Chapitre IV. L’esthétique et l’artistique : encore un faux dualisme
p. 127-160
Texte intégral
Le plaisir esthétique
1Dans ses analyses, J. Dewey pointe un curieux paradoxe : la sacralisation moderne de l’art a fini par inhiber le plaisir esthétique, comme si insensiblement, la reconnaissance de la valeur esthétique des œuvres avait eu pour effet pervers d’éloigner ces dernières de l’expérience commune et du besoin esthétique du public. Le « grand art » muséifié et embaumé devient intimidant voire anesthésiant, comme si au sein de la culture moderne l’artistique tendait à se détacher totalement de l’esthétique, l’œuvre du public1. Ce constat, si l’on en observe les effets concrets, conduirait non seulement à séparer l’art de son public, mais en outre à condamner ce même public à satisfaire son besoin esthétique dans des objets de moindre valeur. Subrepticement, se fait jour l’illusion selon laquelle le plaisir esthétique n’aurait ainsi plus rien à voir avec l’art, pire : qu’il n’aurait jamais eu rien à voir avec l’art. Encore faut-il être attentif aux illusions qui ont présidé à cet éloignement indu de l’art et de l’expérience ordinaire, éloignement qui n’est pas le fruit d’un philistinisme invétéré, mais qui au contraire, a produit ce philistinisme. Comme le rappelle Dewey tout au long de L’art comme expérience, si l’art, pour une grande part, s’est retrouvé coupé de son public, ce n’est pas en vertu d’une distance préjudiciable entre la réalité des émotions et leur reprise artificielle dans les œuvres car cette distance – comme nous avons tenté de le montrer dans les chapitres précédents – est incompressible et sans elle, il n’y aurait tout simplement pas d’art.
2Il ne faut pas s’y tromper : c’est la notion d’œuvre en elle-même qui, par les significations qui lui sont surajoutées, est porteuse de cette illusion. La réification abusive de l’expérience esthétique dans l’œuvre achevée et fixe a fini par nous faire oublier que l’esthétique ne vit qu’au cœur de l’expérience : certes, l’émotion immédiate n’est pas encore un poème, mais en retour, le poème n’est poème que lorsqu’il est dit ou lu par un individu qui le revivifie par son expérience et intensifie sa propre expérience par cette lecture individuée. C’est pourquoi, en ce sens, rien n’est plus pragmatique que la littérature et l’épitomé de la vie qu’elle nous propose n’a jamais rien d’éthéré quel que soit son degré de réalisme ou d’engagement, mais permet au lecteur de reconsidérer les finalités et les conséquences de ses propres expériences. La littérature est le lieu même de ce qui caractérise la vie humaine prise dans l’expérience : le risque, l’incertitude, l’ouverture, le perpétuel réajustement des moyens et des fins. En dépit des idées préconçues, Proust est par exemple l’un des auteurs les plus pragmatiques qui soient ! Le fameux passage de la Recherche, si souvent cité, sur nos impressions « engainées » dans les objets en atteste : la littérature ne se réduit pas à faire la publicité d’une expression de l’intime d’un sujet et de ses stratégies idiosyncrasiques, mais elle propose dans un épitomé, des situations aptes à déclencher des émotions communes et partagées. Les faits de littérature sont des actes, comme les actes peuvent être des faits de littérature. Nul besoin cependant, de réactiver, comme le fit Sartre en son temps, une distinction entre le prosaïque et le poétique, l’engagement pratique et l’engagement purement esthétique : l’alternative entre la littérature engagée, révolutionnaire et l’« inanité sonore » repose elle-même sur un pseudo-clivage.
3Cependant ce rapport doit être pensé de manière très serrée : il faut non seulement dépasser la thèse naïve de l’identification subjective du lecteur au récit, mais aussi les versions simplistes du conditionnement social des œuvres et enfin, le pire, le modèle de la littérature comme évasion. La littérature relève toujours de l’enquête, elle s’oppose radicalement à toute forme de conditionnement ou de déterminisme social tout en exemplifiant une expérience hautement individuelle : en cela, elle est bien une manière de vivre « démocratique », c’est-à-dire reposant sur une organisation sociale qui veille à maintenir les conditions favorables à l’individuation. C’est tout à fait évident pour la littérature américaine baignée de transcendantalisme : ainsi, par exemple, dans le roman de Louisa May Ascot : Little Women. Roman pragmatiste, roman transcendantaliste parce qu’il n’est pas seulement un roman d’émancipation, mais bien un roman d’individuation. Bien au-delà des célèbres frères James, il y a une profonde parenté entre la littérature et le pragmatisme car la méthode de l’enquête suppose nécessairement une trame narrative qui est au cœur du récit littéraire dans la mesure où elle n’est rien d’autre que cet épitomé, ce raccourci inédit de l’accomplissement individué d’une expérience grâce et en dépit des obstacles qu’elle rencontre. C’est tout le sens des références à Emerson essaimées dans L’art comme expérience qui convergent vers le même point : Emerson n’est pas un philosophe avec « un style littéraire » ou déroutant pour le philosophe de profession, il est un écrivain et il est un penseur parce que ses faits de littérature sont des actes qui, à leur tour suscitent d’autres situations et d’autres actes. Cette brève remarque – que nous serons conduits à développer ultérieurement – vaudrait a fortiori pour H.D. Thoreau ou John Muire : il ne peut exister dans la continuité de leurs actes, de scission entre la littérature et la qualité de leurs expériences respectives, ni de rupture entre leur art et leur vie. Pour prendre un exemple resté célèbre, la juste théorie de l’action des glaciers sur la formation des vallées qui s’impose à John Muire en dépit des résistances et des erreurs de la géologie patentée de son temps, n’est que l’un des aspects de son expérience unifiée, qualitative, singulière – où se mêlent observation, connaissance et perception esthétique – de cette vallée de Yosemite.
4L’illusion que doit déconstruire une approche pragmatiste des catégories esthétiques, est toujours la même bien qu’elle prenne des formes variées et des profils divers : c’est la croyance que nos classifications esthétiques seraient le résultat d’une observation objective. Dans les faits, dans ce qui conduit et fait aboutir nos actes, l’affect, la pensée et le plaisir sont indissolublement liés.
5C’est cette illusion que Dewey entend dénoncer : le plaisir esthétique ne doit pas être séparé de la culture esthétique et artistique. La relation est ici comme ailleurs circulaire : il ne s’agit pas de prétendre naïvement que le plaisir esthétique suffit dans sa pure spontanéité, autant croire, pour paraphraser l’une des formules d’Albert Barnes, que déambuler indifféremment devant les œuvres étalées dans un musée suffirait à la connaissance esthétique, comme il suffirait de visiter le service chirurgical d’un hôpital pour devenir chirurgien. Toutefois, apprécier une œuvre d’art ne requiert pas seulement des aptitudes à classer et reconnaître l’œuvre en question, le jugement esthétique mobilise l’être entier, sa raison et sa sensibilité, ses connaissances artistiques et son plaisir esthétique. R. Shusterman rapporte dans un entretien ce mot de W. James sur les variations de nos appréciations d’un vin selon qu’on en voit ou non l’étiquette et il remarque que notre appréciation deviendra inévitablement élogieuse lorsque nous découvrirons une étiquette de prestige. Il ne faut cependant pas se tromper sur le sens de cette remarque : loin de corroborer un relativisme aussi paresseux qu’inefficace, elle tend plutôt à montrer que, dans l’expérience esthétique, on ne peut dissocier les éléments cognitifs des sensations et des perceptions et il faut aller jusqu’à dire, pour l’exemple précédent, que ce n’est pas seulement notre représentation qui a changé, mais bien notre goût lui-même2 ! Là comme ailleurs, l’affect et la pensée ne sont pas séparés.
6Ce sont les enjeux de cette question que nous allons développer dans cette partie, en examinant tout d’abord le lien de la sensualité et de la sensibilité, puis la nature du plaisir esthétique et les paradoxes qui l’accompagnent : est-il séparé, individualiste, absorbé et solipsiste ou au contraire, solidaire, relationnel et actif ?
7Le plaisir est-il l’obstacle invétéré ou la solution miracle dans le problème de l’appréciation d’une œuvre d’art ? On se doute bien qu’il n’est ni l’un ni l’autre, mais, du moins, si l’on resserre la question, peut-il constituer un élément dans l’élaboration d’un critère nécessaire ou suffisant d’un jugement esthétique avisé ?
8On peut observer que ces questions apparaissent nécessairement avec la naissance de l’esthétique puisque les pionniers de cette discipline entendent bien réconcilier la sensibilité et la raison, le plaisir et la connaissance, la cognition et l’aisthesis. L’enjeu alors, notons-le, n’est pas mince dans la mesure où il s’agit de réunifier des savoirs jusque-là séparés.
9La première série de problèmes est liée au fait de savoir s’il faut distinguer le plaisir esthétique du plaisir ordinaire ou vulgaire ou s’il faut penser le plaisir produit par l’œuvre d’art dans le prolongement et la continuité du plaisir. S’agit-il du même plaisir intensifié ou raffiné dans le plaisir esthétique ou d’un plaisir radicalement autre ?
