Chapitre III. Nostalgie et monde perdu
p. 69-89
Texte intégral
1En dépit de l’atmosphère souvent noire des films de gangsters, ou du moins de leur violence et de leur dimension tragique, le gangster incarne aussi une certaine tonalité du registre émotionnel : la nostalgie. La nostalgie relève d’une dimension particulière de l’affectivité, que l’on peut mieux comprendre en se souvenant de l’analyse consacrée aux sentiments par Robert Musil. Dans L’homme sans qualités, le mathématicien Ulrich rompt la narration pour livrer au lecteur un véritable traité sur les sentiments, où il distingue deux « mondes du sentiments » : les sentiments qui évoluent vers la détermination et ceux qui évoluent vers l’indétermination. Le sentiment déterminé est suscité par une situation particulière et il est orienté vers un but pratique ; il engage un comportement extérieur. En revanche, le sentiment indéterminé est apparenté à la Stimmung, l’humeur ou l’état d’âme, qui colore l’être entier et dispose à une attitude générale envers le monde. Il oriente le regard et plonge dans un certain état de contemplation sans s’exprimer dans une action. Il se rapproche de l’état d’âme du poète, du regard enveloppant, voyant le monde « derrière une vitre de couleur1 ».
2L’un des aspects que nous projetons dans cette figure imaginaire et fantasmatique du gangster est notre crainte du changement urbain, de sa rapidité, notre appréhension à l’égard du nouveau mode de vie citadin, des duretés et des tentations qu’il implique. Nous avons vu que le succès s’y déploie comme une possibilité attractive et rutilante, mais la question que l’on est en droit de se poser est : qu’avons-nous à y perdre ? En nous renvoyant à ce moment fondateur des grandes métropoles et du mode de vie capitaliste, consumériste et matérialiste qui est le nôtre aujourd’hui, le gangster interroge ce que nous avons laissé ou abandonné dans notre course du début du xxe siècle au début du xxie. Il nous rappelle ce dont nous n’avons plus tout à fait conscience, tout en en ayant une intuition confuse, ce qui peut-être est l’une des explications de l’insatisfaction de notre époque, de son désarroi, voire de son indifférence et de son renoncement.
3 C’est cette angoisse qui se manifeste à revers par la nostalgie qui imprègne un certain nombre de films de gangsters, dont les personnages principaux regardent vers le passé en se référant à un monde perdu, qui sans être idéal, comportait d’autres (des) valeurs morales. Ce monde perdu n’est pas, comme on pourrait l’imaginer, un vert paradis, par opposition à la grisaille du béton, comme dans les comédies hollywoodiennes de remariage des années trente analysées par le philosophe Stanley Cavell2. Les personnages de ces films se réfugient loin de la ville, bien souvent dans le havre de paix du Connecticut. Le gangster ne dirige pas son désir d’ailleurs vers la campagne ; il demeure une créature de la ville. Cet ailleurs est plutôt un avant : le paradis de l’innocence enfantine, ou le monde des anciens, de la vieille école, pétri de valeurs morales, avec de « vrais hommes ». En dépit du succès qu’elle offre, la vie urbaine et simplement, moderne, connaît aussi un certain déclin, souvent vécu sous la forme d’une dégradation morale. En ce sens, la chute du gangster n’est jamais coupée de la Chute originelle, de l’idée d’un affaiblissement moral.
4Le thème du déclin urbain n’est pourtant pas propre à l’expansion récente des grandes métropoles : c’est un grand sujet historique et biblique, que l’on pense à la chute de Ninive, tombée aux mains des Mèdes et des Babyloniens en 612 av. J.-C., ou à celle de Babylone, qui figure dans l’Ancien Testament, où la destruction de la ville est le châtiment divin de sa décadence (voir l’épisode de la profanation des vases sacrés, Daniel, 5). Il y a donc dans cette crainte de la grande ville et des modifications des mœurs qu’elle peut induire, un élément relativement ancien, et même, au regard de la diversité des cultures qui mentionnent la chute de grandes cités, une donnée anthropologique. L’opportunité du succès et du confort, les satisfactions matérielles de pouvoir et de jouissance, comportent une part menaçante du point de vue moral, comme si la promiscuité, le temps libre et l’aisance mettaient en péril la vertu. Ou plus largement encore, comme si elle menaçait l’esprit.
Le déclin de la civilisation
5On doit à Wittgenstein d’avoir formulé avec une certaine acuité ce sentiment négatif à l’encontre de la grande ville (fig. 17 à 20) :
« Dans la civilisation des grandes villes, l’esprit ne peut que se tasser dans un coin. Ce faisant, il n’est cependant pas en quelque sorte atavique et superflu, mais il plane sur la cendre de la culture comme témoin (éternel) – quasiment comme vengeur de la divinité3 » (1931).
