Chapitre VIII. L’agir créateur
p. 267-291
Texte intégral
Art et travail
1L’apport des sociologies pragmatistes ne se limite pas à vérifier dans la microsociologie du quotidien la continuité affirmée par Dewey entre l’expérience et l’esthétique ou l’art, et ce n’est évidemment pas leur objet ; ces sociologies permettent aussi de resituer à sa juste place la nature de nos actions sans la placer devant l’appauvrissante alternative de l’instrumental et du désintéressé, de l’action déterminée et de l’action libre, du conditionnement et de la spontanéité. Là encore, prenant acte de la révolution opérée par Dewey dans l’appréhension des moyens et des fins de nos actions, l’approche sociologique permet de rétablir la continuité de l’expérience et nous montre que ce que nous avons hâtivement tendance à sacraliser sous la forme de la création artistique – du fait de la considérer comme une réalité tout à fait à part des activités « profanes » – existe déjà au fondement de l’agir. Ce qui ne signifie pas que la création artistique pourrait ne dépendre que d’un contexte qui la conditionnerait, mais ce qui, en revanche, établit une circularité concrète entre tous les modes créatifs de l’agir qu’ils appartiennent ou non à ce que nous appelons « art ». Ainsi en assimilant légitimement l’art à la création, nous ne devons pas oublier pour autant – au risque de réintroduire un dualisme illusoire – que si ce que fait l’art est créatif c’est bien qu’existe la possibilité d’être créatif dans tout ce que nous faisons.
2Or, là où une théorie de l’action comme celle de Hans Joas, que nous avons déjà brièvement évoquée, rejoint les réquisits fondamentaux du pragmatisme, c’est lorsqu’elle constate que l’action est de nature essentiellement sociale. Ce qui peut apparaître comme paradoxal – du moins si nous continuons à penser selon ces dualismes traditionnels – puisque la nature créative de l’agir ne s’exemplifie pas dans une forme d’autarcie dont l’artiste fournirait le modèle prétendument immuable. Cela exige quelques explications.
3On se souvient que l’une des lignes de force du pragmatisme de Dewey est dessinée par la volonté de dépasser le clivage malheureux de l’expérience et de la connaissance qui engendre l’oubli du principe suivant : « L’empirisme immédiat postule que les choses – toute chose, chaque chose, au sens ordinaire ou non technique du mot “chose” – sont telles qu’elles sont ce que nous expérimentons. » Nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, il ne peut y avoir d’un côté les choses que nous expérimentons, et de l’autre – on ne sait où – les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire in fine, tel qu’un regard objectif souverain les verrait. Cette « manière innocente de penser à partir de l’infini », pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty à propos du rationalisme classique n’est évidemment pas celle de Dewey : il n’y a strictement aucune raison d’établir un dénivelé entre l’expérience immédiate et la reconstruction rationnelle de l’expérience : la connaissance est un type d’expérience, mais la première ne constitue pas le telos universel et évident de la seconde. L’enjeu n’est plus d’élaborer une théorie de la connaissance en slalomant entre les obstacles de l’idéalisme classique parce que l’enjeu n’est pas une recherche épistémique abstraite, il est pratique, il concerne nos actions et nos conduites ; la question n’est pas celle de la nature de la connaissance, mais celle de sa fonction : il s’agit de savoir ce que fait la connaissance. De ce point de vue, faire de l’expérience un « objet » de connaissance est déjà contradictoire – et c’est une nouvelle forme du sophisme psychologique – puisque la connaissance est elle-même un type d’expérience, en outre cela laisserait supposer – et l’erreur est ici partagée par l’idéalisme et une certaine forme d’empirisme – que seule la connaissance nous délivre le sens de l’expérience. Or, à ce compte-là, la connaissance serait appauvrissante puisqu’en réduisant l’expérience à la conscience que nous en avons, l’« objet » rabattu sur le perçu serait abstrait de toute la richesse de l’expérience. La science « objective » doit servir de base à l’enrichissement de nos expériences pour la vision pragmatiste de Dewey, or l’expérience n’a pas les limites de ses objets :
« Nous avons l’habitude de nous représenter les objets physiques comme possédant des bords fermés. Cette croyance trouve une confirmation dans les pierres, les chaises, les livres, les maisons, le commerce et la science dans ses efforts de mesures précises. Aussi l’appliquons-nous au caractère fermé de tous les objets de l’expérience (en raison des exigences pratiques de notre commerce avec les choses) et à notre conception de l’expérience elle-même. Nous supposons que l’expérience possède les mêmes limites que les choses auxquelles elle a affaire. Mais l’expérience la plus ordinaire s’ouvre sur un champ indéfini d’applications1. »
4Les mêmes illusions se sont propagées dans les sciences de l’esprit et dans la sociologie, non seulement parce que la distinction célèbre de Dilthey suppose derechef une coupure illusoire entre expliquer et comprendre là où il n’y a qu’une seule expérience, mais parce qu’en outre, cette distinction ouvre une ligne de partage entre la une sociologie considérant les faits sociaux comme des choses et une autre qui s’attacherait à réintroduire le point de vue de la subjectivité alors même que les « objets » sociaux sont, pour une sociologie pragmatiste, inséparables des interactions qui constituent l’expérience des acteurs sociaux et exercent une influence sur l’enquête elle-même.
5Il ne s’agit pas pour autant de nier le poids, voire l’inertie des règles et des conventions sociales – et Dewey, comme on l’a vu y insiste suffisamment – mais simplement de ne pas détacher la règle de ses applications et plus largement, la pensée de l’action. La conception pragmatiste de l’action suppose une interaction des moyens et des fins : là aussi, nous restons le plus souvent prisonniers d’un sophisme psychologique en posant comme une évidence la rationalité instrumentale comme modèle de compréhension de l’action. L’agent posséderait d’abord la fin puis choisirait les moyens en vue de la réalisation de cette fin. Il est aisé dans cette version simplifiée et schématique, de s’apercevoir de la pauvreté de ce modèle, mais surtout, quel que soit son degré de complexité, ce qui est alors ignoré c’est l’interaction fondamentale qui s’établit dans toute action concrète entre le choix des moyens et l’explicitation continue des fins et de cette interaction dépendra l’accomplissement de l’expérience.
6Entendons-nous : les conclusions auxquelles conduisent les analyses précédentes ne s’apparentent en rien à une forme d’utopie célébrant les vertus créatrices de toute action ou vantant les délices d’une pratique de l’improvisation sans règles où le « sujet » retrouverait sa liberté d’agir ; d’une part, parce que nos actions sont à l’évidence fréquemment routinières et répétitives et de l’autre, parce que nos actions ne sont jamais les seuls effets de choix introspectifs absolus, mais bien plutôt ceux d’interactions socialement situées. C’est pourquoi l’utopie est plutôt du côté de la distinction traditionnelle entre une action déterminée par des règles instrumentales et une action qui en serait définitivement libérée. Songeons par exemple – sans développer ce point pour lui-même – à toutes les typologies héritées de ce clivage kantien et qui ont entretenu ce clivage : la plupart de nos actions seraient déterminées par des impératifs hypothétiques tandis que certains actes – à la fois absolument libres et inconditionnés – seraient eux inspirés par un impératif catégorique. Ce qui est alors supposé c’est bien que la plupart de nos actions sont déterminées par une fin rabattue sur l’utilité immédiate, tandis qu’à l’abri de l’hégémonie de ce modèle instrumental, se développerait la possibilité sinon l’effectivité d’un acte absolument libre parce que sans autre finalité que sa propre exécution, sans autre substance que sa propre forme. Kant ajoutera à cette partie de son édifice l’aile esthétique qui d’une certaine façon reproduit de manière réfléchissante les mêmes valeurs de désintéressement et de « finalité sans fin ». Un texte de La religion dans les limites de la simple raison est particulièrement clair sur cette articulation : Kant y montre que si la religion peut servir d’encouragement à suivre la règle prescrite par la seule conscience morale, l’individu s’émancipant de toute tutelle finira par comprendre que la loi qu’il respectait, en l’attribuant à une toute-puissance transcendante, n’émane que de sa propre conscience. Sans prétendre réduire la philosophie pratique de Kant à ce seul aspect, il est toutefois loisible d’observer comment dans celle-ci, l’émancipation individuelle croît avec la purification graduelle de l’instrumentalité de certains actes – en l’espèce les actions morales qui ne sont plus le moyen de se rendre agréables à Dieu, mais deviennent fins en elles-mêmes. L’identité entre le problème des normes éthiques et celui des normes esthétiques est tout à fait claire : lorsque les règles en question – piété, par exemple – sont respectées par l’effet d’une fin extrinsèque, elles relèvent du sacré, lorsqu’elles le sont sans référence à une fin extérieure, elles relèvent du sublime : le premier relève d’une ignorance de l’origine du principe, le second, d’une ignorance du but. Or, qu’il s’agisse de la morale ou de l’art, qu’il s’agisse du beau ou du sublime, valeurs et normes y sont toujours définies négativement : la pureté téléologique de la morale et de l’art se mesurent à l’amputation de leurs fins réelles.
