Postface. Des univers du son
p. 171-176
Texte intégral
1La musique n’est point un monde codifié et organisé hiérarchiquement. D’où la difficulté de l’aborder par apprentissage rapide et systématique. Du dehors, elle semble tellement complexe et multiple que l’effort pour la pénétrer et pour l’exercer bloque les meilleures volontés, sinon les talents, de sorte que la plupart du temps on y chemine par des sentiers marginaux et dans des parties très restreintes en jouant d’un instrument, ou en s’attachant à une époque seulement ou à une région, en composant avec un équipement donné (orchestre, appareils électro-acoustiques ou ordinateurs), en suivant quelques principes d’organisation sans vue d’ensemble, sans avoir conscience des interpénétrations et des hiérarchies toujours mouvantes, toujours ponctuelles. On pourrait peut-être en donner une idée plus claire en décrivant quelques grandes divisions, les univers qui constituent la musique, univers qui, à mon sens, en font la somme, mais en ayant constamment présente à l’esprit la circulation perpétuelle des idées et des techniques opératoires d’un univers à l’autre. Car si un tel univers prime momentanément sur les autres, ce n’est que parce que notre approche est partielle par volonté tactique ou par faiblesse, qui laisse dans l’ombre des difficultés souvent inexprimables mais intuitivement senties. Telle sonorité induit telle forme abstraite ou telle philosophie ou telle technique, et vice versa, multiplement. La musique est un monde où réellement « la voie d’en haut et celle d’en bas ne font qu’une ».
21. L’univers matériel, hylétique. C’est celui des matières, des hylès sonores, des éléments, en fonction de leur provenance et des techniques employées :
- Les sons des instruments de l’orchestre issus des vibrations des cordes, des colonnes d’air des tuyaux, des membranes ou d’objets (cailloux, crécelles, pièces de bois, de métal, etc.) mis en vibration par toutes sortes de contacts manuels (chocs, frottements, souffle, etc.). Cet univers comprend naturellement les types de notation, mais aussi les techniques de jeu du corps, des mains, des pieds, des doigts, donc des limites humaines de virtuosité physique, d’endurance, d’athlétisme, les richesses en timbres, intensité, hauteur, maniabilité, etc.
- Les sons de la nature ou du monde industriel mis à la disposition du musicien par les chaînes micro-magnétophone-enceinte acoustique. La musique « concrète » a été fondée sur ces sons. Dans ce sous-univers il faut inclure les équipements analogiques de transformation, soit les filtres, les contrôles par le voltage et par l’amplitude, les analyseurs de fréquence et leurs superpositions, les variateurs de hauteur non temporels ou temporels, etc.
- Les sons produits artificiellement par des équipements analogiques, tels que les générateurs de fréquence et de bruits blancs. Il faut y inclure les équipements de transformation du sous-univers précédent.
- Les sons produits par des ordinateurs à l’aide de programmes mathématiques codés en numérique puis convertis en sons par les convertisseurs numériques-analogiques et les chaînes basse-fréquence. Ces quatre sous-univers ne sont point étanches mais peuvent s’interconnecter.
3Par exemple, les instruments électriques (guitare, orgue, etc.) qui marient les sous-univers a) et b) ou c). On obtient donc des mixtures, ou produits, entre plusieurs de ces sous-univers, ce qui augmente la richesse de la matière sonore.
