’appréciation esthétique des choses naturelles, exigent l’exercice de vertus cognitives. À l’inverse, la fermeture mentale, l’incapacité de rapprocher, de distinguer, d’isoler, de compléter vont constituer des vices cognitifs entravant la compréhension. C’est pourquoi l’art et la vie esthétique sont des aspects importants de notre réalisation comme être rationnel. La thèse humaniste d’une élévation spirituelle par l’art est ainsi justifiée parce que l’appréhension et l’appréciation des œuvres, mais aussi des propriétés esthétiques en général, supposent le développement de nos dispositions ou vertus cognitives. Mais elle ne se fonde nullement sur une prétendue valeur intrinsèque de l’art ou sur sa valeur cognitive de principe.
La valeur morale de l’art
La sollicitation morale des œuvres d’art
161Notre vie esthétique est cognitive. Elle consiste en opérations intellectuelles d’identification d’objets comme œuvres d’art et d’appréhension de propriétés comme esthétiques. Notre nature rationnelle se réalise dans ces opérations intellectuelles d’appréhension du statut ontologique propre des œuvres d’art et des propriétés esthétiques qu’elles possèdent, ou que possèdent des choses naturelles. Dans ces opérations intellectuelles, nos émotions jouent un rôle cognitif. Dans notre vie esthétique, comprendre revient, au moins souvent, à ressentir comme il convient.
162Notre vie esthétique est évaluative. Nous saisissons ce que vaut une chose, si nous devons en faire notre bien ou non, si elle mérite l’attirance que nous avons pour elle ou non, si notre volonté doit s’y diriger ou non. La compréhension des œuvres d’art sollicite ainsi non seulement l’intellect, mais aussi notre volonté. C’est pourquoi l’art a une valeur morale : ce que nous voulons, ce que nous désirons, peut nous rendre moralement meilleur, ou au contraire nous corrompre. C’est affaire de vertus morales. Notre caractère moral – c’est-à-dire ce que nous sommes comme personne – est ainsi sollicité par les œuvres, non seulement notre intellect, mais aussi notre désir. Dès lors, notre relation aux œuvres d’art manifeste ce que nous voulons être. Pour le comprendre, il suffit de penser à ce que nous recommandons, en matière d’art ou même de paysages naturels, à ceux que nous aimons, ou auxquels nous avons la charge d’enseigner. La valeur morale de l’art ne tient alors pas à des prescriptions données, mais à cette sollicitation même de nos vertus morales. Que préférons-nous ? Que rejetons-nous ?
163Les œuvres d’art et les propriétés esthétiques mettent en jeu notre intelligence mais aussi notre connaturalité morale. Par connaturalité morale, il faut entendre notre disposition, vertueuse ou vicieuse, d’être la mesure, par et dans notre désir lui-même, de ce qui est bien ou mal. Ce qui ne veut pas dire décider de ce qui est bien ou mal, selon une perspective subjectiviste. Nos vertus morales sont déjà le bien en nous ; elles le sont sous la forme d’un pouvoir de nous diriger vers ce qui est bon. La connaturalité morale signifie que nous ne parvenons à ce qui est objectivement et moralement le meilleur qu’en étant nous-mêmes moralement bons. La bonté de l’acte moral est celle de la personne morale elle-même. Si la rationalité est ce par quoi nous réalisons notre nature, notre perfection consiste en la réalisation de notre rationalité intellective et appétitive (celle de notre volonté ou de notre désir). Dès lors, quand nous appréhendons des œuvres d’art et des propriétés esthétiques, nous sommes intellectuellement sollicités – par la compréhension esthétique – mais nous le sommes aussi moralement. L’attrait pour certaines œuvres d’art va constituer une demande, positive ou négative, à l’égard de notre rationalité morale. C’est pourquoi une œuvre peut nous élever moralement ou au contraire nous corrompre moralement.