10Il faut tout d’abord définir le plaisir, c’est-à-dire un sentiment qui à l’opposé de la sensation ne suppose pas seulement l’existence d’un objet extérieur au sujet, mais en outre le retour réflexif du sujet sur lui-même. Comme le remarque Hume (et avec lui toute la tradition empiriste) le problème du sentiment esthétique est qu’il se nourrit à la fois de l’objet qui le provoque, mais surtout de l’effet que ce dernier provoque sur le sujet, si bien que les qualités décernées à l’objet ne dépendent in fine que du sujet :
« Mais il n’en va pas des qualités du beau et du laid, du désirable et du détestable, comme de la vérité et de la fausseté. L’esprit ne se contente pas de parcourir les objets, tels qu’ils sont en eux-mêmes ; il prouve aussi à cette vue un sentiment de plaisir ou de mésaise, d’approbation ou de blâme ; et ce sentiment le détermine à décerner les épithètes du beau ou de laid, de désirable ou de détestable. Or il est évident que ce sentiment doit dépendre de l’appareil, de la structure particulière de l’esprit, structure qui rend de telles formes particulières capables d’agir de telle manière particulière, et de produire une sympathie, un accord entre les esprits et ses objets3. »
11La difficulté tient à interroger néanmoins la possibilité d’une norme du goût nonobstant la dimension subjective du plaisir esthétique. Si chacun est capable de juger de la beauté ou de la laideur d’un objet, n’existe-t-il pas au moins certaines règles susceptibles d’ordonner ces jugements ? On ne s’étonnera pas devant la réponse prudente de Hume : certes, si l’on peut apercevoir des règles, celles-ci resteront inéluctablement empiriques, c’est-à-dire qu’elles dépendront du degré de raffinement et d’expertise du sujet lui-même :
« Bien qu’il soit assuré que la beauté et la difformité, plus encore que le doux et l’amer, ne peuvent être des qualités inhérentes aux objets, mais sont entièrement le fait du sentiment interne ou externe, on doit reconnaître qu’il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers4. »
12Les qualités esthétiques ne dépendent que du sujet, mais il n’en reste pas moins qu’elles supposent bien des qualités objectives susceptibles d’éveiller ces sentiments. Toutefois, le lien permettant l’articulation de l’objectif et du subjectif ne peut être déduit, sinon observé par cette adaptation des objets aux sentiments particuliers. C’est bien là ce qui fait tout le paradoxe du plaisir esthétique : il est à la fois norme et ce qui résiste à toute norme…
13Toute l’esthétique moderne (il faudrait dire : l’intérêt moderne pour l’esthétique) promeut ainsi une esthétique du « désintéressement » qui réfléchit plutôt sur la représentation subjective que sur l’objet. De ce point de vue, la naissance de l’esthétique moderne se calque très exactement sur la dimension critique de la philosophie moderne : il s’agit d’interroger à la fois nos capacités de juger et d’évaluer, tout en rationalisant nos sentiments esthétiques. Toutefois, en intériorisant le plaisir esthétique, on l’individualise et en en faisant un plaisir désintéressé, on le vide peut-être de sa sensualité native.
Sensualité et sensibilité
14C’est tout le paradoxe de la sensibilité esthétique : si le plaisir définit le sentiment esthétique, il ne peut être le dernier mot de l’esthétique. Ce paradoxe parcourt toute l’œuvre esthétique de Diderot par exemple, mais il culmine dans son Paradoxe sur le comédien : le plus grand comédien doit être l’homme le plus insensible… C’est son absence de sensibilité qui le rend capable de représenter toutes les sensibilités5. Bref, si le spectateur est ému, l’acteur ne peut l’être. L’art n’est donc pas ici l’expression directe d’une nature via une sensibilité native, mais bien au contraire d’une maîtrise et d’un contrôle qui sont le résultat d’un art consommé. Là où Kant parlera d’une insociable sociabilité comme moteur dissimulé de l’histoire, Diderot n’est pas loin de voir dans l’art une insensible sensibilité jouant des sensibilités spontanées et désorganisées du public. À l’accord social extorqué, chez Kant, sur fond d’une insociabilité native, correspondrait, chez Diderot, la manipulation parfaitement insensible de nos sensibilités. Paradoxe esthétique qui entraîne un paradoxe moral : l’insensibilité, qualité artiste, devient tare morale sur le plan de la pratique, l’esprit d’à-propos brille dans l’art de la conversation, l’esprit d’escalier est tapi dans la sensibilité morale.
15Or, ce paradoxe – ramené aux proportions de notre question – n’en est un qu’à condition de séparer arbitrairement le sentir et la sensibilité, la compréhension tactile et subtile des émotions et l’émotion subie ; en bref, l’acteur de génie, pour Diderot, est d’abord l’intelligent spectateur de nos sensibilités désordonnées.
16Les paradoxes relevés par Diderot – sans prétendre les unifier tant sa pensée est vivante et complexe – touchent néanmoins à l’un des problèmes majeurs de l’esthétique : le statut de la sensibilité, bordée d’un côté par une sensualité aveugle et tendant de l’autre vers un goût réfléchi, dont le rapport entre l’art et la nature est l’un des prolongements. Au fond, l’esthétique de Diderot qui d’un côté promeut le naturel et la sensibilité et se ravise lorsqu’il s’agit de la maîtrise de la création ou de la pertinence de la critique, s’oppose à sa morale qui loue la sensibilité à la souffrance d’autrui et les vertus de la pitié naturelle.
17La querelle qui l’oppose à Rousseau sur la question du théâtre offre un précipité de ces tensions : si ce dernier choisit radicalement la nature contre l’art – pour résumer son rejet de la représentation de manière expéditive – en critiquant de manière véhémente les prétendues vertus cathartiques du théâtre, Diderot espère toujours une forme de réconciliation de l’art et de la nature, de l’insensibilité et de la sensibilité dans une forme moderne du drame qui associeraient la maîtrise de l’art et la force spontanée de la vertu naturelle.
18Or, de ce point de vue, le pragmatisme esthétique de Dewey permet de réconcilier les positions de Rousseau et de Diderot en montrant que si l’art est toujours synonyme de « nature transformée », les œuvres qu’il produit, si elles ne sont pas éloignées de la vie ordinaire sont des ferments de cohésion sociale.
19Dewey évoque dans L’art comme expérience le paradoxe du comédien à la lumière des théories modernes de la formation des acteurs. Et, s’il observe qu’on peut effectivement distinguer les « tempéraments » c’est-à-dire les acteurs qui vivent intensément les émotions du personnage représenté et ceux qui restent à distance de leur rôle, il n’en resta pas moins que même ceux qui se « perdent » émotionnellement dans leurs rôles savent qu’ils sont sur scène avec d’autres comédiens devant un public si bien que :
« La différence entre les deux types d’acteurs n’est pas une différence entre, d’une part, l’expression d’une émotion contrôlée par les relations de la situation dans laquelle elle apparaît et, d’autre part, la manifestation de l’émotion brute. C’est une différence qui se trouve dans les méthodes utilisées pour obtenir l’effet désiré, et donc une différence liée, à n’en pas douter, au tempérament de la personne6. »
20Si la solution apportée ici par Dewey au paradoxe de Diderot semble opter pour l’art plutôt que pour la nature, il ne faut pourtant pas s’y tromper : le paradoxe n’en est pas un parce que l’opposition entre art et nature n’est qu’illusoire et surtout elle est elle-même toujours le résultat d’une certaine configuration culturelle et d’un certain degré d’intégration de l’expérience dans la culture et les activités humaines. Elle n’est ni dans la nature humaine ni dans la nature des choses. Et si Dewey assume en ce point la dimension normative de son propos, il n’en rappelle pas moins avec force que l’art n’est ni simple décoration ni mode d’évasion ni même pure expression subjective destinée à un cercle restreint d’amateurs, mais lorsqu’il exerce sa pleine fonction, il est aussi ce qui contribue à « refaçonner l’expérience de la communauté dans le sens d’un ordre et d’une unité plus grands7 ».
La critique du plaisir comme fallacieux rempart à l’esthétisme
21Si dans sa provenance historique le sentiment esthétique conquiert son autonomie en se dégageant du plaisir sensuel, est-ce à dire que l’esthétique ne peut se fonder sur le seul plaisir, qu’elle ne peut être hédoniste sinon en raffinant ou spiritualisant ce plaisir ?
22H. R. Jauss, dans sa Petite apologie de l’expérience esthétique pose la question : « Comment la jouissance esthétique se distingue-t-elle de la jouissance en général ? » Car, assigner à l’art la seule fonction de produire du plaisir peut évidemment conduire à écraser toute forme de jugement esthétique, et plus largement, toute forme de connaissance et d’appréciation des œuvres. En outre, cela peut aussi engendrer une forme de psychologisme esthétique qui réduirait le plaisir esthétique à un plaisir purement privé et idiosyncrasique. Du moins, le sujet ne ferait que se retrouver lui-même dans les objets provoquant ce plaisir esthétique. Il y a bien dans la quête subjective du plaisir esthétique, un mouvement de retrait et d’enfermement possible dans un solipsisme finalement aussi douloureux qu’hédoniste. Ainsi, en élargissant la portée des exemples utilisés, on comprend mieux la virulente critique adressée par Adorno dans son analyse de la culture, au plaisir esthétique décidément trop petit bourgeois, philistin ou kitsch ou les trois à la fois.