6Ce « tassement de l’esprit » est magistralement exprimé par un film comme Il était une fois en Amérique, dont le personnage principal n’est finalement pas Noodles, joué par Robert de Niro, mais bien la ville de New York elle-même, à laquelle la caméra consacre de longs plans. Le long flash-back du film qui nous ramène à l’enfance de Noodles joue sur la tonalité nostalgique pour livrer en même temps l’examen lucide de l’adulte sur le caractère menaçant et impitoyable de la grande ville, sorte de chape de plomb étouffant toute velléité de réussite honorable4. Le monde du gangster est un monde où la culture ne se dévoile que par la grâce d’une petite danseuse s’exerçant dans l’arrière-salle d’un bar, vue avec les yeux de l’enfant. Le désir de Noodles pour la petite fille est aussi le désir de l’art et de la culture, un appétit vite étouffé par la grande ville, son rythme effréné et sa violence. On a le sentiment que les potentiels de ces enfants, intelligents, rusés, sympathiques, sensibles, sont peu à peu gâchés, « tassés » par l’impératif de la survie dans les conditions urbaines difficiles. La ville, c’est aussi la misère, notamment chez les immigrés Juifs, italiens ou autres, et le gang est une échappatoire (qui se révèle vite être un piège).
7Que reste-t-il de l’esprit dans ces civilisations urbaines ? Il part littéralement en fumée dans les bouffées d’opium. C’est justement dans une fumerie d’opium que démarrent les réminiscences du personnage, brouillant les frontières entre le souvenir de ce qui s’est réellement passé et le fantasme. Sur un mode très baudelairien, Noodles évoque le mal-être, le « spleen » de la grande ville et des tableaux new-yorkais. La culture et l’art se réfugient dans d’autres mondes, imaginaires. Chez Noodles, l’opium est aussi le remède aux souvenirs douloureux : la perte de l’aimée, la perte des amis, la nostalgie de l’enfance et la culpabilité d’une trahison. Même si le traître a lui-même été trahi. Le film engage une réflexion sur le passage du temps, le passage d’une époque à une autre, le passage des anciens temps à la modernité. C’est une problématique récurrente du film de gangster, mise en relief par l’excellent ouvrage de Fran Mason, American gangster cinema : from Little Caesar to Pulp Fiction5, qui montre comment ces films à la fois insistent sur la dimension problématique de la vie moderne et adoptent des positionnements différents, plus ou moins critiques. Avec des orientations variées, chaque film manifeste rejet ou adhésion au mode de vie urbain. Si l’on reprend notre exemple, il est clair que le film de Leone est bien plus nostalgique et critique de la vie urbaine qu’un film comme le Ghost Dog de Jarmusch ou la trilogie du Parrain.
8Dans Once upon a time in America, il n’y a pas de fuite dans un vert paradis, pas moyen de quitter la ville. Par une économie de moyens époustouflante, le film propose plutôt une fuite hors du temps : dans le bar de son ami Moe, l’horloge s’arrête, Noodles en emportant la clef avant de se rendre à la gare. Mais nous ne le voyons pas quitter les lieux à bord d’un train ; s’il y a un changement spatial, il est hors-champ. La gare va être le lieu magique d’un voyage dans le temps, lorsque le film ose une ellipse temporelle de 35 ans. Nous ignorons tout des trente-cinq années passées hors de New York, de ce qui s’est écoulé dans ce laps de temps. Le personnage semble avoir dérobé la clé du temps, cachée dans l’horloge de Moe. Ce temps est aussi de l’argent, selon la logique économique capitaliste : la clé est d’abord celle de la planque du butin. Mais ce butin s’est envolé, le temps est consumé tout comme l’argent qu’il devait symboliser. Il n’y a pas d’autre choix que tout recommencer, repartir à zéro, comme si une vie s’était déjà écoulée et avait disparu.
9Curieusement, Noodles semble avoir vécu une aventure semblable à celle d’Alice au pays des merveilles, passant littéralement de l’autre côté du miroir, celui de la porte de la gare. Un premier plan nous montre le reflet de son visage juvénile, la caméra se retourne vers le décor, et lorsqu’elle revient, le Noodles que nous avions quitté à la seconde a les cheveux blanchis et le visage ridé. Quelques secondes de film pour une trentaine d’années passées de l’autre côté du miroir. Dans le monde de Lewis Carroll, tout est inversé : il faut courir très vite pour rester sur place et on peut se souvenir du futur. Peut-on imaginer le passé ? Est-ce ce que fait le film, imaginer un passé plus poétique, à travers le sentiment de la nostalgie ? (fig. 21 et 22).