Le moralisme esthétique et sa critique
164Qu’une œuvre puisse nous élever ou nous corrompre moralement, cette affirmation est parfois jugée d’un ridicule et inacceptable moralisme. L’exigence morale, dans le contexte de l’art et de la vie esthétique mettrait en question l’autonomie de l’art. La valeur esthétique d’une œuvre, certains le pensent, est indifférente à sa valeur morale ; elle se situe dans un registre, artistique et esthétique, tout différent. De plus, rien ne nous assurerait qu’il existe une valeur ou des valeurs morales objectives ; et dès lors, comment une œuvre d’art pourrait-elle manquer de promouvoir l’authentique moralité ? La finalité de l’art ne serait pas dans le bien moral ; elle serait liée à sa valeur intrinsèque – l’art pour l’art, l’art qui vaut en tant que tel – ou à sa valeur pour l’expression des artistes ou la jouissance sensible des esthètes. Dès lors, affirmer une valeur morale de l’art serait un contresens. En particulier, si cette valeur est négative. Ceux pour lesquels l’art pourrait être moralement nocif ou corrupteur, en sollicitant en nous des vices plutôt que des vertus morales, se tromperaient radicalement. On ne pourrait alors juger moralement une œuvre d’art, mais seulement esthétiquement. Dans cette direction de pensée, les romans du Marquis de Sade peuvent être présentés comme esthétiquement remarquables. En aucun cas, on ne pourrait mettre en question leur valeur, en tant qu’œuvres d’art, au nom de leur immoralité, elle-même seulement prétendue et discutable. Qu’ils sollicitent en nous des désirs malsains, ce ne serait en rien une raison de juger que leur valeur, en tant qu’œuvres d’art, est réduite ou même éliminée.
165Il existe de meilleures raisons de contester le moralisme esthétique, c’est-à-dire une évaluation esthétique des œuvres d’art sur la base d’exigences morales. Premièrement, cette évaluation ne porte que sur les œuvres narratives. C’est l’histoire racontée dont nous jugeons la teneur morale. Mais la musique pure, sans paroles, l’architecture, la peinture non figurative, voire la danse, pourquoi seraient-elles concernées ? Et cette évaluation concerne-t-elle en réalité l’œuvre d’art ou la signification qui lui est attribuée, peut-être à tort ? Or, l’œuvre d’art se caractérise justement par l’homogénéité de ce qu’elle signifie et de la façon dont elle signifie. C’est même la raison pour laquelle il est si difficile d’expliquer ce que veut dire une œuvre : sa signification n’est pas détachable de son appréhension en tant que forme. C’est la différence entre raconter un roman ou un film et le lire ou le voir. Une œuvre non narrative – de la musique pure, par exemple – n’en est pas moins un contenu de signification, mais il est totalement intégré à la forme même de l’œuvre. Pour le formaliste, on peut en tirer la conséquence qu’une œuvre est une forme avant tout et que ce qu’une œuvre représente n’est pas fondamental. Une peinture serait essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, plutôt que de représenter une bataille ou un nu (comme le disait Maurice Denis). Le contenu des œuvres, qu’il soit jugé moralement approprié ou non (et à tort ou à raison) importe peu finalement. Ce serait pourquoi l’idée d’une valeur morale de l’art est une erreur de catégorie ou plus exactement de norme d’appréhension et d’appréciation. L’art ne relèverait pas du jugement moral.
166Deuxièmement, rien ne prouve, disent certains, que les œuvres d’art aient sur nous l’effet causal que le jugement moral porté sur elles suppose. Il ne suffit pas d’être exposé à des fictions violentes pour soi-même devenir violent, expliquent-ils, parfois à grand renfort d’enquêtes sociologiques. (Tout comme le font aussi, c’est à remarquer, ceux qui pensent exactement le contraire.) Le lecteur de Sade n’est pas conduit à violer les femmes et à les torturer pour satisfaire ses répugnants désirs ; et la plupart des violeurs et des tortionnaires n’ont jamais lu Sade ! La relation causale entre le contenu moral d’un roman libertin et le comportement moral de ses lecteurs n’est pas manifeste – et cela vaut aussi pour les amateurs de films (ou de jeux vidéo) violents ou ceux qui écoutent avec délice du « trash métal ».
