Chapitre VI. Des compositeurs au service de l’industrie musicale (1963-1969)
p. 223-263
Texte intégral
1Les conditions de production des Beatles changent radicalement à partir de 1963. Elles présentent des avantages mais imposent également nombre de contraintes. La première section de ce chapitre montre ainsi que les Beatles jouissent de conditions (de vie et de travail) à la fois très privilégiées et très contraignantes, notamment au niveau du temps disponible pour la composition (ce qui a sans doute des effets sur la qualité des productions) et au niveau également de la liberté de créer (ce qui limite l’originalité de leur production). La seconde section montre que la trajectoire des Beatles a été sensiblement modifiée par plusieurs rencontres déterminantes : celles de leur producteur George Martin et des compagnes de McCartney (Jane Asher) et Lennon (Yoko Ono). Ces derniers ont apporté de l’aide aux compositeurs et ont contribué par ailleurs à la transmission de savoirs et savoir-faire qui ont produit des effets sur la valeur esthétique de leur musique.
Des conditions très privilégiées mais contraignantes
2Dans cette section, sont passés en revue les avantages et inconvénients (du point de vue des conditions de la création musicale) d’une vie matérielle très confortable (être riche et célèbre) et d’un travail au sein de l’industrie du disque.
Des conditions de vie confortables mais chronophages
3Après sa sortie en janvier 1963, le deuxième single des Beatles « Please Please Me » occupe la première place du classement des meilleures ventes de disques simples en Angleterre et se vend finalement à plus de 300 000 copies1. Leur premier album, qui sort en février 1963, occupe également la première place des « charts » durant 29 semaines, un record à cette époque2. C’est le premier de nombreux records de vente battus par le groupe à partir de cette année. Tous les disques suivants des Beatles vont en effet se vendre par millions. Et jusqu’en 1966, leurs tournées en Angleterre, aux États-Unis et dans bien d’autres pays riches, feront salle comble. À partir du moment où le premier disque des Beatles atteint le sommet des charts anglais, le groupe change de dimension (géographique et symbolique), passant d’un groupe local à succès à un « phénomène social » national puis mondial3.
4Les Beatles acquièrent ainsi très vite une immense célébrité ou, pour parler comme la sociologue Nathalie Heinich, un très grand capital de visibilité, qui est une forme de capital symbolique. Les musiciens prennent conscience de la possession de ce capital non seulement en observant la réaction du public (foules nombreuses et souvent hystériques qui les attendent devant leurs hôtels ou résidences notamment), des médias et de la classe dominante, la classe politique notamment (qui désire les rencontrer et s’afficher publiquement avec eux)4. Mais ils le constatent déjà avec leur entourage proche. Ainsi, dans The Beatles Anthology5, Ringo Starr témoigne du fait que lorsqu’ils deviennent célèbres, tout le monde change d’attitude à leur égard, on les traite différemment, y compris au sein de la famille : il donne l’exemple d’un évènement survenu chez sa tante où l’on renverse du thé, sa tante se précipite pour tout nettoyer ce qu’elle n’aurait pas fait auparavant. De même, George Harrison témoignera qu’avec le succès, sa famille le traite différemment : « Toute sa famille commença à le considérer différemment. Il avait toujours été l’enfant chéri. À présent, il semblait qu’il le soit devenu pour toute la nation et il y avait un changement palpable dans la façon dont il était perçu. Leurs mondes commencèrent à orbiter autour de son soleil. “D’un certain côté, honnêtement, les membres de sa famille avaient le même genre de réaction que tout le monde” explique Chris O’Dell. “Il avait réalisé tous ces trucs incroyables, et d’une certaine manière il tenait les rênes du pouvoir”6. » En 1964, Harrison propose à son père de lui verser trois fois son salaire pour lui permettre d’arrêter de travailler, ce qu’il accepte sur le champ, et il achète une maison à ses parents. Son succès et ses moyens financiers, lui permettent ainsi de « prendre le pouvoir » dans sa famille (ses parents dépendant de sa générosité).
5Outre l’accumulation d’un capital symbolique, les Beatles accumulent aussi un capital économique. Disques et concerts leur rapportent en effet des sommes considérables : « En dépit des contrats timides et parfois même ridicules auxquels leur manager Brian Epstein les a soumis, les Beatles sont riches. Leur entourage également, ainsi que tous ceux qui ont flairé à temps le filon à exploiter. Un merchandising extravagant s’applique désormais à tout ce qui peut se vendre dans le sillage de la gloire des Beatles, gadgets en tous genres, perruques, boots, et autres fanfreluches. De la librairie à la quincaillerie, tout est bon à estampiller à l’effigie du groupe, jusqu’à la lingerie intime de ces dames. L’impressionnant manque à gagner occasionné par de trop négligents contrats de licence n’empêche pas les quatre Beatles de vivre très bourgeoisement de leurs coquets dividendes et autres droits sur les millions de disques déjà écoulés7. » Les Beatles dépensent sans compter, à l’instar de Lennon : « Toutes ses dépenses importantes étaient gérées par le bureau de Brian [Epstein], duquel il recevait […] cinquante livres par semaine. […] Il découvrait cette étrange vérité qui veut que plus on devient riche, moins on a à payer pour quoi que ce soit. Les clubs où il se rendait l’inondaient de verres gratuits, les restaurants escamotaient automatiquement l’addition, les fabricants de guitares lui envoyaient leurs plus beaux modèles pour la seule gloire de son parrainage8. » Et comme nombre de nouveaux riches, les Beatles affichent leur richesse : « Dans l’affichage de richesse et de prestige lié aux stars, on trouve souvent les signes du nouveau riche, piscine, maison de rêve, et plus inégalement ceux du capital culturel. S’impose la démonstration de tous les signes possibles du loisir, le hâle, le sport, la consommation ostentatoire9. » George Harrison collectionne les voitures de sport10, tandis que Lennon se déplace dans une Royce Rolls conduite par un chauffeur. Mais, comme tous les riches issus des classes populaires ou moyennes, ils n’ont pas appris à gérer leur fortune. Et après la mort de Brian Epstein (qui gérait leurs revenus) en 196711, ils vont se lancer eux-mêmes dans les affaires en créant leur propre entreprise (Apple, qui est en premier lieu une maison de disque, mais qui distribue bien d’autres produits commerciaux) dont la gestion – assez catastrophique – sera finalement confiée à un véritable homme d’affaires (Allen Klein).
6Les Beatles se sont installés à Londres dès 1963 : le passage d’une ville de province (Liverpool) à la capitale (où l’on trouve les studios, les lieux « branchés », ses confrères musiciens célèbres, etc.) marque également leur ascension sociale. En 1965, le comptable de McCartney lui annonce qu’il est officiellement « millionnaire12 » ; il peut déjà être propriétaire (à l’âge de 22 ans) d’une « grande demeure au cœur de Londres » (d’une valeur de 40000 livres), dans le quartier riche de Cavendish Avenue13. John Lennon fait aussi l’acquisition d’une maison bourgeoise (en juillet 1964), « Kenwood » (située dans un autre quartier riche de Londres), pour la rondelette somme de 20000 livres : « Le fait d’acquérir Kenwood fit prendre conscience à John qu’il possédait désormais une fortune. Et le quart qui lui revenait sur les cachets que touchaient les Beatles pour se produire à travers le monde et sur les ventes de disques n’en était que le début14. » Kenwood est une vaste demeure qui « exige » l’emploi de domestiques : « Kenwood exigeait, pour être correctement entretenu, une domesticité d’au moins trois personnes parmi lesquelles un chauffeur engagé à plein temps pour emmener John aux concerts ou à Londres pour ses séances d’enregistrement. […] Une femme nommée Dot Jarlett, qui avait travaillé pour les précédents propriétaires de la maison, accepta de rester et se vit attribuer un rôle plus substantiel d’intendante, de nounou et de dame de compagnie de Cynthia. Mais la recherche d’autres aides domestiques n’entraîna, au début, que des problèmes. Un couple marié engagé pour tenir respectivement les rôles de chauffeur et de cuisinière ne tarda pas à provoquer un véritable chaos : l’homme était un coureur de jupons, sa femme se chamaillait avec Dot et leur fille, qui sortait d’un mariage brisé, vint s’installer dans l’appartement du personnel avec ses parents15. » On n’imagine pas à quel point peuvent être pesants les malheurs de riches16, en particulier la gestion des domestiques ! À l’inverse, les employés de Lennon, en particulier son chauffeur, ont la joie de sacrifier en partie leur vie privée pour servir le chanteur : « Pour trente-six livres par semaine (John ne se montra jamais un employeur d’une générosité folle), Les Anthony se retrouva à sa disposition de façon plus ou moins permanente, au détriment de sa vie privée et, au bout du compte, de son mariage. À toute heure du jour ou de la nuit, il devait se tenir sur le pied de guerre, sa casquette de chauffeur noire à portée de main, prêt à donner du “monsieur Lennon” à John17. » Lorsqu’il emménage dans sa résidence sur Cavendish Avenue, Paul McCartney fait également appel aux services de domestiques, en particulier d’une gouvernante (housekeeper)18. Lorsque l’on s’installe dans une vaste demeure, la domesticité s’impose « naturellement » : il devient difficile de faire soi-même toutes les tâches domestiques dans un espace aussi grand. Du reste, la question de l’exploitation des classes populaires ne semble pas vraiment préoccuper les nouveaux riches que sont Lennon et McCartney qui adoptent très volontiers le style de vie bourgeois. On ne s’étonnera donc point de l’absence de critique des inégalités socio-économiques dans les textes de leurs chansons (cf. partie II).
7Toujours est-il que leurs moyens économiques leur permettent d’aménager un espace idéal pour la composition et la pratique de la musique. Ainsi, dans la maison de Lennon se trouve une pièce dédiée à la musique : « Au grenier, on trouvait une chambre de musique remplie de guitares, de pianos et de magnétophones. Un orgue Mellotron qui s’était avéré impossible à hisser jusqu’en haut en raison de l’étroitesse des dernières marches était resté sur un palier à mi-chemin19. » Il aménage un petit studio de musique où il dispose d’un matériel d’enregistrement. Paul McCartney aménage également une salle de musique (dans le dernier étage de sa maison) où il entrepose tous ses instruments (piano, guitares, instruments à percussion, etc.) et où il dispose comme Lennon d’un matériel d’enregistrement. Les deux Beatles ont ainsi chacun un « home-studio » où ils enregistrent leurs nouvelles compositions, enregistrements qu’ils font ensuite écouter aux autres membres du groupe20. Conditions de composition idéales donc (un espace isolé leur permettant de bien se concentrer sur leur activité), encore faut-il qu’ils trouvent le temps d’en profiter.
L’aide et le soutien des compagnes
Une anecdote racontée par l’épouse de Lennon va introduire notre discussion sur le rapport de domination masculine dont bénéficient les Beatles. Grâce à son succès avec les Beatles, John Lennon pouvait dépenser sans compter et il adorait faire des achats21. Lorsque Cynthia Lennon obtint son permis de conduire, son mari lui offrit une voiture : tout d’abord une Porsche, qu’il remplaça quelques semaines plus tard par une Ferrari, qu’il reprit ensuite pour lui (après avoir passé le permis) et la remplaça par une Volkswagen que Cynthia n’aima pas autant que la Porsche, mais elle n’eut pas son mot à dire. Celle-ci fera plus tard remarquer que John Lennon agissait de façon impulsive y compris pour les gros achats (comme les voitures) et qu’il fallait accepter ses décisions sans contester22. Le rapport de domination est ici on ne peut plus clair ! Cynthia Lennon, qui ne travaillait pas et n’avait donc point de revenus, dépendait totalement de la générosité et la bonne volonté de son mari ; elle n’était pas indépendante financièrement et n’avait donc pas le choix de ses achats les plus importants23. Depuis leur mariage (en août 1962), elle a abandonné ses activités artistiques ce qu’elle finira d’ailleurs par regretter, et ce qui donnera cette scène pathétique (montrant que son mari n’a pas encouragé ses activités artistiques, bien au contraire), qui date de 1966 : « Cyn lui avait confié qu’elle aussi se sentait en manque de créativité et aimerait se remettre à la peinture ou à toute autre des disciplines qu’elle avait étudiées à l’école d’art. John s’étant montré compréhensif, un soir qu’il était sorti Cynthia consacra des heures à peindre un motif floral sur le poste de télévision blanc du solarium de Kenwood. Le lendemain matin, elle découvrit que John était rentré tard, ivre ou défoncé, et avait recouvert son travail d’autocollants affichant tous le même slogan pour une campagne incitant à “boire davantage de lait”24. » Elle devait donc se contenter de son rôle de femme au foyer, et notamment de tenir sa fonction de soutien : « John avait besoin de mon amour inconditionnel et mon soutien25. » John Lennon ne s’occupait pas beaucoup de son fils, comme il le reconnaîtra lui-même26. Cynthia dira que son mari était trop « préoccupé par d’autres choses » pour s’en occuper27. Après leur séparation (en 1968) et le début de sa relation fusionnelle avec Yoko Ono, John Lennon ne verra plus son fils pendant 3 ans.
Le rapport de Paul McCartney avec sa fiancée Jane Asher (voir plus loin) fut tout autre (et beaucoup plus égalitaire) durant leur relation (1963-1968). Heureusement, tout rentra dans l’ordre patriarcal pour le musicien des Beatles après sa rencontre avec Linda Eastman (1941-1998), une photographe américaine28. Lorsqu’elle fit la connaissance de Paul McCartney, elle était une « groupie ». Elle va jouer le rôle que voulait faire jouer Paul à sa précédente compagne : une douce épouse qui reste à ses côtés (à la maison comme en tournée). On parle beaucoup de la relation fusionnelle entre Lennon et Ono, mais McCartney n’est finalement pas très différent de son compère ; il semble très désireux d’avoir une relation sentimentale fusionnelle avec ses compagnes (même si cela ne l’empêche pas « d’aller voir ailleurs » de temps en temps). Paul et Linda se sont mariés en mars 1969 et ont eu une fille la même année. McCartney semble s’être beaucoup plus occupé de son enfant que Lennon. Mais le rapport qu’il entretint avec sa femme fut sans conteste celui d’une domination masculine relativement classique, en particulier au niveau du renforcement de l’ego masculin assuré par son épouse, comme l’indique François Plassat : « Dans l’ombre, elle fut le ressort et l’appui constant de la créativité de son mari29. »
George Harrison a rencontré le mannequin Pattie Boyd (née en 1944), alors âgée de 19 ans, lors du tournage du film A Hard Day’s Night (1964) et s’est marié avec elle en 1966. Comme ses camarades, Harrison n’est pas du tout pro-féministe (Patty Boyd témoignera qu’il était très « conservateur » à cet égard) : il veut que sa femme reste à la maison, et il est jaloux et possessif30. Même si le comportement de Ringo Starr, qui s’est marié avec Maureen Cox (1946-1994) en 1965, ne fut pas aussi extrême que celui de George Harrison, il profita comme ses petits camarades du rapport de domination masculine lui assurant aide matérielle (épouse qui s’occupe des tâches ménagères, des enfants notamment) et soutien.