Le paradis perdu de l’enfance
10Lors de la scène du passage du miroir, l’émotion à la vue du visage vieilli est renforcée par la musique du film, entonnant Yesterday des Beatles. C’était hier, mais tout a changé. Aussi bien les éléments sonores que visuels concourent à susciter le sentiment de nostalgie, que Kant définissait ainsi :
« La nostalgie des Suisses (et comme je l’ai appris de la bouche d’un général expérimenté, celle des Westphaliens et des Poméraniens de quelques contrées), qui les prend quand ils sont transportés dans d’autres pays, est l’effet d’une passion pour les lieux où ils ont goûté les joies les plus simples de la vie, passion qui est excitée par le souvenir de l’insouciance et de la société du voisinage dans leurs jeunes années. Mais quand plus tard ils revoient ces lieux chéris, ils se sentent trompés dans leur attente et sont par là même guéris. Ils sont persuadés, il est vrai, que tout a chan gé, quand en réalité, c’est leur jeunesse seule qu’ils n’y ont pas retrouvée. Il n’est cependant pas étonnant que cette maladie atteigne plutôt les campagnards d’un pays pauvre d’argent, mais par là même plus liés par l’amitié et les travaux communs des champs, que ceux qui courent après la fortune, et qui ont pris pour devise le patria ubi bene 6. »
11Le personnage de Noodles a fui New York et en même temps, à son retour, on sent affleurer la nostalgie, une sorte de « mal du pays » qui se révèle particulièrement dans la scène de déplacement du cimetière Juif. Le cimetière est un symbole : c’est le lieu du repos éternel, un endroit sacré qui n’est pas censé disparaître, qui est en quelque sorte hors du temps. Or, même le royaume des morts est touché par le temps qui passe et grignoté par l’espace, l’expansion de la grande ville qui engloutit tout et détruit tout ce qui reste d’esprit, même les âmes des morts. Elles iront, faute de place, en périphérie de la ville car aucune paix ni aucun repos ne peut avoir lieu en ses murs. La ville ne laisse aucun répit ni aux vivants ni aux morts. On peut souligner au passage la résonance douloureuse qu’évoque aussi cette « déportation » du cimetière Juif.
12Ce qu’éprouve Noodles, à différents moments, c’est le « retour des images d’insouciance » évoqué par Kant : les amitiés d’enfance, les premiers jeux amoureux, les premiers petits larcins, presque innocents… C’est cette pureté des cœurs, cette liberté convoquée par l’insouciance qui a disparu avec l’âge adulte, le temps des soucis justement. Le personnage est marqué par le regret de ce sentiment de sécurité absolue qui habitait l’enfant qu’il était : la certitude que rien de mal ne peut lui arriver. Le retour est donc une série de déceptions : déceptions vis-à-vis des lieux qui ont changé ; retrouvailles décevantes avec l’ami fidèle, déception de son propre échec par rapport au succès de la petite fille, déception, tout simplement, de ne plus être l’enfant…
13La nostalgie culmine dans cette scène magnifique, véritable morceau d’anthologie, où le vieil homme regarde à travers le trou qui existe toujours dans le mur du bar de son ami : on voit les yeux ridés regarder comme en rêve, non pas de l’autre côté du miroir, mais de l’autre côté de la mémoire, le passé comme s’il revivait sous ses yeux. Dans cette scène de retour dans l’arrière-salle du bar, construite de façon similaire au passage du miroir, l’ouverture dans le mur fonctionne comme la madeleine de Proust : elle est une fenêtre non pas sur un lieu, mais sur le passé, elle donne à voir les joies et les souvenirs merveilleux de l’enfance, dans un nuage céleste de farine blanche où se fondent délicieusement le tutu blanc et la silhouette gracile de la petite ballerine. Lorsque Proust goûte le petit gâteau, c’est tout le monde du Combray de son enfance qui ressurgit ; ici, c’est le monde de l’enfance dans le quartier Juif new-yorkais et la romance secrète avec la petite fille (fig. 23 à 27)
14Dans cette période magique de l’enfance, tout semble possible, l’avenir est ouvert, marqué par la contingence. Et pourtant, sans le savoir, les cartes sont déjà distribuées, tout est déjà joué. C’est la réflexion rétrospective que fait le « vieux » Noodles, constatant que d’emblée, certains étaient plus talentueux et prometteurs que d’autres, comme la petite fille. S’agit-il de constater une sorte de destin, auquel on ne pourrait pas échapper et qui poursuit encore aujourd’hui le personnage ?
« Sur la ligne de départ, on connaît d’avance les vainqueurs et d’avance les tocards. »
15Dans une interview à propos du film, Sergio Leone commente cette articulation qui peut paraître contradictoire entre nostalgie et monde des gangsters :
« C’est un kaléidoscope des sentiments et je crois aussi que c’est également un film hors de la normalité, parce que c’est un défi de vouloir faire un film romantique et plein de sentiments en traitant d’un milieu où il n’y a pas de sentiments ! C’est un peu ce qu’avait fait Fitzgerald. En fait, “Il était une fois en Amérique” est une sorte de “Gatsby le magnifique” revu et corrigé. C’est plus complexe, mais il y a cette solitude. C’est l’histoire d’un homme très petit, un soldat, pas un général7… »
16Fable contée à travers le filtre ou la vitre de la nostalgie, le film de Leone n’est pourtant pas le seul à intégrer cet univers affectif dans le monde immoral et violent des gangs. C’est aussi ce qui fait que la figure du gangster au cinéma ne saurait être directement comparée à celles des gangsters réels : elle leur est incommensurable car elle est une projection imaginaire de nos propres peurs de la ville et de notre nostalgie d’un monde perdu idéalisé.
Ancienne et nouvelle école
17La référence à un monde perdu prend souvent l’expression d’une distinction entre l’ancienne et la nouvelle école. La binarité de cette distinction semble réduire la grande diversité de mœurs au sein des gangs, mais il n’en est rien : elle révèle au contraire l’inexorable gauchissement d’une génération à une autre. Chaque génération nouvelle, avec son chef, fait école, c’est-à-dire établit ses règles, une discipline à suivre, des codes. Ensuite lui succède une génération nouvelle, qui répercute le conflit intergénérationnel qui structure la société dans son ensemble. L’accent mis sur le passage d’une génération à une autre met en relief le passage du temps lui-même. Ainsi, le gangster atypique proposé par Jarmusch dans Ghost Dog, animé par la philosophie des samouraïs, médite sur la nécessité de tirer le meilleur de chaque génération.