42. L’univers des formes, des systèmes d’organisation, qui comprend les règles de composition, de construction et les architectures à tous les niveaux, depuis celui des microstructures à l’échelle des échantillons (de l’ordre du micron) jusqu’à celui des œuvres utilisant tout l’arsenal de l’univers précédent, qui peuvent durer plusieurs heures ou plusieurs journées. Ces systèmes, véritables morceaux de machines, d’automates abstraits, sont sécrétés par les civilisations (occidentales, asiatiques, africaines, etc.), mais peuvent en être extraits pour figurer d’une façon indépendante, tels des îlots formels, à la manière des galaxies, des amas d’étoiles ou des nuages, et peuvent se combiner à volonté ; en effet, les êtres qui constituent cet univers sont délivrés de leurs conditions historiques de naissance et du temps – puisque le temps lui-même ne peut être traité que figé. Ils sont hors temps et suspendus. Par exemple, les systèmes d’échelles, de hauteurs ou d’intensité, de rythme, les systèmes des symétries de groupe, stochastiques, etc. Autre exemple : lorsque, dans la foulée du lointain pythagorisme, les musiciens se proposent de simuler les sons existants (depuis le son pur jusqu’aux bruits), voire d’en construire d’inouïs, ils se fondent sur l’analyse et la synthèse de Fourier qui constituent une véritable forteresse théorique et expérimentale (grâce à l’électronique). Mais que signifie au fond cette théorie ? Son principe est le suivant : à partir de formes identiquement et éternellement répétitives (les fonctions sinusoïdales), construire n’importe quelle courbe, y compris celle des transitoires. Par exemple : a) construire le discontinu, même catastrophique, à partir du continu ; b) à partir du déterminé (la période), construire l’imprévisible, le stochastique. Si en pratique cela est possible, en théorie ce n’est qu’une approximation (cf. l’effet de Gibbs). Qui plus est, la théorie de Fourier est une autoroute à sens unique qui essaie de résoudre les contradictions ou pôles complémentaires continu discontinu, déterminisme indéterminisme (ces deux pôles au fond peuvent être confondus, ils sont tautologiques), dans le sens indiqué par les flèches. Ne pourrait-on pas concevoir un cheminement inverse, allant du désordre à l’ordre (autre formulation tautologique) ? D’ailleurs, y a-t-il une réelle contradiction entre le prévisible et l’imprévisible (autre expression tautologique par rapport aux précédentes) ? On sait qu’actuellement on ne peut décider si la suite des décimales d’un irrationnel est déterministe lorsque l’irrationnel n’est pas donné. On sait aussi qu’en informatique une première mesure de l’imprévisibilité est fournie par la longueur de la liste des instructions nécessaires à décrire le phénomène. Ainsi, l’ordinateur simule le stochastique par des opérations fonctionnelles (déterministes) compliquées, afin d’obtenir des périodes suffisamment longues. En philosophie, cela impliquerait le néant et la naissance de quelque chose et du temps, de dedans le néant, sans providence ni cause physique (généralisation idéelle du clinamen d’Épicure et de l’incertitude de Heisenberg), mais aussi le retour au néant. Donc, cela impliquerait un instant, une matière, un espace, en préambule et précaires, distincts de ceux de notre univers ; à moins que ces éléments n’y soient déjà, mais inobservés jusqu’ici. À moins aussi que les catégories de notre mental ne nous fassent tourner en rond vicieusement. En pratique, l’idée du cheminement inverse peut s’incarner, dans un cas restreint, par l’établissement du non-causal, du désordre maximal, à l’aide de « lois » stochastiques, puis par l’introduction de périodicité dans un domaine hors temps ou dans un domaine « en temps », jusqu’à la périodicité absolue. En musique, la composition, c’est-à-dire l’organisation macroscopique – du temps, des échelles, des lignes mélodiques, des harmonies, des matériaux, des nuages d’événements, des masses, des formes –, donc, sur tous les niveaux, l’organisation, doit constamment traiter des problèmes de symétrie (la répétition, le renouvellement, la périodicité). Ces problèmes peuvent être illustrés de façon incisive et radicale par la construction du son à l’aide d’ordinateurs, c’est-à-dire à un niveau microscopique encore inférieur aux niveaux précédents où l’unité du temps est de l’ordre de quelques microns (taux d’échantillonage 50000 à 100000 par seconde) et où la « résolution » de la pression est de 16 bits ou plus.