167Troisièmement, nous sommes capables de comprendre et d’apprécier esthétiquement une œuvre sans endosser ce qu’elle suggère moralement. On l’a dit du film de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté. Sa beauté est souvent caractérisée de « formelle ». Elle est effectivement remarquable. Mais le film montre Hitler et les parades des organisations de jeunesse et des groupes nazis à Nuremberg, en encourageant à adhérer à l’idéologie nazie. Les caractéristiques esthétiques du film lui-même font beaucoup pour cette adhésion. Nous distinguons ces caractéristiques esthétiques, cette beauté formelle du film, du contenu moral répugnant de l’idéologie nazie. Nous pouvons être tentés de dire qu’ils sont séparables. Le Triomphe de la volonté serait alors une œuvre esthétiquement admirable indépendamment de son contenu moral et politique répugnant. La valeur morale esthétique et la valeur morale d’une œuvre seraient ainsi distinguées. De même que nous pouvons comprendre une théorie morale ou politique à laquelle nous n’adhérons nullement, ne nous est-il pas possible de comprendre et d’apprécier esthétiquement des œuvres ou les propriétés esthétiques des choses, sans que nous soyons aucunement enclins à certaines actions moralement contestables, voire condamnables ?
168Mais la thèse d’une autonomie morale de l’art, de son évaluation esthétique indépendante de toute appréciation morale, est elle-même fort discutable. Il est en effet douteux que l’on puisse découper la rationalité en deux parts autonomes, théorique et pratique, comme si l’être humain était deux êtres, l’un qui comprend et l’autre qui désire, rattachés de façon finalement contingente. Les deux facultés principales de la personne humaine, l’intellect et la volonté, sont distinctes, car leur objet est distinct (la vérité et le bien). Mais elles sont intimes, parce qu’elles sont les deux facultés principales d’une même personne (d’une même âme individuée par un corps). Nous ne pouvons pas comprendre esthétiquement une œuvre indépendamment des réactions appropriées qu’elle sollicite, des émotions qu’elle nous engage à avoir. Si la réaction appropriée à une œuvre est de ressentir certaines émotions – si c’est en quoi consiste de la comprendre – ces émotions sont dès lors des aspects de notre éducation morale. Elles ont une valeur morale en nous rendant meilleurs ou pires. La thèse selon laquelle une œuvre d’art est esthétiquement bonne ou mauvaise, mais qu’elle n’est jamais moralement bonne ou mauvaise, est erronée. Comme l’est son corollaire qu’elle ne peut avoir une influence bonne ou mauvaise sur l’acquisition et le développement de nos vertus morales. Or, comme nos vertus morales sont des perfections de notre nature rationnelle, la thèse selon laquelle les œuvres d’art ont une valeur morale, positive ou négative, s’en trouve confirmée.
169Toutefois, même si notre vie esthétique est une part fondamentale de notre éducation morale, les modalités de cet apprentissage sont diverses et complexes. Il ne suffit pas d’avoir un contact esthétique avec des œuvres moralement recommandables pour acquérir des vertus ; pas plus que l’exposition à des œuvres dont la valeur morale est faible ou nulle, voire qui ne sont pas moralement recommandables, nous rend, à coup sûr, moralement mauvais ou pires. Après tout, le lecteur de Sade pourrait être conduit à renforcer sa vertu de tempérance par une réaction d’horreur à l’égard de ce qui est présenté dans Juliette et les prospérités du vice ou Justine ou les malheurs de la vertu. Il reste que si le lecteur rejette ou même condamne en quelque sorte ce qui lui est présenté, ces œuvres prescrivent certaines émotions ou certains sentiments comme indispensables à la compréhension. En gros, ces œuvres suggèrent les pires vices moraux et rejettent les vertus les plus recommandables comme attitudes à partir desquelles elles sont appréciables. C’est constituer un défaut esthétique d’une œuvre qu’elle soit moralement lamentable en prescrivant des émotions et des sentiments qui ne sont pas mérités. C’est pourquoi l’évaluation morale de l’œuvre en constitue aussi une évaluation esthétique ; et d’une façon générale nous ne pouvons séparer la valeur esthétique et la valeur morale, comme si elles n’admettaient aucune relation. La thèse d’une autonomie de l’art, non redevable de jugements moraux, est une erreur sur la nature de l’art et sur sa valeur cognitive.
