Introduction à la première partie. Toute sociologie de l’art repose sur une théorie esthétique
p. 13-15
Texte intégral
« If there is to be a sociology of art, what we need is a sociology of the aesthetic, not the sociology of the illusion of the aesthetic. »
Nick Zangwill1.
1Lorsqu’un historien de la musique sélectionne les compositeurs qu’il veut faire figurer dans son ouvrage d’histoire, il s’appuie sur l’analyse de leurs œuvres et considère son jugement comme objectif. L’idée d’un jugement esthétique objectif, qui est loin d’aller de soi, est présentée par Boris de Schlœzer ainsi : « La question est de savoir si, lorsque je dis que telle œuvre est belle […] mon jugement ne porte que sur mon impression ou sur certains caractères inhérents à l’objet lui-même. Autrement dit, la valeur esthétique appartient-elle en propre à l’objet en ce sens que l’œuvre belle diffère en sa structure même de toute autre œuvre privée de beauté, ou bien cette valeur est-elle simplement conditionnée par mes goûts, ma sensibilité, la mode, etc.2 ? » Si l’idée de jugement esthétique objectif était acceptée par le sociologue, il pourrait alors tenter de déterminer les conditions sociales de l’œuvre jugée : comprendre notamment, en étudiant son contexte de production, pourquoi elle est de plus grande valeur esthétique que d’autres œuvres non retenues par l’historien de la musique.
2Cependant, la plupart des sociologues de l’art aujourd’hui refusent de reconnaître qu’un jugement esthétique peut être objectif et fondé sur la réalité des productions artistiques3. Ils reprennent ainsi (sans toujours le dire explicitement) les thèses esthétiques subjectivistes et antiréalistes qui dominent la production philosophique contemporaine. Le philosophe Sébastien Réhault présente l’antiréalisme esthétique de la façon suivante : « On est souvent tenté de penser que le réalisme n’est pas de mise en esthétique : aucun objet ne serait réellement beau, laid, délicat, tragique ou équilibré. Cette thèse ontologique, qui consiste à nier la réalité des propriétés esthétiques, repose généralement sur le constat des difficultés épistémiques que soulève le jugement de goût, notamment quand il s’applique aux œuvres d’art. L’antiréalisme esthétique est une thèse très répandue, à tel point qu’elle passe parfois pour être une simple question de bons sens4. » Il est vrai que cette thèse peut être séduisante : « À la décharge de l’antiréaliste, on ne peut nier qu’il est parfois difficile de parvenir à un accord dans l’application des prédicats qui servent à exprimer les propriétés esthétiques. Dès lors, on en arrive facilement à l’idée que les propriétés esthétiques n’ont rien d’objectif. Un jugement attribuant une propriété esthétique à un objet semble toujours discutable, même quand il concerne des œuvres aussi célèbres et admirées que le sont la Vue de Delft de Vermeer ou le White Album des Beatles. Bien souvent, ce type de jugement apporte avec lui une impression d’arbitraire : il semble n’être que l’expression des états du sujet qui l’énonce et le reflet de ses préférences subjectives5. » L’antiréalisme donne une explication de nos désaccords esthétiques, cependant il pose un problème sérieux, « il fait de nous des créatures profondément irrationnelles en matière esthétique : si l’antiréalisme est correct, toutes nos discussions esthétiques sont vaines et l’activité consistant à tenter de justifier nos jugements esthétiques est parfaitement stérile et absurde6 ».
3Toute sociologie de l’art repose sur une théorie7 (ou des thèses) esthétique(s). Le reconnaître nous amène à exposer clairement les présupposés philosophiques sur lesquels elle repose. Il ne s’agit pas de se substituer aux philosophes de métier mais de rendre compte le mieux possible de l’état actuel des connaissances sur le sujet et de renvoyer le lecteur aux ouvrages cités pour plus de précisions. Ainsi, je vais reprendre et appliquer à la musique certains arguments du réalisme esthétique (chapitre i) présentés dans les travaux de philosophie analytique de l’art (notamment ceux de Carroll, Levinson, Pouivet, Réhault, Zangwill et Zemach). Il s’agit de l’approche la plus convaincante justifiant l’objectivité des jugements esthétiques fondés sur la réalité des propriétés esthétiques d’une œuvre d’art. Il sera ensuite possible de définir les critères sur lesquels repose une évaluation (musicologique), en séparant la valeur esthétique (la qualité et l’originalité) d’une œuvre musicale, de sa valeur instrumentale (au sens philosophique du terme, c’est-à-dire ce qui peut produire des effets sur l’auditeur ou lui être utile, en particulier les valeurs morale et politique). Dans le chapitre suivant (chapitre ii), je donnerai quelques éléments socio-historiques permettant d’établir un lien entre la valeur d’une œuvre musicale et ses conditions de production, autrement dit, sur les conditions d’une musique savante (c’est-à-dire de haute qualité) et originale (ou novatrice). Il s’agira en l’occurrence de se pencher, d’une part, sur l’apprentissage du compositeur (au cours duquel il développe les dispositions et compétences indispensables à la création d’une production musicale savante originale) et, d’autre part, sur les conditions de travail (et, plus généralement, de vie) du compositeur une fois ses études musicales achevées.
Notes de bas de page
1 N. Zangwill, Aesthetic Creation, New York, Oxford University Press, 2012 [2007], p. 177.
2 B. de Schlœzer, Comprendre la musique. Contributions à la Nouvelle Revue française et à la Revue musicale (1921-1956), Rennes, PUR, 2011, p. 129.
3 Ils défendent ainsi une « thèse subjectiviste » : « Selon cette thèse, les énoncés esthétiques ne servent pas à décrire des propriétés d’objets dont nous pourrions avoir une connaissance objective, ils ne font que constater l’effet produit en nous par ces objets. Pour un subjectiviste, les énoncés esthétiques n’ont pas vraiment de conditions de vérité : ils ne sont ni vrais ni faux – ce qui est une autre façon de dire qu’ils se valent tous et que toute discussion à leur sujet est vaine. Le refrain est bien connu : en esthétique, les concepts de vérité et de connaissance n’ont aucune application, chacun est renvoyé à la sphère subjective de ses émotions et de ses préférences. Éventuellement, pour expliquer les accords autour de certaines œuvres d’art, on mentionne les causes sociales du jugement de goût : les accords s’expliquent alors par des mécanismes sociologiques, conditionnement ou conformisme, et n’indiquent aucunement une quelconque perception de propriétés esthétiques réelles » (S. Réhault, in E. Zemach, La beauté réelle, Une défense du réalisme esthétique, Rennes, PUR, 2005, p. 10).
4 Ibid., p. 9.
5 Ibid., p. 9-10.
6 Ibid., p. 11.
7 Par théorie, j’entends un ensemble de thèses cohérentes, ou non-contradictoires, entre elles.
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