7La conception pragmatiste de l’action permet de sortir de ces apories et de ces dualismes appauvrissants et de restituer à l’action sa complétude ; là où les analyses de Dewey révèlent toute leur efficacité, c’est lorsqu’elles démontrent que le caractère prétendument « désintéressé » de ces actions sublimes ou créatives n’est justement du qu’à l’intensité inédite de leur instrumentalité ! La distinction entre les actions créatives et les autres ne repose absolument pas sur l’absence ou la présence de l’instrumentalité, mais sur la capacité de cette dernière à être constamment maintenue pour de nouvelles expériences et appropriations. Encore faut-il, pour s’accorder à cette façon de penser, comprendre réellement ce qu’est l’utile à quoi l’on oppose naïvement les actions libres et désintéressées. L’utile ne peut être autre chose que ce qui vient satisfaire un besoin spécifiquement humain consistant « en une possession et une jouissance du sens des choses ; or, un tel besoin est sacrifié, insatisfait par la notion traditionnelle de l’utile2 ». Cette notion traditionnelle recouvre la plupart du temps la simple légitimation a posteriori d’une activité contrainte et insatisfaisante alors qu’elle est au cœur du processus de l’expérience. C’est cette méprise qui est à l’origine de la croyance selon laquelle le raffinement des arts serait proportionnel à leur « inutilité », soit parce que la création ne se prolongerait dans aucune forme de communication – expression égotiste de l’émotion –, soit parce qu’elle produirait des formes dont le caractère inédit est ramené à l’excentricité, soit enfin que les œuvres d’art « servent » simplement d’ornementation ou de critère de reconnaissance sociale. Ces activités ne sont pas des typologies arrêtées et elles se mêlent parfois pour exemplifier ce qu’il y a de plus créateur dans le caractère instrumental de l’action : « La production d’objets permettant une jouissance continuellement renouvelée3. » Si l’on comprend le lien spécifique de l’utile et de l’acte à la lumière du critère de l’enrichissement de l’expérience de tous, on peut alors, selon Dewey, mieux comprendre la nature des produits artistiques :
« Pour quiconque réfléchit à l’idée commune selon laquelle les produits artistiques sont tels dans la mesure où ils possèdent le pouvoir d’attirer et de retenir l’observation tout en procurant une satisfaction, quelles que soient les conditions dans lesquelles on les approche – alors que les choses dépourvues de telles qualités perdent rapidement la capacité d’attirer l’attention et deviennent indifférentes, voire repoussantes, lors d’un contact ultérieur –, cette idée commune a sûrement le pouvoir de démontrer qu’un objet authentiquement esthétique n’est pas exclusivement un accomplissement mais est aussi causalement productif. Un objet accompli qui n’est pas en même temps instrumental retourne tôt ou tard à la poussière et aux cendres de l’ennui. La qualité « éternelle » du grand art réside dans le renouvellement des instrumentalités pour des expériences d’accomplissement ultérieures4. »
8Comprendre la véritable nature de l’utilité conduit ainsi à réviser singulièrement nos catégories et nos typologies : pas plus que les produits de l’art ne relèvent d’une mystérieuse « fin en soi », l’activité qui en est à l’origine ne relève exclusivement des beaux-arts. Ou alors, il faut dire que toute activité capable de produire des objets offrant une satisfaction immédiate et qui, par leurs effets, sont une source permanente de satisfaction pour d’autres perceptions relève de facto des beaux-arts. C’est à ce titre que la distinction kantienne entre une action morale qui ne peut se proposer pour fin le bonheur et une activité esthétique qui contiendrait sa fin en elle-même devient caduque : dans les deux cas, remarque Dewey : « Leur [les choses désignées comme moyens] existence est spontanément légitimée du seul fait qu’elles jouent un rôle pour propulser la perception, pour élargir l’horizon de la vision, pour raffiner le sens des détails, pour créer aussi des règles d’appréciation que des expériences ultérieures vont confirmer et approfondir5. »
9La critique de la téléologie classique de l’action permet non seulement un rééquilibrage normatif des moyens et des fins puisque les moyens adéquatement pensés ne le sont qu’à condition d’être sélectionnés librement et consciemment et que les fins ne le sont qu’à condition d’être des moments d’accomplissement et d’achèvement et non de simples termes conclusifs. Mais elle permet en outre une approche novatrice de l’action dans ses dimensions culturelles et sociales. La dimension culturelle de l’action est suffisamment claire dans la redéfinition des « moyens » élaborée par Dewey : leur qualité de « moyens » tient essentiellement au fait qu’« entretenir, choisir ou accomplir telle chose en tant que fin ou conséquence suppose de se consacrer avec soin et tendresse à tout acte ou événement qui pourrait être son moyen6 ». Ce « prendre soin », ce souci des moyens, ne définit rien de moins qu’une culture. De ce point de vue, l’opposition moderne entre l’utilitarisme philistin et le modèle aristocratique de la cultura animi ne repose que sur une compréhension trop étroite de ce qui est utile, c’est-à-dire de ce dont nous devons prendre soin. Et de même, son prolongement dans l’opposition de l’otium et du labeur, du temps créateur pour le développement de soi et de la durée subie de l’activité contrainte, repose sans doute là aussi sur une négligence de la pensée à l’égard du schème des moyens et des fins de toute activité.
10Sous l’angle esthétique proprement dit, la conception de l’activité telle que la propose Dewey invite de même à revoir le clivage traditionnel entre jeu et travail et l’assimilation concomitante de l’art et du jeu. Cette assimilation repose sur l’idée principielle de l’esthétique selon laquelle le jeu comme l’art seraient des activités « sans fin » ou dont la fin serait immanente au processus lui-même. Pour Dewey, cette vision reste trop limitée et trop éloignée de l’expérience : les notions de plaisir, d’amusement ou de désœuvrement ne suffisent pas à définir ce qu’est le jeu, en revanche, c’est bien plutôt le fait que la continuité de l’activité ne fasse pas question, ne rencontre pas de problème qui caractérise son immédiateté. La distinction entre jeu et travail n’est pas une distinction de nature, elle tient d’abord au processus temporel de l’expérience en cours et aux obstacles que l’agent doit progressivement dépasser : « Quand une activité prend du temps, quand de nombreux obstacles s’interposent entre son début et sa fin, il faut réfléchir et persévérer » ; c’est en devenant plus complexes, en exigeant « une assez longue série d’adaptations successives », que les activités deviennent alors peu à peu du travail ; « quand on escompte des résultats passablement lointains ayant un caractère déterminé et demandant des efforts constants, le jeu devient travail7 ». Le rétablissement de cette continuité est capital sociologiquement et esthétiquement : il rend caduque l’assimilation du travail et de la contrainte, que ce soit d’un point de vue économique ou praxéologique. De même que Dewey prend soin de réhabiliter la dimension pragmatique de l’agir en réinsérant le schéma moyens/fins dans la vision prospective des conséquences de nos actes et ainsi fustige la réduction de l’utile à la nécessité contrainte, il annule l’écart qui a trop tendance à être essentialisé entre le travail et le plaisir en distinguant l’approche psychologique de la question de son approche économique : « En dehors des “conditions économiques artificielles qui tendent à faire du jeu un amusement pour les nantis et du travail un pénible labeur pour les pauvres8 », on ne saurait réellement séparer le produit du travail du cours de l’activité et de l’intérêt pris à l’activité elle-même. De fait, c’est la séparation même entre des intérêts prétendument « pratiques » et des fins purement théoriques ou culturelles relevant de l’otium des Antiques, qui fausse la prise en compte effective de la continuité de nos activités. Comme le souligne Alexandra Bidet dans sa présentation de la traduction de la Theory of valuation de Dewey :
« En reconfigurant la notion d’intérêt, Dewey ne nous affranchit pas seulement de l’économie politique d’un côté et du sociologisme des valeurs de l’autre. Il éclaire aussi l’omniprésence des valeurs au sein de l’agir dit “instrumental”, et invite ainsi la sociologie du travail à se pencher sur le “souci de l’effort” et le continuum entre jeu et travail9. »