8Les Beatles bénéficient de conditions de vie très agréables (ils peuvent vivre bourgeoisement et profiter également des rapports de domination masculine) mais sans doute particulièrement chronophages. Ils s’adonnent ainsi à de multiples loisirs et passe-temps qui alimentent une vie placée sous le signe de l’hédonisme : sorties le soir (et jusqu’à tard dans la nuit) au restaurant puis dans des clubs31, invitations, liaisons cachées avec des maîtresses ou groupies, etc. La question que l’on peut se poser est celle du temps qu’ils peuvent consacrer à la composition, ce qui a une incidence directe non seulement sur leur productivité (nombre de chansons composées) mais également sur la qualité de leur production (plus on passe de temps sur une œuvre plus on peut espérer en améliorer la qualité). Il faut ici distinguer le temps consacré au travail préparatoire d’une nouvelle chanson (invention d’une mélodie et éventuellement enregistrement d’une version temporaire sur un magnétophone personnel), et le temps passé en studio pour enregistrer et fixer définitivement l’œuvre elle-même. Si l’on a des détails très précis sur le temps passé en studio32, en revanche, le temps consacré au travail préparatoire n’est pas toujours connu. On a des indices, donnés par les compositeurs eux-mêmes, mais assez imprécis. On sait qu’ils ne consacraient pas une plage de temps quotidiennement à ce travail comme peuvent le faire les musiciens savants (qui écrivent plusieurs heures par jour). Ce qui ressort des interviews et des biographies est que Lennon et McCartney écrivaient leurs chansons lorsqu’ils trouvaient un peu de temps (et d’énergie) pour le faire, dans des lieux très divers.
9Selon François Plassat, ils écrivent en 1962-1963 dans les conditions suivantes : « Les chambres d’hôtel, les trains, les loges sont autant de terrains d’expérimentations et d’écriture pour le duo Lennon et McCartney. From Me to You est l’un des premiers et typiques exemples d’une dynamique créative qui leur vaudra quelques-uns de leurs plus retentissants premiers hits. C’est fin février 1963, dans un bus qui les emmène à un concert, qu’ils donnent, en l’espace d’une heure, naissance à cette chanson à la mélodie immédiatement accrocheuse33. » En 1963, les Beatles sont constamment en train de donner des concerts : selon Howard Sounes, ils n’ont « pas de temps libre34 ». Après avoir consacré du temps au tournage de A Hard Day’s Night au début de l’année 196435, la seconde moitié de l’année 1964 est occupée en partie par une tournée dans plusieurs pays du monde. Ils enchaînent les concerts et durant les voyages (en avion notamment), ils occupent le temps notamment en jouant au poker ou au Monopoly36. Le temps libre n’est donc pas immédiatement utilisé pour composer, même si c’est parfois le cas… Outre les concerts, les Beatles doivent remplir d’autres « obligations » durant leurs tournées : « Il y avait aussi d’incessantes corvées diplomatiques, soit comme porte-drapeaux de la Grande-Bretagne ou comme trophées de Capitol Records, auxquelles John se soumettait avec la même résignation que les trois autres37. » Ils doivent ainsi se rendre à diverses réceptions où ils rencontrent d’autres vedettes, des riches ou des hommes politiques.
10Les choses ne vont guère s’améliorer à cet égard l’année suivante. Ainsi, très pris par leurs concerts en 1965, ils doivent composer dans l’urgence38 de quoi remplir un nouvel album : « Pour John, l’obligation de composer dans l’urgence […] parut de prime abord produire des effets négatifs. Il se souviendra plus tard d’une journée à Kenwood au cours de laquelle il passa cinq heures infructueuses à essayer de trouver quelque chose d’intelligent avant de finir par “en avoir plein les bottes” et aller se coucher. Étendu sur son immense lit […], il pensa soudain à : a Nowhere Man… siting in a Nowhere Land (“un homme de Nulle part… dans un pays de Nulle part”). Avec cela pour point de départ, la chanson s’écrivit d’elle-même en quelques minutes39. » La pression du temps peut donc paralyser temporairement le chanteur des Beatles (même si, ici, tout finira bien). Et cela contribuera en 1966 à la décision d’abandonner les tournées : « Les tournées avaient sans doute ruiné son moral et étouffé sa créativité40 ». Cependant, Lennon ne profite pas de l’arrêt des tournées pour se consacrer à la composition et il s’engage très vite dans d’autres projets (il est notamment acteur dans un film non musical). Du reste, les Beatles continuent de passer beaucoup de temps à faire la fête et à sortir ou voir des amis. Les tournées ne sont donc pas uniquement responsables du peu de temps disponible pour la composition : c’est tout un mode d’existence hédoniste41 qui est chronophage.
11Il est d’ailleurs intéressant de constater à ce propos qu’un séjour en Inde, en 1968, va permettre aux Beatles d’arrêter temporairement le cours ordinaire de leur vie et s’avérer être musicalement très fructueux. En effet, les Beatles se rendent à Rishikesh (320 km au nord de Delhi) où ils retrouvent le maharishi Mahesh Yogi (1918-2008), qu’ils avaient rencontré en Angleterre à l’instigation de Harrison, pour les initier à la « méditation transcendantale ». Selon Philip Norman : « Pour tous les Beatles, ce moment constitua un ralentissement forcé du rythme infernal qu’ils connaissaient depuis leur départ de Liverpool pour Hambourg sept années auparavant42. » Ce séjour leur permet de faire « une pause musicalement très productive » : « Dans une ambiance de camp de vacances, mentalement relâchés, visiblement heureux, Paul, John et George ont écrit et composé deux fois plus de chansons qu’il est nécessaire pour remplir un nouvel album43. » Pratiquement toutes les chansons qui se retrouveront sur le White Album et Abbey Road ont été écrites durant ce séjour. Cette situation exceptionnelle montre que lorsqu’ils sont dégagés de toute contrainte (tournées) et ne sont pas pris par leurs multiples activités privées (sorties), ils sont capables d’être bien plus productifs. Il s’agit cependant d’une parenthèse (qui dure quelques semaines) dans la vie des Beatles, une vie au « rythme infernal » (pour reprendre l’expression de Norman), qui ne permet pas de consacrer beaucoup de temps à la composition.
La genèse nocturne « miraculeuse » de certaines chansons de McCartney
Paul McCartney a composé en partie certaines de ses chansons la nuit, comme le note Philip Norman : « Le thème de “Yellow Submarine” lui vint une nuit qu’il s’assoupissait dans son lit ; quand il se leva le lendemain matin, les mots et la musique en étaient presque entièrement aboutis44. » Ici, il semble que le compositeur ait pensé sa musique non pas pendant son sommeil mais juste avant de s’endormir. Cependant, pour « Yesterday », il semblerait que le travail de composition se soit fait pendant le sommeil : « Cette petite musique, que tous ses proches semblent apprécier, lui serait donc venue seule, comme dans un rêve. Un don divin en somme, auquel il va s’empresser de donner forme humaine, en lui greffant de premières paroles dont le propos incertain casse alors nettement l’ambiance45. » Notons que cette petite histoire (de la mélodie qu’il entend à son réveil et qu’il croit avoir entendue quelque part) est racontée dans nombre de documentaires ou livres sur les Beatles, ce qui contribue à diffuser le mythe du génie créateur de McCartney (il en parle comme d’une expérience mystique). Cependant, ce qui est considéré par Plassat comme un « don divin » est en réalité une expérience assez banale : qui n’a jamais résolu un problème (pas forcément philosophique ou scientifique, mais simplement personnel), après y avoir longuement pensé en vain et l’avoir abandonné pendant une durée plus ou moins longue, et en a trouvé la solution soudainement au réveil ou même en pensant à autre chose ? Le philosophe Bertrand Russell conseillait d’ailleurs de bien se concentrer sur un problème et de laisser ensuite le cerveau travailler tout seul : « Si je dois écrire sur un sujet plutôt difficile, le meilleur procédé est d’y penser avec une très grande intensité – la plus grande intensité dont je sois capable – pendant quelques minutes ou quelques jours, et au bout de ce temps d’ordonner (pour ainsi dire) que ce travail se fasse inconsciemment46. » J’ai du reste indiqué dans la première partie, en m’appuyant sur les études de Christophe Dejours, que tout travail pouvait nous préoccuper au point d’en rêver la nuit. Cette expérience est partagée massivement par toute la population et n’a donc rien de miraculeux.
12Jusqu’à la fin de l’année 1964, Lennon & McCartney écrivent leurs chansons dans le bus, les chambres d’hôtel ou à la maison. À partir de Beatles for Sale (sorti en décembre 1964), ils commencent à composer dans les studios d’Abbey Road (ce qui ne se faisait pas du tout à cette époque) : ils ont parfois écrit juste un refrain ou un couplet qu’ils font jouer par le reste du groupe et qu’ils modifient au fur et à mesure47. L’ingénieur du son Geoff Emerick témoignera, à propos de l’enregistrement de Revolver (1966), que les chansons ont toutes été créées dans les studios d’Abbey Road, il n’y a eu aucune répétition au préalable48. Lennon et McCartney (et parfois également Harrison) arrivent avec un bout de papier sur lequel sont indiqués quelques accords ou le début d’un texte et le jouent aux autres ; et en un jour ou deux, la chanson est terminée et enregistrée49. Allan Kozinn fait très justement remarquer que le studio d’enregistrement après 1964 ne sert plus simplement à enregistrer les œuvres des musiciens, mais c’est « l’atelier [workshop] » dans lequel ils élaborent leurs chansons et peuvent expérimenter50. Cela ne signifie pas que tout le travail de composition se fait en studio, les Beatles continuent d’élaborer leurs chansons (mélodies et textes notamment) avant de commencer à les enregistrer51. Mais le travail de studio occupe une place très importante dans le processus de composition des œuvres des Beatles.
13Alors que la plupart des groupes de rock doivent enregistrer un disque très vite (pour des raisons financières évidentes), c’est de moins en moins le cas pour les Beatles dont le succès commercial leur permet de rester le temps qu’ils désirent en studio. Si l’enregistrement des nouvelles chansons pour Beatles for Sale se fait encore assez rapidement : en une seule journée (de 9 heures), les Beatles enregistrent 7 chansons52. Le temps passé en studio augmente à partir de Rubber Soul (1965) et Revolver (16 chansons ont été enregistrées et mixées en 37 jours). Et le pompon est atteint pour l’enregistrement de Sgt. Pepper (1967) pour lequel ils consacrent 5 mois et plus de 700 heures d’enregistrement53. On est loin des 16 heures successives du premier album ! La qualité supérieure par rapport au reste de la production pop s’explique sans doute en partie par le temps passé en studio.
Travailler pour l’industrie du disque : avantages et contraintes
14En Angleterre, l’industrie du « divertissement » émerge véritablement au milieu du xixe siècle. Entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe siècle était déjà apparu un ensemble de « médiateurs » de chansons, entrepreneurs qui récoltent et modifient les chansons populaires afin de les éditer et d’en tirer un profit pécuniaire54. Pour devenir une industrie, le commerce de la musique a dû « réunir tous les facteurs de production dans un système cohérent55 ». On parle alors de « marchandisation [commodification] » de la musique populaire. Et le principal moyen de cette marchandisation a été en Angleterre le music-hall. Avec le music-hall, s’accroît la distance entre chanteurs et auditeurs (il y a moins d’interaction entre eux) et apparaît même un véritable « star-system » selon Larry Portis56. Et à la fin du xixe siècle, l’industrie de la musique, comme les autres secteurs marchands de la société britannique, subit un processus de concentration et de monopolisation57. On constate ainsi la domination de quelques music-halls. Mais ils vont décliner à partir des années 1920, s’effaçant devant la concurrence d’autres industries culturelles, notamment la radio, le cinéma et l’industrie du disque.
15Comme le rappelle Roy Shuker, l’industrie musicale comprend un certain nombre d’institutions dont : les compagnies de disque, la presse musicale, les fabricants et vendeurs d’instruments de musique ainsi que d’appareils d’écoute des disques, le merchandising, les sociétés de droits d’auteur, etc.58. Les compagnies de disques sont les institutions principales de l’industrie musicale. Elles se divisent en deux groupes depuis la Seconde Guerre mondiale : les « Majors », comme EMI (qui est l’une des plus anciennes maisons de disque, ses origines remontant à 1898, et aussi l’une des plus grosses au monde59), et les maisons de disques « indépendantes » (autrement dit de plus petite taille). Les compagnies de disques comprennent des départements et acteurs bien spécialisés : producteurs, département de la publicité, des « relations publiques » et du marketing, département financier (avocats des affaires), la manufacture des supports (fabrication des disques), le secteur de la distribution, et l’administration60. Une Major (comme EMI) est une institution capitaliste par nature, c’est-à-dire une organisation hiérarchisée où les moyens de production (et les principales décisions) sont monopolisés par les propriétaires. Les Beatles contribuent au bon fonctionnement de ce type d’entreprise, fondée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché qui enrichit une poignée d’individus, en échange de très hauts revenus et d’une large visibilité (vedettariat). Même si, à la fin de leur carrière, ils ont pu se poser des questions d’ordre politique, les Beatles n’ont jamais mis en question l’organisation (grandement inégalitaire) à laquelle ils appartenaient.
