Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Un certain nombre de films commencent par un avertissement. C’est le cas fameux du Scarface de Howard Hawks (1932), que le comité de censure contraint à ajouter un sous-titre éloquent : « Honte de la nation ». La présente introduction a vocation à jouer un tel rôle d’avertissement au lecteur, quoique moins dramatique et sans rapport avec la moralité du propos engagé dans cet essai. Il s’agit avant tout d’éviter quelques méprises en précisant l’ambition de cette étude.
2Ce livre vise à interroger la figure du gangster à l’écran, ce qui est très différent d’une démarche dont l’objectif serait de circonscrire un « genre » : le film de gangsters. On pardonnera donc à l’auteur s’il emploie cette expression, en sachant que ce n’est pas pour désigner des films d’un genre particulier, mais des films dont les gangsters sont les personnages centraux. D’un point de vue simplement historique, il est difficile de déterminer un tel genre, parce que la figure du gangster émerge au sein de genres déjà constitués, comme le film policier ou le film noir. D’un point de vue philosophique, il est clair que le simple critère d’avoir pour personnage principal un gangster engage une variété de films aux esthétiques et aux ambitions très diverses. Que l’on songe aux différences entre des films comme Sur les quais d’Elia Kazan, Scarface de Hawks ou encore Raging Bull de Martin Scorsese. Le premier est un film social, le second, un film noir et le troisième, un biopic1.
3De manière générale, il est difficile de classer les films dans des genres bien définis au cinéma, non parce que les catégories seraient floues, mais plutôt parce que les films sont riches et relèvent bien souvent de plusieurs catégories ou genres2. Il serait réducteur de vouloir enfermer un film dans un seul et unique genre, à moins qu’il en soit exemplaire et fondateur (Le Cabinet du Dr Caligari pour le film expressionniste). Nulle prétention dans ces pages à déterminer les critères d’un genre « film de gangsters ». La simple présence d’un chien à l’écran ne suffit pas à catégoriser un film comme « film canin », et le seul critère de la présence de gangsters à l’écran semble bien insuffisant pour déterminer tout un genre. Et pourtant, quelle que soit notre sensibilité à la gente canine, nous accordons sans nul doute une importance bien supérieure à la figure du gangster, plus qu’à celle de l’épicier ou même du policier-détective. C’est bien que cette figure nous fascine parce qu’elle est une construction fictionnelle, fantasmatique et imagée, qui cristallise nos espoirs et nos angoisses face à la vie urbaine et moderne. Déjà la représentation médiatique des gangsters réels est une construction à part entière3 ; celle que l’on trouve au cinéma la relaie et lui donne une nouvelle envergure.
4La plupart des ouvrages consacrés aux films de gangsters adoptent une démarche historique ou esthétique, relevant de l’histoire du cinéma ou des études cinématographiques ; ils tentent d’en cerner le genre, d’en retracer l’histoire et les transformations, ou décrivent les acteurs, productions, rapports avec la censure ou avec la réalité des gangs, les évolutions formelles et techniques4. D’autres ouvrages classiques détaillent la figure du gangster comme archétype, dégageant ses principaux traits, figure qui nous séduit malgré son immoralité. Ces analyses brossent un portrait homogène du gangster et dressent les grandes lignes thématiques, voire les codes dudit genre tout en admettant des variations temporelles. Elles ont tendance à laisser de côté notre propre rapport moral au gangster, la complexité issue de son inscription dans des dimensions culturelles, anthropologiques et institutionnelles qui figurent parmi les paramètres saillants sélectionnés et projetés à l’écran. Leur perspective historique ne questionne pas ou peu l’univers conceptuel qui se dessine dans ces films.
5Dans ces pages, nous nous demanderons de quoi le gangster est le miroir, ce que nous intégrons dans sa construction fictionnelle, quelles émotions suscite le traitement cinématographique de personnages pour lesquels nous éprouverions une répulsion et un sentiment de désapprobation beaucoup plus nets dans la vie réelle5. La méthode suivie part de l’analyse d’un nombre restreint de films et privilégie la précision plutôt que la quantité des références cinématographiques. Le travail de détail vise à montrer la manière dont les films de gangsters abordent un certain nombre de problèmes et de concepts, et l’éclairage que l’on peut en tirer quant à la signification de ces concepts.