11Entre la dévalorisation des moyens dans l’activité strictement instrumentale et la survalorisation de la fin dans l’idéal d’une prétendue « fin en soi », Dewey reconsidère cette continuité effective des moyens et des fins dans toute activité coordonnée, non pas pour « valoriser » toute activité, mais pour prendre acte du fait que dans tout agir créateur de valeurs, nous sommes aussi créateurs de nous-mêmes. C’est pourquoi, dans sa Théorie de la valuation, Dewey prend soin d’observer que jamais on ne prend en vue une fin sans la considération, même minimale, des moyens de la faire advenir. L’usage de cette donnée empirique permet à Dewey de démontrer, contre toute attente, que les idées selon lesquelles on pourrait envisager une finalité purifiée de toute instrumentalité, une « fin en soi » ou une finalité qui justifierait l’emploi de n’importe quels moyens, « la fin justifie les moyens », se nourrissent des mêmes illusions ; illusions qui prennent leur source commune dans une psychologie introspective et une métaphysique en contradiction avec l’expérience. Réduire la fin à une stricte représentation subjective ou l’élever au rang d’un idéal inaccessible à tout moyen, c’est, dans les deux cas, rater la continuité effective qui relie les moyens aux fins visées. L’appréciation des moyens, dans l’agir, ne peut être séparée sans artifice de la valorisation des fins. Pour le démontrer, Dewey s’appuie sur la fameuse dissertation de Charles Lamb sur le rôti de porc dans laquelle l’auteur ironise sur la disproportion évidente des moyens utilisés et des fins visés puisqu’il imagine que la découverte accidentelle du goût du porc grillé, après l’incendie d’une maison, entraîna peu à peu les gens à incendier leurs propres maisons pour retrouver les délices du mets en question jusqu’à ce qu’un sage leur enseigne des moyens moins coûteux pour obtenir le même résultat… Or, l’absurdité de l’histoire racontée par Lamb ne l’est que pour une vision continuiste des moyens et des fins ; si l’on sépare les moyens et les fins en valorisant exclusivement la fin, l’absurdité tombe d’elle-même puisque la fin justifierait les moyens ! Dès lors, cette histoire illustre moins les paradoxes de la position qui voudrait que la fin justifie les moyens, mais bien l’absurdité de dissocier l’une des autres : la fin, quoi qu’on en dise, est toujours médiée et, en l’espèce, le plaisir du goût du rôti ne peut être dissocié des moyens d’en faire l’expérience, ils en sont même déjà une partie constitutive10. C’est l’idée même de « fin en soi » qui est contradictoire car une fin atteinte suppose toujours une coordination réussie et, à l’inverse, rejeter les moyens du côté de la pure instrumentalité n’est que l’autre face de la même illusion : se résoudre à l’exécution de telle ou telle corvée, c’est ne pas voir la fin visée, la tenir pour séparée des moyens mis en œuvre.
12C’est en un sens ce que la psychologie de Csikszentmihalyi redécouvre aujourd’hui par le développement et les applications de sa théorie du flow. Csikszentmihalyi analyse les implications et les significations de cet état de « flux », de continuité ou d’apparente facilité dans lequel nous sommes pris lorsque nous nous adonnons à une activité qui « en soi » est à la fois totalement immersive et plaisante, comme si elle devenait à elle-même sa propre fin. Partant d’une description de ce type d’expérience où le sujet – à partir de compétences spécifiques déjà acquises – éprouve tout à la fois sa singularité et une forme de continuité plaisante avec ce qui l’entoure, Csikszentmihalyi tente ainsi de réactualiser une forme d’eudémonisme qui prend la forme d’un perfectionnisme centré sur le développement personnel et permettrait ainsi de nouvelles approches de l’éducation à la créativité. L’auteur reconnaît d’abord sa dette à l’égard de la conception deweyenne de l’éducation : « John Dewey a formulé très clairement la fonction pédagogique de la satisfaction. Il a vu que pour être effectif, l’enseignement doit accomplir deux tâches complémentaires : il doit produire une expérience de plaisir dans l’instant et il doit transmettre la connaissance qui rendra possible une croissance future11. » Il est ensuite intéressant de noter que Csikszentmihalyi se confronte, d’un point de vue psychologique, à la même nécessité qui s’imposait à Dewey : celle de reconstruire nos modèles téléologiques de l’agir. Son analyse repose en effet sur deux paradoxes : d’une part, l’observation et la description de l’expérience optimale, dont la désignation signifie clairement la dimension exceptionnelle et intense, débouche sur une théorie du flux et de la continuité où les fins ne sont jamais des buts ultimes, mais bien au contraire des tremplins pour d’autres expériences ; de l’autre, c’est curieusement dans l’activité, en apparence contrainte, du travail, que se manifestent le plus fréquemment ces flow experiences. Le premier paradoxe n’est au fond que la reformulation de la question eudémoniste classique : l’expérience du bonheur serait indissolublement celle que les choses arrivent comme nous souhaitions qu’elles arrivent et qu’elles arrivent ainsi parce que nous l’avons décidé. Nous faisons arriver quelque chose et simultanément nous ressentons un accord avec ce qui arrive. Ainsi l’expérience optimale est tout à la fois un moment de contrôle absolu et intense de l’individu sur son propre destin et une forme d’« oubli de soi » dans l’expérience même de ce bonheur ou de ce plaisir :
« Contrairement à ce que l’on croit habituellement, des moments comme ceux-là, les meilleurs moments de nos vies, ne sont pas des temps passifs, réceptifs, relaxants – bien que de telles expériences puissent être aussi plaisantes, nous avons travaillé dur pour les atteindre. Les meilleurs moments surviennent habituellement quand le corps ou l’esprit sont utilisés jusqu’à leurs limites dans un effort volontaire en vue de réaliser quelque chose de difficile et d’important. L’expérience optimale est donc quelque chose que nous faisons arriver12. »
13La dimension sociale de l’action n’est pas moins essentielle que sa reconfiguration dans le continuum des moyens et des fins, et Dewey a montré que même dans les innovations artistiques a priori excentriques ou incommunicables, ce dont il s’agit c’est bien toujours de « faire du monde un endroit différent où vivre », projet qui ne peut être que social, même s’il commence par rencontrer l’incompréhension ou éprouve des difficultés à se communiquer. C’est pour cette raison que les clivages entre moyens et fin n’ont pas plus de valeur et de vérité dans l’art que dans la morale et dans l’expérience en général : tout moyen réel, c’est-à-dire expérimenté consciemment et librement, est partie intégrante de la fin visée : les capacités auditives sont les moyens de la musique parce qu’elles sont la musique comme la vertu est moyen du bonheur parce que le bonheur est à son tour moyen pour cette vertu. Il y a dans cette manière de repenser l’instrumentalité quelque chose qui fait écho à la façon dont chaque interlocuteur, dans une conversation amicale, affirme son individualité en jouissant de la fusion avec l’autre :
« Dans une œuvre d’art, les différents actes, épisodes ou occurrences se mêlent et de fondent pour aboutir à une unité, sans pour autant disparaître ni perdre leur propre caractère dans ce processus ; comme dans une conversation amicale où il y a échange et fusion continuels, mais où chaque locuteur non seulement conserve son propre caractère mais encore l’affirme plus nettement qu’à son habitude13. »
14Comment distinguer dans cette situation entre « moyens » et « fins » ? Cette plasticité de l’instrumentalité et cette créativité de l’agir, Hans Joas en a fait le socle de sa sociologie de l’action. On a vu que pour Dewey la créativité n’est pas une caractéristique spécifiant exclusivement les processus artistiques, mais qu’elle constitue une modalité essentielle de l’agir humain, c’est à ce constat que H. Joas va donner toute son ampleur dans sa théorie de la créativité de l’agir. Évaluant le modèle rationnel de l’agir jusque-là dominant – fut-il normatif – Joas montre que celui-ci s’établit sur trois présupposés implicites hautement contestables : premièrement que le sujet est capable d’agir en fonction d’un but, deuxièmement qu’il maîtrise son corps, et troisièmement qu’il est autonome relativement à ses semblables et à son environnement. Le problème de ces présupposés est qu’ils ne correspondent pas à ce qui se passe dans les situations réelles : l’action réelle est loin de réunir ces trois principes et, au contraire, elle suppose presque toujours une réadaptation constante des moyens et des fins. Mais surtout, Joas fait sienne la critique de Dewey, évoquée plus haut, qui fustige la téléologie classique qui voudrait que l’activité imposée – que ce soit par autrui ou par soi-même – soit le modèle de toute théorie de l’action. Au contraire, une action réellement conduite suppose une interaction constante des moyens et des fins qui ne peut être que libre et consciente, car Dewey « accorde une importance essentielle à la différence entre les objectifs prescrits de l’extérieur et les fins qui se dessinent, mais peuvent aussi être révisées et abandonnées, au sein même de l’agir14 ».