16Pour ce groupe, travailler pour l’industrie musicale présente bien des avantages mais également des contraintes. Commençons par évoquer les avantages. Le premier avantage, ce sont les ressources offertes par les studios d’enregistrement d’EMI61. Dans les studios d’Abbey Road on peut trouver un certain nombre d’instruments de musique, en particulier nombre d’instruments à percussion qu’utilise Ringo Starr : « Dans le studio d’Abbey Road, sous le long escalier ouvert menant à la régie, se trouvait un placard rempli d’instruments exotiques oubliés par des musiciens au cours des décennies précédentes. Les quatre avaient toujours adoré farfouiller dans cet assortiment de tambourins, de clochettes de traîneau et de tambours marocains ; tout cela, de même que la formation classique de George Martin et les ressources potentielles du studio lui-même62. » Les Beatles bénéficient de l’introduction de nouveaux moyens d’enregistrement, en particulier de l’augmentation du nombre de pistes disponibles sur une bande magnétique. Lorsque les Beatles enregistrent leur premier album en 1963, George Martin dispose d’un enregistreur à deux pistes : on enregistre alors les parties instrumentales sur une piste et les parties vocales sur l’autre. À la fin de l’année (1963), grâce au succès des Beatles, la demande faite (à répétition) par George Martin auprès d’EMI d’investir dans un matériel plus performant aboutit et ils vont disposer désormais d’un appareil d’enregistrement à quatre pistes : la première pour le rythme, c’est-à-dire la basse et la batterie, la deuxième pour l’harmonie, c’est-à-dire les guitares ou/ et le piano, la troisième pour la partie vocale soliste, la quatrième étant réservée aux ajouts supplémentaires63. Pour obtenir plus de possibilités, ils enregistrent sur un premier magnétophone avant de transférer le résultat sur deux pistes d’un second magnétophone où ils disposeront de 2 nouvelles pistes pour ajouter d’autres instruments ou effets. Ce processus a pour conséquence une nette perte de qualité du son, ils ne peuvent donc réitérer l’opération. À partir de 1967 (mais après avoir enregistré Sgt. Pepper), ils disposeront d’un 8 pistes. L’augmentation du nombre de pistes a permis d’enrichir la qualité des enregistrements : au lieu d’enregistrer tous les instruments en même temps, on peut les enregistrer chacun à leur tour et donc être plus attentif à chaque partie musicale. En outre, comme je l’ai déjà indiqué, le succès commercial des Beatles leur a assuré de réaliser leurs désirs comme la durée illimitée de leurs séances d’enregistrement ou l’embauche de musiciens savants. Ainsi en témoigne George Martin : « À l’époque de Sgt. Pepper, les Beatles avaient un pouvoir immense à Abbey Road. Donc moi aussi. Ils avaient l’habitude de demander l’impossible, et parfois ils l’obtenaient64. »
17Le second type d’avantage qu’offre la situation de musicien à succès travaillant pour l’industrie de la musique est celui de disposer d’un personnel à son service. Avant de signer un contrat avec EMI, les Beatles bénéficiaient déjà de l’aide de leur manager Brian Epstein et de deux « roadies » (Neil Aspinall et Mal Evans), qui sont des amis de longue date, et qui leur rendent différents petits services comme les conduire à leurs concerts, s’occuper du matériel (instruments de musique) ou acheter de quoi manger et boire. Epstein et les roadies sont donc à leur disposition avant l’entrée dans l’industrie musicale ; cependant, si les Beatles n’avaient pas obtenu rapidement un certain succès commercial, il est assez improbable que ce personnel serait resté attaché toutes ces années au groupe et, surtout, aurait pu leur consacrer autant de temps. Les trois compères des Beatles ne leur offrent d’ailleurs pas uniquement une aide matérielle, mais également un soutien moral (ou psychologique), à l’instar de Brian Epstein : « Si les pressions sur John étaient colossales autant qu’incessantes, aucune jeune toute nouvelle mégastar n’aurait pu bénéficier […] d’une meilleure structure de soutien65. » C’est aussi le cas de Neil Aspinall et Mal Evans, qui peuvent même faire office de souffre-douleur : « Quand il leur arrivait de mal jouer sur scène ou en studio, plutôt que de râler les uns contre les autres, ils [les Beatles] s’en prenaient à leurs roadies, accusant un quelconque bien souvent inexistant défaut d’éclairage, de son ou de matériel66. » En effet, la « résistance au réel » (pour parler comme Christophe Dejours), c’est-à-dire l’échec au travail, est souvent ressentie douloureusement (elle est source de stress) et répercutée plus ou moins violemment sur son entourage proche, comme les roadies sur lesquels les Beatles « vident leurs nerfs ».
18Par ailleurs, les Beatles bénéficient également des services rendus par le personnel des studios d’Abbey Road : outre leur producteur George Martin (dont l’aide déterminante sera examinée en détail dans la section suivante), ont travaillé pour eux plusieurs techniciens, en particulier l’ingénieur du son Geoff Emerick (né en 1946) qui a joué un rôle non négligeable dans le processus de création des enregistrements des Beatles. Comme l’indique François Plassat, Emerick « inaugure des prises de sons inhabituelles et inventives, plaçant ses micros là où on n’aurait jamais osé le faire auparavant. Il donne à la batterie de Ringo de puissantes résonances et autorise, par ses trouvailles astucieuses, un large échantillonnage de sonorités étranges et inédites67 ». Non seulement le rôle joué ici par les ingénieurs (et autres techniciens) du son est peu reconnu, mais ceux-ci n’ont pas toujours été très bien traités par les musiciens. Ainsi, en studio, les Beatles ne partagent pas leur repas avec les techniciens (ils mangent entre eux), ce que regrette Emerick, car manger avec les artistes vous « fait sentir » selon lui que l’on appartient « à la même équipe68 ». De plus, Geoff Emerick témoigne que les Beatles n’arrivaient pas toujours à l’heure prévue pour un enregistrement et qu’il devait donc les attendre pendant des heures (les Beatles ne prenaient pas la peine de le prévenir de leur retard)69. Comme l’explique très bien Pierre Bourdieu, la possibilité de faire attendre est une forme de pouvoir : « Le tout-puissant est celui qui n’attend pas et qui, au contraire, fait attendre. L’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir, et le lien entre le temps et le pouvoir – et il faudrait recenser, et soumettre à l’analyse, toutes les conduites associées à l’exercice d’un pouvoir sur le temps des autres, tant du côté du puissant (renvoyer plus tard, lanterner, faire espérer, différer, temporiser, surseoir, remettre, arriver en retard, ou, à l’inverse, prendre de court), que du côté du “patient”, comme on dit dans l’univers médical, un des lieux par excellence de l’attente anxieuse et impuissante. L’attente implique la soumission : visée intéressée d’une chose hautement désirée, elle modifie durablement, c’est-à-dire pendant tout le temps que dure l’expectative, la conduite de celui qui est, comme on dit, suspendu à la décision attendue70. »
Rapports au sein d’un groupe : contraintes, entre-aide et domination
Travailler au sein des Beatles, surtout lorsque le groupe a obtenu du succès, a pu être ressenti par Lennon comme une contrainte : « Je me lâchais beaucoup plus quand j’étais plus jeune. Mais ensuite je suis devenu plus collet monté, plus… eh bien ce que tu deviens quand tu deviens un ceci ou cela célèbre. Et après je me suis retenu encore plus quand je chantais avec Paul et George. Dans “Twist and Shout” je me lâche un peu, et sur scène, quand je n’arrivais plus à me contrôler et que je devenais fou. Mais maintenant que je suis seul et que je peux faire ce que je veux et ne pas me réprimer, je me permets de chanter comme je faisais quand j’étais plus jeune. Je laisse aller71. » Si les critiques que se faisaient les compositeurs du groupe (en particulier McCartney et Lennon) étaient certainement constructives, elles pouvaient aussi les inhiber comme s’en plaindra Lennon72. D’un autre côté, le groupe est un collectif solidaire. Comme en témoignera Geoff Emerick, les Beatles sont un groupe très soudé73. De même, George Harrison a déclaré (dans The Beatles Anthology) qu’à chaque étape de leur carrière, il y avait une pression supplémentaire, mais ils avaient la chance d’être quatre et de pouvoir se soutenir mutuellement. D’ailleurs, Paul McCartney a pu comparer les Beatles à des copains de régiment74. Outre la solidarité du groupe, il a été dit à plusieurs reprises (par les Beatles eux-mêmes ou leurs commentateurs) qu’il était démocratique. Ainsi, l’enregistrement de « Yesterday » par un seul Beatles pose un problème de conscience à Paul McCartney qui ne voulait pas que l’un des membres du groupe retienne seul toute l’attention, ce qui va contre les relations « démocratiques » au sein du groupe75. C’est peut-être une démocratie à l’image de nos sociétés dites démocratiques : il y a effectivement des liens entre ses membres (qui ne sont pas complètement séparés géographiquement ni socialement, et partagent donc un destin plus ou moins commun). Cependant, les inégalités en son sein règnent : certains sont beaucoup plus riches et adulés que d’autres, leur rôle (celui de compositeur notamment) est de surcroît bien plus valorisant. En l’occurrence, McCartney et Lennon dominent complètement le groupe (comme la classe dominante en régime démocratique ?), Ringo Starr est en bas de l’échelle (classe populaire ?) et George Harrison est situé au milieu (classe moyenne ?). Remarquons que cette échelle sociale correspond parfaitement à celle de leurs origines sociales (Lennon ayant les origines les plus élevées, au-dessus de celles de McCartney, Harrison et finalement Starr). Le groupe est donc peut-être effectivement à l’image de notre société !
19Passons aux contraintes imposées par le fait de travailler pour l’industrie musicale, contraintes qui sont de deux types : les pratiques imposées par le business (on pourrait parler des « règles du business de la musique ») ; et les décisions artistiques imposées aux Beatles. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les musiciens du groupe doivent accepter les décisions prises par leur manager Brian Epstein. Celui-ci leur impose, dès avant l’enregistrement de leur premier disque, un nouveau style de présentation (coiffure, tenue, langage, attitude sur scène) et une organisation de leur activité professionnelle (concert plus structuré par l’établissement d’une liste de compositions à laquelle ils doivent se tenir, engagements, enregistrement d’une démo et rendez-vous avec des producteurs potentiels). Jusqu’à son décès en 1967, Epstein continuera de leur imposer ces règles (de façon très paternaliste). C’est toujours lui qui prend les engagements pour le groupe (interviews, shows télévisés, tournées). Prenons deux exemples assez symptomatiques. Les Beatles ont prévu une tournée en juin 1964 en Hollande puis à Hong-Kong, mais Ringo Starr doit subir une opération ; les autres membres du groupe (en particulier George Harrison) ne veulent pas se séparer de lui mais on décide malgré tout de le remplacer ; la tournée est prévue, c’est le business. Autre exemple montrant que, malgré le succès remporté par le groupe, la nature du rapport entre Epstein et les quatre Beatles n’a point changé en 1967 : Epstein est heureux de leur annoncer qu’il a obtenu leur passage sur la BBC pour une diffusion mondiale (au cours de laquelle ils interpréteront « All You Need is Love ») ; mais les Beatles réagissent plutôt mal, certainement selon Geoff Emerick parce qu’Epstein ne leur avait pas demandé leur avis76 ; cependant, ils vont l’accepter sans résistance.
20Parmi les contraintes liées aux règles du business de la musique figure aussi la pression commerciale77, en particulier l’obligation de produire des disques très régulièrement (en l’occurrence, pour les Beatles, 4 singles et 2 albums par an78). Voulant profiter du succès de leur deuxième single, sorti au tout début de l’année 1963, George Martin leur demande d’enregistrer rapidement un album ce qui est fait en une journée79. Selon Bob Spitz, toujours dans l’idée de profiter de leur succès, au début de l’été 1963, George Martin « presse » les Beatles d’enregistrer rapidement un nouveau single80. Lennon et McCartney composent alors très rapidement « She Loves You » : ils y consacrent quelques heures dans leur chambre d’hôtel puis la terminent le soir suivant à Liverpool durant un jour de congé81. Le résultat satisfera les compositeurs, mais cela ne sera pas toujours le cas. Ainsi, Lennon déclarera en 1970 qu’il déteste la chanson « Run for Your Life » (Lennon, Rubber Soul) qu’il a écrite juste « parce qu’il fallait écrire une chanson82 ». L’obligation de produire un nouveau disque impose donc des contraintes (à cela s’ajoute la concurrence avec McCartney qui risque d’enregistrer plus de chansons que lui), ce qui a des effets sur la qualité de certaines chansons, écrites à la va-vite. Autre exemple parmi d’autres, Geoff Emerick témoigne du fait que quelques semaines après le début des sessions d’enregistrement de Revolver (1966), George Martin a reçu une note de la direction d’EMI lui rappelant que les Beatles s’étaient engagés à produire un nouveau single ; Lennon & McCartney se mirent alors « immédiatement au travail83 ». On voit bien ici que l’écriture d’une nouvelle chanson n’est pas forcément liée au simple plaisir de composer, mais répond à une contrainte extérieure (contrainte d’ordre commercial). Il faut d’ailleurs préciser que ces contraintes sont liées (ou accentuées) par le fait qu’un succès commercial est considéré comme éphémère (ce qu’il est effectivement sauf carrières exceptionnelles). Comme l’indique Philip Norman : « Nul aujourd’hui ne peut mesurer l’insécurité qui sous-tendait même les plus grands triomphes des Beatles de 196384. » Ainsi, l’une des questions qui reviennent le plus fréquemment durant leurs interviews est « Combien de temps cela va durer85 ? » Et ils appréhendent de se faire détrôner par d’autres groupes (peur de la concurrence) : ils doivent ainsi « regarder anxieusement par-dessus leur épaule pour guetter des rivaux susceptibles de les déloger des charts86 ». D’où la volonté d’exploiter le plus (et le plus rapidement) possible un succès que l’on pense temporaire : « Afin de dégager un maximum de profits avant que la folie s’estompe, George Martin exigeait un nouveau simple tous les trois mois et un nouvel album tous les six mois. […] Pour être certain de se montrer capable de reproduire la formule la fois suivante, le duo passait des heures à essayer d’analyser ce qui avait fait de son dernier tube en date un… tube. […] En dépit de la pression permanente qui leur imposait de vendre et de reproduire la même formule, ils arrivaient tout de même à écrire des chansons qui n’avaient rien à voir avec le fiévreux flux et reflux des hit-parades87. » C’est vrai qu’ils ne se contentent pas de reproduire la même formule à l’identique (mais en faisant cela il y a le danger de lasser le public), cependant, ils travaillent sous pression et ont peu de temps pour composer de nouvelles chansons. En principe, les compositeurs « commerciaux » qui dépendent de leurs œuvres pour vivre (comme les Beatles lorsqu’ils ne donnent pas de concert, en particulier après l’abandon des tournées en 1966) disposent de tout leur temps pour composer, contrairement aux compositeurs savants qui gagnent généralement leur vie par d’autres moyens (enseignement ou en tant qu’instrumentiste). En pratique, ils sont pressés par le temps car ils doivent produire de nouvelles œuvres (de nouveaux disques) pour vivre et parce qu’ils s’y sont souvent engagés par contrat (ou, dans le cas des Beatles, parce que leur manager ou leur producteur en a décidé ainsi). Ils ne peuvent pas se permettre de prendre tout leur temps. Le paradoxe est donc que les compositeurs commerciaux, même lorsqu’ils ont la possibilité de consacrer entièrement leur temps à l’écriture, sont contraints d’écrire relativement vite.