L’éducation morale par l’art
170La valeur morale d’une œuvre peut aussi contribuer à sa valeur esthétique, par la sollicitation de nos vertus morales : elle est alors une meilleure œuvre en étant moralement supérieure. Les œuvres d’art et les propriétés esthétiques ne sont pas bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais relativement à ce qu’il est bon pour nous d’être, c’est-à-dire en fonction des excellences que des êtres rationnels, tels que nous sommes, peuvent réaliser. La valeur morale d’une œuvre d’art est ainsi fondamentalement liée à la réalisation de notre propre nature. C’est la raison pour laquelle les œuvres d’art n’ont pas même à afficher un contenu moral pour avoir une valeur morale. Il leur suffit de constituer des vecteurs grâce auxquels nous réalisons notre nature rationnelle, intellective et appétitive. Certains aspects de notre nature morale ne se développent que par l’appréhension de propriétés esthétiques. Appréhender la beauté âpre d’un paysage de montagne ou la sérénité intense du Requiem de Fauré nous rend-il moralement meilleur ? La valeur morale de telles œuvres et de leurs propriétés esthétiques n’est pas causale, au sens où mécaniquement elles assureraient notre moralité. Mais pour des êtres tels que nous sommes, la formation des dispositions de l’intelligence et de la volonté constitue l’essentiel de notre apprentissage moral. La beauté naturelle et l’art à cet égard jouent un rôle éducatif majeur.
171Une éducation humaniste vise le développement de nos vertus morales par la fréquentation des œuvres d’art, plus généralement l’attention à la beauté et aux propriétés esthétiques. On a pu remarquer, à juste titre, que des personnes pétries d’une telle éducation humaniste avaient pu se comporter comme des criminels de guerre, par exemple. La fréquentation de l’art vise ainsi, et a comme finalité, de parfaire notre volonté, de nous faire désirer le bien, en identifiant mieux le mal et en nous en détournant. Mais cette finalité n’est que rarement satisfaite. La valeur morale de l’art tient au développement de notre personnalité morale. Mais cette valeur est rare : peu d’œuvres parviennent à nous rendre meilleurs, et beaucoup nous font plutôt, moralement, courir des risques certains.
La valeur religieuse de l’art
L’esthétisation de l’art religieux
172L’art et la vie esthétique ont une valeur dans la réalisation de notre nature rationnelle dont les vertus sont des excellences. L’art et la vie esthétique sollicitent nos vertus cognitives, entrant ainsi dans le processus de leur acquisition. Les vertus théologiques – la foi, l’espérance et la charité – ne sont pas acquises, mais infuses. Elles sont l’effet de la grâce divine, non pas des initiatives que nous prenons ou l’effet de notre seule nature. Même si nous pouvons les refuser, et (pécheurs) nous les refusons souvent. Quoi qu’il en soit, à la différence des vertus cognitives (intellectuelles, épistémiques), ce n’est pas dans l’art et la vie esthétique que les vertus théologales peuvent être acquises et développées ; ou c’est seulement à travers l’art et la vie esthétique que ces dons de la Grâce divine nous parviennent, sans que l’art ou la vie esthétique soient par eux-mêmes efficaces.