15Bien sûr, la théorie de l’action d’H. Joas inspirée de cette critique pragmatiste de la téléologie classique ne va pas sans problème – qui sont ceux d’abord du pragmatisme – au premier rang desquels celui de savoir ce qu’il faut entendre précisément par cette créativité de l’agir, s’agit-il d’un horizon normatif ou d’une réelle reconstruction de la théorie de l’action ? Comment concilier d’autre part, action réglée et création sans règles ? Si l’action accomplie suppose une plasticité des règles, elle n’en exige pas moins des règles. L’autre problème concerne plus spécifiquement la place de l’art et de la créativité dans ce modèle, s’agit-il de faire de la création artistique un appui métaphorique de l’agir ou de comprendre, dans le sillage du pragmatisme l’unité réelle de l’action ordinaire et de l’acte de création ? Ces deux problèmes en réalité n’en font qu’un dans la mesure où il apparaît que la critique pragmatiste du modèle téléologique classique de l’action engage nécessairement une compréhension de l’action qui peut sembler paradoxale : comment en effet concilier la réalité d’une action fréquemment routinière, inaboutie et impensée dans ses conséquences avec l’affirmation qu’une action bien comprise recèle des caractéristiques qui l’apparentent à la créativité artistique ?
16On a vu comment Dewey répondait à cette apparente contradiction : les répétitions d’actions amputées de leurs fins véritablement comprises et choisies n’hypothèquent en rien la potentialité créatrice d’une expérience pleinement accomplie. Et le recours trop fréquent à un utilitarisme mal compris, ne cache en fait que l’inachèvement d’une véritable pensée des fins. L’intérêt de la sociologie pragmatiste de Joas est néanmoins de suivre cet apparent paradoxe dans ses développements les plus féconds et les moins attendus : l’agir humain se trouve exemplifié dans l’activité artistique dans la mesure où l’art paraît absorber et réaliser finalement le tout de l’agir, à savoir le libre et entier exercice de sa créativité et sa propriété à donner un sens à chaque agir :
« Le caractère achevé et chargé de sens de l’expérience devient la fin directement visée dans la création artistique. Dewey récuse la comparaison avec le rêve, le jeu ou l’expression. […] Pour Dewey, l’art naît au contraire de la collision entre la réalité et les expériences sédimentées dans le champ précognitif15. »
17Peut-on voir dans l’art, le modèle de l’action dans ce qu’elle recèle à la fois de plus créateur et de plus social ? Deuxième paradoxe : la créativité n’est-elle pas traditionnellement l’apanage d’une subjectivité autarcique jalouse de ses motifs et de la genèse de ses productions ? Là encore, Joas, commentant les analyses de Dewey, dépasse le paradoxe qui n’est qu’apparent en montrant comment chaque œuvre présenterait dans son processus unifié de production et de réception, le modèle compréhensif et concret d’une connaissance de cet agir mais aussi la concrétisation d’une aspiration à un agir pleinement accompli, parfaitement et simultanément individuel et social :
« La thèse de Dewey sur la dimension esthétique potentielle de toute expérience fournit donc en même temps la pierre de touche de sa critique socioculturelle. Il aspire à une société dans laquelle les individus auraient la possibilité d’agir d’une façon sensée, c’est-à-dire de telle manière que tous les actes partiels soient traversés par la signification de l’acte global, et que l’action individuelle soit perçue comme partie d’un agir supra-individuel. Aussi la créativité tend-elle à se confondre, chez Dewey, avec la capacité de l’individu à donner lui-même un sens à son agir. Mais une telle capacité n’est pas le privilège des génies, elle échoit à tous les sujets agissants, dans la mesure où chaque être humain fait des expériences uniques, qu’il peut, s’il a suffisamment confiance en lui-même, partager avec d’autres16. »
18Les termes mêmes utilisés sont, remarquons-le, tout à fait similaires à ceux que Dewey employait pour spécifier l’analogie entre l’accomplissement de l’œuvre d’art dans son unité à partir d’éléments spécifiques, et la conversation réussie où chacun est vraiment lui-même du fait de l’échange avec l’autre. On voit bien, en outre, comment la vision du social dégagée par le pragmatisme inspire une sociologie engagée qui refuse de le réduire à l’ensemble des forces d’inertie qui absorbe les potentialités de l’agir, pour en faire au contraire, le théâtre de situations qui ouvre les potentialités de l’agir. Et, à ce titre, l’art n’y tient pas seulement la place d’une métaphore, mais bien celui d’un modèle d’action où les fins sont réellement parties intégrantes des moyens et où l’interaction sociale est immanente à l’individuation.
19L’opposition classique de l’art et du travail reste le plus souvent l’expression de cette vision réductrice du processus téléologique de l’action : on suppose les produits de l’art autonomes par rapport à la division sociale des tâches, les œuvres, inconsommables par nature, s’exposeraient dans leur souveraine inutilité. Mais isoler l’art de ses conditions sociales et exempter l’artiste du travail est toujours une manière de les rendre dangereusement volatils. Les polémiques actuelles autour du « marché de l’art » sont souvent, sans les schématiser, dépendantes de cette même vision : ce qui les nourrit est en tout cas l’opposition d’une autonomie de l’œuvre, de l’individualité de la création face aux contraintes sociales et économiques. Cette opposition revêt des formes plus subtiles dans la tradition esthétique : l’œuvre d’art est moins coupée de tout travail qu’elle n’en dissimule les effets, exemplifiant par là le travail le plus accompli, c’est-à-dire celui qui ne se voit pas… Toutefois, quelles que soient ces formes, on y retrouve toujours une séparation entre les moyens et les fins comme si les premiers devaient toujours s’effacer devant les secondes et comme si seules les secondes appartenaient en propre à l’individualité créatrice. Et même si, pour une part, la pensée moderne ramènera progressivement le travail à l’effort, à la peine là où la pensée antique ne valorisait que l’œuvre, le produit du travail, il s’agira soit de vanter les mérites individuels de l’effort, soit de stigmatiser les effets négatifs d’un travail devenu une fin en soi.
20Au livre III de l’Émile, Rousseau, on l’a vu, prétend ainsi apprendre à son élève à voir derrière l’objet et sa belle apparence la dure réalité du travail qui en est la cause. En accusant progressivement la disproportion de la quantité de travail nécessaire aux objets les plus futiles, Rousseau promeut un idéal du travail autonome et libre fondé sur la simplicité et l’authentique évaluation des besoins. Travailler pour soi et ses seuls besoins serait la seule voie de l’autonomie.
21Même si son approche est tout à fait différente, H. Arendt dans La condition de l’homme moderne stigmatise à peu près les mêmes tares dans la valorisation moderne du travail : par la répétition des tâches indexée sur le cycle vertigineux des besoins, le travail moderne finirait par réduire l’homo faber au statut peu enviable d’animal laborans. Le travail moderne deviendrait ainsi le simple labeur destiné à satisfaire des besoins croissants et hypertrophiés au détriment d’un monde réellement humain. L’originalité et la radicalité de cette approche recouvrent en fait le clivage classique du travail et de l’œuvre : là où le travail devient l’équivalent cyclique du besoin, l’œuvre serait la production humaine et individuelle d’un objet destiné à être pérennisé, d’une œuvre digne d’être conservée et transmise. D’un côté, un labeur qui ne produit rien d’autre que du consommable, de l’autre un travail individualisé qui œuvre de façon pérenne.
