Chapitre II. Conditions des compositeurs retenus par l’Histoire
p. 57-93
Texte intégral
« La société dans laquelle [un homme libre] vit peut, ou non, lui procurer les “circonstances et le loisir” (Humboldt) ainsi que le cadre institutionnel dans lequel assouvir ce besoin humain de découvrir et de créer, d’explorer et d’évoluer et de parvenir à apprécier, à raffiner et à exercer ses talents. La société peut, ou non, permettre de satisfaire ce besoin humain de contempler, d’apporter une contribution personnelle à sa culture, de l’analyser, de la critiquer et de la transformer – ainsi que les structures sociales dans lesquelles elle est inscrite. »
Noam Chomsky1.
1Partant de l’hypothèse que l’évaluation d’une œuvre musicale est fondée (réalisme esthétique et critères d’évaluation bien précis), on peut dès lors tenter d’en déterminer les conditions sociales de possibilité. Autrement dit, il est envisageable d’analyser le lien entre la valeur de la production et ses conditions de production. L’évaluation d’une œuvre musicale repose sur sa valeur esthétique (en particulier sa qualité et son originalité) et sa valeur instrumentale (morale, politique, cognitive, etc.). Le choix des sujets traités (ou des fonctions à remplir) dans (par) ses œuvres est lié au parcours singulier du compositeur, à son environnement particulier (époque, société, milieu social, environnement familial et amical, lieu de travail, etc.). C’est à peu près tout ce que l’on peut dire à propos des conditions sociales pouvant expliquer la valeur instrumentale d’une œuvre musicale. Nous allons donc nous concentrer dans ce chapitre sur le lien entre le contexte et la valeur esthétique d’une œuvre musicale. À cet égard, la beauté est autant un mystère sociologique qu’esthétique, je ne tenterai donc pas d’en déterminer les conditions de possibilité. Mais, de toute façon, ce qui est central dans une évaluation musicologique ce sont les critères de qualité et d’originalité. Je vais donc me pencher sur les conditions d’une œuvre musicale répondant à ces deux critères : les conditions de production d’une musique savante d’une part, d’une musique originale d’autre part. Il s’agira de répondre aux questions suivantes : 1/ Quelles sont les dispositions et compétences indispensables pour composer une œuvre musicale retenue par les historiens de la musique ? 2/ Quelles en sont les conditions sociales de formation ? Et quelles conditions permettent à un compositeur, une fois formé, de réaliser son œuvre ? Pour y répondre, je vais m’appuyer sur les biographies des compositeurs célèbres, en particulier sur celle de Schubert.
Dispositions et compétences des compositeurs célèbres
« J’écris ces lignes dans l’abri du souterrain du “Zoo” de Londres, au son des canons de D.C.A. à l’extérieur, et, à l’intérieur, du quatuor Holst qui joue à la radio les splendides Voces Intimae, de Sibelius. C’est là un raccourci, qui en vaut bien n’importe quel autre, de ce caractère unique de l’homme. »
Julian Huxley2.
2Pour écrire de la musique savante originale, il faut être doté de dispositions (à agir, à croire, à penser) et compétences particulières. Ces propriétés sont-elles naturelles ou le produit de leur environnement social ? Après avoir répondu à cette question préliminaire, il conviendra de bien les identifier, c’est-à-dire d’en dresser la liste la plus complète possible (nous déterminerons les conditions de leur genèse dans la section suivante).
L’Homme musical
3Le goût pour la musique (son écoute ou sa pratique) semble universellement partagé : on le retrouve dans toutes les sociétés, à toutes les époques. On peut dès lors se demander si l’Homme ne serait pas naturellement musical. Tout le monde écoute de la musique et la plupart en produit (chanter, siffler, frapper dans ses mains, etc.), sans forcément jouer d’un instrument de musique, ce qui relève d’une compétence spécifique. Ainsi, produire de la musique semble être une capacité à la fois universelle (tout le monde chante) et particulière selon les cultures (certains individus jouent d’un instrument ou chantent selon une technique spécifique, comme le chant lyrique). Les compétences des musiciens amateurs ou professionnels dépendent du contexte, en particulier des traditions musicales et des instruments/outils (comme le piano ou la partition). Si l’on se penche sur cette disposition (goût pour la musique) et cette capacité (produire des sons musicaux), on se heurte immédiatement à l’épineuse question de savoir ce qui relève d’une potentialité universelle (naturelle) ou de dispositions et capacités propres à une culture, donc de la question de l’inné (nature humaine) et de l’acquis (éducation propre à une société)3.
4Le concept de nature humaine, qui est très loin de faire consensus en sciences sociales, a été repris notamment par Karl Marx : « Marx ne croyait pas, comme tant de sociologues et de psychologues contemporains, que la nature humaine fût lettre morte, que l’homme à la naissance fût comme une feuille blanche sur laquelle la culture inscrit son texte. À l’opposé de ce relativisme sociologique, l’homme, en tant qu’homme, est pour Marx une entité vérifiable ; on peut définir l’homme non seulement au point de vue biologique, anatomique et physiologique, mais aussi au point de vue psychologique4. » Commentant les textes de Marx, le philosophe Yvon Quiniou écrit que « l’homme est un être naturel, avant d’être un être historique », autrement dit, « l’homme est un produit de la nature » : « On ne voit donc pas comment – réflexion de bons sens – cette nature ne pourrait pas avoir d’effets sur lui, sur ses capacités, ses besoins, sa psychologie (générale et individuelle), sauf à imaginer une rupture miraculeuse avec le déterminisme naturel qui en ferait, un peu comme l’esprit pour les empiristes, une “table rase” et un simple réceptacle pour des influences sociales externes qui seraient seules productrices de ce qu’il est5. » Norbert Élias soutient également la thèse d’une continuité entre le naturel et le culturel. Dans Théorie des symboles, il défend que le langage est « l’une des spécificités de l’humanité » qui « s’enracine dans la structure biologique des êtres humains » :
« Les êtres humains ont ceci de commun avec les animaux que leur façon de communiquer est prédéterminée par leur constitution naturelle. Ils sont par nature préparés à apprendre une langue durant la première partie de leur vie. Ce qui les distingue des autres êtres vivants, c’est le fait que les séquences sonores qui constituent leur principal moyen de communication ne sont pas propres à l’espèce dans son ensemble, mais seulement à la société dans laquelle ils grandissent. En outre, ces structures sonores qu’on appelle “langues” ne sont pas inscrites dans les gènes, mais produites par les êtres humains, et chaque individu appartenant à une société donnée les acquiert à la faveur d’un long processus d’apprentissage6. »
5Élias ajoute que « les êtres humains sont contraints, de par leur constitution, à élaborer des produits culturels propres aux sociétés dans lesquelles ils vivent. Leur maturation biologique doit être complétée par un processus d’apprentissage social. S’ils n’ont pas l’opportunité sociale d’apprendre une langue, leur potentiel biologique pour cet apprentissage demeure inusité. Dans le cas des êtres humains, les processus biologiques et sociaux ne sont pas du tout opposés ; c’est au contraire en s’imbriquant qu’ils deviennent opérants7 ». Une langue n’est pas naturelle, c’est la capacité d’apprendre une langue qui l’est : « Aucun idiome n’est intégré par nature à l’appareil vocal de l’individu. C’est l’aptitude à apprendre une langue qui constitue un patrimoine commun à tous les membres de l’espèce humaine […]. La nature et la société sont souvent considérées comme antagoniques. Or, pour ce qui se rapporte aux langues, elles fonctionnent ensemble. La faculté de communiquer au moyen de symboles linguistiques, universellement partagée par les êtres humains, est ordinairement activée via la langue d’une société donnée8. » Et il ne serait certainement pas démenti par Noam Chomsky (qui défend la même idée depuis les années 19509) lorsqu’il écrit que l’Homme est doté d’une « disposition naturelle pour parler une langue, que seule la vie dans la société donnée peut activer10 ». Pour que cette faculté se développe, il faut donc l’activer par un apprentissage (qui sera toujours propre à une société donnée) :
« Il est tout aussi évident que cette aptitude naturelle de l’espèce humaine à communiquer au moyen d’une langue ne devient opérationnelle que si elle est activée par un processus social d’apprentissage individuel. Les schémas d’apprentissage des langues peuvent varier considérablement d’une société à une autre. De nombreuses langues parlées par des êtres humains ont disparu. D’autres se sont développées sans interruption jusqu’à nos jours. […] La théorie du langage ne met peut-être pas assez en valeur le fait que la disposition pour la communication langagière caractérise l’espèce tout entière alors que l’usage d’une langue précise, quelle qu’elle soit, caractérise seulement une société particulière, une partie limitée de l’espèce11. »
6Pour Julian Huxley, l’Homme est un « être unique », en raison notamment de certaines capacités qui lui sont propres comme la « pensée conceptuelle », une « propriété humaine fondamentale » selon lui12. Il évoque également les capacités de produire de l’art ou les mathématiques13. Pour être un peu plus précis, il faudrait ajouter, d’une part, que la nature humaine est composée de propriétés qui sont uniques et d’autres qui sont partagées par certaines espèces animales (comme le goût du jeu). D’autre part, Huxley ne fait qu’évoquer ici ses propriétés les plus « nobles » (ou positives), il ne mentionne aucune potentialité dont l’Homme n’est pas toujours aussi fier comme la violence. Erich Fromm est plus lucide lorsqu’il explique que la « réalité de l’homme comprend le meilleur et le pire » et parle de « potentialités négatives14 ». À propos de l’agressivité de l’Homme, Fromm pense que « l’agressivité est une possibilité biologique située dans le cerveau, mais elle n’est pas une nécessité. Elle ne se manifeste pas tant qu’elle n’est pas activée par des circonstances déterminées qui servent à la sauvegarde de la vie15 ». Il est faux selon lui de dire (comme certains psychologues) que l’agressivité n’est que le produit de l’éducation : « Si l’homme ne devait apprendre l’agressivité que par les circonstances, elle n’entrerait pas si vite et si intensément en action qu’elle le fait et qu’elle le doit en réalité. En fait, les choses se passent ainsi : l’agressivité est là biologiquement comme disposition, comme possibilité, qui peut être très rapidement mise en action, parce que tous les mécanismes neuropsychologiques existent et fonctionnent ; mais […] il faut d’abord qu’ils soient mis en action et ils n’agissent pas sans cette mise en action16. »
7Lorsque l’on analyse la nature humaine, il faut donc prendre en considération les dispositions et capacités partagées par d’autres espèces animales ou uniques à l’Homme, qu’elles soient positives ou négatives. On peut d’ailleurs penser que certaines propriétés naturelles de l’homme n’ont pas encore émergé en raison du contexte. Les conditions passées et présentes n’ont sans doute pas permis l’exploitation de certaines capacités : « Il se peut qu’il y ait d’autres sous-produits du caractère unique fondamental de l’homme qui n’ont pas encore été exploités. Car souvenons-nous que les sous-produits de ce genre peuvent rester presque totalement latents jusqu’au moment où la demande stimule l’invention et où l’invention facilite le développement17. » Et à l’inverse, rien ne permet de penser que certaines sociétés humaines (passées et présentes) sont le simple reflet des propriétés de la nature humaine (ce qui voudrait dire notamment qu’il n’y a pas à espérer pouvoir établir une société plus juste ou même simplement différente). D’ailleurs, c’est l’une des capacités naturelles de l’homme de pouvoir modifier son mode de vie : « On peut dire que parmi les facultés dont est biologiquement dotée l’espèce humaine figure sa très grande aptitude à modifier son mode de vie. Dans sa dimension peut-être la plus fondamentale, il s’agit de la capacité quasi illimitée des groupes humains d’assimiler, de mémoriser et de tirer parti des expériences nouvelles sous forme de symboles18. » De plus, il ne faut pas oublier que les dispositions et capacités ne sont pas des propriétés individuelles mais toujours des propriétés observées dans un cadre social et qui n’existent pas hors de ce cadre19. Autrement dit, ce qui paraît au premier abord tout à fait individuel, c’est-à-dire propre à un individu pris isolément et abstraction faite de son environnement (et notamment de son éducation), est en réalité inséparable d’un contexte social. Par exemple, le goût de la solitude, que l’on peut considérer comme une potentialité de la nature humaine, est cultivé dans un contexte bien précis20.
8Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de petites différences individuelles, explicables par la génétique ? Ce n’est pas l’avis de Marx : « S’agissant des différences et des inégalités naturelles distinguant éventuellement les individus, par-delà ce qu’elles doivent largement à l’influence inégalisante des inégalités de milieu social, elles-mêmes liées aux inégalités de classe, Marx ne les exclut pas21. » Mais il est très difficile de savoir si ces inégalités individuelles ne sont pas réductibles à des inégalités sociales ou à des différences de trajectoires individuelles (apprentissage singulier). Par précaution scientifique, il ne faut pas exclure l’hypothèse de différences (génétiques ou naturelles) individuelles, mais cela reste encore largement à démontrer. Et il faut rappeler que dans le contexte actuel, à savoir celui de sociétés dites « méritocratiques » (sélection scolaire de ceux qui sont considérés comme les plus « doués »), toute thèse allant dans le sens de différences de compétences individuelles (« naturelles ») risque de légitimer l’ordre dominant.