21Se mettre au service de l’industrie musicale n’impose pas uniquement des contraintes de ce type (obligation commerciale d’être productif), les contraintes peuvent être également artistiques. Et on doit évoquer ici le double rôle du producteur qui est à la fois artistique et commercial : il doit en effet s’assurer de la qualité et la bonne marche des enregistrements sous la pression des cadres d’EMI, attentifs à l’aspect économique. Le producteur impose nombre de choix artistiques lors d’un enregistrement, comme le note Philip Norman : « Le producteur était un personnage omnipotent qui non seulement choisissait la musique de ses artistes, mais dictait la façon précise dont celle-ci devait être chantée ou interprétée. On supposait, généralement avec raison, que les pop stars étaient des analphabètes musicaux qui avaient besoin de tout le talent d’auteurs de chansons, d’arrangeurs et de musiciens de studio pour enrichir leur diaphane couleur sonore, ainsi que du savoir magique des ingénieurs pour rendre celle-ci publiable88. » C’est George Martin qui décide généralement de l’ordre des chansons figurant sur chaque album, les Beatles donnant leur « approbation finale ». Cet ordre est d’ailleurs motivé par des raisons commerciales selon Martin, qui doit faire en sorte que la première face soit la plus « forte » (et le « matériel le plus faible à la fin ») pour des « raisons commerciales évidentes » selon lui89. Mais le rôle du producteur ne s’arrête pas là. Il donne des conseils (souvent suivis par les musiciens90) et impose une multitude de petites décisions d’ordre artistique durant l’enregistrement d’une chanson. Ainsi, Geoff Emerick raconte que lors de l’enregistrement de la chanson « Mr. Moonlight » (une reprise figurant sur Beatles for Sale), George Harrison fait un solo avec des effets qui plaisent particulièrement à Lennon, mais George Martin trouve ça « bizarre » et il insiste pour enregistrer à la place un solo d’orgue, ce qui sera fait sans discuter91. Autre exemple d’intervention de Martin : sur « I’ll Follow The Sun » (McCartney, Beatles for Sale), George Harrison tente de jouer un court solo (de 8 notes) mais sans résultats ; il veut réessayer, mais Martin s’y oppose (c’est une perte de temps selon lui)92. Le pouvoir sur les décisions artistiques évoluera cependant avec le temps : les Beatles devenant de plus en plus célèbres et « respectés » (reconnus comme artistes), ils se laisseront de moins en moins imposer ce type de décision93.
22Comme Brian Epstein, George Martin est une figure paternelle qui impose une forme de respect aux Beatles. Ces derniers adoptent alors parfois un comportement infantile : « Par respect pour Martin, ils ne fumaient pas dans le studio mais, pareils à des écoliers se planquant derrière un abri à bicyclette, se dissimulaient dans les toilettes ou dans les escaliers que personne n’empruntait94. » Selon le témoignage de Geoff Emerick, George Martin tenait une position d’autorité (authoritarian figure), il « jouait le prof d’école avec les quatre Beatles95 ». Norman Smith suggère que George Martin a apporté une certaine « discipline » aux Beatles96. À ce propos, Geoff Emerick raconte qu’un jour, George Martin était absent en raison d’une indigestion ; les Beatles sont venus malgré tout enregistrer, et l’ambiance était complètement différente de l’ambiance habituelle, beaucoup moins studieuse97. Selon Emerick, en la présence de Martin, les Beatles sont plus « contraints [constrained]98 ». On retrouve ici une forme de discipline imposée de l’extérieur, qui s’oppose à l’autodiscipline des compositeurs savants99.
23On le voit, les Beatles comme tous les artistes de musique pop, doivent composer avec ces contraintes (matérielles et artistiques) : leur liberté est donc limitée par leur position au sein du monde de la musique (travail dans la sphère commerciale). Et cela a des conséquences en particulier sur l’originalité de leur production : on tolère une certaine nouveauté, afin notamment de se distinguer de ses concurrents, mais pas un écart avec la production dominante qui ferait courir le risque d’un échec commercial.
Contributions artistiques de l’entourage des Beatles
24Certains individus proches des Beatles (en particulier de McCartney et Lennon), qu’ils fréquentent quotidiennement ou presque, ont joué un rôle important dans l’altération sensible des conditions de production de la musique du groupe : le producteur George Martin, la compagne de McCartney, Jane Asher, et celle de Lennon, Yoko Ono. Par « contribution », je ne veux pas simplement parler d’aide artistique comme la mise à disposition de compétences de musicien savant par George Martin, mais également et surtout de la contribution dans ce que l’on appelle en sociologie la « socialisation secondaire » des deux Beatles, c’est-à-dire l’acquisition ou le développement de dispositions et compétences nouvelles. Ainsi, la sociologue Sophie Denave, qui s’est intéressée à la « force transformatrice du conjoint », écrit ceci : « La rencontre de l’autre est avant tout la découverte d’un “avenir possible et d’une identité différente pour soi” (J.-C. Kaufmann). Chacun étant porteur d’un patrimoine singulier de manières de faire, de voir et de penser, vivre avec un autre, c’est se frotter à des manières d’agir et de penser plus ou moins éloignées des siennes100. » Pour la sociologue : « Vivre en couple, c’est se socialiser et donc intérioriser de nouveaux goûts, de nouvelles manières d’être, de faire ou de penser. Plus la proximité sociale entre les membres d’un couple est forte, plus les pratiques et les représentations risquent d’être proches, les partenaires auront alors tendance à renforcer des habitudes déjà constituées. À l’inverse, vivre avec un partenaire éloigné dans l’espace social peut participer à l’intériorisation de dispositions différentes101. » Et ce qui est valable pour les conjoints l’est, dans une moindre mesure, pour les amis ou les collègues de travail que l’on fréquente régulièrement102. Nous allons ainsi nous intéresser à George Martin, Jane Asher et Yoko Ono, dont le rôle a été assez déterminant dans la trajectoire de Paul McCartney et John Lennon.
L’aide d’un musicien savant : George Martin
25Conscients du rôle important joué par l’entourage proche du groupe, les biographes (ainsi que les fans) s’amusent à déterminer quel serait le « cinquième Beatles ». Le nom qui revient peut-être le plus souvent est celui de leur producteur George Martin. Son nom a été évoqué à plusieurs reprises dans la partie sur l’évaluation de l’œuvre des Beatles. En effet, Martin ne s’est pas contenté de donner des conseils aux musiciens, il a véritablement contribué au processus de création des œuvres enregistrées. Il a mis au service du groupe des compétences (de musicien savant) qui ont grandement contribué à élever la valeur esthétique (la qualité comme l’originalité) de l’œuvre des Beatles.
26George Martin a eu la chance de se familiariser avec la musique très jeune. Sa sœur, de trois ans son aînée, prenait des cours de piano avec un membre de la famille (la sœur de la femme d’un oncle) et cela suscite très tôt le désir de George d’apprendre lui aussi à jouer de cet instrument. Dès l’âge de 8 ans, il prend un cours particulier hebdomadaire pendant quelques semaines ; après quoi, s’étant disputée avec son professeur, sa mère met un terme à ses leçons. Il continue cependant à apprendre le piano en autodidacte103. S’il a la chance de découvrir la musique très tôt, cela ne signifie nullement qu’il est issu d’un milieu social favorisé. En effet, les revenus de son père, qui est charpentier, ne permettent pas de vivre dans un très grand confort : le premier logement où a vécu George Martin n’avait ni électricité, ni cuisine, ni salle de bain. Pendant la Dépression (années 1930), son père traverse une longue période de chômage (18 mois), puis il peut gagner un peu d’argent comme vendeur de journaux, sans doute grâce à sa belle-famille qui est de condition sociale plus élevée (le grand-père maternel et les oncles de George Martin étaient à la tête du journal Evening Standard et gagnaient bien leur vie). Et pendant la guerre, il travaille dans l’usinage du bois.
27George Martin poursuit l’étude de son instrument seul, mais il a assez rapidement le désir de jouer en groupe. À l’âge de 15 ou 16 ans, il forme avec des amis les Four Tune Tellers qui interprètent les standards de Jerome Kern ou Cole Porter. Martin donne des concerts une ou deux fois par semaine ce qui lui rapporte un peu d’argent, qu’il utilise pour se payer des leçons de piano. À cette époque, il ambitionne d’écrire de la musique de film104. Son ambition est donc de produire de la musique commerciale, domaine au sommet duquel trône la musique de film. Cela ne signifie pas qu’il se désintéresse de la musique la plus sérieuse, bien au contraire. Il s’est mis à composer ce genre de musique dès avant la guerre. Pendant la guerre, il fait entendre sa musique au pianiste Eric Harrison qui lui suggère d’envoyer ses compositions au Committee for the Promotion of New Music dont est membre un certain Sidney Harrison qui pourrait s’y intéresser. Il s’exécute et envoie donc ses compositions (qui sont alors dans le style de Debussy). Sidney Harrison devient selon George Martin son « parrain105 » : il l’encourage à écrire et à étudier plus sérieusement la musique. Son « parrain » pense qu’il a du « talent » mais qu’il devrait étudier à la Guidhal School of Music de Londres où il enseigne lui-même le piano. Pour financer ses études, Sidney Harrison lui obtient une bourse. George Martin reprend donc ses études en septembre 1947, à l’âge de 21 ans, et étudie à la Guidhal School pendant 3 ans. Il prend notamment des cours de composition, de direction d’orchestre et d’orchestration, de théorie musicale, d’harmonie, de contrepoint et de piano. Comme il est obligatoire de jouer d’un second instrument, il prend également des cours de hautbois. Ce choix est guidé par des motivations économiques : les instrumentistes professionnels sont moins nombreux à avoir choisi cet instrument et il pense donc avoir plus de chance de trouver un emploi106. Seulement, le hautbois est un instrument difficile, il reconnaît lui-même ne jamais avoir été très bon et il rate son examen final107.
28Ses études achevées, il tente de gagner un peu d’argent en jouant du hautbois. Il obtient quelques cachets (il joue notamment dans des parcs), mais il se rend très vite compte qu’il ne gagnera pas sa vie grâce à cet instrument. Il trouve alors un emploi de bureau à la bibliothèque musicale de la BBC. Sa carrière prend un tournant en septembre 1950, lorsqu’il reçoit une offre d’emploi par Oscar Preuss (1889-1958) qui travaille pour EMI. Le parcours de George Martin, qui va dès lors se mettre au service de l’industrie culturelle, est très intéressant : en raison de ses origines sociales (plutôt défavorisées) et d’une impossibilité d’étudier sérieusement la musique très tôt, il acquiert un petit capital musical sans doute insuffisant pour travailler dans le monde savant (du point de vue de l’exécution il est un « raté », il était totalement vain d’espérer gagner sa vie comme hautboïste dans un orchestre classique en ayant débuté cet instrument à l’âge de 21 ans). L’industrie musicale a besoin de ces personnages qui ont raté leur carrière dans le monde de la musique savante, capables de lire la musique (et donc de produire des disques classiques, en plus des disques de musique « populaire »), acceptant un travail mal considéré par les musiciens savants, puisqu’il vend en quelque sorte son âme au marché de la musique. George Martin se posera d’ailleurs des questions existentielles à ce propos : « La musique classique était mon premier amour, et je me suis souvent demandé ce que je faisais dans le champ de la pop. “Est-ce que ce n’est pas une sorte de déchéance108 ?” » Parmi les raisons évoquées pour justifier a posteriori son orientation professionnelle, il y a la situation de la musique contemporaine, qui n’intéresse personne hors du monde de la musique selon George Martin, ce qui le désole. Celui-ci fait remarquer dans son autobiographie que les compositeurs comme Schubert étaient « populaires » et s’adressaient à des gens « ordinaires109 » (ce qui est faux, les compositeurs comme Schubert s’adressaient à la bourgeoisie cultivée, cf. première partie). Pour cette raison, il est plus intéressant de participer à la création musicale pop, domaine « créatif » selon Martin, pour lequel on se souviendra de lui110. Autrement dit, la très grande reconnaissance obtenue dans la sphère musicale (commerciale) dont il défend la légitimité par la créativité et la popularité de ses représentants, lui permet de retrouver une certaine estime de son travail qu’il a pu perdre en renonçant à se mettre au service de la sphère savante (mieux considérée dans les années 1950-1960 que la sphère de la musique pop).
29Toujours est-il que George Martin commence à travailler pour EMI en 1950111, un travail pour lequel il n’est pas très bien payé selon lui. Cette situation ne change guère lorsqu’il prend la tête de Parlophone (un label discographique détenu par EMI) en 1955, après le départ à la retraite d’Oscar Preuss. En 1965, George Martin gagne « seulement » 3000 livres par an112. Il tente de renégocier son contrat et de toucher un pourcentage des profits énormes tirés des disques qu’il a enregistrés (notamment ceux des Beatles) mais en vain. Dans un chapitre de son autobiographie presque entièrement consacré aux questions financières liées à son travail, George Martin écrit qu’il n’a jamais « pensé à l’argent113 » et qu’il « n’a pas voulu devenir millionnaire114 ». Mais il se plaint à de multiples reprises dans cet ouvrage de son bas salaire et a tout de même tenté de gagner plus (en touchant des droits sur ses enregistrements). Il tient donc un double discours : il fait comme s’il était désintéressé, à l’instar d’un musicien savant (qui, en principe, ne fait pas fortune grâce à la musique), mais il aurait tout de même bien voulu toucher sa part du gâteau. Il est donc partagé entre deux prises de position, ce qui traduit une position dans le monde de la musique à la frontière entre deux sphères (classique et pop, autrement dit, la sphère économiquement désintéressée et la sphère « commerciale ») : il veut ainsi le beurre (la reconnaissance de son désintéressement, de sa noble contribution aux œuvres des Beatles) et l’argent du beurre…
La rencontre des Beatles avec les musiciens savants
Pour un musicien pop, la rencontre avec un musicien savant, dont les compétences musicales (lecture des notes notamment) sont plus grandes (et plus légitimes à cette époque), peut être subie comme une violence (symbolique), liée à l’intériorisation de sa propre infériorité musicale, et produire alors un sentiment de honte. L’anticipation d’une telle violence a-t-elle motivé la décision prise par les Beatles (et plus particulièrement par John Lennon) d’instaurer une ambiance plus légère lors de l’enregistrement de « A Day in the Life » ? Ils demandent en effet aux musiciens de l’orchestre symphonique qui accompagne le groupe de se déguiser en portant notamment des faux-nez (leur donnant un air assez grotesque). S’agit-il simplement de la volonté de faire la fête et s’amuser, ou de ridiculiser un peu des musiciens qui les dominent techniquement et socialement ? L’ingénieur du son Geoff Emerick pense que Lennon ne voulait pas les « embarrasser » mais seulement « démolir la barrière » séparant musiciens classiques et pops115. Lennon a en effet certainement voulu réduire la distance (sociale) qui le sépare des musiciens classiques. En tout état de cause, cela a cassé un peu le côté sérieux des musiciens savants et sans doute rendu le rapport de travail (enregistrement de la chanson) moins écrasant pour les musiciens pops.
30De 1962 à 1965, George Martin se contente de faire des suggestions à propos des chansons que Lennon et McCartney lui interprètent à la guitare avant l’enregistrement. Il s’occupe alors surtout de l’interprétation : la justesse des voix, la régularité de la batterie, l’ajout (ou le retrait) d’un couplet (ou d’un refrain) afin de prolonger (ou raccourcir) une chanson (qui devait durer à peu près 2’30’’)116. À partir de « Yesterday » (1965), George Martin intervient dans l’orchestration (ou l’arrangement) des chansons des Beatles. Il a donc une plus grande « influence sur leur musique ». D’un autre côté, les rapports de pouvoir entre eux s’inversent : alors qu’au départ il est en quelque sorte le « maître et eux les élèves qui obéissent » à ses directives, ensuite il sera à leur service (par exemple ce sont eux qui décident de l’heure à laquelle ils se rendent au studio)117.