18Le gangster est tiraillé entre deux émotions contradictoires : la nostalgie et le désir de pouvoir. Ces deux sentiments sont contradictoires, car la nostalgie manifeste le passage du temps qui s’accompagne d’une certaine usure du pouvoir, voire d’un déclin, ou simplement du vieillissement. Il arrive un moment où le gangster doit passer la main, se retirer du jeu qu’il n’a plus la force de jouer, peut-être aussi parce que ce désir de pouvoir diminue. À ce titre, la trilogie du Parrain, qui s’étend sur trois générations en une véritable saga familiale, présente d’intéressantes scènes de passation de pouvoir. L’arrivée de Michael Corleone (Al Pacino) à la tête du gang fait suite à l’hospitalisation de son père Vito, qui n’a plus la force de maintenir sa position de pouvoir. Parallèlement, la passation de pouvoir de Michael à Vincent est la conséquence du déclin des forces du parrain, de son épuisement, de son manque de goût et d’appétit pour la lutte pour le pouvoir et les violences qu’elle implique.
19Le désir de pouvoir semble s’étioler avec le passage des ans, qui fait surgir d’autres enjeux et d’autres ambitions : la gestion de la culpabilité, le désir de rédemption, le souci de la postérité, de la transmission, de la protection des descendants. Dans Le Parrain, les passations de pouvoir sont pacifiées par le fait qu’elles sont internes à la famille. Elles s’accompagnent à l’extérieur de grands « nettoyages » pour que les gangs rivaux ou traîtres en tout genre ne profitent pas de ce moment de flottement pour éliminer le gang. Il y a donc des héritiers auxquels est transmis le pouvoir au sein du clan. Mais tous les gangs n’ont pas une structure familiale aussi forte, ni un fonctionnement quasi dynastique.
20Lorsque le Petit César débarque à la ville, il est immédiatement considéré comme un jeune ambitieux dont il faut faire l’éducation. En effet, l’idée d’« ancienne école » suggère cette dimension pédagogique. Mais qu’apprend-on lorsque l’on entre dans le gang ? On y apprend essentiellement deux choses : l’art de la guerre et les règles. L’art militaire suppose parfois des rites d’initiation, comme le meurtre ou l’incarcération. Mais bien souvent, cet aspect-là est hors-champ. En revanche, le traitement cinématographique du gang met l’accent sur les règles qui le structurent. Les premiers pas de César Rico dans le gang racontent ses heurts permanents avec la discipline. On lui reproche d’avoir la gâchette trop facile, de ne pas savoir contrôler ses émotions, d’abuser de la violence au détriment de la bonne tenue des affaires. On retrouve cette insistance sur la discipline et les règles dans la série The Wire : le chef du gang, Avon Barksdale, reproche à son neveu D’Angelo de ne pas s’être maîtrisé et d’avoir tué un homme par pur orgueil. Ce meurtre, dont D’Angelo s’enorgueillit parfois devant les autres, est une source de désagréments considérables pour le gang : il faut payer un avocat, corrompre les témoins, verser la caution, et diminuer les activités pour ne pas attirer davantage l’attention de la police. Lesdites règles sont étroitement liées à la stratégie économique du gang. Il y a donc une tentative pour réglementer l’usage de la violence, voire le légitimer, exactement comme sur un champ de bataille, dans un contexte de guerre au sens classique. C’est cette abondance de règles qui caractérise ce que l’on appelle « l’ancienne école » : le passage à une nouvelle école est toujours synonyme de dérèglement.
21Le cinéma de gangster articule souvent deux figures : celle de l’affranchi, hors-la-loi qui refuse de se plier aux lois d’un monde injuste pour vivre à sa manière, selon ses propres codes ; celle, plus complexe, du gangster révolté contre son propre gang, qui redouble cet affranchissement en vertu d’une aspiration à être soi-même. L’affranchi participe d’un système mafieux déployant sa logique propre pour réussir dans ce monde, par d’autres moyens, comme ceux d’une économie parallèle sous-tendue par une éthique parallèle. Le révolté éprouve un plus grand désespoir envers le monde et renonce aux moyens de réussir sa vie par la voie de la combine. Il aspire à un autre monde, dont le sens et les valeurs sont soit perdus, soit à inventer.
22Ainsi, dans Ghost Dog, de Jarmusch, le tueur à gages interprété par Forest Whitaker a déjà renoncé à ce monde et vit comme le porte-voix, le fantôme d’un autre monde qui hante sporadiquement le siècle. Le Japon antique, avec son éthique des samouraïs, offre le repère jamais nostalgique des idéaux qui guident le gangster et nourrissent sa conduite. Le film défend l’idée d’un impossible retour en arrière, d’une vanité de la nostalgie et de l’impératif de tirer parti de chaque génération. Mais dans une nouvelle ère où les valeurs morales s’évanouissent, où les règles font place au seul droit du plus fort, comment vivre avec son temps ? C’est également la réflexion que déploie la série The Wire, où au fil des saisons, les codes qui animent les gangsters se délitent jusqu’à livrer la ville à des gangs sans foi ni loi. Le passage du temps, la « nouvelle école », sonnent-ils le glas de l’éthique des gangsters ?