9En réalité, nous savons que dans la même société, certaines dispositions ou compétences diffèrent sensiblement voire nettement selon les milieux sociaux. En l’occurrence, les dominés sont victimes de l’aliénation (au sens de Marx), c’est-à-dire de la grande difficulté de développer certaines capacités : « Pour Marx, comme pour Hegel, le concept d’aliénation est fondé sur la distinction entre l’existence et l’essence, sur le fait que l’existence de l’homme est aliénée de son essence, qu’il n’est pas en réalité ce qu’il est virtuellement ; enfin, qu’il n’est pas ce qu’il devrait être et qu’il devrait être ce qu’il est capable d’être22. » Est aliéné celui qui, dans d’autres circonstances, aurait pu développer des capacités plus riches, inscrites dans la nature de l’Homme, mais dont il est privé en raison du système social qui a imposé ces conditions défavorables. Un système social développe certaines caractéristiques de la nature humaine (positives ou négatives comme la violence) et empêche le développement d’autres caractéristiques (également positives ou négatives). Il faut concevoir la nature humaine comme une sorte de réservoir de qualités/potentialités qui sont développées dans certaines circonstances, à l’exception des qualités « fixes » (pour reprendre le terme de Marx) qui se développent dans n’importe quelle société (comme le langage). Pour Marx, le socialisme doit justement permettre à l’homme de réaliser sa nature : « Le socialisme est une société qui permet à l’homme d’actualiser son essence en triomphant de son aliénation. Ce n’est rien de moins que la création de l’homme, être de raison, libre, actif et indépendant23. » En attendant d’établir le socialisme, le sociologue a un rôle à jouer selon Erich Fromm : « C’est le devoir du sociologue d’éclairer les hommes afin qu’ils commencent à prendre conscience de leurs besoins illusoires et de leurs besoins réels, ce qui ne sera possible que lorsque la productivité sera à leur service et que le capital cessera de créer et d’exploiter leurs besoins factices24. » Je ne sais pas si c’est le devoir du sociologue de définir les besoins réels ou factices de l’homme, en tout cas, il pourrait au moins se donner pour but d’éclairer ceux qui le souhaitent à propos des conditions propices au développement des dispositions et capacités considérées comme positives.
10Reconnaissons cependant que l’on en sait encore très peu sur la nature humaine : toutes les discussions sur les capacités inscrites dans la nature humaine reposent moins sur un savoir bien testé que sur de simples hypothèses. Ainsi, Noam Chomsky note que « l’apprentissage implique l’interaction de qualités innées, de processus de maturation avec l’environnement. Comme tout chercheur honnête le reconnaîtra, la structure de cette interaction et la nature des divers facteurs à l’œuvre restent largement inconnues25 ». Il est encore très difficile de faire la part des choses entre propriétés de la nature humaine (dispositions et capacités) universellement partagées (comme la faculté de langage) et les formes historiquement déterminées que peuvent prendre ces dispositions et capacités, autrement dit de faire la part entre l’inné et l’acquis.
Typologie des dispositions et compétences
11La propriété la plus universellement partagée au sein de l’humanité et qui nous concerne directement ici est la créativité, que l’on peut définir comme la capacité de créer une production culturelle (objet, idée, texte, etc.)26. Noam Chomsky a raison d’écrire que « la créativité fait partie de l’usage banal et quotidien du langage et de l’action humaine en général27 ». Dans toutes nos activités quotidiennes (à commencer par l’usage du langage), nous faisons preuve de créativité. Cependant, la créativité peut être plus ou moins développée selon le domaine d’activité. Elle peut également se développer ou s’affaiblir au cours du temps. On comprend que la forme que prend la créativité dans tel domaine (comme l’art et la musique) dépend entièrement du contexte. De même la productivité (que l’on ne doit pas confondre tout à fait avec la créativité) du compositeur dépend : du temps disponible pour la composition, d’une capacité à écrire plus ou moins rapidement, des encouragements et sollicitations (commandes par exemple), et de bien d’autres conditions (conditions de travail, âge, etc.). Entre 1810 et 1828, Franz Schubert a composé environ 1000 opus dont 615 lieder, 147 durant la seule année 1815 (et pas moins de 9 durant une seule journée, le 19 octobre) et encore 112 en 181628. Schubert a été très créatif et exceptionnellement productif durant sa courte existence (il est mort à l’âge de 31 ans).
12Un compositeur savant (c’est-à-dire capable de produire une œuvre de haute, voire très haute, qualité) développe une capacité à mener à bien un projet qui demande un travail long et difficile. Il lui faut être capable de s’imposer une stricte discipline29 pour son art, de faire preuve de patience30 ou d’endurance. Cette dernière capacité est sans doute particulièrement remarquable chez un compositeur, mais elle est très commune, comme le montre Christophe Dejours dans son analyse du travail comme capacité à endurer la souffrance. Dans son travail, on rencontre toujours des petits problèmes imprévus, c’est le « réel du travail » : « L’écart entre le prescrit et l’effectif n’est jamais définitivement comblé. Surviennent toujours dans toutes les situations de travail, des incidents et des difficultés imprévus. […] Le réel, c’est ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance aux savoir-faire, aux procédures, aux prescriptions ; plus généralement ce qui se révèle sous la forme d’une résistance à la maîtrise technique, voire à la connaissance31. » Pour résoudre ces petits problèmes, il faut faire preuve de ce que Dejours appelle « l’intelligence inventive » : « Tous ceux qui travaillent doivent mobiliser une intelligence inventive qui fait partie intégrante du travail ordinaire32. » De plus, Christophe Dejours insiste particulièrement sur l’idée que travailler c’est échouer et endurer la souffrance face à l’échec : « Souvent l’habileté technique, les tacit skills, les compétences tacites, ne viennent qu’après une longue lutte avec la résistance du réel. Non seulement il faut parfois des années pour accéder à la familiarité avec l’objet de travail, mais il faut aussi une extraordinaire obstination face à l’échec. L’échec, les chemins sans issue, les solutions non reproductibles, les défaites face à la résistance du réel font partie intégrante du travail33. » Et les problèmes rencontrés nous préoccupent aussi en dehors du travail, y compris dans notre sommeil :
« Je fais des insomnies, je rêve, je fais des cauchemars sur mon travail. Eh bien, cela fait aussi partie intégrante du travail ! Il est possible de montrer qu’il faut rêver de son travail pour devenir habile. Faire corps avec la matière de son travail, cela implique d’être habité par son travail jusque dans ses rêves. Et c’est grâce à tout ce travail interne que s’obtient cette familiarisation avec la tâche. Le travail du rêve est la partie interne de remaniement de la personnalité qu’imposent les contraintes du travail et le réel du travail à celui qui possède cette qualité : l’obstination à poursuivre face à l’échec. Trouver les solutions, inventer des voies nouvelles, cela passe par une transformation de soi en profondeur. Le travail ne s’arrête pas à l’atelier, à l’usine ou à l’hôpital34. »
13On comprend que le travail nocturne, que l’on retrouve dans la plupart des témoignages sur les compositeurs (qui se réveillent en pleine nuit pour écrire une mélodie ou une composition entière), n’est pas aussi extraordinaire qu’on le croit. Le compositeur, comme n’importe quel individu préoccupé (ou passionné) par son travail, trouve des solutions à ses problèmes propres durant son sommeil. Et la composition, comme nombre d’activités, exige également une très grande résistance à l’échec, c’est-à-dire encore une fois de la patience (tel un pêcheur à la ligne qui patiente toute la journée derrière sa canne à pêche). Le métier de compositeur (ou d’artiste) est loin d’être le seul à exiger ce type de dispositions. Il est vrai cependant que les témoignages sur les compositeurs célèbres tendent à montrer un haut degré d’autodiscipline35 et de persévérance, qui se rapprochent de l’ascétisme (renoncement aux autres plaisirs de l’existence) et peuvent même parfois nuire à une vie sociale (familiale) « normale » (Schubert est d’ailleurs resté célibataire toute sa courte vie). Le psychiatre Philippe Brenot note qu’il « est frappant de constater la très grande aptitude au travail et à la persévérance de la plupart des créateurs et des êtres d’exception36 ». Il ajoute que « l’autodiscipline et parfois même un despotisme masochiste semblent nécessaires à l’élaboration de l’œuvre37 ». Schubert s’est de fait imposé un travail très régulier : « Il travaillait avec une régularité merveilleuse, tous les matins, de six ou sept heures jusqu’à midi ou une heure. Quand il avait fini une composition, il en commençait aussitôt une autre38. » Encore une fois, il est fort possible que les compositeurs célèbres se distinguent par une très grande persévérance et autodiscipline, mais ce sont des dispositions (ou capacités) relativement courantes (même si elles ne sont pas partagées au même degré).
14Outre la créativité, la passion pour son art39, la patience (ou l’endurance) et la discipline, les compositeurs savants présentent souvent des dispositions/capacités qui semblent un peu moins communes comme la concentration et le goût de la solitude40. Ainsi, Marcel Schneider parle à propos de Schubert d’un « esprit toujours en travail, dont l’activité se ranime sans cesse par les créations successives41 ». La capacité de se concentrer sur son travail est telle parfois que le compositeur est en mesure de travailler dans n’importe quel lieu (y compris des lieux aussi bruyants que les cafés). Cependant, la concentration semble favorisée par la solitude. Le compositeur, lorsqu’il en a les moyens financiers, aménage une salle de travail (studio de musique, où l’on trouve un instrument de musique, le piano par exemple et une table de travail) à son domicile. Certains espaces peuvent aider le compositeur à se concentrer sur son travail. Malheureusement pour Schubert, il aura rarement les moyens de louer son propre logement et devra se contenter de loger chez son père ou chez des amis où l’on trouve cependant une salle de musique avec un piano. On a quelques témoignages de ses amis sur le fait qu’il s’isolait pour composer au piano ou à sa table de travail. Mais on n’en sait pas beaucoup plus à ce sujet. On a plus de détails à ce sujet sur un compositeur contemporain, Pierre Boulez (1925-2016). Dans une séquence du documentaire Pierre Boulez, Le geste musical, Boulez (alors assez jeune) témoigne dans sa maison à Baden (Allemagne) : on le voit parmi ses meubles modernes et dans son bureau de travail où il explique qu’il s’est créé son « propre environnement » ; et à la question de savoir si c’est « là qu’il est le plus à l’aise pour ses compositions », il répond affirmativement et ajoute : « Vous savez le lieu de travail je n’y attache pas une grande importance, mais c’est tout de même important. C’est-à-dire que quand je rentre ici je n’ai pas besoin de me réaccoutumer, quelques heures après que je sois rentré, je me retrouve dans mon petit studio de travail, et c’est presque comme une espèce de réaction de glande ou glandulaire, on sécrète tout de suite quelque chose. Parce que d’abord, il n’y a plus d’autres activités, ce qui est capital ; donc vous ne dépensez pas votre énergie d’une autre façon ; et vous avez cette espèce de concentration, dans un lieu que vous connaissez bien, donc qui vous répond immédiatement42. » Dans le même documentaire, Boulez explique qu’une promenade dans la nature est un excellent divertissement car cela « vous permet de réfléchir ». Il ajoute que « quand vous écrivez quelque-chose vous êtes toujours préoccupé par ce que vous écrivez ; et donc quelques fois il vous arrive de trouver une solution à quelque chose que vous avez cherché longuement et vainement, et que vous trouvez justement dans un moment de détente ou de divertissement, mais si c’est un simple divertissement, sortir en boite de nuit pour aller boire une vodka ou quelque chose comme ça, ça je dois dire que je trouve ça d’un ennui épouvantable ; et je ne m’y suis jamais livré le moins du monde, je dois dire43 ». On nous dit ensuite que « la solitude est son amie ; à Baden, il vit seul depuis toujours », Boulez « est dévoré par son art, au point d’y avoir sacrifié tout projet familial44 ».
15Ces considérations très positives (voire admiratives) à propos de la solitude d’un compositeur célèbre suscitent une remarque de bon sens : s’il est vrai qu’elle favorise la concentration sur son travail, il ne faut pas oublier que la solitude peut aussi être très mal vécue. Il ne faut pas confondre le goût de la solitude, cultivé par ceux qui peuvent s’isoler à leur bon loisir sans pour autant se couper du reste du monde (après avoir terminé son travail de composition, Schubert se rend au café où il rencontre ses amis, puis il peut aller au théâtre ou à l’opéra), et l’isolement d’un individu solitaire (tel Beethoven) qui peut en souffrir45. Christophe Dejours rappelle que, en règle générale, les individus craignent la solitude : « La peur de la solitude, c’est ici la peur de se trouver privé de reconnaissance. Cette situation est effectivement périlleuse au plan psychologique, pour tout être humain. Ce n’est pas pour autant une situation exceptionnelle. C’est le cas pour ceux qui sont privés d’emploi, pour ceux qui sont ostracisés ou discriminés, pour les victimes du racisme, de l’injustice, de l’humiliation, du mépris, c’est le cas globalement pour tous ceux qui sont en position de paria, c’est-à-dire privés précisément d’appartenance et surtout de solidarité46. » La célébration courante du goût de la solitude chez les artistes ne doit donc pas nous faire oublier cet aspect bien peu réjouissant d’une situation (l’isolement) imposée à nombre d’individus et provoquant parfois une grande souffrance.