31George Martin met ses compétences de musicien savant (capable d’écrire sur partition des arrangements pour instruments classiques, cf. partie II, chapitre iv) au service du groupe. À propos de l’aide apportée par Martin, Lennon a déclaré ceci : « Il traduisait. Si Paul voulait utiliser des violons et ça, il traduisait pour lui. Comme dans “In My Life”, il y a un solo de piano dans le style élisabéthain. Il faisait des choses comme ça118. » Mais Martin ne se contente pas de « traduire » les idées de Lennon ou McCartney, il apporte également ses propres idées. Les arrangements pour « Yesterday » et les autres compositions des Beatles pour lesquelles il écrit de la musique sont le fruit d’un véritable travail de collaboration119. Il contribue notamment à l’arrangement de certaines chansons et plus particulièrement à leur orchestration. Martin dira qu’il conçoit la production d’un disque ainsi : « Pour moi, faire un disque c’est comme peindre une toile sonore [painting a picture in sound]120. » Il joue effectivement un rôle tout à fait central dans l’élaboration du son spécifique aux derniers albums des Beatles, en premier lieu grâce à l’écriture d’arrangements pour instruments classiques.
32Par ailleurs, il a joué un rôle notable également au niveau des « expérimentations » sonores des Beatles, à deux titres. Tout d’abord, il propose différentes techniques (évoquées dans la partie sur l’évaluation de l’œuvre des Beatles) comme le wind-up piano et le vari-speed. Mais surtout, il a une influence sur les Beatles, en particulier sur McCartney, en transmettant des connaissances dans le domaine de la musique savante moderne. McCartney est notamment très intéressé par le disque Music From Mathematics (1962) de Max Mathews (1926-2011), un pionnier de la musique créée à l’aide d’un ordinateur, que lui fait écouter George Martin121. Dans un entretien accordé en 1990, ce dernier explique qu’il expérimentait avant même de rencontrer les Beatles122. Même si ce n’est pas le seul à avoir permis aux membres des Beatles de se familiariser avec la musique expérimentale (la musique électronique notamment), comme nous allons le voir dans la section suivante, son rôle à cet égard ne doit pas être sous-estimé.
33En tout état de cause, George Martin a raison de dire qu’un disque à succès comme ceux des Beatles est le résultat d’un travail collectif. Même s’il reconnaît modestement qu’il est secondaire par rapport à celui des deux compositeurs principaux des Beatles123, il n’ignore nullement le rôle qu’il a joué dans cette entreprise collective. En l’occurrence, on lui doit certainement beaucoup au niveau de la qualité et l’originalité des arrangements des chansons (forme, choix des instruments, choix des harmonisations vocales ou des solos instrumentaux, orchestration, effets sonores, etc.).
Le rôle des compagnes I : McCartney et Jane Asher
34Avant de rencontrer George Martin en 1962, Paul McCartney ne connaissait à peu près rien de la musique savante. Durant son enfance, lorsque ce genre de musique passait à la radio, son père l’éteignait car il n’aimait pas ça (il préférait le jazz)124. Mais le producteur des Beatles n’est pas la seule personne qui lui permet de découvrir ce genre de musique. À cet égard, sa nouvelle fiancée, Jane Asher (née en 1946), joue un rôle tout aussi déterminant, en lui permettant de rencontrer nombre de passionnés de musique savante (en particulier de musique moderne). En 1963, Paul McCartney débute une relation avec Jane Asher qui est alors une actrice connue. Son père est médecin, sa mère enseigne à la Guildhall School of Music (où a étudié Martin). Issue d’un milieu bien plus élevé socialement et cultivé que celui de Paul McCartney125, elle va elle-même directement contribuer à sa socialisation en lui transmettant un certain capital culturel126. En réalité, ce n’est pas seulement Jane qui contribue à la transmission de ce capital culturel, mais toute la famille Asher. En effet, Paul McCartney vit sous le même toit que sa belle-famille pendant près de 3 ans (de 1963 à 1965) : « Assi à leur table à manger, Paul commença à recevoir une éducation qu’il aurait eue à l’université, s’il ne s’en était pas détourné pour la musique pop127. » La fréquentation des Asher est intensive, ce qui explique la forte socialisation secondaire du musicien. Paul McCartney aurait même été « fasciné » par cette famille (et le milieu auquel elle appartient) ; et cela aurait été un véritable « choc culturel » pour lui128. Il confiera également que la famille Asher était une « famille très intéressante » grâce à laquelle il « a beaucoup appris » : « En fait, la relation de Paul avec les Asher était au bout du compte plus importante que sa relation avec Jane129. »
35Margaret Asher (la mère de Jane) donne des cours de musique (savante) chez elle, dans la salle prévue à cet effet, où figure un piano sur lequel joue et compose McCartney130. Celui-ci prend d’ailleurs des cours de piano avec « quelqu’un de la Guidhall School of Music131 » présenté par Margaret Asher. Et la fréquentation quotidienne de la mère de Jane Asher contribue certainement à expliquer son intérêt pour la musique savante et l’acceptation de la proposition faite par George Martin d’introduire des instruments issus de l’univers savant dans sa musique. En effet, McCartney compose « Yesterday » (1965) lorsqu’il vit chez les Asher. George Martin lui propose alors de l’arranger pour quatuor à cordes : McCartney commence par trouver cela absurde avant d’accepter ; acceptation que Martin explique lui-même en raison du fait qu’il vivait alors chez les Asher, ce qui aurait « déteint sur lui132 ». Cela contribue certainement également à faire naître chez lui une ambition plus haute au niveau de la composition. En effet, McCartney considère que la composition de « Eleanor Rigby » (1966) a été un tournant (breakthrough) dans sa carrière de compositeur ; il se demande même si, plus tard, il ne pourrait pas devenir un compositeur « sérieux133 ». Autrement dit, ce serait à cette époque que serait né le désir de composer de la musique savante (ce qu’il va pouvoir réaliser à partir des années 1990).
36Paul McCartney se lie également d’amitié avec le frère de Jane Asher, Peter (né en 1944) qui s’intéresse beaucoup à la musique. Après avoir été acteur pendant quelque temps, Peter Asher s’est lancé dans la musique pop (dans un duo avec Gordon Waller, appelé tout simplement « Peter and Gordon ») en signant un contrat avec EMI. C’est d’ailleurs une ancienne chanson de Paul McCartney (« World Without Love ») qui lance sa carrière en 1964134. La chambre de Paul est voisine de celle de Peter, ils se voient presque quotidiennement notamment pour discuter de musique. Mais le rôle de Peter ne s’arrête pas là. Ce dernier le présente à des amis très cultivés qui vont l’introduire aux mondes de l’art et la musique modernes. Parmi les amis de Peter Asher figure John Dunbar (né en 1943), qui a étudié l’histoire de l’art à Cambridge. Dunbard apprécie tout spécialement l’art contemporain (Duchamp, Dubuffet, Christo, etc.) et toutes sortes de musiques, en particulier la musique savante et le jazz. Habitant tout près des Asher, il leur rend des visites « fréquentes135 ». Sa petite amie (avec qui il se marie en mai 1965), Marianne Faithfull (née en 1946), qui est la fille d’une baronne appartenant à l’aristocratie austro-hongroise, devient une vedette de la musique pop en 1964. Leur appartement est le lieu de rencontre de deux milieux culturels radicalement différents : le monde de la musique pop et celui de l’art contemporain. C’est donc un autre lieu de socialisation pour Paul McCartney. John Dunbar dira d’ailleurs que, dans cet appartement, on parlait beaucoup (« tout le temps136 » selon lui) de musique.
37Avec un autre ami (Barry Miles), John Dunbar et Peter Asher ouvrent en août 1965 un lieu (nommé « Indica ») pour passionnés d’art contemporain, qui fait office à la fois de librairie et de galerie. Paul McCartney apporte son aide (il sera un client régulier de la librairie) et le fait découvrir à Lennon. McCartney fait ainsi la rencontre de Barry Miles, avec qui il passe beaucoup de temps, notamment à écouter et discuter de musique, en particulier du jazz avant-gardiste (comme Albert Ayler) ou de la musique contemporaine (Stockhausen137, Cage, Berio, Subotnick)138. Le 23 ou 24 février 1966, Paul McCartney se rend (avec Miles) à une conférence donnée par Luciano Berio (1925-2003) au Centre culturel italien, conférence au cours de laquelle Berio fait entendre Laborintus 2 (Un Omaggio a Dante). Mais, selon Barry Miles, le compositeur moderne qui a le plus d’influence sur McCartney à cette époque est John Cage (1912-1992) : même s’il n’a pas entendu beaucoup d’œuvres de lui, il s’est particulièrement intéressé à ses idées139. C’est au début de l’année 1966, lors de l’exécution d’une œuvre du disciple anglais de Cage, Cornelius Cardew (1936-1981), qu’il peut du reste entendre les « théories de Cage mises en pratique140 ».
38Cette fréquentation du milieu d’avant-garde explique sans doute la décision prise par Paul McCartney de créer un studio ouvert aux poètes et musiciens d’avant-garde pour enregistrer leur travail : une idée qui se matérialisera plus tard par la création de Zapple (actif durant quelques mois seulement en 1969)141. Mais cela l’encourage avant tout à expérimenter lui-même. Au début de l’année 1965, il fait l’acquisition d’un magnétophone portable avec lequel il enregistre différentes choses chez lui, par exemple le son d’un grillon que l’on peut entendre sur l’album Abbey Road à la fin de « You Never Give Me Your Money » et au début de « Sun King142 ». Il commence à faire des expérimentations à la fin de l’année 1965 : à Noël, il conçoit une sorte de show pour la radio (jamais commercialisé) qui a pour intérêt principal de tester et maîtriser différentes techniques d’enregistrement et de production de sons. Selon Aaron Krerowicz, ses premières expérimentations sont très élémentaires, mais elles deviennent ensuite de plus en plus sophistiquées143. McCartney superpose différents sons enregistrés sur plusieurs pistes et produit ainsi ce qu’il appelle des « petites symphonies » (little symphonies), dont certains extraits sont utilisés pour les albums des Beatles. L’année 1966 est celle durant laquelle McCartney expérimente le plus (il le fera beaucoup moins par la suite). On considère généralement que John Lennon est le « Beatles d’avant-garde » mais, comme l’indique Aaron Krerowicz, au départ ce fût Paul McCartney144.
39Des années plus tard, Paul McCartney reconnaîtra ce qu’il doit à Jane Asher : « Durant cette période avec Jane Asher, j’ai beaucoup appris et elle m’a présenté un grand nombre de choses145. » Grâce à elle, il a découvert un monde presque totalement inconnu de lui et il a acquis un capital musical (compétences et intérêt pour la musique savante, moderne notamment). Mais cette socialisation ne se fait pas toujours dans la joie et la bonne humeur. McCartney et sa fiancée sont issus de milieux distincts et évoluent dans des mondes différents (celui du théâtre d’un côté, celui de la musique pop de l’autre). Leur déménagement à Cavendish Avenue en 1965 ne va pas vraiment contribuer à les rapprocher. Au contraire, selon Howard Sounes, ils « sont de plus en plus conscients de leurs différences146 ». McCartney peut consacrer ses journées à la musique, puis le soir (et une bonne partie de la nuit) il sort dans des clubs ramenant des amis pour finir de faire la fête chez lui. Tandis que Jane Asher se consacre à sa carrière d’actrice et n’aime pas sortir dans des clubs. Elle n’aime pas spécialement la musique pop et sort principalement avec ses amis théâtreux147. De plus, McCartney accepte difficilement que sa compagne poursuive sa carrière : il souhaiterait qu’elle reste auprès de lui (à la maison), ce qui est hors de question. En janvier 1967, Jane Asher fait une longue tournée aux États-Unis (pendant plusieurs mois) ; lorsqu’elle revient, McCartney a changé, il prend régulièrement de la drogue (LSD)148. Malgré tout, à Noël de l’année 1967, McCartney lui propose de se marier ce qu’elle accepte. Mais au début de l’année 1968, il fait la connaissance de Francie Schwartz, qui devient sa maîtresse, ce que découvre Jane, provoquant ainsi la rupture du couple (en juillet 1968). On ne sait pas si leur séparation était inévitable, mais on constate que la fréquentation longue et intensive de deux individus ne garantit nullement une harmonisation des dispositions. Néanmoins, comme l’a reconnu Paul McCartney, la fréquentation de la famille Asher et ses proches, lui a permis de se familiariser avec la musique savante et plus particulièrement la musique expérimentale, ce qui explique en grande partie l’amélioration de la qualité de certaines compositions (comme « Yesterday » et bien d’autres) et leur originalité (tout spécialement celles retenues sur les albums Rubber Soul, Revolver et Sgt. Pepper).
Le rôle des compagnes II : Lennon et Yoko Ono
40Pour John Lennon, la rencontre la plus marquante (la plus socialisante si l’on préfère) est celle de l’artiste d’avant-garde Yoko Ono (née en 1933). Elle va produire des effets sur les dispositions et compétences de Lennon, non seulement dans différents aspects de sa vie privée (son rapport aux femmes qui devient plus égalitaire) mais aussi au niveau artistique, ce que l’on peut déjà constater dans les derniers albums des Beatles (à partir du White Album) et plus encore dans les albums qu’ils produisent ensemble à partir de 1968. Avant d’aborder leur relation, commençons par présenter la trajectoire de Yoko Ono jusqu’à sa rencontre avec Lennon.
