Avant-propos. Les Beatles sont-ils les Schubert de notre temps ?
p. 7-9
Texte intégral
« The Beatles are the Schuberts of our Time. »
Leonard Bernstein1.
D’une question musicologique…
1La célébrité et le rayonnement des Beatles ne sont plus à démontrer. Ils détiennent le record du nombre de disques vendus à travers le monde (plus d’un milliard), et leurs chansons ont été reprises par d’innombrables artistes pops2. Ce n’est d’ailleurs ni leur succès commercial ni leur influence qui m’intéresse ici, mais leur reconnaissance exceptionnelle dans le monde musical savant. Dès les années 1960, certains acteurs du monde savant parmi les plus célèbres disent tout le bien qu’ils pensent des chansons des Beatles. C’est le cas du compositeur et chef d’orchestre de renommée internationale Leonard Bernstein (1918-1990) qui défend la musique des Beatles dès 1964 et déclare que « les Beatles sont les Schubert de notre temps ». Nombre de compositeurs savants expriment leur intérêt (voire leur admiration) pour les Beatles, en particulier Aaron Copland (1900-1990), Ned Rorem (né en 1923) et Toru Takemitsu (1930-1996)3. Cet intérêt s’observe également par le nombre d’enregistrements (depuis 1965) de leurs chansons par des musiciens savants ainsi que divers arrangements pour orchestre (symphonique)4. Par ailleurs, plusieurs critiques et musicologues ont très vite défendu la production des Beatles, parmi lesquels Wilfrid Mellers (1914- 2008), Hans Keller (1919-1985), Deryck Cooke (1919-1976) et William Mann (1924-1989) qui écrit dans le Times daté du 27 décembre 1963 que Lennon et McCartney sont des « compositeurs remarquables5 ».
2Bien entendu, les Beatles n’ont pas fait l’unanimité. Outre les musiciens et mélomanes qui, restés indifférents à leur œuvre, n’ont pas jugé utile de prendre position publiquement contre le groupe anglais, on note quelques prises de position hostiles, méprisantes ou « élitistes ». Ainsi, dans un article intitulé « The Menace of Beatlism » (1964), Paul Johnson (né en 1928) explique qu’à l’adolescence ses camarades et lui ont été bouleversés par l’écoute de la 9e symphonie de Beethoven et qu’ils n’auraient pas « perdu 30 minutes de leur précieux temps pour les Beatles6 ». Mais, à ma connaissance, les prises de position de ce genre ont été rares.
3Ainsi, compte tenu de la prédominance des hommages de la sphère musicale savante, nous nous interrogerons sur le bien-fondé musical de cette reconnaissance exceptionnelle des Beatles. L’œuvre du groupe anglais se distingue-t-elle qualitativement de celle de ses concurrents de la sphère de la musique pop ? Peut-on aller jusqu’à comparer cette œuvre à celle des compositeurs savants ayant marqué l’histoire de la musique comme Franz Schubert (1797-1828) ?
… à une question sociologique
4Les sociologues de l’art rendraient probablement compte de la genèse de la reconnaissance exceptionnelle des Beatles par l’étude minutieuse des contextes de réception sans se soucier de l’œuvre elle-même ni de sa valeur. Effectivement, la valorisation de l’œuvre tient certainement en partie au contexte de réception (en particulier aux intérêts de ceux qui en font la promotion). Mais la thèse défendue ici est l’existence d’un lien entre la valeur de la production et ses conditions de production. C’est d’ailleurs dans cette perspective que le sociologue Norbert Élias a mené ses recherches sur Mozart. Il a ainsi considéré que l’œuvre du compositeur est d’une valeur exceptionnelle, en parlant notamment de la « valeur pérenne que possédaient les produits de sa création musicale7 », et il a essayé d’en déterminer les conditions sociales de possibilité. Cependant, pour justifier cette approche, il me semble nécessaire d’y adjoindre l’analyse de l’œuvre elle-même (ce que ne fait pas Élias), autrement dit de donner quelques éléments de preuve quant à la valeur de l’œuvre considérée.
5Dans cet ouvrage, je vais tout d’abord tenter de justifier la thèse d’un lien entre valeur de la production et conditions de production (partie 1), en m’appuyant sur le cas des compositeurs ayant marqué l’histoire de la musique, en particulier celui de Schubert, ce qui facilitera la comparaison avec les Beatles. Je vais ensuite proposer une évaluation la plus objective possible de l’œuvre des Beatles (partie 2), à partir des travaux musicologiques à notre disposition. Il s’agira de se demander si l’œuvre des Beatles a une valeur exceptionnelle au point de pouvoir être mentionnée dans un livre d’histoire de la musique. Enfin, je me demanderai comment les compositeurs du groupe anglais ont été en mesure de produire une œuvre de cette valeur (partie 3). Il s’agira ici de déterminer s’ils ont bénéficié de conditions sociales exceptionnelles qui pourraient expliquer en partie la valeur exceptionnelle de leur production.
Notes de bas de page
1 Propos tenus par Leonard Bernstein dans les années 1960 selon les spécialistes des Beatles, mais jamais la source exacte n’est donnée. Toutefois, le compositeur et chef d’orchestre américain compare effectivement les Beatles à Schubert dans une « Introduction » à l’ouvrage de Geoffrey Stokes, The Beatles, New York, Times Book/Rolling Stone Press, 1980.
2 Au milieu des années 1990, la chanson « Yesterday » a déjà été enregistrée plus de 2000 fois (A. Kozinn, The Beatles. From the Cavern to the Rooftop, Londres, Phaidon Press, 1995, p. 13).
3 Certains ont même écrit un arrangement à la demande du pianiste Aki Takahashi, notamment Frederic Rzewski (né en 1938), John Cage (1912-1992) et Alvin Lucier (né en 1931) [ibid., p. 12].
4 Parmi la trentaine d’enregistrements que j’ai recensés figurent les suivants : Joshua Rifkin, The Baroque Beatles Book (1965) ; Royal Liverpool Philharmonic Orchestra, The Beatles Concerto (1979) ; The 12 Cellists Of The Berlin Philharmonic, The Beatles in Classics (1983) ; The Royal Philharmonic Orchestra, Plays Beatles (1992) ; The London Symphony Orchestra, Plays The Best Of The Beatles (1997) ; The Royal Philharmonic Orchestra, Plays Beatles Classic (1999) ; Cincinnati Pops Orchestra Feat. King’ Singers, Music of the Beatles (2001) ; Orlando Pops Orchestra, The Beatles Instrumental (2008). On a même adapté les Beatles dans le style (très approximatif !) du chant grégorien : Gregorian Chants, Songs Of The Beatles (2000).
5 William Mann évoque les accords de septième et de neuvième dans les chansons des Beatles, ainsi qu’une cadence à la fin de « Not a Second Time » qui rappelle la « progression d’accords concluant Les chants de la terre de Mahler » (article non signé mais attribué à W. Mann, « What songs The Beatles sang… », The Times, 27 décembre 1963, in E. Thomson et D. Gutman [dir.], The Lennon Companion, New York, Da Capo, 2004, p. 28).
6 P. Johnson, « The Menace of Beatlism », New Statesman, 28 février 1964, ibid., p. 42.
7 N. Élias, Mozart, Sociologie d’un génie, Paris, Le Seuil, 1991, p. 9.
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