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16Passons maintenant à la disposition critique, liée directement au critère de l’originalité. Un compositeur assimile durant son apprentissage un ensemble de règles musicales qu’il peut appliquer de façon plus ou moins respectueuse ou de façon critique. Le compositeur original est celui qui défie les règles de la tradition, une fois celles-ci assimilées. On peut penser que cette capacité critique que l’on exerce dans la musique est l’expression de la liberté, capacité que tout homme peut développer à certaines conditions47. Pour Yvon Quiniou la « capacité de liberté », inscrite dans la nature humaine, n’est pas une caractéristique universelle donnée à la naissance, mais une « liberté possible pour l’homme », une potentialité qui ne demande qu’à être exercée, à certaines conditions (sociohistoriques). Cette liberté est « par essence limitée, susceptible de degrés, parce que relative aux conditions historiques48 ». Dans le domaine de la composition, cette capacité de liberté se présente sous la forme d’une disposition critique à l’égard du travail d’autrui (et plus largement de la tradition) mais également sous la forme d’une autocritique (capacité de remise en cause de ses propres travaux, des règles auxquelles on s’est soi-même soumis dans ses compositions précédentes). Et là encore, l’émergence de cette disposition est favorisée ou non suivant le contexte49. Ainsi, dans les sociétés africaines traditionnelles, la disposition à la critique et l’autocritique n’est pas encouragée ; comme le souligne Norbert Élias, ce qui distingue l’artisan traditionnel de l’artiste moderne est son manque d’autocritique, « l’art de l’artisan traditionnel africain est produit avec beaucoup moins de conscience réflexive50 ». Les conditions (qu’il faudra analyser en temps voulu) de Schubert ont été beaucoup plus propices au développement d’une disposition critique. Et Brigitte Massin constate sa capacité d’autocritique : « le regard de Schubert par rapport à son œuvre antérieure se fait de plus en plus critique51 ».
17Dans ses recherches sur le travail, Christophe Dejours remarque une certaine insubordination courante et quotidienne des règles de travail : ainsi, dans une conférence intitulée « Travail et destins de la souffrance » (2013), il révèle que la contestation (il parle de « subversion ») des règles de travail est la situation normale, c’est « ce qui est attendu de l’intelligence et la sagesse pratique de chacun dans le travail ordinaire ». Il y a, selon lui, à la fois consentement aux règles et capacité à participer à leur contestation. Mais il faut bien comprendre que ce qui est décrit ici ce sont les petits accommodements avec les règles, de façon à pouvoir réaliser ce que l’on nous demande (tricher pour que le travail soit fait et bien fait). On peut sans doute parler dans ce cas d’esprit critique exercé sur les règles imposées dans son travail, cependant il ne s’agit pas de défier ouvertement les règles de l’organisation (sauf dans le cas des grèves et sabotages bien entendu). Dans le cas décrit par Dejours, la contestation est réelle mais limitée, et surtout elle reste largement dissimulée52. Pour une remise en cause ouverte des règles du métier (de l’écriture musicale traditionnelle par exemple), il faut jouir de toutes autres conditions de travail, en particulier être relativement autonome (ne pas avoir de supérieur hiérarchique qui pourra vous contraindre à respecter les règles).
18Pour exercer sa disposition critique, il faut jouir d’une certaine liberté mais également être doté d’une autre disposition qui est la confiance en soi. Cette disposition est indispensable pour remettre ouvertement en cause les règles de la tradition mais tout simplement pour oser faire exécuter et publier sa musique. Comme tous les compositeurs célèbres, Franz Schubert a joué (ou fait exécuter) sa musique en public et a tenté de publier ses œuvres (parfois avec succès, souvent avec grande difficulté, comme nous le verrons plus loin). Ce type d’initiative n’est pas possible si l’on n’a pas un minimum de confiance en ses talents.
19Ainsi, les compositeurs célèbres sont dotés des dispositions et capacités générales (qui pourraient être partagées par d’autres producteurs culturels voire par tout le monde) suivantes : créativité, discipline (ou autodiscipline), patience (ou endurance), concentration, goût de la solitude, disposition critique, confiance en soi (ou ambition). Pour composer, il faut également développer des compétences spécifiques à la musique. Je défends que l’Homme est musical par nature. Il est ainsi doté d’une disposition musicale très générale : le goût de la musique (son écoute ou sa pratique). Et un compositeur est avant tout un musicien (chanteur ou instrumentiste). Mais la composition, en particulier la composition écrite, est une activité qui demande des compétences spécifiques, exigeant un apprentissage particulier pour être développées (comme nous allons le voir ci-après) : solfège (lecture d’une partition), écoute ou oreille intérieure53, écriture musicale (harmonie), connaissance de la tradition musicale, connaissance de l’instrumentation et de l’orchestration.
20En outre, les compositeurs savants célèbres ont des compétences (plus ou moins développées) dans d’autres domaines de la culture, en particulier la littérature et le théâtre. En effet, l’écriture de musique à texte (chant, lied, opéra) exige, si ce n’est une compétence littéraire équivalente à celle d’un écrivain (ou poète), au moins d’être capable d’apprécier et sélectionner les textes que l’on veut mettre en musique.
21Mais comment un compositeur savant original a-t-il été en mesure de développer toutes ces dispositions et compétences ?
Conditions de production des compositeurs célèbres
« Le problème de savoir comment prend naissance un don créateur singulier touche un peu tous les hommes. »
Norbert Élias54.
22Dans cette section, sont discutées les conditions de formation du compositeur savant original, puis ses conditions de production (de travail), ses études musicales achevées. Il va de soi que cette division est un peu artificielle étant donné qu’un compositeur commence généralement à écrire de la musique bien avant la fin de ses études et qu’il peut continuer de développer des dispositions et compétences tout au long de sa vie. De même, son apprentissage se réalise toujours dans un contexte qui ne se limite pas aux seules institutions familiales et scolaires (centrales dans tout apprentissage), mais dans un contexte social plus large qui ne sera discuté que dans un second temps pour clarifier le propos.
La formation d’un compositeur savant original
23Avant de devenir compositeur, on est d’abord musicien (chanteur ou instrumentiste). Toute biographie d’un compositeur célèbre débute par ses longues années d’apprentissage de la musique, avec un membre de sa famille ou dans une école spécialisée. La formation, au conservatoire notamment, est assez longue :
« Il faut insister sur la technicité des études musicales […]. Le cycle d’études dans lequel s’engage l’apprenti compositeur est particulièrement long puisqu’il comprend toutes les disciplines de base, un ou plusieurs cycles d’études d’un instrument et des disciplines annexes […]. Plus normalement, ce sont 5 ou 6 disciplines qui sont étudiées pendant 7 ou 8 ans. Au sens où l’entendent les compositeurs, le professionnalisme est bien là, dans la compétence technique, dans la maîtrise de ce langage abstrait, sans signification, qui fonde l’autonomie de la création et le dialogue professionnel entre le créateur et ses interprètes55. »
24L’apprentissage des musiciens savants débute généralement très tôt. Ce qui était vrai déjà au xixe siècle, l’est encore aujourd’hui comme le montre la sociologue Kalliopi Papadopoulos dans une très belle étude sur les musiciens savants : « L’apprentissage se trouve corrélé d’emblée à un caractère objectif, l’âge du sujet. L’apprentissage professionnel de la musique demande une formation longue qui, dans le système actuel, commence traditionnellement et en moyenne à sept ans (50 % des musiciens débutent la musique entre cinq et huit ans)56. » Dans les conservatoires, il y a d’ailleurs un âge limite pour y entrer comme débutant. D’où l’avantage d’être né dans une famille musicienne : « Seules les familles déjà sensibilisées à la musique, parce qu’elles-mêmes immergées dans ce milieu professionnel, peuvent faire la démarche d’initier leurs enfants à la musique à l’âge voulu par l’institution et par la suite à la connaissance des règles qui régissent un monde. Le filtre établi de la sorte entre différents mondes professionnels garantit leur mutuelle et relative imperméabilité57. » Les enfants de musiciens (professionnels tout spécialement) sont donc favorisés pour l’apprentissage de la musique : « En effet, chez les familles musiciennes qui arrivent à perpétuer leur art, le savoir musical se transmet aux enfants à travers l’imitation et la répétition au quotidien des comportements corporels et techniques des adultes, qui se recrutent aussi bien parmi les membres de la famille que parmi leurs amis58. » La pratique musicale dans ces familles est très régulière (répétition individuelle ou en groupe, sortie au concert). On ne sera pas étonné de constater que les compositeurs sont généralement issus de familles de musiciens professionnels ou des classes aisées (où l’on écoute et pratique également la musique savante)59.
Musicien « doué » et compositeur de « génie » : prédispositions ou éducation ?
Pour nombre de musiciens, il va de soi que certains sont plus « doués » que d’autres : il y aurait un talent naturel pour la musique qui ne serait pas partagé par tous les praticiens. Cette idée repose sur le constat (qui semble irréfutable) d’une disparité des compétences musicales. Même si, par conscience professionnelle, je ne suis pas fermé à toute étude scientifique qui prouverait cette thèse, j’observe pour le moment que les études (de psychologie notamment) réalisées à ce sujet tendent à montrer que les différences de compétences seraient simplement liées à des différences d’apprentissage : certains musiciens ont eu la chance d’apprendre la musique plus précocement et intensivement que les autres. Ainsi, à propos d’une étude sur l’apprentissage de la musique, Catherine Vidal observe ceci : « Un point fondamental de cette étude est que les modifications cérébrales sont proportionnelles au temps consacré à l’apprentissage du piano pendant la petite enfance. Le temps de pratique à l’âge adulte a relativement moins d’influence. Ce résultat montre l’impact majeur de l’apprentissage sur la construction du cerveau des enfants, dont les capacités de plasticité sont particulièrement prononcées60. » Vidal ajoute que « chez les violonistes comme chez les pianistes, les modifications cérébrales sont d’autant plus importantes que la pratique de l’instrument a commencé tôt61 ». Les compétences musicales seraient donc liées à la précocité de l’apprentissage (les enfants de musiciens, baignant dans un environnement musical depuis la naissance, sont de fait les plus favorisés à cet égard, comme je l’ai déjà signalé) et à son intensité (qui dépend à la fois du temps consacré par l’enfant à l’étude mais également à l’engagement des parents dans cet apprentissage, qui peut être exceptionnel comme celui du père de Mozart ou celui de Liszt).
Qu’en est-il pour le « génie » supposé des grands compositeurs ? Selon Peter Kivy le génie est une « propriété dispositionnelle [dispositional property] », la capacité de produire des chefs-d’œuvre62. Le philosophe reconnaît qu’il faut des conditions pour son apparition mais il défend que le génie est un « mystère de la nature63 ». Pourtant, selon le psychologue Andrew Robinson64, qui a rédigé un ouvrage de synthèse sur le « génie », des centaines d’études ont échoué à démontrer l’existence de talents innés (ou « naturels »). Comme pour le talent des praticiens de la musique, on peut se demander s’il n’y a pas une explication à trouver au niveau de la trajectoire singulière du compositeur, en particulier du côté de son apprentissage de la composition. Par exemple, pour expliquer la capacité de produire de très belles mélodies, on évoque fréquemment le « génie » supposé du compositeur. Mais on pourrait tout aussi bien penser que c’est le résultat d’une éducation musicale singulière : chaque compositeur intègre un corpus d’œuvres différentes et en tire un style propre (assimilation de sources musicales variées donnant une combinaison unique). Ici, on doit laisser place au hasard des synthèses de connaissances et savoir-faire très divers qui peuvent donner de savoureux résultats. On peut se demander, là également, si la précocité et l’intensivité de la pratique de l’écriture, ne peut pas expliquer les compétences acquises. Autrement dit, avant de donner des raisons qui semblent extraordinaires (don de la Nature ou intervention divine)65, on pourrait peut-être commencer par examiner minutieusement la trajectoire singulière du compositeur « de génie ».
25Erich Fromm rappelle les étapes nécessaires dans l’apprentissage de tout art : « On peut par commodité distinguer deux parties dans le processus d’apprentissage d’un art : la maîtrise de la théorie et la maîtrise de la pratique. Si je désire apprendre l’art de la médecine, il me faut d’abord connaître les faits touchant au corps humain et aux diverses maladies. Lorsque j’ai acquis cet ensemble de connaissances théoriques, je ne suis encore compétent en aucune façon dans l’art de la médecine. Je ne deviendrai un maître dans cet art qu’après une longue pratique, jusqu’à ce que finalement les résultats de ma connaissance théorique et les résultats de ma pratique fusionnent en un tout – mon intuition, essence de la maîtrise de tout art66. » Plutôt que de parler d’intuition comme le fait Fromm, je préfère parler de savoir pratique : il s’agit en effet de l’assimilation (ou l’incorporation) de connaissances et savoir-faire, dont la maîtrise conduira au développement d’un « sens pratique » (Bourdieu) spécifique à l’art en question67.