23L’inspiration marxiste d’Adorno nourrit de manière très paradoxale sa théorie esthétique, par un mouvement simultané de satiété et de privation. En effet, elle invite d’une part à ne jamais couper les œuvres de la société et de leurs conditions de productions, et de l’autre, elle semble dérober continuellement devant la pensée d’Adorno, ce qui est pourtant son but et sa fin, à savoir la démonstration de la constitution d’une réelle autonomie esthétique dans l’histoire d’un art moderne auquel sont restituées toute son exigence formelle et sa portée critique. Il n’est pas inutile en ce point de nos analyses, de suivre en partie les effets de ce double bind de l’esthétique négative.
24Si l’esthétique, à partir de l’émergence de la société bourgeoise du xviiie siècle a érigé, philosophiquement et culturellement, le désintéressement en idéal esthétique, c’est bien parce qu’elle a simultanément reconnu dans les œuvres d’art les seuls objets dégagés de toute utilité immédiate et donc les seuls à pouvoir constituer une base nouvelle pour l’exigence de reconnaissance sociale. Bref, pour nos sociétés modernes, les seules productions susceptibles de résister au processus de marchandisation tout en garantissant aux amateurs, par la même voie, une stature sociale inédite. Toutefois, ce privilège inscrit d’emblée les œuvres d’art dans un registre nécessairement élitiste : en devenant le moyen paradoxal exclusif du désintéressement, elles favorisent le plaisir esthétique privé et individuel et perdent éventuellement ainsi leur capacité critique ou sociale qui seule définit pour Adorno leur modernité, autant que celle-ci définit leur force critique. On a ainsi très vite le sentiment en lisant les analyses d’Adorno que la conquête par l’art moderne de son autonomie absolue est une victoire à la Pyrrhus : ce qu’il gagne en autonomie, il le perd en force révolutionnaire. Ainsi en va-t-il de la conception à la fois sévère et désabusée d’Adorno sur le happening :
« Dès que l’œuvre d’art éprouve des craintes aussi fanatiques pour sa pureté au point de ne plus y croire et de tourner vers l’extérieur ce qui ne peut plus devenir art : toile et matériau sonore brut, elle devient son propre ennemi, continuation directe et fausse de la rationalité des fins. Cette tendance aboutit au happening8. »
25Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, qu’Adorno soit si critique à l’égard du plaisir esthétique, alors même qu’on aurait pu s’attendre à ce que la reconnaissance du plaisir esthétique puisse être une arme contre le désintéressement élitiste : réduire l’œuvre d’art à sa fonction hédoniste c’est nécessairement évacuer sa force de contestation de l’ordre social, c’est inévitablement en faire une marchandise, fut-elle – et elle l’est – fétichisée.
26Une formule d’Adorno résume bien ce paradoxe : « La fonction de l’art dans ce monde totalement fonctionnel est son absence de fonction9. » Cependant, c’est dans cette même absence de fonction que résident à la fois la charge subversive de l’œuvre d’art et sa capacité hédoniste, c’est là toute la difficulté. Et c’est bien pourquoi, pour Adorno, l’œuvre d’art est une contradiction permanente : elle est bien « promesse de bonheur » – selon la formule de Stendhal léguée à la postérité esthétique –, aspiration au changement, subversion et dans le même temps refuge du plaisir individuel et signes du confort bourgeois, car « si l’on extirpait toute trace de jouissance, la question de savoir pourquoi les œuvres sont là plongerait dans l’embarras. En fait, plus on comprend les œuvres d’art, moins on en jouit10 ».
27Si l’on résume : le goût immédiat, la réduction de l’art au plaisir est pour Adorno l’indice d’un philistinisme insupportable, mais il est en même temps l’une des raisons d’être de l’art. Pour autant, si l’art doit préserver son autonomie, c’est justement en refusant le rapprochement de l’œuvre et de la marchandise, de l’art et de la consommation :
« Le paradis offert par l’industrie culturelle est toujours fait de la même quotidienneté. La fuite et l’enlèvement ont d’avance pour objet de ramener au point de départ. Le plaisir favorise la résignation qu’il est censé aider à oublier11. »
28Là où l’art « bourgeois » veut de la jouissance et de la volupté12, l’art moderne lui opposera du « négatif » et du critique. Là où l’un tend à confondre l’artistique et l’esthétique par une consommation hédoniste, l’autre les maintient fermement séparés.
29Pourtant, il est d’autres voix qui se font entendre dans le cercle élargi de l’Ecole de Francfort comme celle d’Herbert Marcuse qui tente de dépasser cette opposition en dégageant la jouissance esthétique de cette grille réductionniste et en faisant un véritable ferment subversif et surtout une invitation à gommer la frontière entre l’art et la vie : « Le jeu est donc une façon de diluer l’art dans la vie et l’expérience esthétique une façon de transfigurer et de redoubler l’expérience quotidienne. Une fois l’art et la vie confondus il devient possible de disséminer l’inutilité dans la fonctionnalité de la vie. »
30Il est certain que les avant-gardes des années soixante peuvent aisément être inscrites dans cette grille : les origines du minimalisme et de l’art conceptuel seraient ainsi situées dans cette volonté « négative » (au sens adornien) d’un art critique ne s’autorisant aucune concession à l’égard de l’esthétique, préservant ainsi sa pureté artistique. À l’inverse, les débuts du happening et de l’art as life marqueraient la volonté inverse de prolonger l’artistique dans l’esthétique, de les confondre, sans qu’il soit nécessaire d’y voir la volonté désespérée d’une autonomie déjà perdue. D’un côté, la rigueur de l’artistique, de l’autre la volonté d’occuper le flou des frontières entre l’artistique et l’esthétique. Toutefois, l’opposition n’est peut-être que de surface…
En finir avec l’esthétique ?
31Ce bref passage de J. Kosuth caractérise bien en apparence la première de ces tendances :
« L’art “moderne” et les réalisations antérieures semblaient liés en vertu de leur apparence formelle. Autrement dit, le “langage” artistique demeurait le même alors qu’il exprimait de nouvelles choses. L’événement qui permit de concevoir et de comprendre qu’il était possible de “parler un nouveau langage” tout en conservant un sens à l’art fut le premier “ready-made” de Marcel Duchamp. À partir du “ready-made”, l’intérêt de l’art ne porte plus sur la forme du langage, mais sur ce qui est dit. Ce qui signifie que le “ready-made” fit de l’art non plus une question de forme, mais une question de fonction. Cette transformation – ce passage de l’apparence à la conception – marqua le début de l’art moderne et celui de l’art “conceptuel”. Tout l’art (après Duchamp) est conceptuel13. »
32Ce déplacement de l’apparence vers la fonction, de la contemplation vers la conception, du plaisir vers le langage et des arts vers l’art, semble bien – à l’instar du linguistic turn en philosophie – marquer le dépassement du niveau perceptuel de l’expérience esthétique vers un niveau purement intellectuel ou conceptuel ainsi que l’assomption selon laquelle l’art n’est qu’un « jeu de langage ». Et il est manifeste que les commencements de l’art conceptuel se nourrissent de cette auto-référentialité d’objets clos sur eux-mêmes fonctionnant en apparence comme de pures tautologies. Le plus étonnant en l’espèce, est bien que la littéralité en art ait donné lieu à d’innombrables interprétations alors même qu’elle est la revendication littérale d’un art ramené de sa prétendue ineffabilité ontologique à un strict jeu de langage :
« la validité des propositions artistiques n’est tributaire d’aucun présupposé empirique, encore moins d’aucun présupposé esthétique sur la nature des choses. Car l’artiste, en tant qu’analyste, n’est pas directement concerné par les propriétés matérielles des choses. Il n’est concerné que par la manière (1) dont l’art est susceptible d’un développement conceptuel et par la manière (2) dont ses propositions sont susceptibles d’accompagner logiquement ce développement. Autrement dit, les propositions de l’art ne sont pas d’ordre pratique, mais de caractère linguistique : elles ne décrivent pas la manière d’être d’objets physiques, ni même psychiques ; elles expriment des définitions de l’art, ou les conséquences formelles des définitions de l’art. Par conséquent, nous pouvons dire que l’art met en œuvre une logique14 ».
33Cette logique, Kosuth en propose un exemple limpide en 1965 avec Néon : là littéralement et en pleine évidence, l’art ne décrit pas le monde ni n’exprime la subjectivité, il exemplifie un jeu de langage. De ce point de vue, cette tendance austère voire ascétique de l’art conceptuel semble plutôt accréditer les thèses de l’esthétique négative d’Adorno, mais pour autant, permet-elle, comme il l’espérait, de préserver cette fonction critique de l’art ? Pour le dire de manière plus brutale au risque de paraître simpliste : l’art doit-il définitivement tourner le dos à la jouissance esthétique pour être à même d’indiquer la voie de l’émancipation à son public ?