173Mais pour ignorer, ou ne tenir pour rien le lien étroit entre art et religion, il faudrait n’avoir jamais pénétré dans un musée, n’avoir jamais écouté de la musique des siècles passés, n’avoir visité aucune ville occidentale même. Le lien pourrait même être constitutif ; l’art et la religion seraient dans une relation logique ou interne, au moins pendant des siècles. Un souvenir : j’ai piloté, il y a quelques années, des classes visitant le Louvre et, après deux heures, un élève, exténué par son effort louable d’attention aux grandes œuvres, me livra cette considération : « Finalement, c’est comme visiter une église, tout est religieux ici. » Mais ce lien entre art et religion ne pourrait-il pas aussi bien être tenu pour contingent ? Le raisonnement serait le suivant. L’emprise sociale des institutions religieuses, en gros celle de l’Église, aurait spécialisé la production culturelle sur des thèmes religieux. Après tout, les artistes devaient bien attendre des détenteurs du pouvoir les moyens économiques de leur activité de production. Ce qui expliquerait, dans les termes d’une causalité sociologique, que l’art se soit à ce point coloré de religion. Mais l’art n’aurait en réalité pas de lien analytique ni consubstantiel avec la religion. Et l’histoire de l’art pourrait le montrer. Pas tant peut-être en remontant vers le passé lointain, romain et grec, où finalement on risquerait de n’avoir que changé de religion. Mais viendraient enfin les thèmes de la vie ordinaire ou de l’expression de soi des artistes romantiques. Cette fois, l’art serait sauf de sa compromission avec la religion. Pour l’époque où art et religion semblent se superposer, l’impression pourrait être fausse dès qu’on y regarde de plus près, et l’art pourrait sourdre derrière les obligations imposées aux artistes. Ces différences stylistiques entre les artistes, celles entre les époques, les tendances, sont-elles vraiment affaire de religion ? N’est-ce pas là plutôt la vie de l’art en tant que tel ?
174À cet argument de la contingence du lien entre art et religion s’oppose, diamétralement, la thèse que l’art vise le dépassement du sensible vers l’intelligible. À travers la peinture, la musique, la poésie, l’Absolu est recherché. L’Art serait une voie d’accès à la transcendance. Dès lors, l’art aurait par principe un lien avec le désir du divin ; il en serait même l’expression. Cette thèse, d’inspiration néo-platonicienne et plotinienne s’est adaptée en contexte chrétien. Mais elle a aussi pu faire, dans ce même contexte, l’objet d’une critique acharnée, depuis l’iconoclasme dans le monde byzantin jusqu’aux tendances aniconiques dans le calvinisme. Le plaisir raffiné pris aux œuvres humaines, même quand elles prétendent avoir une fonction religieuse, est alors jugé négativement pour des raisons diverses, dont le troisième commandement, tel qu’on le trouve dans l’Exode, 20, 4, de ne faire ni idole ni image. Pourtant, la valeur transcendante de l’Art reste une thèse que le romantisme a promu, en la laïcisant en quelque sorte, l’art lui-même devenant sa propre fin divine.
175Dans la période contemporaine, des théologiens affirment que l’expérience esthétique aurait une portée religieuse et une valeur religieuse, en proposant une phénoménologie théologique de la beauté. Le paradoxe de la relation entre le vécu phénoménal et l’absolu divin ne manque alors pas de se poser. L’accent mis par les philosophes sur l’expérience esthétique a en effet plutôt conduit à une sécularisation de l’art, plutôt qu’il n’a encouragé une sanctification de la vie esthétique. Les motifs religieux dans l’art ne fixent plus sa finalité théologique comme encouragement à transcender l’expérience religieuse en un accès à Dieu. C’est même tout le contraire. Les motifs religieux sont désacralisés pour devenir l’occasion d’une expérience esthétique foncièrement séculière, et revendiquée comme telle. Le tourisme culturel en est une conséquence. Les cathédrales se visitent comme lieu d’expérience esthétique : on « fait » Moissac ou la Chapelle Sixtine pendant un week-end prolongé. (Et l’expérience esthétique s’accompagne souvent d’une expérience gastronomique et œnologique.) Dans les musées, les peintures religieuses sont l’objet d’affairement historico-esthétique et de jouissance raffinée On écoute la Messe en Si Mineur en comparant des interprétions ; c’est affaire d’appréciation, non de dévotion. Ce n’est donc pas l’expérience esthétique qui devient religieuse, mais l’art religieux qui s’esthétise. La religion nous aurait laissé de quoi nous procurer des jouissances subtiles. Que les cathédrales sont belles une fois devenues des lieux de plaisir esthétique. Dès lors, la catégorie d’« art sacré » caractérise finalement des œuvres au même sens que d’autres notions de la théorie de l’art pictural, comme « nature morte », « portrait », « marine » ou « paysage ».