26L’apprentissage du musicien savant débute généralement par l’acquisition des bases du solfège : « Celui-ci est à la musique ce que l’alphabet et la grammaire sont au langage. Cet enseignement comprend généralement de la lecture (notes, valeurs) ; des signes jalonnant la portée […]. Ces éléments, et bien d’autres encore, constituent les bases de la théorie musicale. Une autre partie de cette formation touche à la perception et l’émission des sons : dictées musicales (qui ont pour but de former l’oreille) et solfège proprement dit (dans son acception restreinte), c’est-à-dire la lecture à voix haute, chantée, en battant la mesure d’un texte musical comprenant des difficultés de plus en plus grandes à surmonter68. » Après avoir acquis les bases du solfège, on peut débuter l’étude d’un instrument de musique, apprentissage consistant, selon Bernard Lehmann, à « l’incorporation de toutes les combinaisons possibles de doigtés instrumentaux69 ». La musique est un art corporel : « La musique, art de l’esprit s’il en est lorsqu’on s’intéresse aux œuvres, devient, à l’inverse, une discipline tout à fait corporelle lorsqu’on prend en considération l’apprentissage instrumental70. » Le corps du musicien doit s’adapter à la maîtrise pratique de son instrument : « Pour obtenir d’un instrument de musique qu’il donne le meilleur de sa sonorité, l’instrumentiste doit adapter, plus ou moins “naturellement”, son corps à l’instrument. Les professeurs de musique et les autres musiciens professionnels confirmés réclament une bonne constitution physique de la part de l’apprenti. C’est la légendaire demande d’une bonne dentition ou de la maîtrise du souffle pour les joueurs de vents. Ce sont les fameuses force et forme des mains des clavistes. Pour ces derniers, avoir des mains petites, ou trop flexibles constitue un handicap. La configuration du clavier du piano moderne nécessiterait de la force71… » L’apprenti musicien doit incorporer un certain nombre de gestes (ou d’automatismes) :
« L’accoutumance du corps aux positions à adopter, à la vitesse à atteindre, à la respiration à réguler, au rythme à suivre, à la mesure à respecter, constitue pour les pratiquants des instruments de musique autant de performances à atteindre que de contraintes à incorporer. Chaque instrument a ses postures, ses tenues et ses techniques corporelles. […] Ainsi la musique s’incorpore de la même façon que la boxe, discipline corporelle s’il en est. Les instruments de musique deviennent les prolongements des corps des musiciens, supports des automatismes corporels. […] Leurs usages incorporés, ils s’introduisent dans l’univers des gestes qui vont de soi. Le but est de libérer l’esprit du questionnement sur le bien-fondé de l’action pratiquée par le corps, souvent à ses dépens72. »
27Autrement dit, il s’agit de développer des réactions automatiques du corps et des compétences (dextérité des doigts par exemple), dans la limite des capacités physiques (dont on ne tient parfois pas compte, ce qui peut être dramatique, comme dans le cas de Robert Schumann qui s’est blessé à vie en utilisant un appareil destiné à améliorer l’indépendance des doigts). Il s’agit donc d’adapter son corps aux contraintes imposées par des instruments fabriqués pour l’homme (donc tenant compte en principe de ses limites physiques). Il en est d’ailleurs de même pour l’apprentissage de l’écriture musicale (enseignement auquel a accès le musicien au conservatoire après quelques années d’étude d’instrument) : comme le solfège, il s’agit d’acquérir un savoir-faire en adoptant son corps (ici son oreille musicale) en développant des compétences très particulières qui exigent un long apprentissage.
28En règle générale (que ce soit pour le solfège, la maîtrise d’un instrument ou l’écriture musicale), l’apprentissage est long et très répétitif : quotidiennement (et durant de longues heures), on doit faire « des exercices et des gammes, souvent peu mélodieux, que le musicien doit ressasser, décortiquer, décomposer, jouer dans divers tempi, en modifier le rythme jusqu’à ce qu’il n’y ait plus médiation de la pensée entre la lecture et la mise en pratique instrumentale73 ». De même pour l’écriture musicale : on doit consacrer de longues heures à faire ses devoirs d’harmonie et à acquérir des automatismes liés à l’écoute intérieure (perception de chaque voix et de l’enchaînement des accords notamment). Bernard Lehmann a sans doute raison de comparer la musique au sport (et plus particulièrement à la boxe74), qui demande un apprentissage long et extrêmement répétitif : il parle ainsi du « travail du musicien, fait de répétitivité inlassable, de solitude, de perfection75 ». Ceci est valable pour l’écriture musicale (même si le travail est plus intériorisé).
29Papadopoulos parle donc à juste titre d’un « assujettissement physique » de l’apprenti musicien ; mais la sociologue parle également d’un « assujettissement psychique », l’apprentissage de la musique exigeant et imposant « discipline, travail et endurance » : « Les règles strictes qui régissent les Conservatoires de musique concernent aussi bien le type d’efforts à fournir pour exceller dans les différentes disciplines enseignées, que le respect des mesures disciplinaires. Ainsi, une assiduité totale et un travail régulier sont exigés de la part de tous les élèves et cela jusqu’à l’obtention de la médaille d’or76. » On voit ici que certaines dispositions, comme l’autodiscipline et l’endurance, sont imposées à l’apprenti musicien : la famille puis le maître de musique (en privé ou au conservatoire) imposent une discipline (souvent sévère) à l’élève qui est incorporée et transformée en habitude (autodiscipline)77. L’élève doit faire preuve d’endurance, c’est-à-dire non seulement supporter un travail de longue haleine mais supporter également les critiques et brimades venant de ses professeurs : « Il doit apprendre à ne pas être atteint par des appréciations qui portent d’ailleurs souvent sur son physique78. » L’élève doit se soumettre à l’autorité de ses maîtres : « relation par ailleurs choquante de par le degré d’humiliation, de soumission et d’obéissance demandées à l’apprenti musicien » ; Papadopoulos ajoute que « si le musicien enseignant a un pouvoir quasi absolu sur l’art de son élève, la difficulté de ce rapport tient surtout au fait que l’enseignement de la musique classique est basé essentiellement sur l’imitation. Or, dans le processus d’imitation, la simultanéité de l’action et l’attention permanente demandée à l’autre, sont lourdes nerveusement79 ». Il ne faut pas ignorer toute la violence (symbolique mais également physique) d’un tel apprentissage. À ce propos, Papadopoulos fait la remarque suivante : « Tout enseignement dispensé par des structures institutionnelles est construit sur le mérite et la concurrence, c’est-à-dire sur la réussite de quelques-uns et l’humiliation de la plupart80. » L’enseignement musical institutionnalisé n’est pas considéré comme une formation désintéressée à la pratique musicale (qui serait une simple distraction) mais une formation professionnelle qui repose donc sur les principes de concurrence et de sélection (hiérarchisation et exclusion) des protagonistes81.
30Et on aurait tort de croire que cette activité, passionnante en principe, passionne tous (ou toujours) les musiciens en pratique. Selon Papadopoulos, on peut apprendre la musique sans plaisir, presque de façon « naturelle », ce qui est le cas notamment pour les enfants de musiciens professionnels qui imitent leurs parents sans se poser la question de la passion (ni même du choix de pratiquer ou non un instrument). Le plaisir n’apparaît pas toujours dès les premières années d’étude82. On peut l’expliquer sans doute en partie par les difficultés proprement techniques de la maîtrise de son instrument (en particulier durant les premières années d’étude). Comme dans tout travail, il faut beaucoup « échouer » (pour reprendre l’idée de C. Dejours) avant d’en tirer quelque plaisir. On peut aussi se demander si le cadre d’apprentissage lui-même ne fait pas beaucoup pour diminuer tout plaisir que l’on pourrait tirer de ce type d’activité : il s’agit moins de maîtriser un instrument pour espérer interpréter les plus grandes œuvres du répertoire, que d’entrer dans une impitoyable compétition dont le but est simplement de surpasser ses concurrents pour faire une carrière de soliste (ou au moins trouver une place dans un orchestre). On ne sera donc pas étonné de constater que les instrumentistes retrouvent un grand plaisir à jouer de la musique dès qu’ils sortent du système concurrentiel dans lequel ils sont pris depuis l’enfance. La musique peut même devenir véritable passion pour celui ou celle qui opte pour la composition et produit des œuvres pour son propre plaisir.
31Toujours est-il que l’apprentissage de la musique savante contribue à l’émergence de dispositions comme l’autodiscipline, la persévérance et l’endurance. Il contribue également au développement de la concentration et du goût de la solitude en imposant à l’élève de se consacrer à l’étude solitaire de son instrument. Papadopoulos note ainsi le rapport entre engagement dans l’étude intensive de la musique et solitude : « à mesure que l’enfant avance dans l’apprentissage de la musique, il s’isole83 ». La solitude est imposée par une pratique quotidienne solitaire : apprendre sérieusement la musique, c’est apprendre à passer de longues heures sur son instrument (qui est son unique compagnon), à faire des exercices et travailler de nouveaux morceaux. C’est donc certainement là l’origine du goût de la solitude, qui émerge avec l’implication croissante dans une activité musicale savante.
L’apprentissage de Schubert
Franz Schubert (1797-1828) est le fils de Franz Schubert (1763-1830) et Elisabeth Vietz (1756-1812) qui auront 14 enfants (dont 9 n’ont pas survécu au-delà de leur cinquième année, et sont généralement morts peu de temps après leur naissance). Il a 3 frères aînés, Ignaz (1785-1844), Ferdinand (1794-1859) et Karl (1795-1855), ainsi qu’une sœur cadette Theresia (1801-1878). Après la mort de sa mère, son père se remarie en 1813 avec Anna Kleyenböck (1783-1860) avec qui il a 5 autres enfants (dont 4 ont survécu). Son père est instituteur (et lui-même fils de paysan) ; sa mère (qui est la fille d’un maître serrurier) est sans profession et s’occupe des tâches domestiques. La famille paternelle appartient à la petite bourgeoisie en ascension sociale : « Du côté paternel, la famille des Schubert, famille paysanne du nord de la Moravie […] progresse socialement tout au long du xviie siècle. De l’ancêtre Kaspar, le petit paysan, elle parvient au xviiie siècle avec Karl aux fonctions officielles de juge de Paix, en même temps qu’elle accède à la propriété privée84. » Après avoir fréquenté l’université de Vienne pendant un semestre, le père de Franz Schubert devient aide-instituteur (1784-1786) avant d’être nommé directeur d’une école qui attirera de plus en plus d’élèves. Du côté de sa mère, la famille est également en ascension sociale : « Les Vietz, fixés à Zuckmantel, y exerçaient de père en fils la profession de forgeron, serrurier et armurier. Famille solide, métier solide, ascension et progression normales de la famille au cours des siècles jusqu’aux charges officielles et au titre, quasiment héréditaire de père en fils, de président de leur guilde85. » Par ailleurs, Brigitte Massin constate que la famille de Schubert est musicienne : « Était-on musicien dans les familles Schubert et Vietz ? Il ne reste aucune indication de cet ordre du côté de l’ascendance Schubert. Par contre, un frère de l’ancêtre Valentin Vietz fut organiste de sa ville pendant quarante ans et le fils de l’organiste fut, semble-t-il, un joueur de luth assez renommé. Franz Schubert, le père, possédait, lui, des connaissances musicales évidentes puisqu’il s’est chargé d’enseigner les premiers rudiments du violon à ses quatre fils, Ignaz, Ferdinand, Karl et Franz, et qu’il jouait lui-même du violoncelle non sans faire quelques fautes comme l’avoue son fils Ferdinand… mais la pratique de la musique (et du chant) ne faisait-elle pas partie du savoir élémentaire que l’on était en droit de demander à un maître d’école86 ? »
Il faut souligner le fait que le jeune Franz dispose, à la maison, de plusieurs professeurs (ou modèles) pour son apprentissage musical : son père mais également ses trois frères aînés (il vit donc aux côtés de 4 musiciens). Brigitte Massin signale que nous savons « fort peu de chose » sur la petite enfance de Franz Schubert87. On sait qu’il débute son apprentissage musical en 1804 : outre l’enseignement du violon par son père, Ignaz (son frère aîné) lui apprend à jouer du piano. Ce dernier témoignera de ses progrès rapides : « Je fus très étonné lorsque, après à peine quelques mois de leçons, il m’annonça qu’il n’avait désormais plus besoin de mon enseignement et qu’il voulait s’en tirer lui-même. Et de fait, il avança en un temps si court que je fus obligé de reconnaître en lui un maître qui m’avait largement dépassé et que je ne rattraperais plus88. » Il faut relativiser ce témoignage en précisant qu’Ignaz Schubert était surtout violoniste (le piano est son second instrument), qu’il n’est pas musicien professionnel, et que ses souvenirs ont été rédigés après la révélation de Franz comme compositeur renommé… Toujours est-il que l’on se rend compte très vite au sein de la famille Schubert qu’il faut d’autres professeurs plus compétents pour parfaire l’éducation du jeune Franz. On fait donc appel aux services du responsable de la musique de leur paroisse, Michael Holzer qui lui enseigne (possiblement à partir de la fin de l’année 1804, mais plus probablement à partir de 1805 ou même 1806) le piano, le violon et le chant. Schubert chante également dans le chœur de la paroisse (il est à l’âge de 10 ans le premier soprano du chœur). Notons qu’il fait ses premiers essais de composition à l’âge de 10 ans.