34C’est tout l’enjeu du texte de R. Jauss qui, dans sa Petite apologie de l’expérience esthétique, doute sur ce point de l’efficacité de l’esthétique négative :
« L’esthétique de la négativité qu’Adorno invente comme remède à la culture industrialisée ne répond pas à la question de savoir comment combler l’abîme entre la réalité actuelle de l’art et l’art comme “promesse de bonheur” et comment faire passer, grâce à l’art redevenu expérience de communication, la conscience réceptive de sa contemplation solitaire à une nouvelle solidarité dans l’action15. »
35C’est peut-être le fait d’avoir abusivement simplifié le plaisir esthétique qui empêche Adorno d’en prendre toute la mesure et l’empêche d’y voir sa compatibilité avec la fonction critique et sociale de l’art. Si, comme Adorno d’ailleurs lui-même le reconnaissait, la jouissance esthétique est inséparable de la fonction des œuvres, mieux vaut alors reprendre la question à partir de là :
« L’attitude de jouissance dont l’art implique la possibilité et qu’il provoque est le fondement même de l’expérience esthétique ; il est impossible d’en faire abstraction, il faut au contraire la reprendre comme objet de réflexion théorique, si nous voulons aujourd’hui défendre contre ses détracteurs – lettrés ou non lettrés – la fonction sociale de l’art et des disciplines scientifiques qui sont à son service16. »
36On pourrait ainsi réintroduire le plaisir esthétique au sein de l’expérience esthétique sans pour autant renoncer à la fonction émancipatrice et critique de l’art. En allant plus loin, H. R. Jauss entend démontrer que non seulement la jouissance esthétique n’est pas un obstacle à la fonction sociale de l’art, mais qu’elle en est même la condition. Tout d’abord, parce que la jouissance ne s’oppose pas nécessairement a l’action et ensuite parce que la jouissance esthétique suppose toujours une distanciation critique entre le sujet et l’objet. Loin d’aliéner la conscience individuelle, la jouissance esthétique devient ainsi le vecteur de sa libération et de son ouverture :
« La libération par l’expérience esthétique peut s’accomplir sur trois plans : la conscience en tant qu’activité productrice crée un monde qui est son œuvre propre ; la conscience en tant qu’activité réceptrice saisit la possibilité de renouveler sa perception du monde ; enfin – et ici l’expérience subjective débouche sur l’expérience intersubjective – la réflexion esthétique adhère à un jugement requis par l’œuvre, ou s’identifie à des normes d’action qu’elle ébauche et dont il appartient à ses destinataires de poursuivre la définition17. »
37Le ressort de cette apologie de l’expérience esthétique est donc l’intersubjectivité : l’expérience de production se prolonge dans celle de la réception, à condition de préciser que cette réception n’a rien d’une contemplation passive, mais qu’elle est bien une expérience active et partagée.
38Le deuxième argument clé de Jauss est que la conquête moderne de son autonomie par l’art ne le condamne pas à se séparer de l’expérience esthétique, au contraire :
« La fonction cognitive impliquée dans la jouissance esthétique […] n’a été délaissée qu’à partir du xixe siècle, lorsqu’on s’est mis à considérer l’art comme une activité autonome. De même l’art antérieur à cette autonomie, qui véhicule et transmet de bien des manières des normes de comportement social, est-il tout naturellement investi de cette fonction de communication qu’aujourd’hui l’esthétique de la négativité soupçonne de soutenir les intérêts des classes dominantes, qu’elle méconnaît en n’y voyant que la glorification de l’ordre établi, et qu’elle rejette sans appel18. »
39Bref, l’esthétique négative repose sur une contradiction : elle coupe l’œuvre d’art de l’esthétique en pensant ainsi la préserver dans son autonomie et sa liberté alors même qu’elle empêche effectivement cette autonomie de s’accomplir. La jouissance esthétique n’est jamais séparée et privée, elle est toujours au contraire informée et active, elle est toujours en situation. Comme le remarque Jerrold Levinson, il s’agit toujours d’un plaisir ouvert et contextualisé : « Le plaisir propre à l’art est un plaisir informé et comprend que son objet est un artefact, a une histoire, et représente quelque chose de fabriqué ou d’accompli19. »
40De ce point de vue, il semble difficile d’épouser les thèses de J.-M. Schaeffer qui voudrait maintenir à toute force une distinction d’essence entre l’activité artistique et la réception esthétique sur la base d’une hétérogénéité complète entre les « états mentaux » sollicités dans la création et ceux qui sont à l’œuvre dans la réception. Tout en fondant sa distinction sur des intentionnalités incompatibles, J.-M. Schaeffer nuance d’ailleurs aussitôt sa thèse en admettant que les deux intentionnalités se confondent – ou du moins alternent – néanmoins chez l’artiste qui somme toute est toujours aussi son premier spectateur : « Le geste pictural du peintre relève du faire artistique, mais le contrôle qu’il exerce sur son propre travail en s’éloignant du tableau pour le scruter, pour “voir si ça marche, si ça colle”, relève de l’attitude esthétique20. » Curieusement, en voulant penser la spécificité de la conduite esthétique et en l’isolant de la pratique artistique, Schaeffer admet cependant qu’il serait difficile de na pas supposer cette conduite à l’œuvre dès la création de l’objet, mais reste silencieux sur la réciproque. Or, on voit mal ce que seraient ces « intentionnalités » incompatibles entre création et réception, artistique et esthétique, si non seulement elles sont déjà mêlées chez l’artiste – et quelle serait cette intentionnalité spécifique sinon une fin esthétique ? – mais si en outre, elles prennent la forme d’une satisfaction esthétique chez le récepteur. Que les œuvres d’art n’aient pas, dans leur histoire et leur provenance contingentes, de finalité nécessairement esthétique, nul n’en doute, en revanche, que tel objet rituel « devienne » œuvre d’art ne peut dépendre exclusivement des règles labiles de telle ou telle culture et des normes historiées de ses conduites. L’histoire ne peut ici servir d’appui à des distinctions d’essence : qu’un masque acquiert un statut d’œuvre qui recouvre ses fonctions premières ne peut être le seul fait de la conduite esthétique, il faut bien à tout le moins que l’objet ait permis la matérialisation d’une certaine expérience esthétique à laquelle s’accorde éventuellement la conduite esthétique. Autrement dit, le clivage que tente de maintenir Schaeffer semble à la fois trop flou et trop rigide : trop flou parce qu’alors il ne prend pas suffisamment en compte l’expérience intégrée dans ces objets qui « deviennent » pour nous modernes, des œuvres d’art, trop rigide parce qu’il ne voit pas la nécessaire continuité de l’expérience qui seule rend possible la satisfaction esthétique. Comme le rappelle Dewey au tout début de L’art comme expérience, « s’il s’agit de dépasser son propre plaisir pour parvenir à élaborer une théorie21 » esthétique, il faut alors nécessairement resituer l’objet dans son contexte, retrouver la situation unique qui l’a rendu nécessaire tout en retrouvant, sur la base de cette spécificité même, ce qui reste commun entre lui et nous.
41Il n’est pas inutile de rappeler, pour faire désormais le point sur l’apport de cette théorie esthétique de la réception pour comprendre la continuité entre la création artistique et l’expérience esthétique, que H.R. Jauss a été conduit à cette analyse de la notion de réception à partir de problèmes intrinsèques à l’histoire littéraire. Plutôt que d’envisager traditionnellement l’histoire littéraire comme la succession linéaire des œuvres, il lui est apparu plus probant de l’envisager comme une chaîne de réceptions. Et c’est la première des thèses qu’il défendra dans le premier chapitre de Pour une esthétique de la réception : dans un mouvement très pragmatiste et salutairement pragmatique, H. R. Jauss réclame un retour à l’expérience littéraire littérale, c’est-à-dire la lecture… Plutôt que de considérer – dans une posture positiviste naïve – l’histoire littéraire comme une accumulation objective de faits littéraires attendant sagement d’être interprétés par l’historien ou le critique, mieux vaut considérer la chaîne des lecteurs par laquelle l’œuvre en question nous est parvenue : « L’historicité de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence établi a posteriori entre des “faits littéraires” mais repose sur l’expérience que les lecteurs font d’abord des œuvres22. » Après tout, c’est bien cette chaîne qui a fait l’œuvre. La littérature – envisagée d’un point de vue esthétique – ne constitue pas une histoire linéaire de faits, mais n’existe que dans l’expérience littéraire de l’écrivain, du lecteur ou du critique, « selon l’horizon d’attente qui leur est propre23 ». Il est clair, qu’énoncée ainsi, la thèse de H. R. Jauss offre le flanc aux critiques nombreuses selon lesquelles une telle approche manquerait son objet en le diluant dans le psychologisme ou la sociologie du goût, outre le fait que la notion d’« horizon d’attente » peut paraître comme une vague intentionnalité suspendue. Critiques dont on a vu qu’elles valaient pour toute forme d’expérience esthétique. Or, là encore, c’est l’expérience qui constituera pour Jauss la meilleure garantie de ne pas dissoudre l’objet littéraire dans la psychologie de l’auteur ou du lecteur, car l’attente créée par l’auteur du texte ne se réduit pas à provoquer chez le lecteur de simples impressions subjectives, elle est préparée, guidée, construite, elle s’inscrit non seulement dans une expérience préexistante liée au genre littéraire que prolonge ou interrompt l’œuvre, mais aussi dans l’expérience littéraire déjà présente chez le lecteur. On retrouve bien ici cette forme caractéristique de circularité qui domine dans l’expérience esthétique puisqu’elle ne peut être coupée sans dommage du contexte d’expériences dans lequel elle apparaît et qu’elle concourt à moduler et à transformer :
« Lorsqu’elle atteint le niveau de l’interprétation, la réception d’un texte présuppose toujours le contexte d’expérience antérieure dans lequel s’inscrit la perception esthétique : le problème de la subjectivité de l’interprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les différentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon pertinente que si l’on a d’abord reconstitué cet horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde toute compréhension individuelle d’un texte et l’effet qu’il produit24. »
42Le constat de la nature nécessairement intersubjective de l’expérience esthétique est ce qui conduit Jauss à distinguer tout à la fois sa théorie de la réception du psychologisme et du structuralisme puisque selon ce dernier, le texte est un monde clos, autonome et régi par une combinatoire formelle. Enfin, si la réception de l’œuvre littéraire se fait sur le fond d’attentes « concrétisées » par le genre littéraire ou le style de l’auteur, elle se joue aussi sur les attentes du lecteur à l’endroit de sa vie quotidienne que l’œuvre peut contribuer à transformer ou à enrichir. Car l’horizon d’attente propre à la littérature anticipe sur des possibilités non encore réalisées, sur des formes d’expérience à venir : « Le rapport entre la littérature et le lecteur peut s’actualiser aussi bien dans le domaine éthique que dans celui de la sensibilité, en un appel à la réflexion morale comme en une incitation à la perception esthétique25. »
43Cette vision unifiée de l’expérience littéraire à laquelle appelle H. R. Jauss sur le terrain de l’histoire littéraire, et qui pour nous contient des accents très proches de la conception par Dewey de l’expérience esthétique, permettra seule, pour reprendre son expression, de restituer à la littérature sa fonction spécifique de création sociale. Expression qui non seulement nous paraît heureuse, mais encore parfaitement juste, si l’on a en vue la continuité de l’expérience artistique et de l’expérience esthétique, de la création et de la réception, de l’individualité de l’expérience et de son caractère collectif.