23Ghost Dog offre une image frappante d’un tel monde perdu, qui est parvenu au personnage non pas à travers la voie du souvenir, mais par celle des livres. Lorsque Cavell mentionne ce film au passage, au cours de ses analyses bien connues sur la vision du bien dans les comédies hollywoodiennes de remariage des années trente ou 40, à savoir ce qu’il appelle le « perfectionnisme moral émersonien », il évoque cet « autre monde8 » dans lequel le héros en « quête de transcendance » tente de réaliser un moi possible, une autre façon d’être soi plus en accord avec soi-même. Dans le film de Jarmusch, cet autre monde est le Japon antique des samouraïs, dont le héros éponyme du film interprété par Forest Whitaker suit les codes de conduite. L’accès au Japon antique est nécessairement indirect et imaginaire, puisque là encore, il s’agit d’un monde passé, donc perdu, et comme l’affirme Hagakure, Le livre secret du samouraï, rédigé au xviiie siècle, par Jocho Yamamoto (fig. 28 à 30) :
« On ne peut changer son époque. Dès lors que les conditions de vie se dégradent régulièrement, la preuve est faite que l’on a pénétré dans la phase ultime du destin. On ne peut, en effet, être constamment au printemps ou en été, il ne peut pas non plus faire jour en permanence ; c’est pourquoi il est vain de s’entêter à changer la nature du temps présent pour retrouver les bons vieux jours du siècle dernier. L’important est d’œuvrer pour que chaque moment soit aussi agréable que possible9. »
24L’attachement de Ghost Dog au Japon antique n’a rien d’une nostalgie à visée restauratrice, mais c’est un monde dont il hérite par la lecture de ce livre, Hagakure. L’importance du livre est justement de transmettre des mondes perdus ou en voie d’extinction, qu’il s’agisse de témoigner, de redonner vie à une histoire vécue ou de faire entendre des voix devenues inaudibles, comme celles de ces samouraïs et de leur éthique. La transmission des livres est elle-même au cœur du film, principe de relation entre les personnages et de relation entre des univers culturels et moraux très différents. Ainsi, lorsque Ghost Dog entreprend de remplir son contrat de tueur à gage pour son maître, Louie, un membre important de la mafia italienne à New York, il rencontre un imprévu : la présence de la fille du parrain sur le lieu de l’exécution (la victime n’étant autre que son amant, assassiné pour avoir entretenu une relation amoureuse avec elle). Croisant le regard de la jeune femme, il aperçoit le livre qu’elle vient de finir et qui gît à terre et le ramasse, et elle, de façon assez incongrue, lui prête l’ouvrage. Le livre crée un lien, y compris dans un moment aussi dramatique et inédit, de confrontation avec la violence et la menace de la mort ; le livre trouve un écho en Ghost Dog et crée entre lui et la jeune fille une passerelle, une commune humanité.
25Le livre en question est un recueil de nouvelles qui se passent justement dans le monde qui habite Ghost Dog, celui du Japon antique. Que lui et cette jeune fille partagent un commun intérêt pour une culture si marginale les rapproche indéniablement et favorise une complicité secrète malgré le contexte qui les oppose. Après l’avoir lu, Ghost Dog le transmettra à la jeune Pearline, fillette qui habite son immeuble et avec qui il se lie brièvement d’amitié. Pearline se trimballe partout avec une petite mallette qui contient en lieu et place de son déjeuner, ses livres. Sa valisette en plastique fait écho au « grand coffre à déjeuner à plusieurs étages » mentionné par le Hagakure, et que possèdent les gens dans la région de Kamigata. Ce coffre contient des fleurs que les gens peuvent contempler avant de les piétiner. Le livre, comme la fleur, n’a pas vocation à conserver et à figer une réalité vouée à disparaître ; au lieu de cela, il constitue le moyen de vivre avec son temps, tout en refusant de s’en contenter. La fleur apporte au monde une beauté éphémère. Cela signifie qu’il faut non pas immortaliser les fleurs possédées, mortes mais artificiellement conservées comme dans de la naphtaline, mais accepter qu’elles finissent et en cultiver d’autres. Le Japon que Ghost Dog transmet à Pearline par la voie des livres ressurgit dans la façon de semer les graines d’une nouvelle fleur, afin que la petite fille ne sombre pas dans l’autosatisfaction envers le monde réel, détestable et injuste à bien des égards, qu’elle développe la capacité d’imaginer d’autres voies possibles, d’autres façons de vivre que celles que lui propose le monde autour d’elle. La semence est destinée à la culture de l’imagination, du sens du possible, capable de s’extirper du réel, ne pas s’en contenter, de désirer le transformer.