En septembre 1808, est organisé un concours pour le recrutement de deux petits chanteurs à la chapelle de la Cour. Schubert (qui a 11 ans) arrive en tête des candidats ce qui donnerait « une indication sur sa réelle valeur de jeune chanteur, de jeune musicien89 ». En réalité, tout ce que l’on peut dire est qu’il est alors le meilleur des enfants qui se présentent au concours… En tout état de cause, cela lui donne droit d’être interne au Konvikt, internat fréquenté par les enfants viennois issus des classes aisées, où il étudiera de septembre 1808 à novembre 1813. Massin indique que « la vie musicale était intense au Konvikt90 » ; il y a notamment un orchestre auquel appartient Schubert (qui joue du violon). Il doit suivre également une scolarité générale. Selon un ami (Josef von Spaun) qui y étudiait en même temps que lui (bien que de 8 ans plus âgé que lui), Schubert n’y est « pas à l’aise91 ». On peut se demander si ce malaise ne vient pas du fait que l’on y trouve surtout des enfants issus d’un milieu plus élevé que le sien (enfants de fonctionnaires et de militaires indique Brigitte Massin). Lui-même a droit à une bourse en tant que chanteur de la chapelle de la Cour. Il est possible que, n’étant pas comme un poisson dans l’eau dans cette école, cela ait favorisé une certaine mise à distance avec l’institution.
Toujours est-il que certains témoignages remontant aux premières années d’étude de Schubert au Konvict, indiquent que celui-ci serait déjà doté d’une disposition musicale critique : « Sa sensibilité frémissante qui le fait réagir à la moindre impulsion, la sûreté de son goût musical, révèlent à la fois ses connaissances et sa faculté de critique92. » On sait également qu’il cultivait déjà la solitude, ainsi durant cette même année 1808, Brigitte Massin note ceci : « Ce qui est certain, c’est que le silencieux petit garçon aime rester en solitaire dans une pièce s’il s’y trouve un piano afin de travailler et de déchiffrer seul93. » Il s’isole pour étudier la musique (faire ses exercices) mais également pour composer. Ainsi en (avril ou mai) 1810, il écrit sa première composition digne de ce nom, une fantaisie pour piano à quatre mains, qui ouvrira le catalogue de ses œuvres94. Sa passion grandissante pour la composition, qui serait source de tensions avec son père craignant qu’il néglige ses études95, est encouragée par ses amis. Dès 1812, se forme autour du jeune compositeur un groupe d’amis fidèles qui s’intéressent (voire se passionnent) pour son œuvre. Parmi eux, figure Albert Stadler (1794-1888) qui donnera le témoignage suivant à propos de la capacité de concentration de Schubert : « C’était très intéressant de le voir composer ; il se servait alors rarement du piano. Il disait souvent que cela risquait de le mettre hors de sa voie. Très calme et peu troublé par le bruit et les bavardages de ses camarades autour de lui, inévitables au Konvikt, il était assis à son petit bureau96. » À partir de 1813, sa passion pour la composition devient dévorante : Brigitte Massin parle de « grande fièvre de la composition qui l’habitera jusqu’en 181797 ». En 1813, pour le premier bulletin semestriel on note un « léger fléchissement dans les études », les notes sont bonnes partout sauf en latin98 ; et dans le second bulletin de l’année, les notes sont mauvaises en mathématiques. En novembre 1813, Franz Schubert quitte le Konvikt sans que l’on en connaisse très précisément les raisons. Brigitte Massin pense qu’il aurait anticipé un éventuel renvoi ; selon un ami de Schubert (Schober), « le directeur l’aurait menacé de l’exclure à cause de sa négligence vis-à-vis de toute discipline99 ». Et la biographe note également son esprit un peu rebelle : « Schubert n’a pas été renvoyé, mais il se peut par contre qu’il n’ait pas toujours montré un respect suffisant de la discipline et de l’ordre établi ; nous avons déjà noté son esprit frondeur au cours de cette année100. » Et compte tenu de ses moins bons résultats scolaires, il aurait fallu qu’il travaille plus, ce qu’il n’est semble-t-il pas disposé à faire ; au contraire même, il consacre de plus en plus de temps à la composition. Finalement, Schubert étudie en 1813-1814 à l’École Normale où il obtient le diplôme d’aide-instituteur. Il peut alors travailler dans l’école de son père. Mais il ne met pas pour autant un terme à ses études musicales : il prend ainsi des cours particuliers avec Antonio Salieri (1750-1825), deux fois par semaine en 1814-1816.
Ce survol rapide de la première phase de la trajectoire de Franz Schubert permet de constater qu’il a bénéficié des conditions propices au développement des dispositions (goût de la solitude, persévérance, patience, disposition critique) et compétences indispensables pour écrire une musique savante originale.
32Passons à la genèse d’une disposition musicale critique. Pour innover, il faut avoir une bonne connaissance de la tradition. Ainsi, Pierre Boulez rappelle que tout compositeur original doit commencer par absorber les grandes œuvres du passé, et « une fois ce travail effectué, il commence à élaborer ses propre outils, parce qu’il est original, même sans le savoir101 ». Les compositeurs modernes ont généralement une grande connaissance de la tradition : « En général, écrit Adorno, les grands talents compositionnels se sont aussi approprié une facilité technique considérable pendant leur formation préparatoire. Ils ont appris à manier des matériaux qui ne sont pas leurs matériaux propres et spécifiques, de même que des peintres abstraits affirmés dessinent également de beaux nus. Il est étranger à l’art de croire que le métier de l’artiste est constitué uniquement par ce dont il a besoin pour son expression la plus propre. Les plus productifs sont très souvent ceux qui ont reçu un fond solide de tradition, qui le nourrit autant que leur force s’accroît, dans la mesure où ils s’en détachent102. » Effectivement, on ne peut être critique que si l’on a absorbé la tradition, on ne peut contester un univers que si l’on y a déjà accepté les règles tacites comme le souligne le sociologue Didier Eribon : « Même ceux qui s’efforcent de résister autant que possible aux normes qui régissent l’appartenance à un milieu professionnel, à une corporation, à un métier… doivent d’abord et avant tout les avoir respectées jusqu’à un certain point pour pouvoir bénéficier des moyens d’expression sur lesquels il leur sera possible de prendre appui, et la docilité première […] est, peu ou prou, le support indispensable à toute indocilité103. »
33Comme indiqué précédemment, l’apprentissage de la musique (en privé ou au conservatoire) impose une sévère discipline. On peut penser que cela encourage non pas l’esprit critique mais au contraire la soumission sans discussion aux règles de la tradition. Les écoles de musique produisent ainsi d’excellents élèves (instrumentistes) mais c’est également une école du conformisme. Comment les compositeurs modernes ont-ils pu y échapper (au moins partiellement) ? Deux réponses peuvent être avancées : 1/ le compositeur a eu la chance de fréquenter un (ou plusieurs) enseignant(s) favorisant l’esprit critique de ses élèves ; 2/ l’apprentissage de l’écriture musicale s’est fait en partie (voire en totalité) en autodidacte. Le second cas est semble-t-il plus fréquent que le premier. Le psychologue Todd Lubart mentionne une étude, portant sur 192 individus considérés comme de « grands créateurs », montrant que leurs études n’ont pas été particulièrement brillantes (leur niveau est moyen)104. Bien entendu, cela ne les a pas empêchés de continuer d’étudier seuls. De fait, les cas de compositeurs célèbres ayant une scolarité musicale (études au conservatoire notamment) assez limitée (soit tardive, soit de courte durée) ne sont pas rares : on peut penser à Berlioz, Wagner, Schoenberg, Stravinsky, Varèse ou Boulez105. Cela ne signifie nullement qu’ils n’ont pas étudié un instrument de musique pendant de longues années et qu’ils n’ont pas travaillé l’écriture musicale en autodidacte. Mais l’étude au sein d’une école (d’un conservatoire) des disciplines ayant trait plus spécifiquement à la composition (comme l’harmonie ou l’orchestration) a souvent été de courte durée. On comprend finalement que, pour devenir un compositeur original, il faut acquérir des compétences sans pour autant se soumettre entièrement à la discipline imposée par ses maîtres, assimiler des connaissances et accepter d’incorporer des savoir-faire, puis développer un regard critique à l’égard de ces connaissances et savoir-faire : c’est un peu la quadrature du cercle de l’éducation !
Le compositeur dans la Cité
34Pour développer les dispositions et compétences dont il a été question dans la section précédente, il faut des conditions particulières. Lorsque l’on aborde les conditions de production de la musique (savante ou populaire) en Occident aux xixe-xxe siècles, on évoque une situation bien spécifique qui est celle d’une société de classes (ou d’un État). Cette situation s’oppose radicalement à celle des sociétés primitives, c’est-à-dire des petites sociétés (de quelques centaines de membres) relativement indifférenciées (pas de classes sociales, même s’il peut y avoir des rapports de domination, de la femme par l’homme notamment)106. À propos de la musique de ces sociétés, Jean Molino constate un « cycle court de la production et de la réception : le créateur, qui est souvent en même temps le chanteur musicien, produit son œuvre dans et pour un public spécifique, proche de lui107 ». La musique est de tradition orale, ce qui impose certaines contraintes ayant trait à sa mémorisation : « Produite dans le cycle court de la production orale et inscrite dans la mémoire individuelle et collective, l’œuvre présente des caractéristiques formelles spécifiques qui la distinguent de l’œuvre musicale au sens moderne du mot. L’œuvre est largement soumise aux impératifs de la mnémotechnique et aux contraintes de la mémoire, ce qui conduit à une œuvre courte ou composée d’unités courtes dont on apprend systématiquement les enchaînements et les liaisons108. » Cette contrainte explique la répétitivité de ces musiques (ce qui n’empêche pas parfois une certaine complexité à d’autres niveaux, celui de l’ornementation notamment).
35La situation est bien différente dans les sociétés étatiques occidentales : « Une mutation se produit lorsque l’on passe aux cultures savantes, aux civilisations nées de la révolution néolithique, dans lesquelles se développent la ville, l’État et l’écriture il y a quelque cinq mille ans. Avec elles se définissent les oppositions sur lesquelles repose encore notre culture et qui font des sociétés jusqu’à notre temps des sociétés divisées109. » Ces sociétés sont divisées notamment entre « ceux qui gouvernent » et « ceux qui sont gouvernés », entre les « gens d’en haut » et « les gens d’en bas » : « En face des barbares ignorants, les lettrés, qui vivent du travail des autres, bâtissent une culture séparée de spécialistes, qui est en même temps intellectuelle et morale […]. Ainsi s’opposent la culture des gens d’en bas, culture orale, culture populaire, ignorée et méprisée, et la culture des gens d’en haut, culture écrite, culture savante consciente et assurée de sa valeur110. » Molino ajoute ceci : « deux étapes ont joué un rôle décisif et expliquent en grande partie les différences entre cultures musicales : l’apparition des sociétés stratifiées, qui a donné naissance à deux phénomènes essentiels : l’émergence de musiciens spécialisés et la séparation entre une culture d’en haut et une culture d’en bas […] ; l’invention de l’écriture et, plus généralement, des systèmes de transcription graphique pour les phénomènes sonores, qu’il s’agisse de langue ou de musique111 ». L’invention de la notation musicale est la condition de l’émergence d’une musique plus longue (que l’on n’a pas besoin de mémoriser) et dont l’écriture pourra être d’une plus grande complexité (développements plus longs et complexes, variations plus grandes, harmonie et contrepoint plus complexes également, cf. encadré ci-après).
36Au-delà de cette opposition très générale avec les « communautés restreintes », la place du musicien-compositeur dans une société stratifiée et différenciée varie grandement selon les lieux et les époques, comme l’indique Kalliopi Papadopoulos :
« La place que chaque société réserve à ses musiciens varie au cours du temps et détermine leurs conditions de travail, leurs moyens d’existence et leurs statuts. Elle dépend des représentations sociales de la musique et des musiciens parmi les sciences et les arts. […] Deux grandes tendances se dégagent, au cours des siècles, d’un ensemble de situations très diverses. D’abord, le musicien suscite une admiration croissante ; c’est ainsi que naissent les figures successives du virtuose ou du génie, qui tirent la représentation sociale du musicien vers l’exception et le divin. D’autre part, la profession se fait plus technique. La notation musicale s’impose, on invente de nouveaux instruments et la musique prend son autonomie par rapport aux autres arts. Ainsi, la division du travail parmi les métiers de la musique se généralisera-t-elle et chaque domaine se spécialise112. »
37Kalliopi Papadopoulos divise l’histoire de la profession de musicien (et de compositeur) en deux grandes périodes : de l’Antiquité grecque à la Renaissance, et de la Renaissance à nos jours : « C’est à la Renaissance que s’opère la transition. Le statut du musicien y est progressivement mythifié pendant que la profession connaît un ensemble de transformations, notamment techniques113. » Durant la première période (de l’Antiquité à la Renaissance), « faire de la musique consiste à reprendre, c’est-à-dire “à improviser” ou “à broder”, à partir d’airs déjà connus114 ». La musique se caractérise par la répétition ; l’originalité se situe au niveau non pas de la composition mais de l’interprétation : « l’ornementation constitue le caractère principal de la liberté d’interprétation et de la virtuosité musicale115 ». La musique se transmet encore oralement et « les interprètes sont mis en avant au détriment des compositeurs qui, jusqu’au ixe siècle, restent anonymes116 ». La musique est alors toujours fonctionnelle : « Dans l’Antiquité, toute musique était d’origine sacrée, de caractère religieux et rituel, avec des fonctions morale, sociale et politique117. » Des individus (principalement voire exclusivement des hommes118) font de la musique leur profession et offrent leurs services aux riches qui veulent se divertir. Il y a une minorité de musiciens riches et célèbres (notamment grâce aux concours) ; mais le commun des musiciens vit très modestement et ne bénéficie pas d’un statut social très élevé119.