6Le spectre de cet essai est donc limité : d’une part, l’histoire et l’évolution des films de gangsters selon les différentes périodes (années trente, puis quarante, après-guerre, etc.) ne sera évoquée que de façon superficielle, à travers des références bibliographiques aux ouvrages historiques qui ont déjà traité ce point. L’angle d’approche, sans être anhistorique, est celui de l’analyse conceptuelle. Les concepts en question sont eux-mêmes ancrés dans l’arrière-plan d’une époque, le xxe siècle, et leur évolution n’est en rien abstraite, toujours liée au contexte qui sert de toile de fond au film. L’accent est mis sur le contenu cognitif des images animées et les idées exprimées par leur montage. L’attention de cette étude s’est portée sur le vocabulaire, le type de scènes et le genre d’images qui traversent la variété de ces films : la figure du gangster charrie avec elle un certain paysage conceptuel que ces films offrent de déchiffrer. C’est donc d’une analyse des concepts incarnés par le film qu’il sera ici question6. Ces concepts sont exprimés par le langage des personnages de gangsters, mais pas seulement. Ils s’incarnent également dans les situations problématiques projetées à l’écran et dans certaines images : paysage urbain, taille des personnages, organisation des plans, désirs des personnages, types de rôles, type d’expressivité… C’est ainsi que l’expressivité des visages peut traduire de manière récurrente la hantise de l’échec et le désir de succès, que le vocabulaire moral s’articule autour des figures du tocard et de l’homme de mérite, que les plans d’ensemble sur la grande ville en interrogent le mode de vie, décor devenu personnage…
7Incarnés dans le film, ces concepts prennent une épaisseur qu’ils n’ont pas forcément dans le contexte plus abstrait du traité philosophique. Ils n’expriment pas une signification idéale, mais les différentes strates de signification, parfois ouvertes et problématiques, que nous leur donnons ou que nous craignons qu’ils revêtent. C’est donc notre propre rapport au sens de certains concepts qui est au cœur de ces films à l’image pourtant populaire et grand public. Leur appartenance à une culture populaire est justement liée au fait qu’ils abordent des questions ordinaires qui sont les nôtres, et pas seulement celles, plus marginales, d’un réalisateur artiste ou d’une petite élite. Ces préoccupations, qui émergent dans le contexte historique de l’Amérique des années trente, concomitant du développement du cinéma et de son passage du muet au parlant, portent essentiellement sur le nouveau mode de vie urbain dans les grandes métropoles et l’impact de la civilisation citadine sur la culture, le genre de vie, les institutions traditionnelles, les valeurs, les vertus et la morale.
8Ce qui est en question, c’est la tension entre l’espoir de réussite et la réalité de l’injustice sociale qui caractérise le monde moderne et la manière dont un tel contexte peut déterminer des stratégies de survie voire de réussite diverses. Le premier chapitre est ainsi consacré à la définition de la figure cinématographique du gangster et à son hétérogénéité. Plutôt que d’être un archétype, les gangsters que nous projetons à l’écran interrogent notre rapport à la normativité, à la normalité et se définissent par leur caractère exceptionnel, leur singularité. J’irais jusqu’à me demander, de manière certes un peu provocatrice, si ces gangsters ne sont pas d’authentiques « génies » de notre époque. Le second chapitre aborde la question de l’aspiration au succès et des possibilités offertes par la grande ville pour y accéder. Le troisième chapitre traite du rapport à la ville, de son impact sur le monde de la culture et de la manière dont le film de gangster pratique l’évaluation de la vie citadine à l’aune de constructions spéculatives qui sont présentées comme des mondes perdus. Le quatrième chapitre porte sur le devenir de l’institution de la famille dans le monde libéral dont les caractéristiques sont exacerbées par le film de gangster, ainsi que sur la sphère affective en général et l’amitié en particulier. Le chapitre suivant analyse la figure du gangster comme héros tragique, interrogeant notre vision du monde contemporain, des déterminismes sociaux comme reflets du tragique de la condition humaine en général. Adoptant un point de vue plus esthétique et éthique, il interroge aussi la dimension morale de ces œuvres cinématographiques et leur rapport à une justice poétique qui solderait les comptes en projetant sur écran le triomphe de la vertu et le châtiment du gangster. Le dernier chapitre présente des pistes éthiques qui donnent un contenu moral plus positif à ces films. Ceux-ci sont à la fois des miroirs de nos craintes et de nos fantasmes, et des projections de certains de nos concepts centraux dont ils discutent, raffinent et réévaluent les significations.