44Au fond, ce qui sauve l’expérience esthétique de cette aliénation que lui promettait Adorno, c’est qu’elle n’est jamais exclusivement privée, mais qu’elle suppose au contraire un public. Et si H.R. Jauss prend acte lui aussi des dangers de l’industrie culturelle et de ses effets délétères : régression du plaisir dans le divertissement, marchandisation des œuvres ou industrie du loisir, il n’en demeure pas moins que pour lui, la meilleure résistance à offrir contre ce processus consiste à repenser la fonction sociale et pratique de l’art et de l’expérience esthétique ; cette fonction ne peut être réactivée qu’en retrouvant la continuité unissant la sphère pratique et la sphère de l’art. Cela signifie que l’expérience esthétique ne peut plus être considérée comme la réception privée et passive du plaisir, forclos en marge de la pratique sociale, mais comme la continuité active avec l’expérience qui a conduit à la production de l’œuvre. Il me semble qu’on peut tout à fait comprendre, sans trop les distordre, les théories respectives de la réception et du « contextualisme esthétique » de cette manière pragmatiste.
45Si le contextualisme esthétique suppose en premier lieu que les œuvres d’art sont des artefacts toujours incorporés dans une histoire et que leurs significations dépendent génétiquement de ce contexte historique particulier, ce présupposé peut être une expression du principe de continuité à l’œuvre dans le pragmatisme. Dans les deux cas, ce qui est contesté c’est l’affirmation naïve d’une autarcie des œuvres d’art que celle-ci soit rapportée à une forme « pure » ou à une expression « pure », l’œuvre n’est jamais « un empire dans un empire ». Toutefois, contextualisme et pragmatisme se séparent sur le point suivant : l’analogie qui oriente le contextualisme est d’ordre linguistique puisque de même que toute énonciation ne reçoit son sens que d’un contexte particulier, les œuvres ne signifieront que dans un certain contexte. Or, la prégnance de ce modèle finit par conduire le contextualisme à assimiler structuralisme et empirisme comme deux façons conjointes d’ignorer ce contexte : le premier exagérait le rôle de la forme, le second, celui de l’expérience. Or, cette assimilation ne vaut que pour une version singulièrement rétrécie de l’empirisme car l’expérience telle qu’elle est pensée dans le pragmatisme est inséparable de son contexte, et a fortiori lorsqu’il s’agit des œuvres d’art. Jerrold Levinson semble d’ailleurs lui-même en convenir lorsqu’il conclut sa défense du contextualisme esthétique par ces mots : « Quand il est question d’art, ce qui bien sûr importe le plus est l’expérience que nous en faisons », mais il ajoute : « Cela ne signifie pas qu’une telle expérience et un tel impact ne supposent pas, inévitablement, une médiation culturelle et une information historique appropriées26. » Cette médiation culturelle peut-elle autre chose, du point de vue pragmatiste, que l’expérience elle-même ? À moins de confondre l’expérience avec un processus obscur de dilution psychique, on voit mal ce qu’elle pourrait être d’autre ! Comprendre les œuvres comme expérience ne consiste pas à les réduire à une expérience subjective autarcique et muette, transhistorique et solipsiste, mais au contraire à les resituer dans un contexte social et culturel. Encore faut-il s’entendre sur la notion de contexte : faire du contexte un principe de détermination seul capable de nous fournir une compréhension des œuvres n’est en effet pas sans danger. S’il ne s’agit que de remplacer une détermination par une autre : contexte vs forme, par exemple, on en apprécie mal le gain d’une telle analyse. En revanche, s’il s’agit de montrer que le contexte esthétique n’est jamais un ensemble fixe de déterminations qui s’imposent plus ou moins consciemment à un sujet, mais une situation vivante et plastique où les significations et la compréhension des œuvres sont constamment réinventées par les individus, alors il semble bien que le contexte soit incompréhensible si on ne le ramène pas à l’expérience.
46On peut en tout cas efficacement prolonger cette thèse d’une continuité entre l’esthétique et la pratique aux productions de la culture de masse qui – dépassant de fait l’opposition arendtienne entre culture et vie – constituent la source commune et immédiate de nos expériences esthétiques.
47Nous détaillerons dans le prochain chapitre cette question, toutefois, on peut d’ores et déjà s’apercevoir qu’y compris chez les penseurs qui critiquent la culture de masse, il y a bien une prise en compte – pas nécessairement normative – de ce phénomène de continuité et d’effrangement de l’esthétique et de l’artistique dans les processus mêmes de l’art. Pour comprendre ce point, il peut être utile de revenir sur la distinction que réactualisait H. Arendt entre les performing arts et les creative arts, c’est-à-dire les arts d’exécution (danse, musique, théâtre…) et les arts qui produisent un objet qui est coupé ou qui dissimule leurs processus de production (peinture, sculpture…). Cette distinction entre arts de fabrication et arts d’exécution où les premiers comme la peinture, la sculpture ou l’architecture exposent une œuvre qui ne requiert pas la présence effective d’un artiste, et les seconds comme la musique, le théâtre ou la danse qui impliquent la présence d’artistes interprétant une œuvre et se manifestant directement devant un public, pour classique qu’elle soit, permet néanmoins à Arendt, d’établir un lien très singulier entre l’esthétique et la politique. Elle creuse le paradoxe suivant : les arts de fabrication dissimulent le processus de production, et – en tout cas pour l’esthétique traditionnelle – cette dissimulation est un critère de réussite là où les œuvres des arts d’exécution n’existent réellement que dans le moment même où des artistes se produisent sur scène. Ainsi les arts de fabrication restent proches de la technique tout en la dissimulant, les arts d’exécution font disparaître la technique en la produisant. Le paradoxe s’éclaire si l’on tient compte de la lecture arendtienne de l’esthétique de Kant : dans les arts d’exécution, la finalité est vraiment immanente à l’œuvre parce que cette dernière n’est justement pas « choséifiée ». À l’inverse, dans les arts de fabrication, l’exécution serait le moyen privé et caché de la fin que sera l’œuvre exposée au regard du public. En revanche, dans un art d’exécution, l’exécution n’a d’autre fin qu’elle-même, elle est intransitive. Or, Arendt insiste sur la parenté entre les arts d’exécution et l’action politique, dans la mesure où non seulement tous deux requièrent la présence d’un public, mais aussi la présence d’une virtuosité particulière :
« Les artistes qui se produisent – les danseurs, les acteurs de théâtre, les musiciens et leurs semblables ont besoin d’une audience pour montrer leur virtuosité, exactement comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence d’autres hommes devant lesquels ils puissent apparaître ; les deux ont besoin d’un espace publiquement organisé pour leur “œuvre”, et les deux dépendent de la présence d’autrui pour l’exécution elle-même27. »
48On comprend bien l’usage tout à fait particulier que fait Arendt de cette distinction d’abord neutre : là où l’œuvre-chose peut éventuellement servir à la commémoration d’un acte ou d’une grande décision politique – en s’affranchissant de la durée sociale, c’est-à-dire de la vitesse vitale –, l’exécution virtuose ne jouit pas de plus de temps que l’action politique, sa fin étant ramassée dans son exécution même. De l’une à l’autre, se jouerait donc la même partition de l’exposition publique d’une initiative nouvelle et libre susceptible d’être partagée. D’une certaine manière, on peut dire qu’à son corps défendant, Arendt révèle sans doute la présence dans l’art – et peut-être en particulier dans les arts d’exécution-d’une certaine fonction démocratique dans la mesure où l’individualité artiste qui s’expose peut symboliser ce qui devrait être le fondement d’une vie démocratique, plus qu’elle ne convainc sur le statut esthétique de l’action politique. Sur ce dernier point, il faut bien reconnaître qu’Arendt n’envisage cette dimension esthétique que sous l’angle de la grandeur individuelle que l’art de fabrication aura pour tâche de pérenniser dans ses œuvres.