22On le voit : ce n’est pas le travail en lui-même qui est ici valorisé ou condamné mais la possibilité pour l’individu de se réaliser et de s’accomplir pleinement. Cependant, si l’on s’éloigne de ces dichotomies, on peut considérer que le travail de l’artiste peut se penser autrement que comme le modèle d’un travail vraiment accompli ou l’antithèse de l’effort laborieux, il suppose bien tous les éléments du travail : effort, entraînement, organisation, etc. même s’il ne se réduit ni au savoir-faire, ni à l’habileté. Car ces efforts confortent la capacité de découvrir dans des circonstances renouvelées les meilleurs moyens pour réaliser les fins découvertes antérieurement. C’est pourquoi l’opposition entre une activité spontanée, géniale et libre et l’activité laborieuse, planifiée et contrainte n’est elle-même que le résultat de conditions sociales, et non une distinction d’essence. Mais plus profondément, la croyance tenace dans la réalité de cette opposition est elle-même dépendante d’un modèle caduc de la relation entre l’individu et le monde, modèle qui présente cette relation comme nécessairement et essentiellement antagoniste. Et c’est de ce modèle que découlent logiquement les théories qui situent l’art dans la pure spontanéité, le jeu ou encore l’évasion des réalités contraignantes et désindividualisantes. Or, si l’art est bien porteur de libération et d’affranchissement ce n’est pas sous ce jour, mais du fait de la résistance surmontée du matériau objectif qui en tant que telle nécessite un travail : « Libre à l’égard du soi, l’activité est ordonnée et disciplinée au regard du matériau objectif sujet à la transformation17. » Et c’est dans cette confrontation aux pressions extérieures que le soi se forme. En ce sens, la pratique artistique est un travail qui – comme tout travail dont la fin n’est pas perdue – œuvre autant sur le matériau extérieur que sur soi : en se confrontant aux problèmes posés par les matériaux, celui qui œuvre explore ses propres possibilités d’être et d’exister. C’est pourquoi Dewey ne cesse de rappeler que le médium en art n’est ni objectif ni subjectif puisque le matériau devient médium à partir du moment où il fusionne dans une expérience, avec une personnalité qui, si l’expérience aboutit, produira un nouvel objet. L’expérimentation des possibilités esthétiques du matériau est donc toujours une transaction entre une individualité ancrée dans une communauté et le travail d’un médium susceptible de proposer de nouvelles orientations à cette même communauté :
« Les limites de ses potentialités esthétiques ne peuvent être déterminées que de manière expérimentale et par la façon dont les artistes s’arrangent avec le matériau dans la pratique ; preuve de plus que le médium de l’expression n’est ni subjectif ni objectif, mais qu’il est une expérience au sein de laquelle les deux pôles sont intégrés en un nouvel objet18. »
Culture et expression individuelle : souci de soi ou solidarité ?
23Dans son article de 1975, John Dewey et les arts visuels aux États-Unis, Stewart Buettner, évaluant la portée des thèses développées par Dewey dans L’art comme expérience sur les artistes américains, observe très à propos que ces dernières viennent trouver un écho favorable chez les artistes de la génération suivante : l’idée que l’œuvre doit être comprise à partir de l’expérience qui l’a produite pour en générer de nouvelles, qu’elle ne peut être sans dommage séparée de la vie et « muséifiée », sont en particulier des idées partagées par Newman, Rothko ou Pollock. Très concrètement, Stewart Buettner rappelle avec toute la précision nécessaire que les projets du Federal Art Project étaient fortement marqués par l’influence de Dewey et qu’ils encourageaient et favorisaient un rapprochement effectif de l’art et de la vie à travers l’offre d’occasions de peintures murales et collectives effectuées sous l’œil du public. Outre cette hostilité au musée, partagée par la jeune génération de l’expressionisme abstrait (Willem De Kooning, Adolph Gottlieb, Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko et Clyfford Still), c’est sur la nature esthétique même de l’expression que se forge une communauté d’idées et d’actes esthétiques autour de la pensée de Dewey. Nous rappelions plus haut ce parti pris de Newman en faveur des arts primitifs qui doit être en partie compris à l’aune du rapprochement espéré par Dewey entre l’art et la vie et surtout comme un prolongement de la distinction précise établie dans L’art comme expérience entre le décoratif et l’expressif. De ce point de vue, il ne fait aucun doute que l’analyse de l’expression conduite par Dewey, alliée à l’affirmation que l’esthétique est d’abord un acte, va profondément et durablement marquer cette génération d’artistes et au-delà bien sûr, mais nous y reviendrons en détail, la revendication des artistes des années soixante en faveur d’un « art comme la vie ». Pour en rester à l’influence directe des thèses de Dewey sur l’expressionisme abstrait et plus largement sur l’art américain, force est de constater, comme le fait Stewart Buettner, que :
« Dewey peut être compris comme précurseur de l’expressionisme abstrait, traçant un lien entre des personnalités aussi différentes que Franz Kline, Willem De Kooning et Jackson Pollock. Quinze ans après la parution de Art as Experience, ils ont en partage d’avoir au début de leurs carrières considéré la peinture comme un moyen d’exploration actif du tableau. En concentrant leur art sur l’inscription de l’affectivité et de l’activité humaine, ils ont non seulement fondé une conception de la peinture profondément différente et plus libertaire, mais une conception qui est considérée comme le premier développement proprement américain dans l’histoire de l’art19. »
24Qu’il s’agisse de Pollock comparant l’acte de peindre aux danses indiennes ou de Newman déclarant sur les tumuli de l’Ohio : « Il n’y a rien qui puisse être montré dans un musée ou même photographié ; c’est une œuvre d’art qui ne peut même pas être vue, c’est quelque chose dont il faut faire l’expérience [experienced] ici sur place20 », on comprend que ce recours à la culture indienne n’a pas la fonction d’un lest métaphysique stabilisant une peinture abstraite craignant de se diluer dans le décoratif, mais qu’il traduit, chez les deux artistes, une conception de l’art comme expérience – au sens deweyen du terme – l’acte de création les engage dans une expérience et c’est avant tout leur émotion qui donne à celle-ci son unité. Dans une égale fidélité à l’expressionisme abstrait et au pragmatisme esthétique, Stewart Buettner formule enfin cette synthèse très juste sur l’influence de l’esthétique de Dewey sur la peinture américaine :
« Dans le geste créatif libre du contrôle de la raison, l’expérience de la peinture devient le sujet du tableau. Le geste de peindre est conçu dès lors comme événement, comme la saisie des sensations de l’artiste et des mouvements physiques qu’elles éveillent. L’artiste apporte au tableau l’expérience et les émotions nécessaires à mettre l’action en mouvement21. »
25Là où l’on pourrait croire que l’expressionisme ne renverrait qu’à la souveraineté d’une intériorité de l’artiste se prolongeant dans l’acte de peindre, il faut bien plutôt comprendre que le subject-matter de la peinture n’est rien d’autre que l’acte de peindre : l’expérience et les émotions de l’artiste sont l’aimant qui attire et fait fusionner les qualités esthétiques du matériau.
26Toutefois, il faut ajouter que cet intérêt des représentants de l’expressionnisme abstrait pour l’art primitif ne se nourrit pas seulement de la reconstruction deweyenne de l’expérience, mais en outre de l’anthropologie culturelle de Franz Boas et en particulier de son analyse de l’art primitif. On sait ainsi que les ouvrages de Franz Boas, mais aussi de Ruth Benedict qui fut une étudiante à la fois de Dewey et de Boas, se trouvaient en bonne place dans les bibliothèques de Newman ou de Pollock. Sandra Delcourt, dans un article très éclairant, précise de manière exhaustive le contenu et surtout l’usage des bibliothèques respectives de D. Judd, J. Pollock et B. Newman et elle démontre l’usage militant que ces artistes faisaient de l’anthropologie culturelle:
« Aussi, il est particulièrement significatif d’observer la présence des textes de Franz Boas dans la bibliothèque de Newman et de Judd, et de Ruth Benedict dans celle de Pollock, ainsi qu’un nombre très important d’ouvrages d’histoire politique, d’économie et de sciences physiques et naturelles. À la lueur de ces éléments, chacune de leurs bibliothèques semble intégralement constituée dans le but de répondre à la question du rapport des formes aux sociétés et de contrer les théories de l’évolutionnisme culturel22. »
27Or, s’il peut paraître a priori étonnant que les analyses formelles de Boas sur l’art des peuples indiens aient pu influencer les grands acteurs de l’abstraction, c’est néanmoins la profonde portée critique de cette anthropologie culturelle que les artistes de l’avant-garde des années cinquante vont s’approprier. Et, il est clair qu’ils partagent avec les analyses de F. Boas, non seulement l’idée que l’art dit « primitif » n’est en rien un stade premier et rudimentaire d’une histoire des formes, mais en outre, ils rejoignent la pensée de Boas dans ce qu’elle a de plus novateur à savoir l’affirmation de l’irréductibilité de ces formes à l’expression figée d’une culture où l’individu s’effacerait au profit des coutumes formelles de la tradition.