38La seconde période distinguée par Papadopoulos débute au milieu du xvie siècle : la musique « acquiert simultanément son écriture et son indépendance par rapport aux autres domaines de l’art » ; émerge alors la « figure du compositeur120 ». Les activités d’interprète et de compositeur se différencient (même si elles sont souvent le fait d’un seul et même individu) : progressivement (le processus se stabilise à partir du milieu du xixe siècle), les interprètes se mettent au service des œuvres : « Bien entendu, cette séparation entre créateur et interprète est largement formelle et il est possible de retrouver aujourd’hui des formes de “divinisation” des interprètes et des interprétations, tout comme nous en connaissons quelques créateurs originaux dans l’Antiquité gréco-latine121. » On met en avant le compositeur à partir des xvie-xviie siècles, « reconnaissance qui engendre la figure du génie-créateur, aux côtés du virtuose-exécutant122 ». L’originalité se déplace alors du domaine de l’interprétation vers celui de la composition. On comprend ici que l’originalité du créateur n’est pas favorisée uniquement par le procès d’individuation et de différenciation des activités123, mais également par un déplacement d’attribution de valeur de l’exécution vers la création. S’impose alors progressivement la fidélité à la partition (au texte de la composition si l’on veut)124.
Notation musicale, complexité de l’écriture et esprit critique
Dans l’Antiquité et jusqu’à la fin du Moyen Âge, la musique se transmet oralement. Cependant, un premier système de notation musicale, alphabétique, fait son apparition au ve siècle avant J.-C. : cette notation « s’appuie sur des signes graphiques constitués par des lettres de l’alphabet ou des signes semblables. Ces signes, simples symboles, ne peuvent pas préciser la hauteur des notes. La notation musicale est donc tournée vers le rythme et donne des indications censées aider l’accompagnement du chant125 ». Ce système de notation est conservé jusqu’au Moyen Âge. Au xie siècle, Guido D’Arezzo (992-1050) invente la portée : plusieurs lignes superposées sur lesquelles sont placées les notes de musique (dont les signes évolueront, au cours des siècles suivants, de notes carrées aux notes rondes126). Au départ, la notation sert à la conservation et la transmission des compositions. Le compositeur va ainsi avoir accès à un vaste répertoire de partitions (d’origines géographiques diverses). Mais ensuite la notation devient pour lui un véritable instrument de composition, dont Jean Molino souligne les avantages :
« L’inscription sur une surface permet à la fois retour sur le passé et anticipation de l’avenir. Dans la musique de tradition orale, la notion de correction d’auteur n’a guère de sens : le créateur ne peut pas revenir en arrière, il ne peut pas non plus s’interroger beaucoup sur ce qui va suivre, d’où la structure de répétitions variées que présente l’évènement. Le compositeur – celui qui écrit – a en revanche une vision globale de son œuvre : une vision totale qui se réalise peu à peu, mais aussi une vision qui permet, à chaque instant, de modifier un élément en fonction d’une perspective d’ensemble. Le chanteur-compositeur traditionnel est plus ou moins perdu dans l’instant : le compositeur, grâce à la ruse de l’espace, arrive à mordre sur le temps, à le déployer devant lui dans les deux dimensions du passé et du futur. Ainsi s’explique le caractère irréductiblement nouveau que présentent les œuvres notées et produites dans et par la notation ; elles peuvent être élaborées, construites grâce au jeu des esquisses et au retour incessant sur ce qui a déjà été réalisé. On est ainsi entré dans l’ère de l’écriture musicale, au double sens de notation et de composition écrite : pourrait-il y avoir sans écriture le contrepoint et l’harmonie tels que les connaît la tradition occidentale127 ? »
La notation musicale permet en effet l’élaboration de compositions et de systèmes musicaux de plus en plus complexes, comme le note également Jean-Jacques Nattiez : « Je suis sûr simplement que si des formes élémentaires de contrepoint apparaissent dans certaines sociétés, comme j’ai pu le constater chez les Aïnous, un degré d’organisation plus complexe de ce contrepoint est impossible sans l’intervention du papier et du crayon128. » Outre la complexité favorisée par la notation, l’écriture musicale facilite également l’exercice d’un esprit critique. Dans un chapitre de son ouvrage La raison graphique intitulé « écriture, esprit critique et progrès de la connaissance », Jack Goody fait observer que, « quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail, pris comme un tout ou décomposé en éléments, manipulé en tous sens, extrait ou non de son contexte. Autrement dit, il peut être soumis à un tout autre type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement verbal129 ». L’écriture facilite ainsi la pensée réflexive et l’esprit critique, ce qui facilite également l’innovation130. De même, l’écriture (ou la notation) musicale a sans doute permis la réflexivité vis-à-vis de la tradition musicale ; elle favorise certainement l’usage d’un esprit critique en musique. Cependant, il faut ajouter à cela que les configurations sociales autorisent plus ou moins l’expression de cet esprit critique (l’usage de l’écriture n’est pas une condition suffisante pour produire des œuvres novatrices dans un contexte où l’originalité n’est pas encouragée), comme nous le verrons un peu plus loin.
39Par ailleurs, la notation musicale contribue à marquer la séparation de la musique d’avec les autres arts : « Si la musique se désigne de plus en plus comme un savoir-faire autonome, c’est essentiellement à cause d’une plus nette définition de ses codes, notamment l’apparition et la fixation universellement reconnue de la notation musicale131. » Depuis la Renaissance, émerge un monde musical, c’est-à-dire un monde social composé d’individus spécialisés dont la fonction est d’assurer la production et la diffusion de la musique. Il s’agit d’un espace social relativement autonome vis-à-vis des autres mondes sociaux, en particulier des autres mondes de l’art132. Comme tout monde social, le monde musical est indissociablement :
- une population, comprenant l’ensemble des individus spécialisés dans la production et la diffusion de la musique (auxquels on peut ajouter les individus non spécialisés à leur service, comme le personnel administratif133) ;
- un espace géographique, dont les activités se concentrent dans les lieux de pouvoir (grandes métropoles notamment), et qui est souvent dominé par une capitale musicale (qui rayonne pour la quantité et la qualité de ses productions musicales) ;
- un espace social, c’est-à-dire un espace de positions sociales, à la fois hiérarchisé (une petite élite de musiciens est bien mieux considérée et rémunérée que le commun des musiciens) et différencié (les musiciens et compositeurs sont plus ou moins indépendants vis-à-vis du pouvoir politique, économique ou religieux).
40Chaque monde musical est situé à l’intérieur des frontières d’un État. Et l’ensemble des États forme un système mondial défini par des rapports de hiérarchisation : certains en dominent d’autres, et le sommet de la hiérarchie est généralement occupé par deux ou trois États. Les États se concurrencent en particulier pour l’appropriation des richesses naturelles, mais souvent également pour l’occupation de territoires (colonisation ou expansion territoriale). Et la défense de leurs intérêts s’exerce par la violence (la guerre notamment)134. Les États dominants accumulent des richesses qu’ils peuvent investir dans la production culturelle, y compris la musique (opéra, musique sacrée, etc.). Si en Europe chaque monde musical est délimité par les frontières de son pays, on peut soutenir que les différents mondes musicaux européens sont reliés les uns aux autres, et que les musiciens peuvent offrir leurs services dans d’autres mondes musicaux ou capitales de la musique comme Venise, Vienne ou Paris, qui ont attiré à elles les meilleurs musiciens et compositeurs européens.
41Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que les activités du monde musical sont financées par la classe dominante (noblesse, bourgeoisie, clergé). Ainsi, dans une société étatique, la haute culture est le fruit de l’exploitation des classes dominées (qui produisent les biens et services indispensables pour la reproduction de la vie biologique et sociale) par les classes dominantes (qui consomment ces biens et services plus qu’elles ne les produisent)135. Les compositeurs savants célèbres en Europe aux xixe-xxe siècles bénéficient des rapports de domination sociale entre États et à l’intérieur d’un État, entre classes sociales. Ils occupent en effet le plus souvent une position relativement élevée dans la hiérarchie sociale : issus souvent d’un milieu aisé, ils peuvent gagner leur vie comme musicien (soliste ou au sein d’un orchestre) ou professeur de musique (au service d’une école de musique ou en donnant des cours particuliers aux enfants de la classe dominante). Ils jouissent donc de conditions matérielles d’existence relativement confortables. Il faut ajouter à cela que la plupart des compositeurs célèbres sont des hommes qui bénéficient donc des rapports de domination masculine : la prise en charge des tâches domestiques et de l’éducation des enfants par l’épouse offre du temps libre pour la composition ; et le soutien accordé par l’épouse à son mari est également déterminant, notamment pour la confiance en soi136.
42Les compositeurs savants jouissent ainsi de conditions matérielles d’existence relativement privilégiées, bénéficiant des rapports de domination sociale (entre États ou entre classes sociales) et de domination masculine (exploitation des femmes). Ce sont les conditions de possibilité d’une musique savante, c’est-à-dire de haute (voire très haute) qualité. Quant à l’originalité de la musique, la thèse défendue ici137 est celle d’un lien entre la possibilité de produire une œuvre originale (ou novatrice) et l’indépendance relative du compositeur vis-à-vis de toute forme d’autorité et de pouvoir (politique, religieux, économique) qui pourrait imposer sa volonté sur (ou simplement limiter) ses choix artistiques. C’est sans doute la condition la plus déterminante d’un libre exercice de son esprit critique – ou plus exactement de sa disposition critique – sur la tradition musicale de son temps. À cet égard, l’indépendance conquise par les compositeurs aux xviiie-xixe siècles (en Europe) vis-à-vis des pouvoirs aristocratiques et religieux (ce qui est le cas de compositeurs comme Mozart, Beethoven ou Schubert, cf. encadré ci-dessous), a été déterminante dans l’histoire de la musique. Cette condition nouvelle (sans oublier la maîtrise de l’écriture musicale et la valorisation de l’originalité dans la création) a permis la multiplication des innovations et l’accélération de l’évolution du langage musical. Cependant, cette indépendance est toujours relative : la conquête de l’autonomie (au sens d’indépendance) semble être une lutte sans fin.
La vie de bohème de Schubert
J’ai évoqué précédemment l’éducation musicale de Franz Schubert. Je vais reprendre sa trajectoire là je l’avais interrompue afin d’illustrer les conditions sociales de production d’une musique savante originale. Schubert quitte finalement l’école et le foyer de son père à la fin de l’année 1816 pour s’installer chez son ami Schober (où il vit de décembre 1816 à septembre 1817) : « Voici donc Schubert, par la grâce d’un ami, libre pour la première fois. Libre de quoi ? De l’assujettissement d’un métier qu’il n’aime pas et d’une vie familiale qui, sans être dramatique, est certainement un peu oppressante. Libre pour quoi ? Pour composer bien sûr, en toute tranquillité d’esprit. […] Peut-être Schubert espère-t-il aussi qu’étant désormais un musicien libre (comme l’a déjà été avant lui Mozart, et comme l’est alors Beethoven) il pourra, lui aussi, réussir à vivre sous peu de son activité musicale138. » Seulement, contrairement à Mozart et Beethoven, Schubert n’est pas un instrumentiste virtuose et ne peut donner de concerts en soliste. On a ainsi des témoignages qui nous laissent penser que ses compétences techniques étaient assez limitées : par exemple, un élève de Hummel (Ferdinand Hiller) a écrit que « le jeu de Schubert, en dépit d’une facilité non insignifiante, était bien loin d’être magistral » et que « Schubert manquait de technique139 ». Brigitte Massin indique aussi que « la technique lui fait parfois défaut au point de l’arrêter dans l’exécution de ses propres œuvres » ; elle conclut en disant que Schubert est « bon pianiste donc, mais sans plus140 ! » Il lui faudra donc trouver d’autres moyens de gagner sa vie.
Toujours est-il qu’Alfred Einstein considère Schubert comme « le premier musicien indépendant du xixe siècle, après Beethoven qui avait ouvert la voie141 ». Massin soutient la même thèse : « La situation de Schubert est […] historiquement nouvelle. Musicien libre, à l’instar de ses deux aînés qu’il vénère, il est le premier qui prétende assurer son existence et la justifier uniquement par le fait qu’il soit compositeur142. » Mais s’il ne dépend ni de l’Église ni de l’aristocratie, Schubert dépend en partie de ses éditeurs : « Ce n’est plus de protecteurs qu’il dépend, c’est des éditeurs ; tragique dépendance […]. Le besoin intérieur qui le pousse à créer en toute liberté prend un caractère si impérieux qu’il rejette toutes les attaches qui lui eussent procuré une existence bourgeoise sûre, au grand désespoir et peut-être même en dépit de la violente opposition de son père. Mais, comme il n’a ni la célébrité de Beethoven, ni son intransigeance, il tourne au bohème et le reste jusqu’à la fin de sa vie, malgré quelques tentatives pour se “ranger” en obtenant une place de chef d’orchestre, de directeur de la musique ou de vice-maître de chapelle143. » Les éditeurs à qui il s’adresse espèrent bien entendu en tirer un certain profit pécuniaire : « ce que les éditeurs voulaient de lui, c’était tout simplement de la musique de bon débit, qui leur permit de faire des affaires144 ». Schubert propose certaines compositions anciennes, à commencer par le Roi des aulnes en 1817 à Breitkopf et Härtel (maison située à Leipzig) qui la refuse145. Il est important de souligner que le compositeur tente de publier des œuvres déjà écrites (pour lui), autrement dit, il n’écrit pas à destination du marché de l’édition. Ce n’est pas un compositeur « commercial » ; il tente de profiter de l’existence de ce marché pour gagner un peu d’argent (comme l’a fait avant lui Beethoven), mais il reste durant toute sa vie un compositeur relativement autonome vis-à-vis du commerce de la musique. Schubert tente de publier ses meilleures œuvres mais sans grand succès : « nulle des grandes œuvres instrumentales sérieuses de Schubert ne fut imprimée146 ». On accepte de publier principalement des lieder. Et bon nombre de ses compositions ne seront publiées et exécutées qu’après sa mort.