41Yoko Ono, née à Tokyo, est l’aînée des trois enfants du couple Ono dont les origines sociales sont très élevées : « Sa mère, Isoko, était la petite-fille de Zenjiro Yasuda, un des célèbres princes marchands du Japon, fondateur de la banque Yasuda, qui fut assassiné par un jeune ultra-nationaliste en 1921. Son père, Eisuke Ono – descendant d’un empereur japonais du neuvième siècle –, était également banquier après avoir été, jeune homme, un pianiste accompli149. » Enfant, elle a à son service plusieurs domestiques et tuteurs dont un professeur de piano. Son père doit vivre aux États-Unis pour des raisons professionnelles : les Ono vont donc séjourner aux États-Unis de 1933 à 1937, puis en 1940-1941. Les relations entre le Japon et les États-Unis étant de plus en plus mauvaises, les Ono rentrent au Japon en 1941. De 1945150 à 1951, Yoko Ono étudie à la Gakushuin (grande école fréquentée par les enfants de la classe dominante). Puis, en 1952, elle entre à l’Université pour étudier la philosophie mais elle abandonne après deux semestres, car elle doit rejoindre sa famille aux États-Unis où son père est nommé directeur de la Bank of Tokyo. Elle étudie alors à l’université Sarah-Lawrence (située à Bronxville), notamment la musique : « À Sarah-Lawrence, je passais le plus clair de mon temps à la discothèque à écouter les œuvres d’Arnold Schoenberg et Anton Webern qui m’émerveillaient. J’écrivis de la musique sérielle à l’époque, mais je n’arrivais jamais à terminer une partition151. » Elle est en fait partagée entre plusieurs formes artistiques : « J’avais l’impression d’être une inadaptée dans tous les arts152. » En 1955, elle quitte l’université, s’installe à Manhattan et se marie (contre la volonté de ses parents) avec le compositeur Toshi Ichiyanagi (qui a étudié notamment avec John Cage) : « Même s’ils furent mariés pendant six ans, ils passèrent la plus grande partie du temps séparés tout en créant des œuvres en commun tant à New York qu’à Tokyo153. » Grâce à son mari, Yoko Ono rencontre un grand nombre de compositeurs et musiciens new-yorkais. Elle suit des cours avec John Cage à la New School for Social Research (en 1958). C’est là qu’elle rencontre tous ses futurs camarades de l’art d’avant-garde (Allan Kaprow, Dick Higgins, George Maciunas). En 1960, elle met son loft (situé sur Chamber Street) à disposition des artistes d’avant-garde, comme John Cage et Max Ernst. Au bout de six mois, on commence à parler du « salon Yoko154 ». Ono n’est pas seulement active pour aider ses amis artistes à jouer ou exposer leurs œuvres, elle commence également à présenter son travail155. Et le 24 novembre 1961, elle organise un « spectacle » d’avant-garde au Carnegie Recital Hall (salle de faible capacité située en annexe de la salle prestigieuse du Carnegie Hall). Mais c’est un échec (aucun critique ne fait le déplacement). Elle va ensuite vivre une période très difficile (grave dépression, tentative de suicide et divorce). Elle continue malgré tout à créer des œuvres d’avant-garde : des compositions, des poèmes, des films, etc. Elle invente en particulier le « bagism » : un couple entre dans un grand sac noir et peut enlever ses vêtements puis les remettre ou les échanger ou simplement rester sans rien faire156. C’est avec cette œuvre qu’elle attire des critiques d’art et acquiert une certaine notoriété dans le monde de l’art contemporain.
42En 1966, à un vernissage de l’exposition londonienne de Yoko Ono, est invité un certain John Lennon qui découvre alors ses œuvres : « Immédiatement, il ressent comme une impression étrange. Une espèce de flottement. Un truc impalpable. Indicible. Un peu comme si, littéralement, il venait d’entrer par effraction dans un autre univers. Dans une autre dimension, peut-être… Au fond de la pièce, il aperçoit d’abord deux jeunes gens vêtus de noir. Ils discutent tranquillement, à voix basse157. » Le chanteur des Beatles – déjà familiarisé avec l’art contemporain au cours de ses études dans son école d’art – est très attiré par ce monde « étrange » peuplé d’artistes qui ne connaissent même pas son nom : « Mais elle [Yoko Ono], elle n’en avait rien à foutre de savoir qui j’étais. Elle n’en avait d’ailleurs pas la moindre idée ! Elle vivait dans un univers différent158. » Lennon est à la fois sous le charme de l’artiste japonaise et du monde de l’art d’avant-garde : « Mon vieux gang, comme je l’appelais, a volé en éclats au moment précis où je l’ai vue, même si je n’en ai pas eu immédiatement conscience. Quelque chose, vraiment, s’était enclenché malgré moi. Tout le problème, c’est que les gars en question n’étaient pas de simples copains de bistrot. Ils s’appelaient les Beatles159. » Yoko Ono reprend contact avec Lennon en 1967 qui devient le principal sponsor de sa nouvelle exposition. En 1968, elle se sépare de son deuxième mari (Tony Cox) et décide de vivre avec John Lennon. À partir de ce moment, Ono et Lennon deviennent inséparables. Ainsi, Lennon déclare en 1970 qu’il « n’y a rien de plus important que leur relation » et qu’ils « sont ensemble tout le temps160 ». Il s’agit d’une relation complètement fusionnelle : « John et Yoko formaient maintenant un couple depuis quatre années, années au cours desquelles ils avaient passé presque chaque minute de chaque journée ensemble161. » La fusion est telle que le couple change de nom après leur mariage, devenant John Ono Lennon et Yoko Ono Lennon : « La façon la plus simple d’expliquer ce que Yoko représente pour moi et moi pour elle, c’est de dire qu’avant de nous rencontrer, nous n’étions que des demi-personnes. Vous savez, ce n’est pas un mythe de prétendre que les gens ne sont qu’une moitié et que leur autre moitié se trouve au ciel ou au paradis ou quoi, ou de l’autre côté de l’univers, ou l’histoire du reflet dans le miroir… Nous étions deux moitiés et, ensemble, nous formons un tout162. » Sa relation fusionnelle avec Yoko Ono renforce dans un premier temps sa disposition pour le goût de la compagnie, son désir d’être constamment accompagné163.
43Dès la formation du couple, ils souhaitent partager leurs activités artistiques. D’un côté, Lennon veut qu’elle soit partie prenante des Beatles comme en témoignera Yoko Ono : « “Il voulait que je fasse partie du groupe, dit Yoko. Comme il l’avait créé, il croyait que les autres seraient obligés de l’accepter. Moi, je n’en avais pas particulièrement envie. Mais à ce moment-là, il avait éliminé de ma vie tous mes amis de l’avant-garde et je n’avais donc plus personne avec qui faire de la musique”. […] Et c’est ainsi que, lorsque John s’installa guitare en main sur son tabouret dans l’antre sacré du studio deux, Yoko se tenait à ses côtés sur un tabouret similaire et tout comme lui entièrement vêtue de noir164. » Lennon lui demande notamment son avis sur ce qu’ils enregistrent : « John me disait toujours que si je remarquais quelque chose, je devais le lui chuchoter. Et j’ai remarqué beaucoup de choses, parce que dans la musique classique d’où je venais, on apprend à écouter tous les instruments. Alors, j’ai dit quelque chose du genre “La basse n’est pas juste”, mais je ne l’ai pas clamé. John en faisait presque trop, d’ailleurs. Il demandait : “Bon, Yoko, qu’est-ce qui rime avec ça ?” Et puis il disait aux trois autres : “C’est foutrement pratique de l’avoir, non ?”165 » À l’inverse, le chanteur des Beatles participe à certaines performances d’avant-garde aux côtés d’Ono, notamment « lors d’un festival de musique expérimentale organisé le 2 mars [1969] à l’université de Cambridge » : « Yoko occupa le devant de la scène, hurlant et se lâchant comme elle avait un jour entendu le faire les serviteurs de sa famille alors qu’ils discutaient des horreurs de l’accouchement, tandis que John se tenait dans l’ombre derrière elle et répétait à l’infini des accords de guitare saturés d’effets Larsen. Le public arty de Cambridge fut tout aussi choqué et indigné de découvrir une pop star en son sein que l’entourage des Beatles l’avait été par Yoko166. »
44Lennon et Ono participent donc aux projets personnels de l’un et l’autre, mais ils réalisent également des projets communs, artistiques et politiques167. Avant de débuter sa relation sentimentale avec Yoko Ono, Lennon s’intéressait déjà à la musique moderne (grâce à Martin et McCartney) et faisait des petites expérimentations de musique concrète chez lui. Lors de leurs retrouvailles (et du début véritable de leur relation amoureuse) chez Lennon, durant la nuit du 19-20 mai 1968, ils font ensemble des expérimentations musicales toute la nuit ; c’est ainsi qu’ils débutent la composition de ce qui deviendra Unfinished Music No. 1 : Two Virgins (commercialisé en novembre 1968). Cet album sera très discuté dans la presse, moins pour son contenu que pour sa pochette où les deux artistes sont photographiés dans leur plus simple appareil. Il est intéressant de noter que l’engagement amoureux de Lennon et Ono se confond dès le début avec une collaboration artistique. D’autres collaborations suivront, à commencer par Unfinished Music No. 2 : Life with the Lions (qui sort en mai 1969). Sur cet album figurent cinq compositions, notamment « Baby’s Heartbeat » où l’on peut entendre les sons du battement du cœur de l’enfant d’Ono (enregistré avec un microphone et un magnétophone par Lennon) et « Two minutes Silence » qui est un hommage à Cage168. Le couple enregistre ensuite un troisième et dernier album expérimental intitulé Unfinished Music No. 3 : Wedding Album (paru en octobre 1969).
45Pour Aaron Krerowicz, John Lennon a tenté dans un premier temps de faire de la musique d’avant-garde accessible (« Stockhausen et Cage sans l’intellectualisme »), mais sans succès169. Ce qui intéresse Lennon est de s’adresser à un public le plus large possible ; le rock est dans cette perspective un instrument bien plus approprié. Si dans un premier temps, Lennon semble avoir été attiré par le monde de l’art d’avant-garde (ce qui a produit des effets, comme la composition de « Revolution 9 »), il va très vite retourner définitivement à un rock pur et dur. À l’inverse, Yoko Ono, qui a fait un pas en direction du monde du rock, sera finalement happée par ce monde. Même si elle peut produire parallèlement des films expérimentaux170, elle s’engage durablement dans le monde de la musique pop. Cela lui vaut d’ailleurs une certaine exclusion du monde de l’avant-garde : « beaucoup de ses anciens collègues et condisciples ont alors pris leurs distances, la jugeant désormais trop commerciale, ce dont, cela va sans dire, elle se moque comme une guigne171 ! » En 1969, avec d’autres musiciens (Eric Clapton notamment), Lennon et Ono forment le Plastic Ono Band (1969-1975). Ono enregistrera ainsi des chansons qui ne se distingueront pas vraiment de la production rock de l’époque et qui n’auront plus grand-chose à voir avec la musique d’avant-garde. On voit ici que, s’il y a influence réciproque entre Lennon et Ono, l’influence la plus forte (ou durable) semble avoir été celle de Lennon sur Ono.
Les rapports ambigus de Lennon et Ono avec l’art d’avant-garde
Lennon entretient un rapport très ambigu avec l’art contemporain (comme avec la culture légitime en général) : il est à la fois très attiré et très méfiant voire hostile. D’où ses déclarations contradictoires sur l’avant-garde : il admire les travaux de certains artistes (comme Yoko Ono) mais il attaque le côté « intellectuel » de cette production artistique. Dans une interview datée de 1970, Yoko Ono explique qu’avant de rencontrer Lennon elle aimait la musique savante, en particulier la musique moderne (elle mentionne Schoenberg et Webern), qui est autrement plus complexe (rythmiquement notamment) que la musique rock. Et lorsque Lennon faisait encore partie des Beatles, elle lui demandait : « Pourquoi vous ne faites pas quelque chose d’un peu plus complexe172 ? » Elle lui a fait remarquer qu’ils jouaient toujours sur le même rythme (réflexion qui aurait porté ses fruits sur le White Album où l’on constate la complexité rythmique de certaines chansons de Lennon). Mais Ono reconnaît en 1970 que c’était une forme de « snobisme intellectuel [intellectual snobbery] ». Lennon rebondit dans le même entretien en disant qu’elle « est une intellectuelle », car elle ne peut pas jouer du piano sans partition, ce qui est pour lui une « insanité » et une forme d’« intellectualisme173 ». Lennon est ici clairement anti-intellectualiste (voire populiste) et rejette une pratique artistique qu’il n’a pu maîtriser durant ses études d’art (on peut sans doute parler ici de ressentiment). S’il a pu s’intéresser à la musique d’avant-garde et a même réalisé quelques expérimentations, il retourne très vite à ses premières amours (le rock). Ce qui est plus étonnant est la posture de Yoko Ono, qui a été une figure importante de l’avant-garde, qu’elle dénigre désormais, en présentant ce type de production comme « intellectuelle », critique habituelle de tous les opposants à la musique moderne du xxe siècle. Ce retournement de veste peut-il s’expliquer par sa position dominée au sein du couple (elle aurait fini par accepter le point de vue de son mari) ?
46Lennon dira de Yoko Ono que c’est « la seule femme que j’aie jamais rencontrée qui était mon égale de toutes les façons imaginables174 ». Avec elle, Lennon entretient un rapport plus égalitaire qu’avec ses compagnes précédentes, comme il le reconnaîtra lui-même : « J’avais été habitué à me faire servir par les femmes, que ce soit ma tante Mimi – Dieu te bénisse – ou qui que ce soit d’autre, servi par des femelles, des épouses, des petites amies, reconnaîtra-t-il. Yoko n’était pas cliente pour ça. Elle n’en avait rien à foutre des Beatles. “C’est quoi, bordel, les Beatles ?” Je suis Yoko Ono, traite-moi comme telle.” Dès le jour où je l’ai rencontrée, elle a exigé l’égalité de temps, d’espace et de droits. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Je lui ai demandé : “Tu veux quoi, un contrat ? On ne peut avoir tout ce que tu veux, mais n’attends rien de moi, ni que je change de quelque façon que ce soit.” – “Bon, m’a-t-elle dit. La réponse à ça, c’est que je ne peux pas être là. Parce qu’il ne reste plus de place là où tu es. Tout tourne autour de toi, et je ne peux pas respirer dans cette atmosphère175.” » L’origine sociale plus élevée que celle de Lennon et sa carrière d’artiste d’avant-garde (plus légitime que celle de musicien populaire à cette époque) a certainement contribué à équilibrer les rapports de force entre eux. Au fil des ans, Lennon adoptera donc un comportement moins inégalitaire avec sa femme176 : « John avait beau avoir été l’archétype du “cochon de mâle chauviniste”, selon la phrase méprisante de Greer, l’amour avait provoqué chez lui une transformation des plus remarquables177. » Il va même s’occuper de son fils (Sean) après sa naissance en 1975 (ce qu’il n’a pratiquement jamais fait lorsqu’il vivait avec Cynthia Lennon)178.