5Supposons donc l’espace pression-temps et imaginons la direction inverse allant du désordre « total » à l’ordre. La pression fait des sauts stochastiques (discontinus) en des instants éventuellement non périodiques. On admet donc, au plan ontologique, l’existence des valeurs de la pression ainsi que du temps, donc de la nécessité du renouvellement, c’est-à-dire de la notion de périodicité au sens large, mais on n’admet pas la périodicité des intervalles au cas où la loi est continue, par exemple avec la loi de Cauchy, ou avec la loi exponentielle. On obtient au départ des « promenades » aléatoires (random walk), des mouvements browniens, qui sont des bruits pour l’oreille (calculés par ordinateurs et convertis de numérique en analogique). Ainsi, avec ce recul général, on peut ouvrir un champ d’approche des phénomènes sonores différent de ou complémentaire à celui de l’analyse (synthèse) harmonique. Ce même fil d’idées peut être étendu à l’espace hauteurs-temps. Nous obtenons des développements fort intéressants, au plan médian des lignes mélodiques, etc. D’ailleurs, ce chapitre de la périodicité au sens large, donc du renouvellement, a imprégné récemment des domaines très disparates, tels que la chimie, la génétique, l’astrophysique, les messages éventuels d’autres êtres du cosmos.
6Mais l’ébauche de discussion qui précède montre à quel point les questions fondamentales de la musique remuent des problèmes de base philosophiques et scientifiques, donc des formes primitives de la pensée abstraite. En quelque sorte, étant donné que la musique est par essence non figurative, cet univers pourrait inclure les formes et les systèmes de toutes les autres disciplines.
73. L’univers des sens, dans lequel l’appareil auditif de l’homme et la psychophysiologie de l’audition jouent le rôle des périphériques d’un ordinateur, d’un ordinateur identifié à l’intelligence de l’individu homme et de son psychisme. Cet univers si mystérieux et complexe, tellement dépendant du cerveau et du corps, est l’instrument de détection et de contrôle des êtres créés ou utilisés dans l’univers précédent, et incarnés par l’univers hylétique des sons. J’inclurai dans cet univers des sens les catégories mentales perçues par Aristote, discutées par Kant, sorte de cadres de notre mental, probablement inscrits dans le patrimoine génétique non déchiffré et sans doute infranchissable, à moins que des mutations génétiques ne les bouleversent. Les mathématiciens, involontairement, en ont peut-être touché quelques-uns, telle la structure d’ordre, qui est sous-jacent à l’architecture du temps des physiciens et du musicien, mais aussi à l’espace linéaire, lequel permet grâce à cette structure de passer du flux temporel à la ligne droite de l’espace ou aux nombres réels suivant les besoins – ce passage, toutefois, n’étant rendu possible actuellement que par l’axiomatique.
84. L’univers politique et social. Nul n’est hors de son temps, de sa société, de sa classe, de sa famille. C’est une affirmation contredite par la permanence des croyances, des opinions, des « vérités » scientifiques et des facteurs génétiques. Ce qui signifie que les pressions du moment historique ne sont que des pressions agissant sur une pelote inextricable d’idées et de doxai reçues par l’individu et non des facteurs absolus, créateurs de toutes pièces et instantanément d’un univers politique ou social et, par conséquent, créateurs de telle découverte, de telle œuvre ou de tel courant.