Schubert mène une vie de bohème, mais comme le note très justement Marcel Schneider, « rien ne coûte plus cher que la vie de bohème : on est la proie des cafés et des restaurants. […] Il n’a jamais souffert de la faim ni de la gêne comme le prétend la légende. S’il n’avait jamais d’argent devant lui, c’est qu’il le dépensait au fur et à mesure, et aussi largement pour ses amis que pour lui147 ». Schubert n’est donc pas pauvre même s’il vit dans la précarité (pas de logement ni d’emploi rémunéré stable). Il peut heureusement compter sur le soutien de ses amis : « Environné d’amis, il le fut ; joyeux buveurs ils le furent souvent ensemble ; mais l’amitié pour Schubert a toujours été une chose sérieuse. […] L’amitié n’a de sens pour lui que dans la mesure où elle est le résultat d’une communion dans l’art et un moyen de progression commune dans la connaissance148. » Ces derniers, fervents admirateurs de son œuvre, organisent des soirées musicales (appelées « schubertiades »), contactent des éditeurs, et l’hébergent quand il en a besoin (il vit ainsi à plusieurs reprises chez son ami Schober). Schubert peut aussi gagner un peu d’argent en donnant des cours de musique. Sans jamais vivre dans la pauvreté, Schubert aura toutefois quelques problèmes financiers. À cela s’ajoute les problèmes de santé : en 1823, il tombe malade de la syphilis, maladie qui le tuera cinq ans plus tard. En outre, même s’il a eu plusieurs histoires sentimentales, il est resté célibataire toute sa courte vie (en partie parce qu’il n’avait pas de situation stable).
Schubert est né et a principalement vécu à Vienne, qui est alors la capitale européenne de la musique. Cependant, la société viennoise est à cette époque peu libérale, on tolère mal les intellectuels critiques qui sont surveillés (et parfois emprisonnés). Brigitte Massin parle de « l’asphyxie [qui] menace les milieux intellectuels de la ville » ; ces derniers sont donc condamnés à créer des petits groupes qui se réunissent discrètement (voire secrètement) : « la formation, à l’époque de Schubert, de petits groupes plus ou moins clandestins, et qui communiquent entre eux de manière intermittente […], qui permettent à leurs membres de résister à la suffocation ambiante. Ces petits groupes chaleureux deviennent vite le lieu de la vraie vie en marge de la vie réelle. Parmi eux le cercle des “schubertiades” où presque tous les amis de Schubert se montrent […] ou se révéleront par la suite des oppositionnels au système Metternich149 ». Schubert sera même arrêté par la police en même temps que le poète dissident Johann Senn (qui fera de la prison) même si cela sera sans suites.
En bref, même si Schubert a tenté de se faire connaître auprès du public distingué (en composant plusieurs opéras notamment), il est resté relativement en marge du monde musical viennois et de la bonne société en général. Il a conservé (volontairement ou malgré lui) une grande autonomie (au sens d’indépendance) vis-à-vis du pouvoir (religieux ou politique) et du marché de la musique (édition musicale), ce qu’il a payé au niveau de ses conditions matérielles d’existence (qui sont restées assez précaires).
*
43En conclusion, dans ce chapitre, j’ai tenté de mettre en lumière le lien entre la valeur d’une production musicale et ses conditions de production, en particulier entre la qualité et l’originalité d’une œuvre retenue par l’Histoire et ses conditions sociales de possibilité. Ainsi, un compositeur savant original doit développer des dispositions, partagées universellement (créativité) ou moins fréquemment (goût de la solitude, persévérance, autodiscipline, confiance en soi, disposition critique), ainsi que des compétences spécifiques (maîtrise de l’écriture musicale, connaissance des œuvres du passé et de l’orchestration). Ces dispositions et compétences sont développées au cours de l’apprentissage de la musique (au sein de la famille et/ou dans une école de musique). Il semblerait d’ailleurs que le niveau de compétence soit directement lié à la précocité et l’intensité de la pratique musicale. Toutefois, le développement d’une disposition musicale critique (remise en cause des règles de la tradition) serait le produit d’une éducation un peu hors-norme, le compositeur original ayant eu une formation singulière et plutôt laborieuse au sein des institutions académiques (apprentissage dans une école de musique assez tardif ou limité, études de l’écriture en autodidacte), ou il a eu la chance de fréquenter un professeur ayant favorisé ce type de disposition. Une fois ses études musicales achevées, le compositeur savant original a été en mesure d’user pleinement de ses dispositions et compétences : il a généralement bénéficié de conditions matérielles d’existence privilégiées (en vivant dans un État dominant, en appartenant aux classes dominantes et en étant de sexe masculin), et il a joui d’une certaine autonomie au sens d’indépendance (vis-à-vis de toutes formes d’autorité ou de pouvoir).
Notes de bas de page
1 N. Chomsky, Réflexions sur l’université, Paris, Raisons d’agir, 2010, p. 39.
2 J. Huxley, L’homme, cet être unique, Paris, Oreste Zeluck, 1947 [1941], p. 7.
3 Les termes « inné » et « acquis » sont certainement discutables ; il conviendrait sans doute de les remplacer par « influences génétiques » et « influences environnementales ».
4 E. Fromm, La conception de l’homme chez Marx, Paris, Payot, 2010 [1966], p. 41.
5 Y. Quiniou, L’homme selon Marx. Pour une anthropologie matérialiste, Paris, Kimé, 2011, p. 56.
6 N. Élias, Théorie des symboles, Paris, Le Seuil, 2015 [1991], p. 18-19.
7 Ibid., p. 21.
8 Ibid., p. 24.
9 Cf. notamment N. Chomsky, Le langage et la pensée, Paris, Payot, 2001 [1968].
10 N. Élias, Théorie des symboles, op. cit., p. 24.
11 Ibid., p. 52-53. Norbert Élias écrit que « la nature humaine ne fournit que le potentiel » pour parler une langue ; lors de son apprentissage « chaque être humain active le potentiel langagier […], ce potentiel doit être activé au moment approprié du processus de maturation de l’enfant » (ibid., p. 80).
12 J. Huxley, L’homme, cet être unique, op. cit., p. 16.
13 Ibid., p. 44-45.
14 E. Fromm, Aimer la vie, Paris, Épi, 1988 [1983], p. 86.
15 Ibid., p. 100.
16 Ibid.
17 J. Huxley, L’homme, cet être unique, op. cit., p. 46-47.
18 N. Élias, Théorie des symboles, op. cit., p. 77.
19 Ibid., p. 238-239.
20 Comme l’écrivait Marx, l’homme « ne peut s’isoler que dans la société », autrement dit, selon Yvon Quiniou, « l’existence solitaire (ou singulière) elle-même est un produit social » (Y. Quiniou, L’homme selon Marx, op. cit., p. 46). Je reviendrai plus loin sur ce point.
21 Ibid., p. 56. Il est possible par exemple que le cerveau d’un individu soit plus sensible aux sons qu’aux couleurs (on parle bien également de mémoire visuelle ou auditive plus développée chez certains), ce qui pourrait expliquer que l’on soit prédisposé à s’intéresser à la musique plus qu’à la peinture. Cela ne dit rien sur les différences de capacités (naturelles) ; simplement cela est à prendre en compte dans la détermination des centres d’intérêt des individus. Il va de soi que souscrire à cette thèse, ce n’est en rien accepter la théorie du « don » (naturel)…
22 E. Fromm, La conception de l’homme chez Marx, op. cit., p. 66.
23 Ibid., p. 82.
24 Ibid., p. 84. Erich Fromm rappelle à la fin de son ouvrage que l’humanisme est « un système centré sur l’homme, son intégrité, son développement, sa dignité, sa liberté. Sur le principe que l’homme n’est pas un moyen pour parvenir à tel ou tel but mais qu’il porte en soi sa propre fin » (ibid., p. 112).
25 N. Chomsky, Réflexions sur l’université, op. cit., p. 21.
26 On peut parler de la créativité comme d’une capacité ou la considérer aussi comme une disposition : le désir de créer, qui peut même devenir (comme c’est généralement le cas des grands compositeurs savants) une véritable passion pour l’écriture musicale.
27 N. Chomsky, Langue, linguistique, politique. Dialogues avec Mitsou Ronat, Paris, Flammarion, 1977, p. 92.
28 S. Gut, Aspects du lied romantique allemand, Arles, Actes Sud, 1994, p. 98.
29 Comme l’écrit Erich Fromm : « Sans ascèse nous n’excellerons en rien ; ce que nous faisons uniquement lorsque nous y sommes disposés peut être un passe-temps agréable ou divertissant, mais nous ne deviendrons jamais des maîtres dans cet art » (E. Fromm, L’art d’aimer, Paris, Épi, 1968 [1956], p. 128). Bertrand Russell défend également qu’il « n’y a pas de grande œuvre possible sans un travail persistant » (B. Russell, La conquête du bonheur, Paris, Payot, 2001 [1930], p. 59).
30 « Si l’on vise un résultat rapide, jamais on n’apprend un art » (E. Fromm, L’art d’aimer, op. cit., p. 129).
31 C. Dejours, Travail vivant. 1 : Sexualité et travail, Paris, Payot, 2013 [2009], p. 27.
32 Ibid., p. 29.
33 Ibid., p. 39-40.
34 Ibid., p. 40.
35 Selon Fromm, la discipline doit être intérieure (autodiscipline) et non venir de l’extérieur : « Il est essentiel que la discipline ne soit pas pratiquée comme une règle s’imposant du dehors, mais qu’elle devienne une expression de notre volonté propre, qu’elle soit ressentie comme plaisante, et qu’on s’accoutume progressivement à un style de vie dont on finirait par regretter l’absence si on cessait de le mettre en pratique » (E. Fromm, L’art d’aimer, op. cit., p. 131).
36 P. Brenot, Le Génie et la Folie en peinture, musique, littérature, Paris, Odile Jacob, 2011 [2007], p. 49.
37 Ibid., p. 50.
38 M. Schneider, Schubert, op. cit., p. 23.
39 Fromm pense qu’une disposition indispensable pour pratiquer un art est « un suprême souci de maîtriser son art. Si l’art ne revêt pas une importance exceptionnelle, celui qui est novice en la matière ne l’apprendra jamais » (E. Fromm, L’art d’aimer, op. cit., p. 130).
40 Selon Erich Fromm, la concentration est une disposition rare dans notre société qui « conduit à un mode de vie dispersé et diffus » ; la plupart des gens font plusieurs choses à la fois, et « ce manque de concentration apparaît clairement dans notre difficulté à être seul avec nous-mêmes » (ibid., p. 129). Il y a donc un lien entre concentration et goût de la solitude : « L’étape la plus importante dans l’apprentissage de la concentration est d’apprendre à rester seul avec soi-même, sans lire, sans écouter la radio, sans fumer ni boire. En effet, être capable de se concentrer signifie être capable de rester seul avec soi-même » (ibid., p. 132).
41 M. Schneider, Schubert, op. cit., p. 26.
42 Pierre Boulez in M.-C. Gambart, Pierre Boulez, Le geste musical, Paris, Docside/Centre Pompidou, 2010.
43 Ibid.
44 Ibid. Mais on ne dit pas qu’il était homosexuel et donc que le projet de fonder une « famille » ne se posait sans doute pas.
45 D’ailleurs, Schubert a pu lui-même souffrir d’un excès de solitude : « Dans ces jours du début de 1824, où Schubert achève peut-être les derniers lieder de La belle meunière, un vide relatif s’établit autour de lui, absence des amis, déceptions autour des schubertiades, difficulté de parvenir à l’âge adulte, de s’établir dans une vie de responsabilités. Schubert reste seul au milieu d’amis qui, eux, choisissent […] des voies qui leur assureront une situation d’avenir » (B. Massin, Schubert, op. cit., p. 280).
46 C. Dejours, Travail vivant 2 : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2013 [2009], p. 127.
47 Chomsky (après Rousseau) défend ainsi que « la caractéristique essentielle et véritablement déterminante de l’homme réside dans sa liberté » (N. Chomsky, Raison et liberté, Sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels, Marseille, Agone, 2010, p. 9).