47Selon Jonathan Cott, Yoko Ono est devenue son « professeur de vie et son guide spirituel179 ». Ono et Lennon adoptent en effet certaines habitudes de l’autre, comme celle de fumer pour Ono ou la nourriture végétarienne pour Lennon : « Elle [Yoko Ono] eut plus de succès en ce qui concernait la nourriture bas de gamme qui constituait encore l’essentiel de l’alimentation de John en dépit des efforts de Brian et de George Martin pour éduquer son palais. Yoko était une adepte convaincue du régime végétarien macrobiotique sans laitages ni conservateurs par le biais duquel les hippies les plus convaincus proclamaient leur abdication du monde matériel180. » Mais si cette relation a grandement bénéficié (artistiquement et humainement) au chanteur des Beatles, elle n’a pas toujours été aussi positive pour Yoko Ono. Celle-ci a dû changer certaines habitudes et renoncer notamment à sa solitude : « Voilà qu’elle se retrouvait avec quelqu’un qui demandait – exigeait – de passer chaque minute de ses journées avec elle, d’être impliqué dans tous les aspects de sa vie et de l’impliquer dans tous ceux de la sienne181. » En effet, le goût de la compagnie de Lennon s’oppose radicalement à celui de la solitude de l’artiste d’avant-garde, mais c’est Lennon qui va imposer sa disposition à sa compagne. Par ailleurs, elle doit aussi accepter les tâches domestiques que Lennon n’est pas prêt à faire lui-même et tolérer sa possessivité et sa jalousie. Si Ono a les dispositions de la classe dominante dont elle est issue, elle a aussi les dispositions féminines (qui sont, dans une certaine mesure, opposées) comme le manque d’assurance : « Je suis sûre de moi en tant qu’artiste, mais en tant que femme j’avais toutes sortes de doutes sur moi-même182. » Et sa relation avec Lennon n’a pas toujours été bénéfique pour sa carrière artistique (ce qui la fera grandement hésiter à redémarrer une relation sentimentale avec lui en 1975) : « J’avais perdu tout crédit artistique. Je ne pouvais plus rien créer sans que les gens le critiquent. Ma carrière était terminée, et ma dignité en tant que personne avait complètement disparu183. » Elle va ainsi s’effacer au profit de son mari, qui est bien la star du couple. On retrouve ici l’oubli de soi, qui est une problématique traditionnelle de tout engagement dans un couple pour une femme, en particulier pour celle qui partage la même activité que son conjoint. En effet, lorsque les deux membres d’un couple marié exercent la même profession, cela se fait généralement au désavantage de la femme, comme le constate Ilana Löwy : « Se marier avec un collègue a souvent été présenté comme un obstacle pour la carrière d’une femme. […] Beaucoup d’entre elles se transforment après le mariage en “assistantes” non rémunérées de leur époux, leur travail étant défini comme “technique”, donc dépourvu d’importance184. » Il serait exagéré de considérer Ono comme l’assistante de Lennon. Mais il semble que Lennon a moins aidé sa compagne à se réaliser, c’est-à-dire à maintenir et développer les activités qui faisaient le plus sens pour elle (à savoir l’art d’avant-garde), que la convertir à sa propre activité (la production de chanson rock). D’ailleurs, les rapports au niveau artistique (exactement comme ceux de Lennon et McCartney) sont faits d’entre-aide mais également de concurrence. Ainsi, lorsqu’on lui demande s’il « n’a pas été légèrement intimidé par le talent et la franchise de Yoko », Lennon répond : « Oui, nous avons eu des clashs artistiques, dit John avec un rire. Nos egos se sont heurtés une ou deux fois. […] Des fois je suis super intimidé par son talent. Je pense : “Merde, je ferais bien de faire gaffe, elle est en train de prendre le dessus.” Et je lui demande : “Tu es en train de prendre le dessus ?” Et elle répond : “Non, non, non !” Et alors je dis : “D’accord, d’accord, d’accord”, et je me détends de nouveau185. » Yoko Ono, qui s’est bien gardée de « prendre le dessus » (et a donc accepté sa position de dominée), indique pour sa part que : « Rien de plus difficile que de vivre en couple quand on est artistes186. »
48En définitive, si la socialisation secondaire par le couple a été réciproque (elle a produit des effets sur les deux artistes), la relation a sans doute surtout bénéficié à John Lennon. Il en a bénéficié à la fois au niveau de sa vie domestique (aide dans la vie quotidienne et soutien psychologique) et artistique. Lennon n’aurait probablement pas composé ses œuvres d’avant-garde (comme « Revolution 9 » et les albums expérimentaux), ni certaines compositions relativement complexes rythmiquement à la fin des années 1960, s’il n’avait pas rencontré Yoko Ono.
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49En conclusion, l’analyse de la seconde phase de la trajectoire des Beatles permet de comprendre qu’il y a un changement assez radical au niveau de leurs conditions de production. Il est vrai que ces conditions ne permettent pas de composer une œuvre savante originale, ce qui n’est possible qu’à condition de garder une certaine autonomie vis-à-vis notamment du marché de la musique et d’avoir développé certaines dispositions (comme le goût de la solitude ou l’autodiscipline) et compétences (écriture musicale notamment). Les Beatles n’ont pas ce type de compétences et dispositions (au contraire, ils aiment jouer et composer en groupe, et ils acceptent la discipline imposée de l’extérieure), ni ne bénéficient de ces conditions (ils sont hétéronomes vis-à-vis du marché de la musique dont ils dépendent pour vivre). Néanmoins, plusieurs rencontres déterminantes vont produire des effets sur leurs dispositions et compétences, et finalement sur la valeur esthétique de leur production : leur producteur George Martin et les compagnes de McCartney (Jane Asher) et Lennon (Yoko Ono). Non seulement ils acquièrent grâce à ces personnes de nouvelles connaissances et compétences. Mais ces rencontres les encouragent à être plus attentifs à la dimension esthétique de leur œuvre, ou pour le dire autrement, elles renforcent leur ambition proprement artistique. Ainsi Lennon & McCartney produisent une musique pop dont la valeur instrumentale passe progressivement au second plan par rapport à la valeur esthétique (il y a une volonté d’enrichissement esthétique, surtout à partir de 1965-1966, comme nous l’avons vu dans la partie précédente).
50Par ailleurs, on constate que les deux compositeurs principaux des Beatles sont dotés d’une disposition critique (particulièrement développée chez Lennon semble-t-il). Cependant, le contexte dans lequel elle s’exprime n’est pas le même que celui des compositeurs savants modernes. Contrairement aux premiers, les seconds jouissent d’une certaine autonomie, en particulier ils ne dépendent pas (ou très peu) de leur musique pour vivre (et gagnent leur vie généralement en tant qu’instrumentiste ou professeur). À l’inverse, les Beatles sont des compositeurs sous contrat (avec une maison de disque), au service d’une industrie s’adressant au plus grand nombre. Ils doivent ainsi produire plusieurs disques par an et se soumettre à un certain nombre de contraintes. Ils acceptent notamment les décisions prises par leur manager ou leur producteur. Cela est tout spécialement vrai jusqu’en 1965 environ. Par la suite, leur immense succès leur permet d’être un peu plus indépendants : si les Beatles sont en début de carrière au service de leur maison de disque et de ses représentants, à partir de la seconde moitié des années 1960, c’est plutôt le contraire. Les rapports de force s’inversent notamment avec leur producteur. Et cette plus grande indépendance leur permet de prendre leurs propres décisions (abandon des tournées en 1966, production d’un double album contre l’avis de leur producteur en 1968, etc.) et de produire des compositions qui répondent moins aux exigences du marché de la musique pop (en particulier « Revolution 9 »)187.
Notes de bas de page
1 F. Plassat, Paul McCartney, L’empreinte d’un géant, Paris, JBz & Cie, 2010, p. 26.
2 Ibid., p. 26.
3 B. Spitz, The Beatles. The Biography, Londres, Aurum, 2007, p. 383. On parle notamment d’eux quotidiennement dans les médias anglais (presse et télévision).
4 Comme l’écrit à raison Benhammou : « Cette capitalisation flirte de près avec la politique : le pouvoir attire le pouvoir » (F. Benhamou, L’économie du star-system, op. cit., p. 31).
5 The Beatles Anthology, Paris, Le Seuil, 2000.
6 G. Thomson, George Harrison. Behind the Locked Door, Londres, Omnibus, 2013, p. 66.
7 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 36.
8 P. Norman, John Lennon. Une vie, Paris, Points, 2010 [2008], p. 470. En réalité, on lui offre beaucoup de choses moins parce qu’il est riche que parce qu’il est célèbre.
9 F. Benhamou, L’économie du star-system, op. cit., p. 28.
10 Selon sa femme Pattie Boyd, George Harrison aime sa vie privilégiée, avoir la meilleure table dans les restaurants, sortir, conduire sa jaguar (G. Thomson, George Harrison, op. cit., p. 86). En 1964, Harrison fait l’acquisition d’un bungalow (qui ressemble à un ranch) pour la somme de 20000 livres. Et en 1970 il achètera une demeure immense (qui ressemble à un palais de style néo-gothique) possédant 120 pièces qui restera sa résidence principale jusqu’à sa mort.
11 Brian Epstein meurt accidentellement après avoir pris une trop forte dose de barbituriques le 27 août 1967.
12 B. Miles, Paul McCartney. Many Years from Now, Londres, Vintage, 1998, p. 114. On estime en 2006 la fortune de McCartney à plus d’1 milliard d’euros (F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 479).
13 Ibid., p. 36. En 1966, McCartney fait également l’acquisition d’une ferme (qu’il réaménage entièrement) à la campagne donc.
14 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 551.
15 Ibid., p. 554-555.
16 Il est vrai que la célébrité a quelques inconvénients : il n’est plus possible de se rendre dans certains lieux publics ; par exemple les vedettes ne peuvent plus se balader dans la rue, aller au cinéma (les Beatles louent des projecteurs pour voir les films chez eux) ou faire ses courses dans les grands magasins. McCartney doit ainsi se rendre dans les boutiques qui coûtent très cher mais qui garantissent la discrétion de leurs clients, de même pour les restaurants réservés aux riches et aux célébrités (B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 128).
17 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 556.
18 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 255.
19 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 553.
20 A. Kozinn, The Beatles, op. cit., p. 136.
21 Cynthia Lennon fait d’ailleurs remarquer en passant que pour les Beatles les magasins ouvrent leurs portes aux heures de fermeture (C. Lennon, John, Londres, Hodder & Stouchton, 2005, p. 221).
22 Ibid., p. 223.
23 Après son divorce elle se retrouve temporairement sans logement et avec 100 livres sur son compte en banque (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 794). On voit ici la grande dépendance matérielle d’une femme mariée qui ne travaille pas. Bien entendu, après un procès, Lennon sera contraint de lui verser une importance somme d’argent.
24 Ibid., p. 673.
25 C. Lennon, John, op. cit., p. 126.
26 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 588.
27 C. Lennon, John, op. cit., p. 227.
28 Linda Eastman, qui est la fille d’un avocat travaillant dans le show-business et d’une riche héritière, a étudié l’histoire et l’art à Princeton.
29 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 369.
30 G. Thomson, George Harrison, op. cit., p. 97-98. Le biographe Graeme Thomson tente pudiquement d’expliquer ce comportement en le rapportant au contexte ; il était normal à cette époque d’agir ainsi. À ce propos, il faut préciser deux choses : 1/ il est vrai qu’il s’agissait du comportement le plus courant dans les années 1960, même s’il existait déjà des féministes (le féminisme n’est pas né au milieu du xxe siècle) ; 2/ les choses ont-elles si radicalement évolué aujourd’hui comme on le laisse entendre ?
31 Après son installation à Londres, John Lennon sort souvent dans les clubs le soir : « Presque chaque soir, ils [Lennon, Cynthia et deux autres amis] sortaient tous les quatre pour aller se joindre à la petite coterie d’acteurs, de mannequins, de peintres et de photographes qui étaient en train de transformer la préposition in en adjectif » (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 468). « Ils allaient sans cesse au restaurant et, quand ce n’était pas avec Brian, c’était avec George Martin et sa secrétaire et future épouse Judy Lockart-Smith dont l’accent de la haute était une source de délices infinis pour John » (ibid., p. 469).
32 Cf. M. Lewisohn, The Beatles Recording Sessions. The official Story of the Abbey Road years, 1962-1970, Londres, Prospero Books, 2000.
33 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 28.
34 H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, Londres, Harper, 2011, p. 69.
35 Philip Norman évoque le tournage du premier film des Beatles en rappelant que cela prend beaucoup de temps (d’attente surtout) [P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 512]. Ce sont donc plusieurs semaines (7 pour le tournage du premier film) exclusivement consacrées au tournage et durant lesquelles il est difficile de composer.
36 Ibid., p. 536.
37 Ibid., p. 539. Dans The Beatles Anthology, McCartney déclare qu’ils travaillaient tout le temps en 1964 (pendant leur tournée), ils avaient rarement de temps libre (ils enchaînaient les concerts, les interviews, les réceptions en leur honneur, etc.).
38 Lorsqu’ils doivent travailler ensemble, McCartney se rend à Kenwood comme il en témoignera, cela ne durait pas très longtemps : « Ça venait très vite, et deux ou trois heures après, j’étais reparti » (ibid., p. 558).
39 Ibid., p. 603-604.
40 Ibid., p. 661.
41 On pourrait se demander si ce mode de vie conduit au bonheur. S’appuyant sur Eckhart, Erich Fromm oppose joie (qui est la satisfaction des besoins humains les plus fondamentaux) et plaisir (qui est la satisfaction d’un désir) : « Les plaisirs des hédonistes radicaux, la satisfaction d’appétits toujours nouveaux, les plaisirs de la société contemporaine produisent différents degrés de surexcitation. Mais ils ne sont pas générateurs de joie. En réalité, l’absence de joie rend nécessaire la quête de plaisirs toujours plus neufs, toujours plus excitants » (E. Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978 [1976], p. 175). Fromm ajoute ceci : « Le plaisir et l’excitation sont propices à la tristesse dès que le prétendu sommet a été atteint ; car le plaisir a bien été ressenti, mais le vase qui le contenait n’a pas grandi ; les pouvoirs intérieurs ne se sont pas accrus ; on a essayé de percer l’ennui de l’activité improductive et, pour un instant, l’individu a rassemblé toute son énergie… à part la raison et l’amour. On a tenté de devenir un surhomme, sans même réussir à être humain » (ibid., p. 176). On sait que le fait de réaliser son désir de devenir riche et célèbre n’empêchera nullement Lennon de rester dépressif (et dépendant de drogues dures) toute sa vie…
42 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 777.
43 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 68.
44 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 630.
45 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 40.
46 B. Russell, Le bonheur, Paris, Payot, 2001 [1930], p. 72.
47 B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 540-541.
48 G. Emerick, Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles, New York, Gotham, 2007, p. 117.
49 Ibid., p. 118.
50 A. Kozinn, The Beatles, op. cit., p. 13.
51 Lorsqu’il devait écrire des chansons pour les Beatles, Lennon explique ceci : « J’avais environ une semaine pour écrire des chansons pour Pepper » (Lennon, 5 décembre 1980, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 173). Lennon est conscient de ne pas avoir composé que des chefs-d’œuvre : « “Good Morning Good Morning”, je n’en ai jamais été fier. Je l’ai juste torchée pour faire une chanson. » (Lennon, septembre 1968, in ibid., p. 72). Il redira qu’il fallait régulièrement qu’il produise des chansons pour un nouvel album ; c’est cette nécessité qui lui impose de produire et enregistrer des chansons qu’il trouve lui-même finalement de mauvaise qualité. On voit ici que la composition de chansons ne se fait pas pour soi mais elle est imposée par l’obligation d’enregistrer un nouvel album.
