Conclusion
p. 171-174
Texte intégral
1Les congruences mises en relief par l’analyse des œuvres choisies permettent de faire le bilan d’une approche conceptuelle des films de gangsters. Au sein de la diversité de ces films, liés à leur période, à la psychologie de leurs personnages, à leur positionnement politique ou éthique, c’est un même paysage conceptuel : des motifs se dessinent pour former la trame d’une certaine vision de l’homme, de l’agent, d’une vie humaine qui vaudrait la peine d’être vécue. Ces motifs se déploient pour être interrogés et problématisés ; leurs significations sont travaillées en images. Ainsi, la figure cinématographique du gangster cristallise un certain nombre d’idées et de questions qui ne cessent pas d’être les nôtres et que nous prenons grand intérêt à voir portées à l’écran. Si ces films nous captivent, c’est parce qu’ils rejoignent un certain nombre de nos préoccupations, mais aussi parce qu’ils nous confrontent avec nos désirs et nos craintes. Ils nous proposent enfin des manières de vivre, des possibilités d’être homme qui répondent à l’insatisfaction envers le monde réel moderne, au désir d’une vie meilleure ou d’un moi meilleur.
2Pour commencer, le concept de succès nous renvoie à nos propres aspirations à la réussite et à notre désespoir envers l’échec, mais aussi envers des formes de réussite qui laissent de côté certaines de nos exigences, notamment morales. Dans l’univers du gangster, le succès est pensé à partir des possibilités inédites du progrès urbain, tout en étant exposé à deux conceptions concurrentes de la réussite : le succès matériel et social d’une part, et d’autre part, le succès moral, compris comme capacité à devenir quelqu’un, à être en accord avec soi-même, à acquérir un certain prestige à ses propres yeux aussi bien qu’à ceux des autres. Sur le plan moral, le succès suppose d’adopter le point de vue de l’honneur. Avoir du succès, c’est être honoré, respecté, c’est aussi faire honneur à celui que l’on est ou que l’on tend à être. Le point de vue de l’honneur n’est pas seulement tourné vers un Autrui évaluateur ; il est aussi dirigé vers soi-même, tourné pour ainsi dire vers l’intérieur et la conquête d’une authentique estime de soi.
3 Mais le succès est idéal, fragile, éphémère et son pendant inéluctable est l’échec. L’échec est toujours une possibilité qui nous guette, à défaut d’être une réalité dont on tente de s’extirper. Une version radicale de l’échec est la mort de l’individu, et il faut avouer que la vision de la mort présentée dans la plupart de ces films est assez sombre. À côté d’une conception de la mort comme repos et paix de l’âme, la mort est aussi l’objet d’une mise en scène, souvent obscène, qui la désigne comme une humiliation publique, l’ultime offense à l’honneur, que seuls les autres peuvent venger ou laver. La mort n’est donc pas l’élément d’une prise de conscience existentielle : elle a une fonction sociale et symbolique. Elle s’inscrit comme un élément de la morale de l’honneur, la faiblesse de la défaite étant vécue comme un opprobre.
4Les concepts indissociables de succès et d’échec sont tous deux enracinés dans une vision aiguë de la contingence du monde et de l’injustice sociale. Si Warshow a raison de mettre l’accent sur le tragique de la figure du gangster, c’est parce qu’il manifeste notre soumission aux aléas, à la fortune. Nous naissons dans un certain milieu, dans une certaine classe sociale, et nous devons affronter ce déterminisme. Loin de tout volontarisme, le film de gangster met en relief la puissance des déterminismes et la quasi-impuissance de la volonté et du libre arbitre à s’y soustraire. Dès lors, le positionnement éthique des gangsters ne saurait être pensé en faisant abstraction de ce contexte de plus ou moins bonne fortune. Au contraire, la fortune est l’un des éléments qui déterminent l’adoption d’un certain point de vue moral. Une morale idéaliste émergera dans un environnement plutôt fortuné, alors qu’une « morale de l’intérêt » viendra au secours du nécessiteux.
5Les hommes fuient la dureté du mode de vie rural pour retrouver la misère dans les villes en pleine expansion. Comme si la ville vampirisait ses citoyens, se nourrissait de leurs forces vitales pour croître. La signification de la grande ville et du mode de vie urbain est marquée par un paradoxe : d’un côté, la ville est le lieu par excellence du déploiement de la culture et de l’art ; d’un autre côté, elle est une menace pour la culture et la vie de l’esprit. Ce paradoxe est éclairé par la prise en compte de la justice sociale comme condition de l’accès à la culture : les quartiers dont les populations sont exclues d’une distribution équitable des richesses sont confrontés au déclin de la civilisation et au rabougrissement de la culture devenue inaccessible. La culture reste un luxe à la ville comme à la campagne. Le mode de vie urbain fait l’objet d’une évaluation permanente de type moral, qui suppose la constitution d’un monde perdu comme terme idéalisé de comparaison et représentation d’un monde meilleur.