176N’y aurait-il pas alors de bonnes raisons de soutenir finalement la thèse du lien contingent entre art et religion ? Et de douter aussi de la valeur religieuse de l’art. Même quand les œuvres sont religieuses, la valeur de l’art ne l’est pas. Cependant il existe une raison sérieuse de ne pas succomber à cette thèse, du moins s’agissant de certaines œuvres ; celles qui sont religieuses, en tant qu’œuvres, et non pas des œuvres qui se trouvent, dans un certain contexte, avoir une signification supposant de tenir compte d’aspects de la vie religieuse. L’authenticité n’est pas une propriété qu’un passeport possède en plus d’être un passeport – et il ne serait pas un passeport s’il n’était authentique. Certaines œuvres sont religieuses en ce sens : elles ne sont pas religieuses en plus d’être des œuvres, mais elles sont des œuvres-d’art-religieuses. Leur fonction est alors vraiment affaire de dévotion. Les appréhender et les comprendre, c’est adopter l’attitude qui leur est appropriée : la prière, l’action de grâce, le rituel, le culte. Les œuvres religieuses n’ont pas toujours une fonction dans un culte. Cependant, je n’hésiterais pas à affirmer que la Messe en si mineur de Bach ou, disons, la cathédrale de Norwich sont religieuses en ce sens-là. Certains diront que c’est affaire d’interprétation. Certes, mais il peut y en avoir une meilleure qu’une autre, voire une seule bonne possible. Appréhender certaines œuvres d’art comme des œuvres-d’art-religieuses serait alors l’unique façon de les comprendre correctement, et de les apprécier comme il convient. (Cela signifie-t-il alors que la Messe en si mineur suppose esthétiquement la croyance en Dieu ? J’hésiterais à répondre négativement.)
177La valeur religieuse tiendrait alors dans la découverte, au contact d’une œuvre, qu’elle constitue, en un sens, un argument esthétique en faveur de l’existence de Dieu. En quoi consiste un tel argument ? Se formule-t-il ainsi : La Messe en si mineur de Bach existe, donc Dieu existe. Cela paraît être un argument fragile, pour le dire poliment. « Esthétique » caractériserait alors une expérience, à laquelle une prémisse manquante ferait référence : La Messe en si mineur existe ; certains qui l’écoutent font une expérience religieuse ; donc Dieu existe. Mais il sera répondu que Dieu existe « pour eux », et qu’ils ne font guère que le pari de l’origine divine de leur propre expérience ou du caractère suggestif de la musique qu’ils ont entendu.
La vertu de religion
178La valeur religieuse de l’art ne tient cependant peut-être pas au caractère religieux de l’expérience esthétique ; pas plus qu’elle n’est liée à la perception de la beauté, qu’elle soit naturelle ou artistique, dans le cadre d’un argument esthétique en faveur de l’existence de Dieu. Non pas qu’il faille négliger ce lien, ancien et solide, entre beauté, art et religion. Il est sous-estimé depuis la sécularisation de l’art et de l’esthétique, du moins s’agissant des œuvres du passé. Le début du psaume 41 dit « Comme un cerf assoiffé cherche l’eau vive, aussi mon âme te cherche, mon Dieu ». Ce qui pourrait être interprété comme l’expression d’un argument téléologique : si nous sommes capables de percevoir la beauté dans les choses naturelles, mais aussi dans les œuvres d’art, alors Dieu existe. L’esthétisation, touristique et ravageuse, des lieux de culte et de l’art religieux en général ne va cependant pas du tout dans cette direction. Toutefois, une autre conception de la valeur religieuse de l’art, indépendante d’un argument téléologique, est possible. Elle tiendrait au rôle que l’art et la vie esthétique en général jouent dans l’acquisition et le développement de la vertu de religion.