52 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 97.
53 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 59. Les horaires d’enregistrement changent : les Beatles ne se rendent jamais aux studios avant 19 h (à la fin de l’enregistrement de Sgt. Pepper, il n’est pas rare qu’ils arrivent vers minuit et terminent tôt le matin) ; alors que pour Revolver, ils travaillaient généralement l’après-midi et jusqu’en début de soirée (G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 142).
54 L. Portis, Soul Trains. A People’s History of Popular Music in the United States and Britain, College Station (Texas), Virtualbookworm.com Publishing, 2002, p. 140.
55 Ibid., p. 163.
56 Ibid., p. 166.
57 Ibid., p. 172.
58 R. Shuker, Understanding Popular Music, Londres, Routledge, 1994, p. 27.
59 En 1970, EMI emploie 41900 personnes (P. Wicke, Rock Music, Culture, Aesthetics and Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 [1987], p. 119).
60 R. Shuker, Understanding Popular Music, op. cit., p. 30.
61 Pour Peter Wicke, le rock est consubstantiellement lié à l’industrie du disque, en particulier aux possibilités techniques offertes par les studios d’enregistrement (P. Wicke, Rock Music, Culture, Aesthetics and Sociology, op. cit., p. 88). Le rock est donc consubstantiellement lié aux institutions (capitalistes) du secteur « commercial » de la culture (ibid., p. 114).
62 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 601.
63 G. Martin, All You Need is Ears, New York, St. Martin’s Press, 1979, p. 149.
64 G. Martin, Summer of Love : The Making of Sgt. Pepper, Londres, Macmillan, 1994, p. 84.
65 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 477-478.
66 Ibid., p. 480.
67 F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 50.
68 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 217.
69 Ibid., p. 248.
70 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 2003 [1997], p. 328-329.
71 Lennon, décembre 1970, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit., p. 123. Les rapports entre les membres du groupe sont de concurrence (compétition).
72 John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, Londres, Verso, 2000 [1971], p. 5.
73 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 104.
74 M. Devito et G. Giuliano, The Beatles, Un hommage, 1996.
75 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 208-209.
76 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 204.
77 Lorsque Sgt. Pepper sort, George Martin témoigne qu’ils « retiennent leur souffle pour voir la réaction » qu’il va provoquer et ils (Martin et les Beatles) se posent deux questions : « est-ce que cela va se vendre ? » ; « est-ce que les critiques vont les éreinter (savage) ? » ; ils avaient peur « d’être allés trop loin » (G. Martin, Summer of Love : The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 151).
78 Ainsi, au tout début de leur carrière, Epstein et Martin décident ensemble que les Beatles doivent sortir si possible un single tous les trois mois et un album tous les ans (G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 136). Mais la règle très vite adoptée est plutôt de deux albums par an jusqu’en 1966, puis un seul album par la suite.
79 Ibid., p. 131.
80 B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 419.
81 Ibid., p. 420.
82 John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 99.
83 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 114.
84 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 488.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 489.
87 Ibid., p. 490-491.
88 Ibid., p. 390. Son autorité est liée notamment à son capital musical (connaissance de la musique savante) : « En ces premiers temps, le producteur des Beatles était une toute puissante figure tutélaire ajoutant à l’autorité d’un directeur de label le respect dû à un musicien de formation classique » (ibid., p. 591).
89 G. Martin, Summer of Love : The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 148.
90 Selon Geoff Emerick, les Beatles respectaient l’opinion de George Martin (G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 250).
91 Ibid., p. 93.
92 Ibid., p. 96.
93 Par exemple, à l’époque de l’Album Blanc, ce n’est plus George Martin qui décide des titres qui sortiront en single mais les Beatles eux-mêmes (même si Martin peut les conseiller) [ibid., p. 252].
94 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 602.
95 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 98.
96 D. Pritchard et A. Lysaght, The Beatles. Inside the One and Only Lonely Hearts Club Band, Londres, Allen & Unwin, 1999, p. 194.
97 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 118.
98 Ibid., p. 201.
99 On peut ainsi évoquer le cas de Mozart qui écrit avant tout pour lui-même : « Il voulait suivre ses voix intérieures et écrire ce qu’elles lui dictaient. […] La création-pour-soi, si caractéristique aujourd’hui des compositeurs, prenait en lui de plus en plus le dessus » (N. Élias, Mozart, Sociologie d’un génie, Paris, Le Seuil, 1991, p. 65). Élias note également que, « en matière de musique, Mozart n’admettait guère les interventions extérieures » (ibid., p. 180).
100 S. Denave, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Paris, PUF, 2015, p. 213. La socialisation conjugale est ici considérée comme une forme de socialisation secondaire : « Rappelons que les socialisations à l’âge adulte ne se limitent pas nécessairement à confirmer ou renforcer les produits des socialisations primaires. Un conjoint peut avoir la force de nous former ou de nous transformer à l’instar des institutions (professionnelle, scolaire, etc.). Mais, si tout ne se joue pas pendant l’enfance, les socialisations secondaires opèrent sur un individu déjà construit, et les produits de ces socialisations doivent composer avec ceux des socialisations primaires » (ibid.).
101 Ibid., p. 214-215.
102 Bien entendu, il faut insister sur le fait que pour que cela produise des effets, cette fréquentation doit être intensive et il faut aussi avoir des raisons de vouloir changer de pratiques (ambition artistique, désir ancien qui n’a jamais pu se réaliser jusqu’alors, etc.).
103 G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 14. George Martin découvrira plus tard qu’il a l’oreille absolue (ibid., p. 15).
104 Ibid., p. 17.
105 Ibid., p. 24.
106 Ibid., p. 27-28.
107 Ibid., p. 28.
108 Ibid., p. 30-31.
109 Ibid., p. 31.
110 Ibid., p. 33.
111 À cette époque, tout le monde devait être en costume-cravate, y compris les artistes enregistrés (ibid., p. 48).
112 Ibid., p. 166.
113 Ibid., p. 187.
114 Ibid., p. 197.
115 G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 153.
116 G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 132.
117 Ibid., p. 133.
118 John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 8.
119 George Martin affirme qu’il a « encouragé » Paul McCartney à « développer son talent naturel pour l’arrangement » ; et ce dernier aurait pris des cours de théorie musicale (G. Martin, Summer of Love : The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 35).
120 G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 141.
121 I. Peel, The Unknown Paul McCartney. McCartney and the Avant-Garde, Londres, Reynold & Hearn, 2002, p. 24. McCartney l’écoutera à nouveau « assez souvent » avec un ami (Barry Miles) qui en a un exemplaire chez lui (ibid., p. 25). Son intérêt pour la musique électronique durera jusqu’à nos jours ; comme on peut l’entendre dans son album solo McCartney II (1980) et les enregistrements réalisés avec Youth sous le pseudonyme Fireman, notamment Strawberies Oceans Ships Forest (1993).
122 G. Giuliano et V. Devi, Glass Onion. The Beatles in their own Words, New York, Da Capo Press, 1999, p. 265.
123 G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 259.
124 M. DeVito et G. Giuliano, The Beatles, Un hommage, 1996.
125 Selon Barry Miles (qui était un ami du musicien à cette époque), McCartney était très fier de sa nouvelle conquête (B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 103).
126 G. Giuliano, Blackbird : The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 93.
127 H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 76.
128 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 106.
129 Ibid., p. 115-116.
130 Ibid., p. 107.
131 Ibid., p. 281.
132 D. Pritchard et A. Lysaght, The Beatles, op. cit., p. 192.
133 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 284.
134 McCartney lui écrira finalement ses trois premières chansons. On pourrait expliquer ce succès par la célébrité du compositeur, cependant McCartney offre une chanson intitulée « Woman » sous le pseudonyme Bernard Webb et cette chanson entre dans le classement des meilleures ventes de disque (ibid., p. 112-113). Cela étant, le duo avait déjà eu du succès auparavant, donc il ne s’agit pas ici réellement d’une preuve de la qualité des mélodies de Paul McCartney comme le croit l’auteur.
135 Ibid., p. 212.
136 Ibid., p. 218.
137 C’est Paul McCartney qui insiste pour que la photo de Stockhausen figure sur la pochette de l’album Sgt. Pepper, bien qu’il n’aime véritablement qu’une seule de ses compositions : Gesang der Jünglinge (A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit., p. 10-11).
138 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 233. Il fait part immédiatement de ses discussions avec Miles à Lennon.
139 Ibid., p. 235. Miles lui a cependant fait écouter un enregistrement d’Indeterminacy (1959).
140 Ibid., p. 236. Le public est invité à participer au happening : Paul McCartney gratte alors une pièce de monnaie sur un radiateur. Mais il n’est pas très enthousiasmé par ce qu’il voit et entend. Il comprend donc le but du concert de Cardiew mais le trouve « trop long » (ibid., p. 237).
141 Ibid., p. 238-239. À la même époque, Paul McCartney commence à fréquenter certaines galeries et à faire l’acquisition de toiles.
142 A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit., p. 9. Il achètera également du matériel vidéo et produira des petits films expérimentaux.
143 Ibid.
144 Ibid., p. 1.
145 B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 264.
146 H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 150.
147 Ibid.
148 G. Giuliano, Blackbird : The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 99.
149 J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit., p. 138.
150 En 1945, elle subit la défaite militaire du Japon et doit notamment se réfugier dans un abri souterrain pour échapper aux bombardements de l’armée américaine et fuir dans un petit village avec sa mère, son frère et sa sœur, alors que son père est fait prisonnier par les Chinois à Saigon (car il dirigeait la plus grande banque japonaise en Indochine). Cott écrit qu’elle se « réfugie alors dans la rêverie » (ibid., p. 139). On peut dire qu’il s’agit d’une rupture biographique, subie par nombre de familles japonaises, y compris de familles aisées.
151 Ibid., p. 141.
152 Ibid.
153 Ibid., p. 142.
154 P. Merle, John Lennon, la ballade inachevée, Paris, L’Archipel, 2000, p. 103.
155 Une des premières œuvres de Yoko Ono est George Poem No. 18, c’est un poème écrit en japonais et presque entièrement recouvert de peinture noire.
156 Ibid., p. 122.
157 Ibid., p. 20.
158 Lennon, cité in ibid., p. 22. L’attirance de Lennon pour Ono (et plus globalement les artistes d’avant-garde) ne doit rien au hasard : il a hérité d’un petit capital culturel et, surtout, il a étudié dans une école d’art ; puis il a fait des rencontres déterminantes à ce niveau (Sutcliffe et les étudiants à Hambourg) qui ont renforcé son goût de l’art savant (et moderne) ; McCartney a également contribué à alimenter son intérêt pour l’avant-garde artistique ainsi que d’autres amis londoniens.
159 Ibid., p. 24.
160 John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 59.
161 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 1027.
162 John Lennon, cité in ibid., p. 873. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette conception de l’amour, cf. L’art d’aimer d’Erich Fromm qui montre bien que ce besoin répond à un manque affectif mais n’a sans doute rien à voir avec l’amour…
163 Mais un tel rapport ne peut sans doute pas durer, et après une séparation de 18 mois (de l’été 1973 à janvier 1975), ils auront une relation de couple plus détachée. De 1975 à 1980, Ono et Lennon se retirent de la vie publique pour s’occuper de leur fils (Sean Taro Ono Lennon, né en octobre 1975). Après le mariage de Lennon et Ono, c’est cette dernière qui gère la fortune du chanteur des Beatles. À la mort de John Lennon (assassiné en 1980), elle héritera de sa fortune estimée à 150 millions de dollars.
164 Yoko Ono, citée in ibid., p. 805. L’attitude de Yoko Ono dans les studios d’Abbey Road (comme on peut le voir dans le film Let It Be), assise passivement à côté de Lennon pour le soutenir et l’écouter, est représentative de la fonction assignée aux femmes de soutien de l’ego masculin. Ono est tout de même une artiste qui aurait sans doute mieux à faire que de rester assise près de son mari !
165 Yoko Ono, citée in ibid., p. 832. La relation fusionnelle avec Ono et l’imposition autoritaire de sa présence durant les séances d’enregistrement contribuent à accroître les tensions au sein du groupe qui se sépare officieusement à la fin de l’année 1969.
166 Ibid., p. 865.
167 Lennon et Ono décident ainsi de faire de leur lune de miel une action pacifiste et invitent la presse à les rejoindre dans leur chambre d’hôtel où ils restent au lit et répondent à leurs questions. Ils appellent cela un « Bed-In for Peace » (qui dure 7 jours, du 25 au 31 mars 1969).
168 A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit., p. 84.
169 Ibid., p. 109.
170 Pour son film expérimental Fly (1970) où l’on voit une mouche en gros plan se balader sur le corps d’une femme nue, elle enregistre une bande-son sur laquelle elle chante de façon improvisée (on dirait plutôt des cris/pleurs de bébé), seule puis accompagnée par Lennon à la guitare (dont les sons sont passés à l’envers ou à l’endroit). La bande-son ne demande pas de compétences musicales particulières, c’est la raison pour laquelle Lennon peut participer (il ne pourrait pas participer à une composition sérielle par exemple).
171 P. Merle, John Lennon, op. cit., p. 199.
172 John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 77.
173 Ibid., p. 77-78.
174 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 758.
175 Ibid., p. 798.
176 À ce propos, Lennon a déclaré ceci : « Nous ne pouvons faire une révolution qui n’implique ni ne libère les femmes, dit-il à Red Mole. C’est tellement subtil, cette façon dont on nous enseigne la supériorité masculine. Il m’a fallu bien du temps pour comprendre que ma masculinité excluait Yoko de certains domaines » (John Lennon, cité in ibid., p. 967).
177 Ibid., p. 966.
178 Lennon explique que pendant cinq ans il s’est occupé de son fils : « je travaillais de neuf à cinq. à faire du pain, changer les couches et m’occuper du bébé » (Lennon, 5 décembre 1980, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit., p. 168).
179 Ibid., p. 17.
180 P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 802-803. Norman ajoute ceci : « Avec elle, il se montrait totalement ouvert et désinhibé, tout comme elle apprit à l’être avec lui » (ibid., p. 803).
181 Ibid., p. 799.
182 Ibid., p. 801.
183 Ibid., p. 1084.
184 I. Löwy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute, 2006, p. 212-213.
185 Lennon, décembre 1970, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit., p. 136. L’expression « prendre le dessus » est intéressante : Lennon ne supporterait pas d’être dominé artistiquement, en raison de son ego d’artiste mais peut-être aussi en raison de son ego masculin ? Lennon dit en plaisantant que : « Le jour où elle voudra la face A, là je serai dans le pétrin… » (ibid., p. 137).
186 Ibid., p. 136.
187 D’ailleurs, cette relative indépendance sera plus évidente encore lorsqu’ils débuteront une carrière solo et enregistreront des albums plus expérimentaux (en particulier John Lennon).
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