26D’autres livres comptent dans ce film, qui sont autant de façons de faire connaissance avec ce personnage mystérieux et mutique qu’est Ghost Dog. Celui-ci s’identifie clairement au monstre de Frankenstein, ce qui nous rappelle un bref instant son métier de tueur à gage. De fait, il est un monstre au sens où il enfreint l’interdit le plus sacré et universel, celui du meurtre. La voie du samouraï est justement une tentative pour établir les conditions d’un meurtre moralement acceptable, sorte d’art de la guerre. Tuer est un art qui obéit à des règles strictes aux antipodes des trahisons et des coups bas qui sous-tendent la plupart des crimes. Mais enfin, ce « métier », malgré un authentique professionnalisme, lui fait perdre une partie de son âme, une partie de lui-même à laquelle on découvre qu’il a déjà renoncé dans des circonstances très particulières : Ghost Dog n’est que le fantôme de lui-même, il vit comme s’il était déjà mort. Ayant frôlé la mort huit ans plus tôt, sauvé in extremis d’une balle par Louie, Ghost Dog lui doit la vie et prend cette dette très au sérieux puisqu’il lui donne sa vie, il s’en fait le vassal, comme un samouraï à son maître. Le terme même de « samouraï » dérive du verbe saburau, « servir », qui articule ainsi le rapport à la mort et la soumission. En le délivrant d’une mort certaine, Louie a pour ainsi dire donné une seconde naissance au jeune homme, qui en fait sa créature, une bizarrerie qui défie les lois du destin. On ne connaît rien du passé de Ghost Dog ni le moment où il a décidé de vivre selon le code du samouraï. Là où Frankenstein est un être sombre, subjugué par l’envie, la souffrance et le ressentiment, vivant dans un monde où l’éthique est absente car refusée, impossible, Ghost Dog organise toute sa vie autour de ses principes éthiques, ce qui le rend profondément humain en tant que représentant d’une forme de rationalité humaine. Malgré son étrangeté, il n’est pas une créature démoniaque comme celle de Mary Shelley, mais bien un fantôme, un vivant en sursis, dont toute l’existence est suspendue à celle de son maître et à sa confrontation permanente avec la mort.
27Cependant, la scène originelle où se joue cette sorte de lutte pour la reconnaissance, qui conduit Ghost Dog à la vassalité, est extrêmement ambiguë, et rendue telle par les ressources proprement cinématographiques. De l’analogie avec Frankenstein, on peut tout de même retenir aussi l’ambivalence de la Créature : inhumaine par réaction, par excès de souffrance, et en réalité, profondément humaine, sensible et capable de sentiments moraux. Il y a un parallèle entre Frankenstein, qui vise à égaler l’omniscience divine et qui, par la faillite de son ambition excessive, devient une sorte d’ange déchu ; et la Créature, dont l’innocence est tragiquement « déchue » par le déni de reconnaissance. Et cette ambivalence est cultivée par les différentes voix qui structurent le récit, et offrent des versions divergentes, des interprétations différentes des faits passés.
28Le film de Jarmusch joue à plein sur cette difficulté à reconstituer le récit, sur le conflit d’interprétation du passé, de manière beaucoup plus développée, soutenue par la référence au film Rashômon (Kurosawa, 1950). En effet, le moment décisif de la rencontre entre Ghost Dog et Louie est frappé d’incertitude. C’est un moment clé parce que c’est le moment où Ghost Dog va contracter la dette, dans une scène de lutte où intervient un tiers qui change tout. Le jeune homme noir est attaqué par deux jeunes gens et menacé de mort, et c’est l’intervention de Louie qui lui sauve la vie. Louie a littéralement modifié le destin de Ghost Dog. Contrairement à la scène hégélienne, Louie ne triomphe pas de Ghost Dog, car la lutte n’avait pas lieu entre eux deux. Mais symboliquement, il est encore plus en position de supériorité, celle d’arbitrer et de trancher la lutte. Il a le pouvoir de sauver la vie de Ghost Dog, en échange de quoi celui-ci lui offre sa liberté en devenant son vassal. Les agresseurs auraient probablement tué Ghost Dog, et en s’appropriant en quelque sorte leur position dans la lutte, Louie choisit de vaincre en accordant la vie au jeune homme, qui travaillera pour lui.
29La scène en question fait l’objet de trois occurrences dans le film, dispositif qui n’est évidemment pas le signe d’un manque d’imagination du réalisateur :
- 18’05 : le film nous offre une première version en pénétrant littéralement la psyché et les songes de Ghost Dog, à travers ce qui semble être une réminiscence. Dans cette scène tiraillée entre l’omniscience illusoire de la caméra et les incertitudes de la mémoire et du rêve, l’arme de l’agresseur est braquée sur Ghost Dog ; Louie tire sur le jeune homme pour le sauver. Quel crédit accorder aux images floues de ce souvenir ? Sont-elles plus objectives parce qu’elles constitueraient l’observation extérieure des phénomènes mentaux du gangster-samouraï ?
- 28’25 : la seconde version nous est donnée par l’intermédiaire du récit de Louie. Cette fois-ci, les faits subissent la mise en forme, la reconstitution du témoin a posteriori, dont l’objectivité et la valeur épistémique sont à nouveau incertaines. Dans cette version, l’arme est braquée sur Louie, en situation de légitime défense. On peut donc en déduire qu’il tire pour sauver sa propre vie et non celle de Ghost Dog, bien qu’il soit intervenu pour stopper l’agression. Ce détail change tout : il signifie que Louie n’a pas exactement sauvé la vie de Ghost Dog et remet donc en question la dette de ce dernier et sa vassalité.