6Dans ce nouveau monde, l’être humain doit affirmer son individualité s’il ne veut pas se perdre dans la masse, l’anonymat, le monde. La figure du gangster déploie une logique de l’affirmation de soi, de l’exception au-dessus de la moyenne, ce qui le rend, en un sens, asocial. Son indépendance, celle de l’affranchi, représente une menace pour l’ordre social. C’est à l’évidence une possibilité qui nous séduit : celle de se démarquer d’un ordre social à la fois commun, ordinaire, et aussi injuste. La transgression de cet ordre nourrit sans conteste une partie de notre identification au gangster.
7Cependant, cette figure exceptionnelle prend une signification trop réduite lorsqu’on considère sa nature, ou sa psychologie au niveau strictement individuel. Sa signification gagne en densité si on le considère comme inscrit dans des formes anthropologiques de socialité, dans l’institution de la communauté, de la famille et les liens amicaux. Ce sont précisément ces rapports entre l’individu et le reste du gang, qui permettent de comprendre la dimension morale du gangster, l’accent mis sur la fidélité et la loyauté, les valeurs familiales et amicales. À ce titre, le concept de famille fait lui-même l’objet d’une réévaluation à l’aune des conflits entre famille naturelle, famille de substitution et l’échelle plus large de la société. Ainsi, le gangster pose plus largement la question des rapports entre l’individu et la société, comprise comme institution normative. À ce titre, il apparaît comme une figure possible du génie, c’est-à-dire de l’homme du possible, cet être d’exception qui parvient à s’affranchir des normes communes. Cette génialité pose à la fois la question de la valeur morale du gangster en tant que créateur éthique et de sa condamnation sociale comme forme déviante, voire menaçante pour le bien commun.
8De même, le concept d’amitié met en concurrence trois modèles de l’ami : le modèle émersonien du pair, très exigeant et inadéquat dans le contexte du libéralisme exacerbé et des difficultés économiques ; l’anti-modèle de l’amitié prostituée, forme de flatterie intéressée ; le modèle de l’ami-compagnon, fondé sur le partage des vécus et l’entraide dans des temps difficiles. Le mariage constitue un autre type de compagnonnage, mais il est souvent imprégné par les stéréotypes de genre auxquels ces films échappent difficilement. La femme représente bien souvent une planche de salut, une figure de sainteté morale qui va aider le gangster à retrouver une voie honnête et par la même occasion, à recouvrer une liberté perdue dans les rapports de vassalité qui structurent le gang.
9À un niveau métaphysique, c’est le concept de destin et le sens du tragique que mettent en œuvre ces films, en mettant en scène la contingence radicale de la souffrance, l’absence de lien entre mérite et bonheur, la réalité de la souffrance des justes et de l’impunité des criminels. Ce sens du tragique correspond au memento mori classique, qui ressurgit sous la forme contemporaine du film de gangster comme un rappel de notre destin mortel, mais aussi de l’absence de perfection dans ce monde humain et de la nécessité du mal qui conduit l’homme même le plus ordinaire au crime. Dès lors, la notion même de crime est repensée et la frontière entre l’innocence ou le bien et la culpabilité et le mal apparaît beaucoup plus labile.
10 Le destin prend à la fois un sens métaphysique et un sens social, le « caniveau appelant le caniveau ». Il entre en tension avec des visées perfectionnistes, un certain sens du juste et du meilleur, qui est une motivation de lutte contre le déterminisme ou un mode d’affirmation de la liberté. La liberté est redéfinie comme objet de conquête, qui ne peut se réaliser que dans l’articulation entre l’affirmation individuelle et les liens familiaux, c’est-à-dire sous la condition de la possibilité du désaccord et de son expression.
11Dans le sillage de ce sens tragique, le concept de justice fait l’objet d’une réflexion mettant en balance justice réparatrice, vengeance, justice sociale et réalisme. Ainsi, si le gangster apparaît comme un homme injuste au regard des normes sociales ou juridiques, il incarne aussi la vision juste des choses, une lucidité sur le monde réel doublée d’un fort sentiment vécu d’injustice. Ce qui ressort clairement, c’est que la justice des lois est rendue caduque par l’injustice sociale, et que la justice sociale et économique est donc le préalable à toute qualification des actes comme criminels ou honnêtes.
12Enfin, la morale sociale est mise à distance, rendue inopérante par le contexte de misère et d’inégalités. Le film de gangster explore alors des « chemins buissonniers » qui sont autant de pistes éthiques fondées sur des valeurs ou des principes de conduite opératoires même dans la situation de détresse et de violence qui suspend la moralité normative. Le sens éthique et la revendication de principes et de codes d’honneur est cruciale dans le film de gangster, ouvrant une troisième voie entre la décence ordinaire et le pur et simple crime. L’une des perplexités qui demeure en toile de fond de ces films est ce qui pousse au crime, ce « devoir du mal » évoqué plus haut, que d’aucuns résiste à justifier mais que ces films offrent de questionner voire de comprendre. Et ce sont sans doute ces figures particulières de gangsters doublement affranchis, de la société et de leur propre gang, que nous admirons et affectionnons le plus, ceux qui résistent au crime malgré la double nécessité, matérielle et familiale, qui les y pousse, au nom de raisonnements éthiques et d’un certain sens de leur propre humanité.
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