Conclusion de la deuxième partie. Bilan provisoire sur la valeur des Beatles
p. 175-177
Texte intégral
1La valeur artistique d’une œuvre musicale est en partie esthétique, en partie instrumentale. On peut penser que la valeur instrumentale des premiers enregistrements des Beatles (1962-1965) prime sur la valeur esthétique, en raison de la fonction principalement festive (faire danser, chanter, crier, etc.) de cette musique. À ce niveau, on peut dire sans trop d’hésitation que la valeur instrumentale de ces enregistrements est très importante : la musique du groupe anglais remplit, semble-t-il, admirablement sa fonction. Peut-être dès 1963-1964, mais surtout à partir de 1965-1966, la fonction de la musique des Beatles devient moins festive et plus artistique : les compositeurs du groupe désirent que l’on écoute attentivement leurs œuvres et qu’on les apprécie au niveau esthétique. Et il semble évident que la valeur esthétique, qui était loin d’être nulle pour les premiers albums, s’élève notablement à partir de « Yesterday » et surtout de l’album Rubber Soul.
2Récapitulons. Des traits remarquables, pour une production pop des années 1960, sont évidents au niveau :
- de la forme (agrégation de chansons distinctes et codas originales) ;
- de la mélodie (nombreuses mélodies remarquables) ;
- des propriétés musicales illustratives (tentative réussie semble-t-il pour illustrer musicalement les paroles de certaines chansons) ;
- de l’harmonisation vocale ou instrumentale, relativement variée (parties relativement indépendantes, contrepoint élémentaire, travail thématique) ;
- de l’harmonie, également relativement variée et originale (accords inusités, progressions inédites, nombreuses modulations passagères, modulations parfois éloignées du ton d’origine, usage ponctuel d’accords de 5 ou 6 sons) ;
- du rythme (phrases irrégulières, changements de mesure et parfois même de tempo) ;
- de la coloration du son (grande variété d’instruments acoustiques ou électriques, complètement inusités jusqu’alors dans la pop, et très grande variété d’effets sonores, là encore, jamais produits sur un enregistrement de musique pop).
3Toutefois, la valeur esthétique de l’œuvre des Beatles est limitée pour une production occidentale (si l’on tient compte de la musique savante) de la même époque. Certes, dans l’état actuel des connaissances musicologiques, je ne vois pas très bien ce qui pourrait justifier de considérer la mélodie des compositions des Beatles comme d’une valeur esthétique moindre que celles d’un compositeur savant comme Schubert (à cet égard, la comparaison de Leonard Bernstein peut se justifier). La différence véritable entre les Beatles et Schubert ne se situe pas à ce niveau-là. Ce qui différencie un compositeur savant d’un compositeur populaire n’est pas la capacité de produire de belles mélodies mais ce qu’il en fait : tandis que le compositeur populaire la répète plus ou moins textuellement (alternance d’une mélodie pour le couplet et d’une autre pour le refrain), le compositeur savant la développe (tout spécialement dans des compositions plus sophistiquées comme une fantaisie). Et retiendrait-on le nom de Schubert uniquement pour la beauté de ses mélodies et non la qualité de ses compositions1 ? Par ailleurs, l’originalité de la musique des Beatles est très discutable si on la compare aux œuvres les plus modernes de la même époque. En bref, dans l’état actuel des connaissances, il semble difficile de prétendre que l’œuvre des Beatles atteigne le niveau de qualité et d’originalité d’une œuvre savante comme celle de Schubert.
4Lorsque la fonction principale des chansons des Beatles est festive, la valeur instrumentale prime, et le musicologue, s’intéressant aux œuvres riches esthétiquement, doit suspendre son jugement. Mais lorsque la fonction (ou valeur) esthétique devient première, l’évaluation globale de l’œuvre des Beatles est-elle modifiée par sa valeur instrumentale ? À ce propos, voilà ce que l’on peut dire :
5la valeur cognitive des textes des Beatles semble faible voire nulle (à part peut-être pour la drogue) ; mais leur valeur morale/politique semble dans l’ensemble plutôt positive ;
la valeur politique en tant que production de masse est nettement négative (participation active à la reproduction des institutions capitalistes).
6On peut donc penser que, tout bien pesé, la valeur instrumentale diminue sensiblement la valeur artistique des albums des Beatles esthétiquement importants. Insistons de nouveau sur le fait que le bilan est provisoire, étant donné que certaines valeurs sont difficiles à déterminer (comme la valeur cognitive du thème de la drogue) et, surtout, qu’il est difficile de hiérarchiser ces valeurs (la valeur cognitive est-elle aussi importante que la valeur morale ? la valeur politique d’une chanson en tant que production de masse est-elle, comme je le pense, plus importante que la valeur politique du texte de cette chanson ?). Il n’est pas possible de conclure de façon définitive. Malgré tout, on a déjà une estimation approximative de la valeur artistique des Beatles, qui ne semble pouvoir concurrencer celle des œuvres retenues par l’Histoire : d’une part, parce que ce n’est pas vraiment son objet pour les premiers albums (la valeur instrumentale primant sur la valeur esthétique), et d’autre part, parce que la valeur esthétique des derniers albums, même si elle est bien plus grande que celle des premiers, ne peut sans doute rivaliser avec les œuvres savantes modernes de premier plan. Il demeure que la valeur esthétique de l’œuvre des Beatles semble tout à fait exceptionnelle pour une production pop. Il s’agit maintenant de tenter d’en donner des raisons sociologiques, c’est-à-dire d’expliquer comment les compositeurs du groupe ont été en mesure de produire une œuvre d’une telle valeur.
Notes de bas de page
1 On peut ainsi se demander si Schubert serait considéré comme un compositeur de premier plan s’il n’avait écrit que des lieder aussi simples que « Heidenröslein ». La question a son importance car si l’on devait retenir un compositeur pour ses jolies mélodies alors il n’y aurait aucune raison de ne pas accorder autant d’importance aux compositeurs populaires comme les Beatles qu’aux compositeurs savants.
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