179Dans l’exercice de la vertu morale de religion, par laquelle nous rendons à Dieu la révérence qui lui est due, l’art et la vie esthétique ont une valeur, certes instrumentale, mais privilégiée. Dès lors, la vertu religieuse de l’art est aussi une vertu morale, mais dirigée vers Dieu. Certaines œuvres d’art et la nature sont ainsi les moyens sensibles privilégiés de la dévotion. Corporelles, les œuvres matérielles et les choses naturelles, n’en sont pas moins des symboles ou des signes du divin. Notre connaissance n’est rendue possible que par un retour vers le sensible (c’est la conversio ad phantasmata, dit Thomas d’Aquin). On s’en rend aisément compte quand un exemple nous permet de saisir une pensée abstraite, et que sans lui nous n’aurions pas compris. C’est la nature et même la perfection cognitive des êtres humains de comprendre au moyen d’une appréhension sensible ou symbolique. La vie religieuse réussie (et donc la vertu de religion) consiste ainsi, pour une part importante et décisive, dans l’usage approprié des images, des sons, des gestes. Cet usage est approprié à la compréhension des dogmes, mais aussi à la prière et à la dévotion. Dans les deux cas, de la compréhension et de la dévotion, ce n’est pas sans risque, ni sans vice. L’idolâtrie, le culte des images, sont des corruptions de notre compréhension de Dieu, mais aussi de la prière et de la dévotion. L’image vaut alors pour elle-même au lieu de fonctionner comme un symbole et une aide à la vertu de religion. Celle-ci, à l’inverse, nous permet de faire un usage approprié des images, des sons, des gestes, des mots, pour permettre la prière et la dévotion sans la dévoyer.
180Les Mystères de la religion chrétienne, la Création, la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, les Sacrements, sont quelquefois présentés comme un renoncement à la compréhension ou même à l’intelligence, une fuite irrationnelle dans l’obscurité et même l’absurdité. Il ne s’agit pas ici de discuter ce jugement épistémologique, mais de saisir comment l’art peut jouer un rôle épistémique dans leur appréhension. Ainsi, dans l’iconographie chrétienne, l’ostentatio vulnerum, l’image des plaies du Christ, permet d’appréhender le Mystère de l’Incarnation, d’un Dieu qui s’est fait homme et souffre, et aussi celui de la Trinité, un seul Dieu en trois personnes. Quand l’hérésie docétiste, dès le début du christianisme, et encore aux xve et xvie siècles, encourageait l’idée d’une simple apparence humaine du Christ, sans authentique incarnation, l’ostentatio genitalium manifestait que le Christ avait une authentique nature humaine, en insistant sur ses parties génitales. Marie couvre pudiquement le corps du Christ descendu de la croix. En revanche, le sexe de Jésus enfant est exposé. Jésus-Christ est vraiment homme, aussi bien qu’il est vraiment Dieu. L’Incarnation, comme Mystère, est rendue tout à la fois sensible et intelligible par des œuvres picturales. (Cette manifestation de la sexualité du Christ disparaît après la Renaissance, quand ce qui devient important est plutôt de manifester que Jésus est bien le Fils de Dieu, qu’il est transcendant, et non simplement un être humain de haute moralité.) La théologie de l’Incarnation a ainsi besoin de ce que l’art chrétien a su nous donner : le moyen d’une dévotion vertueuse. Dans l’appréhension d’un tableau, le plus simple croyant est intellectuellement éclairé par le Mystère de l’Incarnation et le plus intellectuel des théologiens est quant à lui rendu sensible au même mystère.