28Sur le premier point, la mise en garde par laquelle F. Boas ouvre son étude de l’art primitif ne saurait être plus claire :
« Quiconque a vécu parmi des tribus primitives, partagé leurs joies et leurs peines, connu avec elles des moments de privation ou d’abondance, et ne voit pas en elles de simples sujets d’étude qu’il s’agirait d’examiner sous un microscope, mais des êtres humains sensibles et pensants, conviendra qu’il n’existe rien de tel qu’un “esprit primitif”, qu’une pensée “magique” ou “prélogique”, et que chaque individu au sein d’une société “primitive” est un homme, une femme ou un enfant de la même espèce et ayant la même manière de penser, sentir et agir qu’un homme, une femme ou un enfant appartenant à notre propre société23. »
29Par la richesse et la précision de ses recherches, F. Boas montre assez que le mal nommé art « primitif » n’a strictement rien à envier en termes de complexité et d’individualité aux arts occidentaux. Pour ne choisir qu’un exemple – éclairant dans notre contexte – F. Boas, dans sa quête d’un outil capable de rendre compte de la différenciation des styles, s’intéresse aux « dessins de rêve » des Indiens d’Amérique du Nord et il observe que l’usage récurrent de cette expression sur tout le continent atteste qu’il s’agit là d’un équivalent de la notion d’« invention ». C’est dans ces « dessins de rêve » que s’articulent la stabilité des formes traditionnelles et l’invention individuelle de l’artiste, ce qui s’exprime dans ces dessins c’est « une forte capacité de visualisation qui se manifeste lorsqu’un individu, seul et au repos, peut laisser jouer librement son imagination ». Et, ajoute F. Boas :
« Peut-être ces artistes ont-ils une puissance eidétique supérieure à celle de la plupart des adultes de nos propres sociétés ? Mais il est probable que le petit nombre d’individus qui créent de nouvelles formes de cette manière possèdent une bonne maîtrise technique et disposent d’un large répertoire de formes24. »
30En analysant les peintures d’un artiste haida, Charles Edenshaw, F. Boas montre comment le peintre contourne et restitue à la fois les contraintes du style traditionnel, comment, dans ces représentations, le « style a envahi l’image » même si cette dernière est hautement individualisée. Ainsi chaque style local suppose un emploi particulier de la perspective et/ou de la forme symbolique. Et il est clair que dans ces peintures haida, les objets ne sont pas seulement représentés tels qu’ils s’offrent à la vue, mais bien aussi tels qu’ils apparaissent à l’esprit. Méditant sur le rapport de l’anthropologie culturelle de F. Boas avec l’art de B. Newman, Carlo Severi résume très clairement l’originalité de la pensée de Boas sur ce point :
« Lorsque nous regardons un tableau construit à partir d’une perspective illusionniste, nous nous attendons à une représentation simplifiée de l’objet pour imaginer la totalité complexe des traits qui le constituent. L’art primitif suit le chemin inverse : il tend vers une représentation complexe des traits de l’objet pour que nous puissions l’imaginer plus complètement que ne peut le faire le simple regard. Ce type de représentation – lorsqu’il atteint cet état de perfection dont parle Boas – établit une telle tension entre le vraisemblable et l’invisible qu’il produit l’illusion d’un espace irréel : les coordonnées qui le définissent ne sont pas celles du regard25. »
31C’est cette tension qu’à juste titre C. Severi retrouve dans l’abstraction radicale de Newman ou dans certaines installations de Beuys dans la mesure où leur connaissance anthropologique de l’art des Primitifs nourrit à la fois leur idéal esthétique d’un espace non illusionniste et leur vision de la place de l’artiste au sein de la culture. Au fond, l’expérience plasmique de Newman est clairement parente des « dessins de rêve » de l’artiste haida : l’un comme l’autre cherchent un moyen de prolonger la pensée en image.
32C’est bien d’un primitivisme « sans emprunts » dont il s’agit chez des artistes tels que Newman, Judd ou Pollock et ce dans la mesure même où la fonction critique de l’anthropologie culturelle permet de redéfinir le statut même de l’artiste au sein de la culture. Il ne s’agit pas d’emprunter un répertoire de formes exotiques, mais de retrouver la genèse commune et abstraite des formes tout en combattant les restes d’un évolutionnisme anthropologique absurde. Et sur ce point, le pragmatisme de Dewey, prenant acte du caractère pionnier de l’anthropologie de Boas, en tirera toutes les conséquences : il n’y a pas, d’un côté, une mentalité « primitive » incapable d’individuation et de l’autre une mentalité « civilisée » apte à la création et à l’innovation, la culture n’existe que dans la reprise individuelle perpétuelle des traditions comme l’affirme Dewey dans un commentaire d’un passage de l’ouvrage de F. Boas, The Mind of Primitive Man :
« La motivation du Professeur Boas est de montrer que la différence entre les croyances primitives et celles de l’homme civilisé contemporain, n’est pas due à des différences inhérentes de structure mentale et de capacité, mais au milieu culturel dans lequel les individus pensent et agissent26. »
33Dewey se défend par ailleurs de vouloir accréditer par cette référence à l’anthropologie de Boas, une nouvelle forme de relativisme ou de scepticisme et s’il rappelle qu’il ne s’agit pas de décréter qu’il n’y a aucune différence entre les représentations mythiques et la science moderne, en revanche il confirme l’identité profonde sur ce point du pragmatisme et de l’anthropologie culturelle : la culture correctement comprise ne peut donner prise aux dangereuses affirmations de la supériorité d’une culture sur les autres non seulement par la dimension historiciste avérée de toute culture mais en outre par l’évidence de la liberté d’innovation individuelle que comporte toute culture vivante qui jamais ne peut se réduire à un conditionnement. En bref, toute culture porte d’emblée en elle une critique de la culture. Pour autant, le rappel salutaire de cet historicisme, porté à la fois par l’anthropologie culturelle et le pragmatisme n’induit pas un relativisme non critique : tout n’est pas « culturel », en revanche, une culture suppose nécessairement une interaction suffisamment active entre les innovations individuelles et les éléments communs transmis pour être considérée comme telle.