49Or, Adorno remarquait déjà que cette frontière n’était plus, dans l’art moderne, une frontière stable séparant les arts, mais avait en revanche tendance à s’estomper du fait que l’une des caractéristiques de l’art moderne était précisément de dévoiler le processus de production de l’œuvre. De fait, la fabrication se faisant visible dans son processus, la frontière qui la séparait de l’exécution devient poreuse. On peut aller plus loin et considérer que cette distinction passe désormais, avec la modernité, à l’intérieur des arts eux-mêmes : ainsi, l’action painting participe déjà de la performance, le peintre devient littéralement performer. De même, le théâtre de Brecht, ou a fortiori d’Artaud – même si c’est la converse –, tend à estomper la barrière séparant la scène du public, l’acteur du spectateur. Ainsi, la frontière entre création et exécution n’organise plus la répartition des arts, mais renouvelle, à l’intérieur des arts eux-mêmes, la praxis de l’artiste. Et, de fait, on pourrait dépasser l’opposition traditionnelle entre « performer » et représenter : là par exemple, où le théâtre classique « make believe », fait croire à ce qu’il « représente », la performance « make belief », provoque quelque chose. Toutefois, il s’agit de ne pas tomber dans l’opposition facile entre représentation et présence puisque même le make belief suppose un travail de fiction, d’imagination, mais qui se traduit par un acte. C’est cette continuité entre la production artistique et l’expérience esthétique qu’elle est susceptible de générer qu’il nous faut désormais interroger : si l’expérience esthétique réclame pour être clairement comprise d’être reliée à l’expérience créatrice, l’œuvre, à son tour, réclame d’être reliée à l’expérience esthétique. Problème : qu’en est-il de l’individualité artiste, ne risque-t-elle pas d’être dépossédée de ses prérogatives par l’insistance trop appuyée à l’endroit de cette continuité ? Trop prêter à l’activité de la réception, n’est-ce pas enlever à l’activité créatrice ?
De l’esthétique à l’artistique : une expérience continuée
50J. Dewey regrettait, dans L’art comme expérience, l’absence d’un terme qui désignerait simultanément les processus « esthétique » et « artistique » :
« Nous ne possédons pas de mot en anglais qui comprenne sans équivoque ce qui est signifié par les deux mots “artistique” et “esthétique”. Comme le terme “artistique” fait principalement référence à l’acte de production et que l’adjectif “esthétique” se rapporte à l’acte de perception et de plaisir, l’absence d’un terme qui désigne simultanément les deux processus est malencontreuse. Cela a parfois pour effet de les dissocier et de présenter l’art comme un élément superposé au matériau esthétique, ou bien, à l’opposé, cela conduit à supposer que puisque l’art est un processus de création, la perception d’une œuvre d’art et le plaisir qu’elle procure n’ont rien en commun avec l’acte de création28. »
51L’enjeu est d’abord cognitif : là comme souvent, la distinction nominale entre la production « artistique » et la qualité « esthétique » qu’on lui adjoint a fini par nous faire croire qu’il s’agissait de deux réalités distinctes, soit que l’on considère l’art comme un étage supérieur édifié sur le matériau esthétique, soit que l’on coupe radicalement la réception esthétique des processus de création. Mais il est aussi pratique, car ce que déplore Dewey, outre l’insuffisance du vocabulaire pour désigner cette continuité, c’est le fossé que ces distinctions – pourtant seulement nominales – ont fini par creuser entre l’art et l’expérience esthétique. C’est donc à l’essentialisation abusive de ces distinctions qu’il faut s’attaquer. Si l’on prend en vue la continuité réelle que masquent ces distinctions, on pourra restaurer l’unité de l’expérience esthétique, et ainsi espérer réconcilier l’art et son public. Séparer l’acte de création de sa réception esthétique ne préserve en rien l’autonomie de l’œuvre selon Dewey, mais bien au contraire, cela isole l’expérience esthétique commune de l’art et menace ce dernier d’une existence étriquée et éthérée. Cette séparation n’est pas l’effet inévitable – comme dans la théorie esthétique d’Adorno – d’une tension entre la force critique de l’art moderne et l’industrie du loisir, mais plutôt d’un oubli de l’unité de toute expérience esthétique. En outre, comme il le remarque, il serait artificiel et vain de vouloir séparer in abstracto perception esthétique et création, dans la mesure où il s’agit concrètement d’un processus unifié :
« Pour être véritablement artistique, une œuvre doit aussi être esthétique, c’est-à-dire, conçue en vue du plaisir qu’elle procurera lors de sa réception. Cela n’empêche pas que l’artiste, lorsqu’il produit, doive s’appuyer sur une observation constante. Mais si sa perception n’est pas aussi de nature esthétique, elle n’est qu’une reconnaissance fade et froide de ce qui a été fait29. »
52La perception esthétique ne vient pas après l’acte de création comme un moment de réception passive, elle commence dès la production de l’œuvre, c’est à cela que Dewey nous demande d’être attentifs dans la suite de son texte : si l’on trouve un objet finement ouvragé que l’on pense produit par une civilisation lointaine et qu’on l’admire comme une œuvre d’art, puis que l’on s’aperçoit qu’il ne s’agit en fait que d’un jeu aléatoire de la nature, c’est notre perception même de l’objet qui va changer. On ne le verra plus comme une œuvre d’art non pas parce que nous aurons corrigé intellectuellement notre erreur, mais c’est notre perception réelle, effective de l’objet qui aura changé. Il faut alors distinguer ce qui est effectivement produit par l’art : l’objet de l’œuvre d’art c’est-à-dire ce qui fait de cet objet l’objet d’une expérience. C’est pourquoi, comme le montre l’exemple choisi par Dewey, l’œuvre d’art ne se réduit pas à l’objet physique (qui dans l’exemple qu’il imagine, n’aura pas changé). Il ne faut voir ici aucune dissolution subjective de l’effectivité de l’art, mais au contraire, une prise en compte globale de ce qui est expérimenté (experienced) à partir de l’objet d’art. Concrètement, cela signifie que l’expérience esthétique ne peut être coupée de l’expérience même de la fabrication de l’objet30. C’est bien pour cette raison que l’auteur de L’art comme expérience nous conseille, au début de son ouvrage, de nous détourner provisoirement des objets pour comprendre l’intégralité du processus esthétique. On peut mesurer toute l’originalité et la nouveauté des thèses de Dewey en confrontant son exemple à celui, devenu canonique, de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Rappelons-en l’essentiel pour les besoins de la démonstration : Kant décrit le plaisir esthétique produit par le chant du rossignol un soir d’été, mais s’il s’avère que les trilles du rossignol ne sont que l’effet d’un imitateur facétieux, nous serons inévitablement déçus et privés de ce plaisir31. L’observation de Kant s’inscrivant dans la problématique classique, pour l’époque, du lien entre art et nature, trouve de fait sa solution dans l’analyse de Dewey32. C’est justement en coupant l’art de tout contexte, en l’isolant de la nature et de l’expérience qu’on fait artificiellement surgir une déception esthétique ; au contraire, en rétablissant la continuité de l’esthétique et de l’artistique, la déception disparaît. Précisons : ce qui produit pour Kant la déception, c’est que le jugement esthétique devant les libres productions de la nature y adjoint une intention ou une fin qu’il sait ne pas y être, dès lors, si cette intention est imitée facticement, le libre accord de nos facultés avec la nature ne peut avoir lieu. Percevoir esthétiquement la nature suppose donc pour Kant que nous la percevions comme si elle se composait actuellement pour notre seul plaisir, et c’est l’épaisseur de ce comme si qui rend possible le jugement esthétique. L’argument de Dewey ne s’embarrasse évidemment pas de ces dichotomies même si l’on peut être tenté de rapprocher le libre accord kantien et la continuité que défend Dewey ; en fait, dans la converse de l’exemple kantien qu’il propose, l’objet cesse aussitôt d’être considéré comme une œuvre d’art dès que la méprise est corrigée – l’équivalent de la découverte de la supercherie chez Kant – non pas en vertu de l’impossibilité d’en former un jugement esthétique réfléchissant, mais du fait que réellement et directement, notre perception change sans qu’on puisse attribuer ce changement à la seule subjectivité. La perception esthétique ne peut ainsi jamais être coupée de la perception artistique qui se prolonge en elle et l’oriente : l’artiste œuvre en percevant, de même que le récepteur perçoit en continuant d’œuvrer, d’une certaine façon, puisque l’expérience vécue de la création est ce qui permet la perception esthétique. Si la perception esthétique n’était que la réception passive d’un objet autarcique coupé radicalement de l’expérience qu’il matérialise, nous n’éprouverions jamais une quelconque émotion esthétique en sa présence, pas plus qu’en présence d’un objet routinier ravalé au rang de moyen33.