- 1 : 37 : la troisième occurrence nous offre à nouveau le point de vue de Ghost Dog, mais par la médiation de son récit conscient des événements. Selon lui, l’arme était dirigée contre lui et Louie lui a sauvé la vie ; il contracte alors une dette envers lui.
30Comme dans Rashomon, le film laisse le spectateur aux prises avec un doute qui change toute l’histoire et la nature « morale » de cette scène matricielle. Si la version de Ghost Dog est juste, alors le geste de Louie était un geste « désintéressé » n’ayant d’autre but que de lui sauver la vie ; un geste généreux et magnanime, même si un meurtre est en jeu. C’est la noblesse du guerrier antique qui sauve le faible par pitié. En revanche, si la version de Louie est correcte, alors il n’a fait que sauver sa propre vie, en intervenant indirectement sur celle de Ghost Dog. Il était lui-même en situation d’agression lorsqu’il a tiré. Nous n’avons aucun doute sur les idéaux moraux de Ghost Dog, en revanche, le personnage de Louie a une moralité bien plus trouble, sans cesse questionnée par la maxime répétée : « plutôt toi que moi ». Mieux vaut que tu meurs plutôt que moi, dit Louie, étayant par là même sa version des faits. On ignore donc si la dette est vraiment légitime, si Louie a évité à Ghost Dog la mort ou s’il n’a fait que défendre sa propre vie. Or, c’est ce rapport à la mort que Ghost Dog pense avoir frôlé de peu lors de cette scène, qui guide le reste de sa vie. Il pense devoir son salut à la bonté et à la générosité morales de Louie (fig. 31 à 33).
31Le film débute par une citation qui rappelle combien le samouraï est animé par cette passion de la mort : « La voie du Samouraï se trouve dans la mort. On doit se livrer chaque jour à la méditation sur une mort inévitable. » Que signifie de vivre comme si on allait mourir, ou plus encore, dans le cas de Ghost Dog, de vivre comme si on était mort ? La voie du personnage est celle du détachement envers son monde, détachement justement rendu possible par son attachement à l’autre monde, imaginaire, celui du livre plus que celui du passé. Sans aucune attache (famille, enfants), Ghost Dog montre que cette voie exige d’avoir en quelque sorte rompu les amarres, et qu’elle n’est donc pas possible pour tout le monde ; c’est une voie de la solitude. C’est ce qu’ont très bien compris ses « amis », la fillette qu’il vient à peine de rencontrer et qui est une enfant, ainsi que « son meilleur ami », un glacier français dont il ne comprend pas un traître mot.
32Les modèles animaux se substituent aux caractères moraux du personnage : le pigeon incarne le désir de liberté et de fidélité ; Ghost Dog est aussi proche de l’ours solitaire auquel le compare son ami, et dont il faut craindre les fureurs lorsqu’il est blessé. Dans une scène qui rend hommage au refuge des pigeonniers de Sur les quais, Ghost Dog découvre lui aussi ses pigeons froidement tués par les gangsters en représailles de sa révolte pour préserver sa vie et celle de son maître attaquées par le clan. On se souvient que dans le film de Kazan, les pigeons étaient semblablement liquidés jusqu’au dernier par l’enfant déjà corrompu par les règles du gang, en représailles à la « trahison » de Terry, c’est-à-dire à sa révolte. Le geste de l’enfant révèle l’évanescence de ce monde-refuge sur les toits, sa fragilité et son délitement. Là encore, ce monde existe davantage dans l’imagination et le cœur de Terry que dans l’espace physique. La tristesse de trouver les corps des pigeons inanimés, ensanglantés, va motiver Terry à réclamer son droit et à défier directement Johny Friendly ; elle va muer Ghost Dog en animal blessé, en ours furieux qui décimera un à un tous les membres du clan.
33La présence de l’animal est toujours symbolique, investie par un champ de significations et de croyances ancestrales, notamment Indiennes. L’animal est l’égal de l’homme, incarnation d’un esprit de la nature dans une vision panthéiste. Ghost Dog vit avec les pigeons pour seule compagnie, rencontre son double sous l’apparence d’un chien, qui n’est pas sans rappeler le nahual, cet être mythologique des croyances mésoaméricaines dont la double nature, humaine et animale, s’incarnait souvent pour la seconde sous la forme d’un coyote ou d’un chien. On raconte que le nahual avait pour fonction de maintenir l’ordre des espaces sacrés et de sanctionner la transgression des interdits. Sous la clarté lunaire, l’homme fantôme rencontre le chien fantôme qui le guide pour accomplir sa mission, tel un animal totem.