9Partir des œuvres, c’est faire le choix méthodologique d’un certain particularisme. Le souci de prendre pour objet les multiples figures cinématographiques de gangsters tend vers une anthropologie esthétique du gangster à l’écran. La difficulté est alors de dépasser le stade purement empirique et de conceptualiser les cas particuliers, d’en tirer un certain degré de généralisation. Mon travail ne s’oppose pas à toute forme de généralisation et ne s’en tient pas à un niveau purement descriptif. Il déploie plutôt l’idée qu’une trop forte généralisation nuit à la précision conceptuelle en formant des concepts homogènes là où il faudrait justement raffiner nos concepts, entrevoir une pluralité conceptuelle articulée autour de distinctions plus fines. Pour prendre un exemple, il n’y a pas une vision unique et homogène du succès qui traverse tous les films de gangsters, pas plus qu’il n’y aurait une seule conception de la morale. La diversité des films nous offre une certaine variété conceptuelle, qui met en relief l’existence de plusieurs manières de voir, de plusieurs descriptions possibles d’un phénomène. Le point commun de ces œuvres n’est donc pas à chercher du côté d’une hypothétique uniformité de leur pensée ; ils ont plutôt une communauté d’intérêts pour un certain nombre de questions et travaillent la signification des mêmes concepts, celui de succès ou de morale. Ce qui m’intéresse, ce sont les variations autour d’une même idée, variations qui témoignent de l’équivocité de nos concepts aussi bien que de la complexité du réel. Le lecteur trouvera donc un certain degré de généralité dans ce propos et on lui proposera des tentatives définitoires, au sein d’un paysage conceptuel pluriel composé de multiples strates de significations possibles.
10Il me faut encore justifier le corpus choisi pour cette étude. De même que cet essai défend une perspective conceptuelle, anthropologique et philosophique, il n’a pas la prétention d’être un catalogue des films de gangsters. Mon choix s’est porté sur des films très différents, issus de périodes différentes, dans le souci de contrer la tentation d’homogénéisation du « genre » et de construction d’un archétype monolithique du gangster à l’écran. Je me suis attachée à privilégier l’hétérogénéité de certains éléments, tels que le contexte socio-économique du film, le caractère et la psychologie du personnage de gangster, son positionnement face à la modernité, son orientation morale… Mon objectif n’est donc pas de livrer une interprétation de ces films qui en fournirait un contenu unifié et interchangeable, mais de comprendre la constellation de concepts qu’ils engagent, les significations qu’ils se proposent de réévaluer et les problématiques communes qui les traversent et qu’ils abordent parfois avec des accents et des solutions très différentes.