181On répondra que la figuration des Mystères ne les explique en rien. Certes, un Mystère n’est pas intelligible à la façon d’une formule de mathématique ou de physique, lorsque nous traçons la courbe d’une fonction ou que nous parvenons à faire le problème qui nous est proposé. Le Mystère n’est pas destiné à être expliqué, mais à faire comprendre en donnant un sens à des événements, à l’histoire du monde et plus généralement à notre existence. L’art dès lors n’explique pas le Mystère, mais nous aide à l’appréhender selon le mode de la compréhension qu’il est possible d’avoir en cette vie. (Il a en ce sens la même fonction que la récitation du chapelet dans le Rosaire ; c’est une méditation des Mystères chrétiens par la prière.)
182De même que l’art sollicite nos vertus cognitives et nos vertus morales, il met en jeu la vertu de religion, et plus généralement la vertu de justice, qui est morale. Et de nouveau, rien ne garantit que cette sollicitation soit toujours couronnée de succès. L’art, qu’il soit religieux ou non, bien loin de favoriser à coup sûr le développement de la vertu de religion, peut parfois l’entraver. Il n’est pas sûr non plus que l’œuvre d’art jugée la meilleure soit la mieux appropriée pour l’acquisition et le développement de la vertu de religion. Cependant, si l’art possède une valeur religieuse, il ne sollicite pas tant les vertus théologiques que cette vertu de religion, par laquelle nous rendons justice au Créateur. Quand l’art possède cette valeur, à travers lui des grâces descendent sur le fidèle. Le vice dont l’art permet de l’éloigner est l’acédie, la paresse spirituelle. Elle engendre la malice, la rancœur, la pusillanimité, la torpeur vis-à-vis des commandements, mais aussi le vagabondage de l’esprit autour des choses défendues. L’acédie est en effet un péché de dégoût – c’est même un péché mortel (capital), puisqu’il détruit la vie spirituelle, qui vient de la charité, par laquelle Dieu habite en nous. L’appétit esthétique pour l’art, religieux ou non, sacré ou non, est ainsi l’une des formes de la recherche de notre bien spirituel. À travers l’appréhension et l’appréciation esthétique d’œuvres de dévotion – et en particulier l’image du Christ souffrant – nous sommes guidés dans la connaissance et dans l’amour des choses divines. Ce qui n’est vraiment pas négligeable. L’indifférence esthétique pourrait dès lors être une forme de l’indifférence à l’égard des dons divins.
183De même que la valeur morale d’une œuvre peut aussi contribuer à sa valeur esthétique, par la sollicitation de nos vertus morales, la valeur religieuse d’une œuvre peut contribuer à sa valeur esthétique : elle est alors une meilleure œuvre par sa valeur religieuse. La raison en est que si valeur religieuse il y a, elle concerne la fin même de la vie humaine ; elle est ce par quoi se réalisent le plus parfaitement la nature humaine et sa destinée. C’est pourquoi sa valeur religieuse éventuelle donne à l’art une dimension spirituelle, qui parachève sa valeur esthétique, comme instrument de ses trois valeurs finales, cognitive, morale et religieuse.
Reprise du dialogue sur la surestimation de l’art
184– Alors, cher objecteur, comprenez-vous maintenant pourquoi votre ironie au sujet de l’art n’est pas de mise ? Certes, l’art est quelquefois surestimé. Cependant, dès que nous comprenons ce qu’il est, ce que sont ses œuvres, ses valeurs réelles apparaissent clairement : cognitives, morales ou religieuses – souvent les trois à la fois.
185– Pour en arriver là, vous avez introduit tant d’épaisses notions métaphysiques que j’en ai presque une nausée spéculative. Les œuvres d’art existent comme telles ? Je ne suis toujours pas du tout convaincu. Et à qui voulez-vous faire croire que l’art serait l’occasion de manifester, et même d’acquérir, certaines qualités par lesquelles nous nous réalisons comme êtres humains ? Quant à ces trois valeurs de l’art, j’en doute beaucoup.
186– Alors, il me faut poursuivre inlassablement l’enquête métaphysique, continuer à m’expliquer. Le souhaitez-vous encore ?
187– Hélas, pour en avoir le cœur net, je ne vois pas d’autre issue.
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