34Dans son article « Individualité et culture, de Boas à Dewey », Joëlle Zask établit un parallèle important entre la critique par l’anthropologie du « primitif » comme stade infantile de l’humanité et la valorisation de « l’intelligence ordinaire » dans la pensée de Dewey. Là encore, il s’agit, comme le montre J. Zask, de se défaire de l’idée qu’on pourrait mesurer l’intelligence à l’aune d’un critère immuable pour dessiner les fallacieux contours d’une hiérarchie puisque pour l’intelligence individuelle, comme pour la culture, les distributions sont historiques et sociales. En prenant appui sur la critique conduite par Dewey des mécanismes de confiscation de l’intelligence – par exemple, dans les mesures d’exclusion scolaire – J. Zask démontre que l’intelligence n’est pas cette capacité ou compétence individuelle derrière laquelle s’abrite le conservatisme social, mais bien ce qui relève d’abord essentiellement d’un usage social et culturel :
« La notion d’usage culturel signifie que l’intelligence n’est pas individuelle, au sens d’une dotation native individuelle, mais dans la mesure où l’individu en hérite suivant des méthodes telles qu’il peut en faire un usage individuel. Si tel est le cas, il s’individualise alors en même temps qu’il contribue à l’intelligence commune27. »
35Si l’effort constant du pragmatisme de Dewey est de dépasser le dualisme entre l’individu et la société, cela signifie bien que ce dualisme trouvera toujours une abondante nourriture dans de nouveaux éléments idéologiques. Il suffit pour s’en convaincre de prendre connaissance du tableau que brosse Dewey de la situation sociale des années 1930 qui loin de favoriser l’individualité tend plutôt à la dissoudre en la caricaturant dans les traits d’un individualisme privé exclusivement innervé par le profit :
« Le rétablissement stable de l’individualité attend une abolition de l’ancien individualisme économique et politique, une élimination qui libérera l’imagination et l’effort nécessaires pour faire que l’entreprise contribue à la libre culture de ses membres. C’est seulement par une réforme économique que les mots de l’ancien individualisme – égalité des chances – deviendront une réalité28. »
36C’était déjà, à l’orée de la Grande dépression, ce que Dewey affirmait dans les conclusions de son essai sur Les philosophies de la liberté : après avoir démontré la nature purement abstraite et illusoire du dualisme clivant le choix et le déterminisme, il pouvait conclure :
« La question de la liberté économique et politique n’est pas un addendum ou une considération secondaire, encore moins un détour ou une excroissance, dans le problème de la liberté personnelle. Car les conditions qui forment la liberté politique et économique sont requises afin de réaliser la potentialité de liberté que chacun d’entre nous porte en lui dans sa structure même29. »
37Il ne peut y avoir pour Dewey grand sens à envisager le problème de la liberté individuelle comme un enclos métaphysique isolé de la question politique et économique de la liberté : ce qui constitue l’individualité même ne peut être séparé des conditions sociales avec lesquelles interagit de manière plastique cette individualité. Comme toujours dans cette philosophie de l’expérimentation et de l’enquête, ce sont les conséquences et les effets futurs envisagés qui comptent en priorité et non la focalisation naïvement positiviste sur les causes. Que nos pensées aient une origine, que nos choix émergent à partir de conditions, ne leur ôtent en rien leur individualité et leur liberté puisque cette origine ou ces conditions ne sont pas des « natures » immuables, mais des relations en mouvement : « Nous ne sommes pas libres parce que nous sommes statiques, mais pour autant que nous devenons différents de ce que nous avons été30. » La connaissance telle qu’elle se dessine dans la logique de Dewey n’est pas ce royaume séparé de la pratique toujours prompt à invalider le sens de l’expérience commune, surtout quand il s’agit de la question de la liberté et de l’individualité. Au contraire, la méthode de l’enquête suppose une connaissance inclusive et non exclusive, non seulement parce qu’elle est indissociable de l’environnement dans lequel elle s’exerce, mais en outre parce qu’elle est par définition plurielle et qu’elle exige la mise en commun des facultés des individus. C’est cette possibilité d’un individualisme nouveau dont l’enquête peut donner l’image. Comme l’écrit J.-P. Cometti : « Quiconque prend part à une enquête, s’il y prend part comme individu, n’y affirme son individualité que dans la mesure où elle est supposée contribuer à une tâche commune qu’elle enrichit et dont elle s’enrichit en retour. L’individualité qui s’y dessine n’est pas celle de l’ancien individu du libéralisme : l’individualité y a plus de prix que l’individu, et ce que celui-ci doit aux interactions avec son milieu social, dans des situations qualifiées, montre que ce qui s’y trouve acquis est toujours réactivable31. »
38En 1941 Herbert Marcuse écrit une critique de la Logique de Dewey dans Le Journal pour la recherche sociale, organe de l’Institut pour la recherche sociale exilé aux États-Unis32. Or, si l’on connaît les positions critiques très tranchées de Marcuse à l’égard du pragmatisme – dont celui de Dewey assimilé au mieux à un relativisme conformiste –, il n’est pourtant pas anodin de relever dans cette critique certains points convergents sur la question de l’émancipation individuelle. En particulier, Marcuse sépare ici nettement le pragmatisme du positivisme en restituant la dimension expérimentale de la logique de Dewey :
« Il est important que Dewey attribue une grande valeur à la diminution de la distance entre la science et la pratique quotidienne, afin de montrer que la théorie ne fait pas vraiment autre chose que ce que fait aussi bien – mais sans méthode – la praxis quotidienne. […] Le sort de la théorie dépend du fait qu’elle ne dissimule pas le fossé entre les “valeurs empiriques” et la Raison, entre la pensée et la réalité, mais qu’elle le maintienne de manière répétée suffisamment ouvert jusqu’à le combler par une praxis accompagnée d’une théorie non-mutilée33. »
39Il y a, nous semble-t-il, une parenté non négligeable entre la critique deweyenne de l’ancien individu du modèle libéraliste et le projet, chez Marcuse, d’une culture de l’émancipation individuelle. Pour l’un comme pour l’autre – nonobstant tout ce qui les sépare – c’est le modèle même d’un individu isolé qui n’aurait d’autre choix que d’être soumis aux déterminations sociales qui est caduc dans la mesure où ce modèle suppose toujours une réduction de l’individu à un citoyen abstrait au détriment de l’homme concret. En outre, cette prise en compte de la continuité de l’expérience les conduit tous deux à relever les implications profondes d’aspects qui jusque-là semblaient réservés à la stricte sphère esthétique. Dans un article consacré à cette parenté entre Marcuse et Dewey sur la continuité de l’esthétique et du politique, R. Dreon écrit ainsi à propos des conclusions de l’essai Individualism Old and New, dans lequel Dewey critique l’héritage de l’ancien individualisme fondé sur l’idée que l’individu est premier et isolé – idée qui fondera à son tour la politique libérale du laissez-faire – :
« De ce point de vue, la critique de Dewey est que les nouvelles formes d’association produites par les nouveaux moyens de production, qui se caractérisent généralement par la dépersonnalisation, les formes superficielles de coexistence et plus de satisfaction consumériste, peuvent jouer un rôle positif en révélant clairement les limites de l’ancien individualisme : sa vocation élitiste, son dualisme entre l’esprit et le corps et sa responsabilité dans la suprématie accordée au royaume intellectuel au détriment de la satisfaction des besoins matériels humains. De ce point de vue, nous verrons que ces nouvelles formes d’association jouent un rôle similaire à celui joué par la question hédoniste dans la critique de la culture affirmative de Marcuse34. »
40La question reste de savoir quel rôle exact joue l’hédonisme dans la vision de la civilisation chez Marcuse. Or, de ce point de vue, il est au moins certain qu’il partage avec Dewey le même souci de ne pas réduire l’esthétique à la seule théorie de l’art et, plus encore, de considérer les arts comme l’opportunité d’intensifier les aspects esthétiques de l’existence sans oublier de rappeler les racines biologiques de l’esthétique. Il y a, à l’évidence, une réelle parenté dans les critiques respectives de Dewey et de Marcuse à l’endroit d’une esthétique qui tendrait à confisquer les aspects ordinaires de l’expérience au profit de la constitution d’une sphère éthérée et séparée de l’art. Mais surtout, c’est l’affirmation de la dimension émancipatrice de l’expérience esthétique qui autorise un réel rapprochement.
41Pour autant, l’approche de Marcuse se fait essentiellement par une relecture critique de l’origine historique de l’esthétique, ou mieux encore, par une forme de généalogie de l’esthétique. Considérée comme une revanche de la sensibilité sur la raison, dans la philosophie de Kant, puis surtout dans celle de Schiller, l’esthétique retomberait avec Baumgarten dans une théorie exclusive de l’art annexant par là la sensualité fraîchement retrouvée dans une théorie de la sensibilité35. Annexion qui accouche d’un nouveau dualisme sur fond de l’ancienne répression de la sensualité pour Marcuse qui préfère dès lors revenir au projet schillerien d’une restauration de la sensualité dans ses droits.