53On ne manquera de nous objecter qu’au fond, qu’il s’agisse du jugement réfléchissant kantien ou e la perception esthétique chez Dewey, c’est bien l’imagination qui, chez l’un et l’autre constitue le jugement esthétique porté sur l’objet puisque ce dernier ne change pas et n’enferme pas de qualités esthétiques objectives. Et, bien entendu, les théories de la « distance psychique » ne sont jamais très loin de ce libre jeu de l’imagination. La spécificité esthétique relèverait ainsi du « mental » de quelque façon qu’on s’y prenne. Ce serait là rater l’originalité profonde de l’analyse esthétique de Dewey, dans la mesure où quelque chose comme le « contenu mental » qui se projetterait à son gré sur les objets pour les « esthétiser » ne peut exister dans une pensée de l’expérience unifiée. Au contraire, ce qui environne l’individu ne cesse d’interagir avec lui : « Nos pensées et nos actions ne sont pas dirigées vers ou sur l’environnement, mais sont exercées à partir de et avec lui. Similairement, le sujet pensant n’est pas simplement dans l’environnement, il pense avec l’environnement34. » C’est bien pourquoi nombre de traducteurs de Dewey se sont résolus à réactiver le terme d’expériencer pour coller au plus près de ce qu’il s’agit d’entendre dans l’expression « faire une expérience » dans la mesure où ce verbe rendrait toute sa force à la conception circulaire de l’expérience théorisée par Dewey : l’« objet » de l’expérience étant toujours chez lui subject matter et non pôle objectif d’une subjectivité ; l’expérience, de ce point de vue, est donc une transaction au terme de laquelle « sujet » et « objet » sont simultanément expériencés35. Ce qu’il faut bien comprendre dans l’exemple de Dewey et qui nous semble fondamental, c’est que là où l’esthétique traditionnelle aura tendance à penser que c’est le sujet qui « qualifie » l’objet – art ou nature, contingent ou intentionnel, etc. –, il montre au contraire que c’est la subjectivité qui se trouve « qualifiée » par la situation vécue. Pour le dire plus simplement sans trahir l’originalité profonde de cette approche, on pourrait dire que l’objet esthétique n’est pas mis en relation avec le sujet et ses propres attentes esthétiques, il n’émerge lui-même comme objet qu’à partir d’une situation imprégnée d’une qualité unique qui vaut aussi bien pour ce qui est perçu que pour celui qui perçoit. Pour bien comprendre l’importance de cette approche qui alimente l’intégralité des analyses de Dewey dans L’art comme expérience en particulier, il nous faut revenir sur ce qu’il entend précisément par la notion de qualité et par extension, de « pensée qualitative » ou d’« affect qualitatif », car c’est cette pensée de la qualité, héritée en partie de la sémiologie de Peirce, qui constitue la pièce maîtresse de l’esthétique de Dewey.
54Pour resituer l’importance de cette notion dans la reconstruction philosophique de Dewey, on peut noter que dans son article de 1935, Peirces Theory of Quality36, Dewey attribue à la découverte par Peirce de la priméité de la qualité, la possibilité d’une véritable « philosophie expérientielle37 » qui, à la différence de l’empirisme classique, ne coupe pas l’expérience de la nature. La priméité de Peirce est la qualité totale inhérente à tout ce qui est ressenti qu’il s’agisse, pour reprendre son exemple, de la tragédie du Roi Lear ou de toute autre expérience. La qualité est donc ce qui imprègne une expérience et la rend ainsi à la fois totale – indivise – et unique. Ce n’est pas le sujet qui sent les qualités esthétiques ou autres d’une situation, c’est la qualité immédiate qui définit un sujet qui ressent, qu’il s’agisse d’une couleur, d’une texture, d’un drame, etc., « tout ce qui peut-être appelé un sentiment, qu’il s’agisse du rouge ou d’un caractère noble, ou du Roi Lear, possède une certaine qualité immédiate quand celle-ci est présente comme expérience38 ». On voit bien ici quelle est l’originalité de cette pensée de la qualité que Dewey prolonge de la sémiologie peircienne : ce n’est pas le sujet qui qualifie le monde qui l’entoure, c’est le monde dans lequel nous vivons qui est qualitatif. C’est pourquoi l’empirisme classique s’est arrêté en chemin lorsqu’il considérait que l’expérience supposait l’existence de « données » sensibles isolées et fragmentaires, sans voir que le sentir est d’emblée une interaction et une relation : « En fait, les odeurs, les goûts, les sons, les pressions, les couleurs, etc., ne sont pas isolés mais liés ensemble par toutes sortes d’interactions ou de connexions, au nombre desquelles les réactions habituelles de celui qui fait l’expérience39. » Pour le dire différemment, la pensée qualitative permet seule de retrouver la dimension concrète de l’expérience puisque la nature qui fournit à la connaissance ses matériaux est foncièrement qualitative. La grande « duperie intellectuelle » que Dewey n’a de cesse de dénoncer, en particulier dans La quête de la certitude, est d’affirmer candidement « l’ubiquité de la connaissance40 » et, sur ce, de mépriser l’expérience qualitative quotidienne au profit d’une seule connaissance prétendument « objective » qui exigerait une rupture radicale avec l’expérience quotidienne.
55Deux conclusions majeures s’imposent de cette promotion d’une pensée qualitative qui parcourt toute l’œuvre de Dewey : d’une part, l’idée fondamentale – en particulier pour l’analyse esthétique – que la pensée de la qualité n’est pas condamnée à un subjectivisme ineffable, mais qu’elle relève d’une logique qualitative, de l’autre –, et l’enjeu pratique (éthique et politique) est essentiel – qu’il y a toujours plus dans l’expérience vécue qualitativement que dans l’expérience reconstruite quantitativement par une pensée réflexive.
56Dans son essai Qualitative Thought, Dewey prend l’exemple suivant qui nous fera mieux comprendre la première conséquence de cette promotion d’une logique qualitative et son urgence : pour expliquer le dénivelé surprenant qui sépare les propositions scientifiques sur les objets de l’expérience et l’expérience existentielle elle-même, toujours qualitative, il prend l’exemple de la proposition : « Le Peau-Rouge est stoïque. » Du point de vue d’une pensée réflexive classificatrice, on attribue à l’objet (Peau-Rouge) une qualité (stoïcisme), alors que la proposition devrait s’entendre de la façon suivante : « L’Américain indigène était entièrement pénétré par une certaine qualité, au lieu d’être un objet qui possède une certaine qualité en plus de certaines autres. Il vécut, agit et souffrit stoïquement41. » L’essentialisation des qualités qui, pour Dewey, fait le fond de toutes les théories de la connaissance, est le plus sûr moyen de perdre tout contact avec la qualité de toute situation que nous avons à connaître.
57Ce qui nous conduit à la deuxième conséquence majeure de cette logique de la qualité : la nécessité urgente de resituer la connaissance dans l’expérience, c’est-à-dire de cesser de séparer abstraitement et de manière mortifère la connaissance de ses fins pratiques jusqu’à empêcher à la raison l’accès à des domaines aussi vitaux que l’esthétique, la morale ou la politique. La tâche de la philosophie n’est pas selon Dewey de débattre en permanence de la validité de telle ou telle théorie de la connaissance, sa tâche principale consiste à favoriser pratiquement la constitution de situations propices à des relations humaines satisfaisantes tant au niveau de leurs interactions avec leur milieu qu’à celui des interactions humaines. De fait, reconnaître à la qualité d’une expérience son caractère immédiat et premier, c’est reconnaître qu’à l’évidence, les multiples situations que nous vivons sont vécues avant d’être pensées ou réfléchies et elles ne le seront qu’à partir de cette qualité unique qui les rendra problématiques et qui nécessitera une enquête. La connaissance qui en résultera n’aurait jamais du avoir comme but de nous éloigner de cette expérience qualitative ; les constructions cognitives et symboliques qui nous permettent d’organiser nos expériences de la manière la plus satisfaisante, n’ont pas de « fin en soi ». L’intelligence ne peut légitimement opérer qu’au « cœur du monde », sa place fondamentale ne lui octroie aucun privilège « fondationnaliste » ou essentialiste. Comme le rappelle Dewey dans l’essai précédemment cité, c’est la qualité seule, envahissant et se diffusant sur l’expérience globale, qui « permet à une personne de suivre ce qu’elle fait, dit, entend, lit dans tout ce qui apparaît explicitement42 ». De ce point de vue, les conclusions de Dewey sont à juste titre radicales : la philosophie n’a pas pour tâche de décerner un label d’objectivité à telle ou telle théorie de la connaissance, elle a par contre à constater la caducité de toute théorie de la connaissance qui ne commencerait pas par prendre l’intelligence là où elle est, c’est-à-dire dans une situation déjà qualifiée et vécue : « Il n’existe pas d’enquête, quel qu’en soit le type, qui puisse prétendre mériter seule le titre honorable de connaissance. Dans la mesure où ils emploient des méthodes qui leur permettent de résoudre les problèmes qu’ils rencontrent dans leur domaine de préoccupation, tant l’ingénieur que l’artiste, l’historien ou l’homme d’affaires accèdent à la connaissance43. »
58Bien sûr, il peut sembler facile de décréter que le peintre « connaît » aussi bien les couleurs que le « physicien », mais c’est sans doute parce qu’on se méprend sur la nature et les fins de la connaissance en la considérant comme une approche spécifique et compartimentée de la réalité telle qu’elle existerait ready-made. Affirmer, en revanche, qu’il y a une logique artistique ou esthétique, n’est pas qu’une façon de parler car, pour Dewey, l’approche artistique de l’expérience n’est pas seulement la preuve qu’il existe une logique qualitative, elle présente une intensification telle de cette logique qu’elle éclaire in fine ce qu’il y a de qualitatif dans toute forme de pensée :
« Il y a (comme nous le remarquions précédemment) de prétendues œuvres d’art dont les parties ne tiennent pas ensemble et dans lesquelles la qualité d’une partie ne renforce pas et n’étend pas la qualité aux autres parties. Mais ce fait est en lui-même une manifestation du caractère défectueux de la pensée impliquée dans leur production. Cela fait apparaître, par opposition, la nature des œuvres qui sont d’authentiques totalités intellectuelles et logiques. Dans ce cas, la qualité profonde qui définit l’œuvre, qui la circonscrit extérieurement et qui l’intègre intérieurement, contrôle la pensée de l’artiste ; sa logique est la logique de ce que j’ai nommé la pensée qualitative. »
59Et Dewey ajoute que si la pensée artistique n’est pas unique de ce point de vue, elle est toutefois la seule à « exposer une intensification d’une caractéristique de toute pensée44 ».