48 Y. Quiniou, L’homme selon Marx, op. cit., p. 69-70.
49 Notons que la disposition critique, comme les autres dispositions, n’est pas nécessairement transposable à d’autres domaines d’activité (on développe un esprit critique pour la musique mais pas forcément pour la politique par exemple).
50 N. Élias, Écrits sur l’art africain, op. cit., p. 21. Le sociologue parle également de « l’absence de retour sur soi ».
51 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 253.
52 Vanessa Codaccioni me fait justement remarquer qu’il y a des degrés de « subversion des règles » qui tiennent au « coût » de la contestation et du type de contestation.
53 L’oreille intérieure est une « imagerie auditive qui est la faculté d’entendre la musique dans son imagination » (A. Schoenberg, Fondements de la composition musicale, Paris, Lattès, 1987 [1967], p. 139). À ne pas confondre avec l’oreille absolue (capacité de déterminer une hauteur sans l’aide d’une note de référence).
54 N. Élias, Mozart, Sociologie d’un génie, Paris, Le Seuil, 1991, p. 104.
55 P.-M. Menger, Le paradoxe du musicien, Le compositeur, le mélomane et l’État dans la société contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2001 [1983], p. 54.
56 K. Papadopoulos, Profession musicien : un « don », un héritage, un projet ?, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 137.
57 Ibid., p. 138.
58 Ibid., p. 121.
59 Cf. l’étude de Claude Thélot sur les compositeurs de « génie » du xve au xxe siècle (C. Thélot, L’origine des génies, op. cit), celle de Frederic Scherer sur les compositeurs célèbres aux xviiie et xixe siècles (F. Scherer, Quarter Notes and Bank Notes. The Economics of Music Composition in the Eighteenth and Nineteenth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2004), et celle de Pierre-Michel Menger sur les compositeurs français de la seconde moitié du xxe siècle (P.-M. Menger, Le paradoxe du musicien, op. cit.).
60 C. Vidal, Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie ?, Paris, Le Pommier, 2010, p. 15.
61 Ibid., p. 16.
62 P. Kivy, The Possessor and the Possessed. Handel, Mozart, Beethoven, and the Idea of Musical Genius, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 178.
63 Ibid., p. 217. Norbert Élias ne croit pas du tout en l’existence d’une telle propriété : « Il est pourtant absolument exclu qu’un être humain puisse présenter une disposition naturelle inscrite dans les gènes correspondant à quelque chose d’aussi artificiel que la musique mozartienne. […] Pas plus que cette capacité de composer, il ne peut avoir été doté par nature de la capacité de jouer des nombreux instruments compliqués de son époque » (N. Élias, Mozart, op. cit., p. 89).
64 A. Robinson, Genius, A Very Short Introduction, New York, Oxford University Press, 2011. Voir également N. Andreasen, The Creative Brain. The Science of Genius, New York, Plume, 2006.
65 On pourrait d’ailleurs défendre que la charge de la preuve incombe à ceux qui défendent l’existence d’un phénomène extraordinaire et donc aux tenants de l’existence du « génie » de nous démontrer son origine naturelle.
66 E. Fromm, L’art d’aimer, op. cit., p. 19.
67 Ainsi, à propos des musiciens d’orchestre, Hyacinthe Ravet écrit ceci : « Les gestes, les habitudes et les routines, résultent d’un apprentissage instrumental “par corps” [Sylvia Faure] et de l’expérience acquise dans le jeu orchestral ; si chaque geste nécessitait une réflexivité de chaque instant, le musicien ne pourrait jouer » (H. Ravet, L’orchestre au travail. Interactions, négociations, coopérations, Paris, Vrin, 2015, p. 275).
68 B. Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats, Ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2005, p. 53.
69 Ibid.
70 Ibid., p. 54.
71 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 117. Ces caractéristiques physiques sont souvent le produit d’un milieu social. Quant à l’oreille musicale, elle est directement liée à l’environnement musical familial (ce qui favorise là encore les enfants de musiciens professionnels).
72 Ibid., p. 118.
73 B. Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats, op. cit., p. 54.
74 Voir la très belle étude de Loïc Wacquant, qui écrit ceci : « L’entraînement du pugiliste est une discipline intensive et éreintante – d’autant plus que le club est d’un haut niveau et l’entraîneur plus exigeant sous l’apparence de ne rien demander – qui vise à transmettre de façon pratique, par incorporation directe, une maîtrise pratique des schèmes fondamentaux (corporels, émotionnels, visuels et mentaux) de la boxe. Ce qui frappe d’entrée, c’est son caractère répétitif, aride, ascétique : ses différentes phases se répètent à l’infini, jour après jour, semaine après semaine, avec des variations infimes » (L. Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2002, p. 61).
75 B. Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats, op. cit., p. 55.
76 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 129.
77 Ainsi Norbert Élias note à propos de Mozart : « l’implacable discipline que lui avait imposée son père portait ses fruits. Elle se changea en autodiscipline » (N. Élias, Mozart, op. cit., p. 14).
78 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 129. Il doit résister à une « pression psychologique » durant ses études mais également durant sa carrière, l’auteure parle ainsi du stress et de l’anxiété des musiciens professionnels (ibid., p. 130).
79 Ibid., p. 131.
80 Ibid., p. 149.
81 On pourrait penser qu’il en va de même pour toute formation professionnelle. Le problème ici est que les candidats ont parfois sacrifié en partie leurs études générales ; s’ils échouent aux concours des conservatoires, ils peuvent très bien se retrouver dans une situation très problématique (comme les sportifs). Le système est donc plus violent encore pour ces individus qui se sont pliés à une discipline sévère et ont consacré un temps énorme à l’apprentissage d’un savoir-faire qui est loin de leur assurer un bel avenir professionnel. En tout état de cause, les études musicales prennent beaucoup de temps et en laissent d’autant moins pour se cultiver dans les autres disciplines. Cependant, la plupart des compositeurs célèbres ont fait des études générales, parfois jusqu’à l’université. Durant la période considérée par Frederic Scherer, étudier à l’université est très rare, mais 114 compositeurs sur 646 (soit 17,6 %) ont poursuivi des études supérieures (F. Scherer, Quarter Notes and Bank Notes, op. cit., p. 81). Ils ont un niveau d’étude plus élevé que la moyenne.
82 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 134-135.
83 Ibid., p. 104.
84 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 30.
85 Ibid.
86 Ibid., p. 31. On remarquera que le père de Schubert ne prend pas la peine d’enseigner le violon à sa fille…
87 Ibid., p. 32.
88 Ignaz Schubert, Souvenirs, ibid., p. 33.
89 Ibid., p. 40.
90 Ibid., p. 41.
91 Ibid., p. 40. L’amitié avec Joseph Spaun est déterminante dans la trajectoire de Schubert : « L’amitié de Spaun, fidèle jusqu’à la mort du musicien, sera une perpétuelle source d’enrichissement pour Schubert, par la générosité qu’elle implique. Spaun n’aura de cesse de mettre en contact Schubert avec d’autres de ses amis, de ses relations » (ibid., p. 44).
92 Ibid., p. 46.
93 Ibid.
94 Ibid., p. 53.
95 Franz Schubert rentre durant les vacances chez ses parents où il participe au quatuor familial (avec son père et ses deux frères aînés) ; il composera d’ailleurs régulièrement de la musique pour cet ensemble. Mais la passion pour la musique, et plus particulièrement la composition, aurait été source de tensions entre le père et le fils et Brigitte Massin évoque une dispute possible en 1811 à ce propos (le père aurait eu peur que son fils néglige ses études générales). Pourtant à cette époque ses résultats sont très bons (ibid., p. 59).
96 Ibid., p. 67.
97 Ibid., p. 69.
98 Ibid., p. 71.
99 Ibid., p. 76.
100 Ibid., p. 77.
101 P. Boulez, J.-P. Changeux et P. Manoury, Les neurones enchantés. Le cerveau et la musique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 159. Il affirme dans le même entretien : « Soit on se sent bien dans le cocon dans lequel on a été élevé, soit on se révolte contre lui » (ibid.).
102 T. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Genève, Contrechamps, 1994 [1962], p. 193.
103 D. Eribon, La société comme verdict, Paris, Flammarion, 2014 [2013], p. 113.
104 T. Lubart, Psychologie de la créativité, op. cit., p. 29.
105 On a vu à propos de Schubert que ses études musicales (au Konvikt) ont été interrompues avant leur terme, ce qui est une piste pouvant expliquer la préservation de sa disposition critique.
106 À propos de la musique dans ces « communautés restreintes », Jean Molino précise que « l’attitude esthétique est présente dès les premières formes d’activité musicale » (J. Molino, Le singe musicien, Sémiologie et anthropologie de la musique, Arles, Actes Sud, 2009, p. 292). Autrement dit, le jugement esthétique est universel, y compris dans les situations d’écoute d’une musique fonctionnelle.
107 Ibid., p. 293.
108 Ibid.
109 Ibid., p. 152-153.
110 Ibid., p. 154.
111 Ibid., p. 197.
112 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 17.
113 Ibid., p. 18.
114 Ibid., p. 21.
115 Ibid., p. 19.
116 Ibid., p. 22.
117 Ibid., p. 23.
118 « Dans la Grèce classique et hellénistique, une femme respectable ne fait pas de la musique sa profession. Certes, il ne lui est pas interdit de chanter et de jouer d’un instrument pour son divertissement personnel, à condition qu’il s’agisse d’un instrument à cordes et non à vent, comme l’aulos. Seules les courtisanes, louées pour égayer les banquets ou les fêtes qui réunissent des hommes, font de la musique une activité lucrative. Mais jamais aucune d’entre elles n’a accès au monde des concours, réservés exclusivement aux artistes masculins » (ibid., p. 25).
119 Ibid., p. 31.
120 Ibid., p. 19.
121 Ibid.
122 Ibid., p. 23.
123 Parallèlement, l’art musical se sépare progressivement des autres activités culturelles.
124 Différentes innovations favorisent d’ailleurs la précision des exécutions, notamment l’adoption d’indications de plus en plus précises sur la partition et l’invention du métronome en 1816.
125 Ibid., p. 58-59.
126 La barre de mesure n’apparaîtra qu’à la fin du xvie siècle.
127 J. Molino, Le singe musicien, op. cit., p. 295-296. Sur ce point, voir également L. Meyer, Music, The Arts and Ideas, op. cit., p. 123. Autrement dit : « La notation écrite, l’écrit en général apparaît alors comme une condition et une possibilité d’écriture » (F. Escal, Espaces sociaux, espaces musicaux, Paris, Payot, 1979, p. 144).
128 J.-J. Nattiez, Le combat de Chronos et d’Orphée, op. cit., p. 204.
129 J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éd. de Minuit, 1979 [1977], p. 96-97.
130 Ibid., p. 103.
131 K. Papadopoulos, Profession musicien, op. cit., p. 58.
132 Et cet espace se différencie également au niveau interne, en distinguant progressivement des fonctions musicales bien distinctes : interprète qui ne se confond plus avec celle du compositeur comme évoqué précédemment, mais également à partir des xviiie-xixe siècles, les fonctions de critique et d’éditeur.
133 Howard Becker soutient qu’un « monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art » (H. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982], p. 58).
134 Ce qui peut expliquer que les rapports entre États sont fondés encore principalement sur la violence est l’arbitraire de l’occupation d’un territoire par un groupe humain. Elle est officiellement justifiée par le droit du premier occupant mais c’est totalement arbitraire (après tout on pourrait défendre qu’un groupe humain présent sur un territoire depuis des siècles devrait céder la place aux autres !). Toute la population pense qu’il est légitime d’occuper la place (géographique) qu’elle occupe et s’oppose donc, de fait, à l’installation d’autres groupes. Finalement, le nationalisme n’est qu’une forme extrême de prise de position visant à légitimer l’occupation d’un territoire (on défend « son » pays, propriété transmise de génération en génération). La guerre entre nations réveille ou accentue ce sentiment d’appartenance à un groupe humain et le désir de défendre un territoire.
135 Cf. B. Russell, Éloge de l’oisiveté, Paris, Allia, 2004 [1932], p. 33-34. Russell a certainement raison lorsqu’il soutient que l’exploitation n’est plus du tout une nécessité aujourd’hui pour produire les arts et la culture, l’industrialisation permettant de libérer très largement l’Homme du travail ingrat mais indispensable pour sa survie et sa vie sociale.
136 Schubert n’a pas bénéficié du rapport de domination masculine dans la sphère privée étant resté célibataire toute sa courte vie.
137 Pour plus de détails, cf. L. Denave, Les terres fertiles de la création musicale. Les conditions sociales de possibilité d’une œuvre musicale, de Bach à Boulez, Château-Gontier, Aedam Musicae, 2015, chap iii (« Conditions sociales de possibilité d’une musique savante originale »).
138 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 127-128.
139 Ibid., p. 128-129.
140 Ibid., p. 129.
141 A. Einstein, Schubert, portrait d’un musicien, Paris, Gallimard, 1958 [1951], p. 172.
142 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 130. Massin précise que Schubert se pense comme « compositeur libre » (ibid., p. 131).
143 A. Einstein, Schubert, op. cit., p. 173.
144 Ibid., p. 306-307.
145 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 133.
146 A. Einstein, Schubert, op. cit., p. 307.
147 M. Schneider, Schubert, op. cit., p. 65.
148 B. Massin, Schubert, op. cit., p. 97.
149 Ibid., p. 13.
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