42Il s’agit donc pour Marcuse de réactiver l’opposition schillerienne entre le travail et le jeu, la répression et la satisfaction et surtout de restituer à l’art ses racines érotiques pour envisager une réconciliation du principe de réalité et du principe de plaisir dans un nouveau projet de civilisation. Marcuse conserve donc la charge subversive et révolutionnaire de l’art, dont Adorno faisait la garantie d’un art réellement autonome, tout en promouvant l’individualité de la création et de la réception. L’art peut ainsi transcender sa détermination sociale parce qu’il propose une « nouvelle dimension de l’expérience » et, en opposition à l’esthétique négative d’Adorno, on peut donc penser une réelle autonomie de l’art qui ne soit pas réductible à un art confidentiel coupé du public, ni à un reliquat de l’esthétisme bourgeois, mais qui prenne la forme d’une « subjectivité rebelle » et anticonformiste. Dès lors, même si l’art semble éloigné de la praxis, il indique pourtant une future praxis de libération. L’art ne prolonge pas l’expérience familière, en revanche, il la transforme et la sublime et c’est dans cette transformation que réside son pouvoir révolutionnaire :
« Dans la mesure où l’art conserve, avec la promesse du bonheur, le souvenir des objectifs qui n’ont pas été atteints, il peut entrer en tant qu’“idée directrice” dans la lutte désespérée pour changer le monde. Contre tout fétichisme des forces productives, contre la continuation de l’asservissement des individus par les conditions objectives (qui restent celles de la domination), l’art représente le but ultime de toutes les révolutions : la liberté et le bonheur de l’individu36. »
43Reste que le constat final de Marcuse semble revenir à une position plus conservatrice et plus désabusée, mais surtout, les thèses développées dans La Dimension esthétique reviennent à l’idée d’une sphère de l’art séparée de la vie et de la réalité, bref, à l’antienne d’un art-refuge et le vocabulaire même utilisé alors par Marcuse semble attester d’un rapprochement avec l’esthétique négative d’Adorno :
« L’autonomie de l’art reflète le manque de liberté des individus dans une société non libre. S’ils étaient libres, l’art serait la forme d’expression de leur liberté. L’art reste marqué par le manque de liberté ; c’est en s’opposant à ce manque que l’art acquiert son autonomie37. »
44Or, comme le remarque R. Dreon, cette forme de palinodie de Marcuse s’explique en partie par l’influence constante de l’esthétique négative d’Adorno, au moins sur ce point – réaffirmée par Marcuse – de la qualité négative prépondérante de l’art qui ne peut exister qu’« à part » de la société quelle qu’elle soit, que comme une force transcendante38. Au contraire, l’esthétique de Dewey prend acte de la corrélation entre ce régime séparé des arts et les déterminations économiques et historiques qui l’ont inventé :
« L’isolement de l’art qui existe aujourd’hui ne doit pas être considéré comme un phénomène isolé. C’est une manifestation de l’incohérence de notre civilisation engendrée par de nouvelles forces, si nouvelles que les attitudes qui s’y rapportent et les conséquences qui en découlent n’ont pas été incorporées et assimilées comme éléments constituants de l’expérience39. »
45Cet isolement ne ressort d’aucune « essence » de l’art, il n’est que le symptôme d’un retard de l’expérience sur les changements du milieu avec lequel elle est en relation constante : il n’existe aucune antinomie entre la société globale industrielle et l’expérience esthétique pas plus qu’on ne doit condamner cette dernière à disparaître sous l’effet de l’insatiable appétit de l’industrie culturelle. Comme le rappelle très justement J. Zask : « Ce qui fonde une expérience esthétique n’est pas la nature de l’objet, mais le fait que cet objet fait naître une expérience qui dépasse par son envergure et sa richesse celle à laquelle se réduit l’expérience normale de l’objet40. »
46De ce point de vue, la méfiance de l’esthétique pragmatiste à l’endroit de l’essentialisme ou de l’ontologie des œuvres, autorise justement une approche positive dans la question de la place de l’art au sein de la civilisation industrielle moderne. De même que W. Benjamin renvoyait subtilement dos-à-dos l’avènement de l’industrie culturelle et ses plus farouches critiques en stigmatisant leur commune ignorance des changements esthésiques et esthétiques induits par la modernité, Dewey – sans céder à un fonctionnalisme naïf – observe que – loin de la réduire ou de l’appauvrir – le nouveau cadre industriel rend possible un élargissement de l’expérience esthétique. Pour W. Benjamin, le danger ne venait pas de la rationalisation technique qui se paierait inéluctablement d’une perte esthétique, mais bien plutôt d’une réaction radicale contre les moyens modernes de rapprochement de l’art et du public ; réaction qui n’engendre, in fine, nonobstant sa posture drapée dans une hautaine autonomie, qu’une attitude réactionnaire :
« Les non-conformistes s’insurgent de voir ainsi l’art ainsi livré au marché. Ils se rassemblent sous la bannière de “l’art pour l’art”. De ce mot d’ordre naît la conception de l’œuvre d’art totale, qui tente de calfater l’art face au développement de la technique. La solennité avec laquelle se célèbre ce culte fait pendant au pouvoir de distraction qui transfigure la marchandise. D’un côté comme de l’autre, l’existence sociale de l’homme est mise entre parenthèses. Baudelaire succombe aux sortilèges de Wagner41. »
47Dewey, de son côté, est précisément tout aussi attentif à ne pas mettre entre parenthèses cette existence sociale et, comme W. Benjamin, il prend simplement acte des évolutions esthétiques de l’expérience :
« Je pense que les habitudes de l’œil comme medium de la perception ont été peu à peu modifiées en s’accoutumant aux formes caractéristiques des produits industriels et aux objets appartenant à la vie urbaine distincte de la vie rurale. Les couleurs et les surfaces auxquelles l’organisme réagit habituellement constituent un nouvel objet d’intérêt42. »
48La possibilité d’un élargissement de l’expérience à la fois en direction de la singularité et de la pluralité, de l’individualité et de la sociabilité, ne peut toutefois dépendre que d’un changement « social radical » où s’harmoniseraient les moyens et les fins. L’appréciation esthétique des objets produits par l’industrie ne peut dépendre d’une esthétisation après coup, mais elle ne peut qu’être l’effet d’une modification de la nature même de l’expérience de production.
Notes de bas de page
1 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 320.
2 Dewey J., Expérience et nature, op. cit., p. 329.
3 Ibid., p. 331.
4 Ibid., p. 331-332.
5 Ibid., p. 332.
6 Ibid., p. 333.
7 Dewey J., Democracy and education, New York, Dover Publications, Inc., Mineola, 2004, p. 241.
8 Ibid.
9 Bidet A., « La genèse des valeurs : une affaire d’enquête », revue Tracés, op. cit., p. 213.
10 Dewey J., Théorie de la valuation, in revue Tracés, op. cit., p. 224.
11 Csikszentmihaly M., Applications of Flow in Human Development and Education : The Collected Works of Mihaly Csikszentmihalyi, Claremont, Springer, 2014, p. 180.
12 Csikszentmihaly M., Flow : the Psychology of Optimal Experience, Harper and Row, Modernclassics, (1990) 2008, p. 3.
13 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 83.
14 Joas H., La créativité de l’agir, op. cit., p. 166.
15 Ibid., p. 151.
16 Ibid., p. 150.
17 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 454.
18 Ibid., p. 464.
19 Buettner S., art. cité, in L’art comme expérience, op. cit., p. 570.
20 Newman B., Selected Writings and Interviews, op. cit., p. 174.
21 Buettner S., in Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 576.
22 Delacourt S., Le Visible et le lisible. Confrontations et articulations du texte et de l’image, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007, p. 118.
23 Boas F., L’Art primitif, Paris, Adam Biro, 2003, p. 32.
24 Ibid., p. 187-188.
25 Severi C., « Un primitivisme sans emprunts : Boas, Newman et l’anthropologie de l’art », Paris, Cahiers du MAM, 1989, n° 28, p. 57.
26 Dewey J., Some Connexions of Science and Philosophy, The Later Works, vol. 17 : 1885-1953, Miscellaneous writings, Carbondale/Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1990, p. 405.
27 Zask J., « Individualité et culture, de Boas à Dewey », SociologieS, dossiers : « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations », mis en ligne le 23 février 2015, [http://sociologies.revues.org/4966], consulté le 7-04-2016.
28 Dewey J., Later Works, vol. 5 : 1929-1930. Essays, Individualism Old and New, éd. Jo Ann Boydston, Southern University Press Carbondale, 2008, p. 75-76.
29 Dewey J., Philosophies of Freedom, Later Works, vol. 3, op. cit., p. 114.
30 Ibid., p. 108.
31 Cometti J.-P., La démocratie radicale, lire John Dewey, op. cit., p. 155-156.
32 Marcuse H., « Review of Dewey’s Logic : The Theory of Inquiry », Journal for Social Research, trad. Phillip Deen, initialement publié dans Zeitschrift für Sozialforshung, 8 (1939-1940), p. 221-228.
33 Marcuse H., Psychoanalysis and Emancipation, Collected papers of Herbert Marcuse, vol. 5, éd. Douglas Kellner et Clayton Pierce, Londres, Routledge, 2011, p. 85-86, trad. anglaise Phillip Deen, le texte original est tiré de Zeitschrift für Sozialforschung, Jahrgang 8, 1939-1940, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1980, p. 226.
34 Dreon R., « Aesthetic Issues in Human Emancipation Between Dewey and Marcuse », in Pragmatism Today, vol. 6, Issue 2, 2015, p. 74-85, p. 77-78.
35 Voir Marcuse H., Eros et civilisation, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1968, p. 160-162.
36 Marcuse H., La Dimension esthétique : pour une critique de l’esthétique marxiste, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979, p. 79-80.
37 Ibid., p. 82-83.
38 Dreon R., art. cité, p. 83.
39 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 539.
40 Zask J., « L’art ou les arts ? », in J.-P. Cometti (dir.), Les arts de masse en question, Bruxelles, La Lettre volée, coll. « Essais », 2007, p. 136.
41 Benjamin W., Paris, capitale du xixe siècle, in Œuvres, t. III, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2001, p. 61.
42 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 546.
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