11En outre, mon propos se limite au cinéma américain, à l’exception d’un film français, sans faire mention de films de gangsters italiens ou japonais, par exemple7. Il favorise ainsi une certaine unité contextuelle, géographique à défaut d’être temporelle, qu’ont analysé de nombreux ouvrages adoptant une perspective historique. Le lien entre les films de gangsters américains et l’histoire des États-Unis a déjà fait l’objet de plusieurs travaux pénétrants8. Encore une fois, c’est une communauté d’intérêts qu’il s’agit de faire d’autant plus ressortir qu’elle traverse des films très différents. J’ai donc choisi dix œuvres pour une analyse plus détaillée. Le premier film étudié, film classique voire « paradigmatique », est Little Caesar, (Le Petit César) de Mervyn LeRoy sorti en 1931. Autre film classique des années trente, toujours inscrit dans le contexte socio-économique au sortir de la Grande Dépression : Scarface de Howard Hawks, sorti en 1932. J’ai également choisi deux films d’après-guerre : On the Waterfront (Sur les quais) d’Elia Kazan (1954) et Party Girl (Traquenard) de Nicholas Ray (1958). Parmi ce corpus figurent aussi l’incontournable trilogie de The Godfather (Le Parrain), de Francis Ford Coppola, dont les différents volets datent respectivement de 1972, 1974 et 1990, ainsi que l’opus de Sergio Leone, Once upon a time in America (Il était une fois en Amérique) sorti en 1984, et Goodfellas (Les Affranchis) de Martin Scorsese, sorti en 1990. Œuvre exceptionnelle, qui a inspiré grand nombre de réalisateurs américains, Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (1970) offre également un intéressant contrepoint français. Autre contrepoint plus récent, le film Ghost Dog de Jarmusch, (1999), propose une version plus subversive et parodique du film de gangster. Pour prolonger ces analyses jusqu’au xxie siècle et y intégrer l’essor d’un nouveau mode de narration filmique, il sera aussi question de la série The Wire, (Sur écoute), de David Simons et Ed Burns, qui se passe dans le milieu des gangs Noirs-Américains de Baltimore, dans l’Amérique d’Obama, et dont les cinq saisons s’étalent de 2002 à 20089.
Notes de bas de page
1 Un catalogue des films de gangsters a été publié par James R. Parish et Michael R. Pitts, The Great Gangster Pictures, vol. 1 et 2, Metuchen, Londres, Scarecrow Press, vol. 1 : 1976, vol. 2 : 1987. Et plus récemment, Michael L. Stephens, Gangster Films : A Comprehensive Illustrated Reference to People, Films and Terms, Jefferson, North Carolina, McFarland, 1996, et Phil Hardy, The Overlook Film Encyclopedia : the Gangster Film, New York, The Overlook Press Woodstock, 1998.
2 Pour une tentative de constitution d’un tel genre actant de son évolution historique et de ses transformations, voir Jack Shadoian, Dreams and Dead Ends : the American Gangster Film, Cambridge MA, MIT Press, 1979.
3 Sur la construction de l’image médiatique du gangster par le journalisme américain, voir David E. Ruth, Inventing the Public Enemy : the Gangster in American Culture, 1918-1934, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.
4 Représentatif et référence de ce type d’études, l’ouvrage de Howard Hughes, Crime wave : the filmgoers’ guide to the great crime movies, Londres/New York, I. B. Tauris, 2006.
5 Le travail de Thomas Leitch questionne l’évolution de notre rapport au crime, et l’influence des films dans le passage de l’attitude moralisatrice de désapprobation à la sympathie. Il étudie ainsi les rapports complexes entre les trois figures du criminel, de la victime et du justicier, ce dernier requalifiant le statut même de criminel. Voir Thomas Leitch, Crime Films, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
6 Pour une analyse plus approfondie des rapports entre concepts et images en art, voir mon précédent ouvrage La raison vivante, Paris, L’Improviste, 2013.
7 Pour une ouverture vers ces autres cinémas, lire Renato Venturelli, Gangster in Cento Film, Recco-Geneva, Le Mani, 2000 ; Mark Schilling, The Yakuza Movie Book : a Guide to Japanese Gangster Films, Berkeley, Stone Bridge Press, 2004.
8 Voir Michel Ciment, Le crime à l’écran : une histoire de l’Amérique, Paris, Gallimard, 1992 ou Ron Wilson, The Gangster Film : Fatal Success in American Cinema, Londres/New York, Wallflower, 2015.
9 Il est remarquable que les récentes séries se sont largement emparées de la figure cinématographique du gangster et de son univers conceptuel : voir les Sopranos, Boardwalk Empire ou Peaky Blinders.
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