34De même, Ghost Dog rencontre sur sa route des chasseurs d’ours avec l’une de leurs victimes. La scène est surdéterminée de significations secondes : d’une part, l’ours noir figure le Noir Américain chassé par des Blancs assez proches du Ku Klux Klan, qui reproduisent le discours typique de l’extrême droite reprochant aux « ours » d’être trop nombreux et affectant de vouloir réduire leur nombre par la violence afin de garder la mainmise ou la suprématie sur « leur » terre. D’autre part, l’ours est aussi le représentant d’une espèce en voie d’extinction, qui appartient en plein à cet univers des mondes perdus ou en passe de disparaître, comme le Japon cher à notre samouraï new yorkais. La chasse à l’ours est une autre façon de réaliser la chasse à l’homme dont Ghost Dog et pour une certaine part, son maître, sont victimes. C’est le combat d’un esprit nouveau, sans foi ni loi, contre un esprit passé porteur d’un certain nombre de valeurs morales. Une nouvelle ère commence, qui doit solder les comptes avec l’ancienne par la liquidation de Ghost Dog, de même que la chasse à l’ours est permise parce que dans ce nouveau monde, tout est permis. Cette concurrence entre un état antérieur du monde, plus imprégné de valeurs morales, et un nouvel état sans aucun code, où seule règne la loi du plus fort, est un thème récurrent du cinéma de gangsters. On le retrouve magistralement exposé à travers la saga du Parrain, où le monde traditionnel incarné par l’immigré sicilien Vito Corleone cède progressivement le pas aux ambitions et aux frustrations dévastatrices de la génération de son fils Michael, qui ira jusqu’à faire tuer son propre frère. La même dégradation, qui fait mentir l’impératif de tirer le meilleur parti de chaque génération, est également déployée à l’échelle des cinq saisons de la série américaine The Wire, qui se déroule dans le milieu des gangs de Baltimore dédiés au trafic de drogue. De saison en saison, les générations se succèdent avec de moins en moins de règles et de codes, jusqu’au gang de Marlo, personnage sans foi ni loi qui se heurte à la figure chevaleresque de brigand moral qu’est le personnage d’Omar, qui n’accepte pas de laisser régner un tel vide éthique. La devise de Omar, lui aussi tueur, mais tueur de gangsters uniquement impliqués dans le trafic (« in the game ») est bien que « Chaque homme a un code » et il est clair qu’on aurait pu entendre dans la bouche d’Omar, pour des raisons différentes, cette parole qui résonne dans celle de Johny Friendly : « Il n’y a plus d’hommes » (fig. 34).
35Le film de gangster est hanté par la menace d’un monde sans hommes, donc habité par une certaine image de ce que c’est qu’être un homme. Or, l’existence biologique ne suffit évidemment pas à nous définir et l’homme revêt une dimension morale dans ces films qui réjouirait le cœur de bien des philosophes. Puisque l’homme est un être moral, il se distingue par un certain nombre de vertus et/ou de devoirs : devoirs du samouraïs, vertus de l’honneur, du courage, de la fidélité au clan. Ce qu’ont en commun ces grandes figures de gangsters que sont Johny Friendly, Ghost Dog, Vito Corleone ou Omar, c’est leur bravoure face à la mort, qu’ils osent défier en mettant en jeu leur propre vie. C’est aussi le sens de l’importance des règles, même si celles-ci sont parfois discutables, et une attitude de résolution qui leur donne un certain tranchant. Parce qu’il faut décider et survivre, il est bon de suivre des règles, comme de ne pas trahir le gang, de ne pas consommer la drogue que l’on vend, de respecter sa famille ou de prendre une décision en moins de sept respirations.
36Puisque les valeurs se perdent, que l’ordre se délite, ses ultimes représentants se détournent du monde, trouvant plus d’ordre dans le monde animal, aspirant à d’autres mondes suscités par leur désir d’une vie meilleure, plus juste. Être, comme Ghost Dog, le dernier représentant d’un monde d’hommes, être en quelque sorte, le dernier homme, c’est accepter la mort et le renoncement à ce monde.
Notes de bas de page
1 Robert Musil, L’homme sans qualités, op. cit., t. II, p. 525.
2 Stanley Cavell, À la recherche du bonheur – Hollywood et la comédie du remariage, trad. fr. de Sandra Laugier et Christian Fournier, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993. L’idée de monde perdu est plus spécifiquement reprise et élargie dans le texte « Ce que le cinéma sait du bien », in Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. fr. C. Fournier et E. Domenach, Paris, Bayard, 2003, p. 120-122.
3 Ludwig Wittgenstein, MS 183-46, Carnets de Cambridge et de Skjolden, trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, PUF, 1999.
4 Sur le traitement cinématographique de la grande ville dans le cinéma américain, lire Robert Zecker, Metropolis : the American city in popular culture, Westport (Conn.) ; Londres, Praeger, 2008. La grande ville y est sujet de prédilection du film de gangster, entre progrès et nostalgie du passé.
5 Fran Mason, American gangster cinema : from Little Caesar to Pulp Fiction, Houndmills, GB ; New York, Palgrave Macmillan, 2002.
6 Emmanuel Kant, Anthropologie considérée au point de vue pragmatique, trad. Joseph Tissot, Paris, Librairie Ladrange, 1863, p. 97.
7 « La montagne magique : une interview de Sergio Leone », Première, 5 janvier 2012.
8 Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleur ?, op. cit., p. 119.
9 Tsunetomo Yamamoto, Hagakure, Écrits sur la voie du samouraï, rédigé au xviiie siècle, trad. Josette Nickels-Grolier, Paris, Budo éditions, 2005.
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