9Que ces pressions conditionnent ou même suscitent et favorisent des créations, c’est incontestable – nous le ressentons au moins intuitivement et par l’expérience vécue. C’est le caractère totalitaire de cette thèse qui est à rejeter. Il est absurde de prétendre que la polyphonie de la Renaissance est due au bon vouloir du prince, qui aurait arbitrairement imposé des règles ou des systèmes en contradiction avec la tradition du moment, laquelle très certainement les aurait rejetés. Le détournement aurait été possible si ce prince était un compositeur en connaissance de cause ; mais alors son arbitraire aurait été condamné de fait par le flux de l’évolution musicale, excepté s’il avait eu du talent ! Il reste les pressions subtiles des goûts d’une classe ou d’un environnement culturel. Mais elles ne peuvent entamer les mécanismes internes de l’évolution de l’art. Bach écrivait la même musique dans ses Passions religieuses que dans les profanes. Plus profondément encore, les échelles de la musique occidentale sont celles de l’Antiquité, elles ont donc traversé de multiples discontinuités ou catastrophes politico-sociales et idéologiques sans broncher, telles des hélices de l’ADN qui traversent imperturbables des milliards d’années. Oui, il est vrai que la frivolité ou le tragique d’un milieu peuvent déteindre sur la musique, sur l’art en général, ou le savoir rationnel. Mais alors ces pressions ne sont efficaces qu’à des niveaux de style, en surface et en général, et ne sont pas profondément motrices. Le réalisme socialiste n’a fait que jeter de l’eau glacée sur la créativité des peuples russe, roumain ou chinois, en essayant de détourner l’art pour l’exploiter au profit d’un dogme politique, mais n’a rien inventé, a tout appauvri en singeant des styles pêle-mêle, et même parfois détruit des trésors de l’art universel chinois sous prétexte que c’était de l’art impérial, bourgeois, donc rétrograde et réactionnaire. On oublie que la Marseillaise est bâtie sur l’affirmation de la tonalité, du diatonique majeur, par intervalles de quartes qui charpentaient la musique « savante » du xviiie et du xixe siècles, et que la mélodie de l’Internationale est directement issue des canons de la musique bourgeoise et même dénote musicalement une régression par rapport à la Marseillaise, étant moins évidente et assez étriquée. Ces mêmes canons ayant d’ailleurs servi aux marches militaires ou aux chants nazis.
10Pour conclure, de même qu’il n’a pas été inventé une mathématique ou une science prolétarienne ou révolutionnaire, de même une musique révolutionnaire ne peut être différente dans ses morphologies internes de celles qui appartiennent aux courants musicaux d’avant-garde de la planète. La musique révolutionnaire (ou l’art révolutionnaire) ne peut se produire qu’à l’intérieur du discours musical. C’est pourquoi chaque fois qu’une telle révolution a eu lieu, avec Debussy ou avec Schœnberg par exemple, elle a trouvé en face et contre elle les artistes déjà établis au sein de leur milieu bourgeois. Les scandales dans les salles de concert sont souvent la mesure réelle du choc révolutionnaire d’une musique. Enfin, on peut dire que la musique possède son champ spécifique formé des univers 1 et 2, tout comme la mathématique, la logique ou les sciences, et que certaines régions profondes de ce champ sont indépendantes du milieu politico-social, mais que par ailleurs ce même milieu peut agir dans d’autres régions plus superficielles en vue de la détourner et de la confisquer. Inversement, la musique et l’art agissent aussi sur le politico-social, mais d’une manière bien plus indirecte et mystérieuse. Les interactions entre le champ artistique et le milieu sont pratiquement inconnues et il serait stupide et dangereux de les chapeauter par un dogme quelconque. La fragilité de l’art vis-à-vis des poussées politico-sociales n’est qu’apparente, ce sont nos connaissances qui sont très fragmentaires, voire inexistantes. L’art a la vie dure !
11N’y aurait-il pas d’univers esthétique ? Si on conçoit à la fois globalement et dans les conséquences minutieuses et ultimes les propos précédents, on est amené à considérer l’esthétique comme la forme des cheminements que le musicien effectue à travers ces univers. C’est en quelque sorte une métaforme à laquelle nous sommes sensibles d’une manière souvent immédiate. Mais c’est elle, l’esthétique, la forme des formes, qui fonde les axiologies de l’art. Elle est encore trop mystérieuse, inexplorée, pour qu’on en parle.
12Iannis Xenakis,
1315 septembre 1977.
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