60C’est pourquoi, Dewey y insistera, la science est un art comme les autres, c’est une « forme d’art spécialisée, munie de son propre régulateur qualitatif45 ». Le rôle du savant est d’exprimer logiquement des relations qui ont la portée la plus grande pour servir de fondement à des formes plus spécialisées du connaître telle celle de l’artiste qui exprimera dans un artefact l’unité de la qualité perçue. Toute création, qu’elle soit scientifique ou artistique, dépend donc de la qualité, toute pensée, qu’elle soit scientifique ou artistique, dépend de même de la qualité. Toutefois, de même que l’expérience esthétique permet de mieux comprendre ce qui se passe dans toute expérience, la création artistique permet d’exemplifier ce qui se passe dans toute pensée qualitative. Le récepteur de la création artistique, pour peu qu’il s’y rende disponible, sera alors en mesure de retracer le parcours créateur de cette qualité, enrichissant ainsi la dimension qualitative de sa propre expérience. Au terme d’une authentique naturalisation de l’intelligence, il faudrait donc dire selon Dewey que la science ne se réduit pas à une « bonne méthode », elle est avant tout ce qui rend possible un enrichissement de l’expérience : les choses dont la science s’empare « sont aussi bien plus que des objets de science. Ce sont des objets naturels dont on fait l’expérience à travers des relations et des continuités qui se cristallisent dans des formes individuelles riches et certaines46 ».
61C’est pourquoi lorsque Dewey, dans L’art comme expérience, décrit ce qu’est la substance commune de tous les arts, il est conduit à critiquer et à dépasser la classification traditionnelle qui voudrait qu’il y ait d’un côté les arts de l’espace – architecture, sculpture, peinture – et de l’autre l’art du temps par excellence que serait la musique. Or, cette classification s’avère inefficace et absurde dans la mesure où l’espace-temps constitue la substance commune à tous les arts. Prétendre, par exemple, qu’on saisirait immédiatement l’espace du tableau là où nous avons besoin de temps pour apprécier la mélodie ou suivre une narration, c’est confondre l’impression immédiate avec l’expérience unifiée et complète qui est toujours le résultat d’un processus. Ces confusions viennent essentiellement du fait qu’on n’a pas suffisamment aperçu que la perception de l’œuvre d’art est une perception globale où le tout précède les parties, l’expérience globale, la description des éléments. Il est par exemple évident que l’espace en peinture n’est pas seulement la condition de la forme, il est senti comme une qualité. Il y a du temps « dans » l’espace de même qu’il y a de l’espace « dans » le temps parce que notre expérience est toujours indistinctement spatio-temporelle ; l’art, de fait, exprimera cette dimension qualitative de l’expérience quel que soit son médium. Ainsi, il y a bien en musique un volume spatial du son qui est intégré aussi bien à l’expérience du musicien que de l’auditeur. Ce que confirmerait, par exemple, la préoccupation constante de J. Cage pour la dimension spatiale de l’exécution musicale : « Si l’on admet la non-obstruction des sons, il est temps de montrer que la musique reconnaît la nécessité de l’espace, au double sens du fait qu’il y a espace, et que ce qu’apporte l’espace est imprévisible47. »
62Ce dont nous faisons l’expérience ne peut être réduit à la succession abstraite d’éléments quantitativement distinguables, ce sont les actions et réactions continues entre l’individu et le milieu qui constituent les « objets » que nous expérimentons. Du moins – et c’est là une autre variation du paradoxe sorite –, les éléments quantitatifs sont d’ores et déjà unifiés dans le qualitatif. Et si la science nous donne une description utile des conditions de l’expérience, elle ne décrit pas l’expérience considérée pour elle-même puisqu’on vient de le voir, celle-ci est indescriptible. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit mystérieuse et ineffable puisqu’en revanche, l’art peut très bien l’exprimer. Cette expression, outre qu’elle constitue l’idiome de l’art quel que soit son médium, est la clé de la continuité entre l’artistique et l’esthétique : de même que l’œuvre nous fait éprouver émotionnellement le tout de la qualité qui l’unifie avant les parties qui la composent, on observerait la présence plus ou moins diffuse de cette qualité dans la moindre de nos expériences. Le point crucial de la pensée de Dewey est que le sens appartient de manière immédiate à l’expérience comme il appartient à l’œuvre d’art, il faudrait même pouvoir dire elles sont leur sens. Il faut cependant ici distinguer entre énoncer et exprimer : si la science asserte un sens, l’art l’exprime. L’assertion fournit en ce sens les conditions auxquelles une expérience est possible, mais ne fournit en aucun cas l’expérience elle-même. En revanche le poétique constitue une expérience là où le prosaïque ou l’assertion ne peuvent qu’y conduire ; pour reprendre l’exemple de Dewey, le voyageur qui suit les signaux pour arriver en ville, ne pourra avoir sa propre expérience de la ville qu’une fois à l’intérieur de celle-ci et lorsqu’elle prendra la forme pour lui d’un objet expressif et c’est cette expression qui pourra ensuite être partagée à partir du tableau ou du poème qui la matérialiseront. Si l’assertion, dans les sciences, conduit à l’expérience – si elle ne le faisait pas, elle serait inaboutie –, l’expression, dans l’art, constitue l’expérience : « Le poème ou le tableau n’opèrent pas dans l’élément d’une assertion descriptive correcte, mais dans l’élément de l’expérience même48. »
63C’est parce que nous sommes spontanément « essentialistes » que nous croyons que les objets ont des « bords » clairement discernables qui les détachent de leur fond, mais l’arrière-plan de toute expérience dissout en permanence ces limites et ces distinctions : ses objets ne sont pas juxtaposés passivement, ils sont littéralement « ouverts » sur le champ indéfini de leurs applications possibles. Ce caractère proprement illimité de l’expérience que nous fait ressentir l’expérience esthétique qu’elle prolonge la perception d’une œuvre d’art ou de n’importe quelle réalité, explique son voisinage traditionnel avec l’expérience mystique. Si le « vocabulaire » de l’intuition se prête aussi aisément à l’expérience esthétique – qu’on songe à Croce ou Bergson par exemple – ce n’est pas en vertu d’un privilège exorbitant qui lui serait accordée, mais simplement du fait de ce caractère illimité – « débordant » – qui peut être ressenti dans n’importe quelle expérience. Dewey le montre de la façon la plus simple et la plus accessible : lorsque je regarde un arbre enraciné sur un roc, je peux à loisir regarder le roc, la mousse qui le recouvre et même explorer le lichen au microscope, mais quel que soit le champ de vision adopté, je sais que ce que j’observe fait partie d’un tout plus large et plus global : les contours de mon expérience actuelle et ponctuelle sont toujours perméables à d’autres extensions et d’autres applications : « Ce sens d’un tout qui renferme tout, implicite dans les expériences ordinaires, se manifeste intensément dans un tableau ou dans un poème49. »
64David Lynch exemplifie cette illimitation implicite de l’expérience ordinaire dans l’ouverture fameuse de Blue velvet : le travelling avant, plutôt que de s’arrêter aux formes et aux visages des êtres et de planter le « décor » de scènes quotidiennes et banales, se poursuit et se prolonge de manière inédite – et en l’occurrence, inquiétante – pour pénétrer dans les corps et sous la terre. Il exemplifie là aussi ce sens d’un « tout qui renferme tout » en fondant les marges attendues de la perception.
65Retenons la chose suivante : ce qui est vague pour la saisie intellectuelle, ne l’est pas pour l’expérience originelle pour la bonne raison que cette qualité unique et globale de l’expérience ne peut se laisser appréhender comme un élément distinct :
« Au crépuscule, remarque Dewey, l’obscurité est une admirable qualité du monde tout entier. Elle est sa manifestation propre. Elle ne devient un trait insupportable et spécifique qu’à partir du moment où elle fait obstacle à la perception distincte d’une chose particulière que nous souhaitons discerner50. »
66En bref, si le vague a bien une consistance, c’est que le réel lui-même est vague.
67C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’invite continuelle de Dewey dans L’art comme expérience à se détourner des œuvres d’art pour les comprendre : il n’y a là rien de flou ou d’évanescent, bien au contraire, c’est la seule voie logique pour les comprendre.
68Cette brève restitution de certains aspects de la logique de la qualité chez Dewey, doit au moins nous permettre de comprendre que les problèmes esthétiques liés aux rapports entre la sensibilité et la raison, l’émotion et la connaissance ou l’art et la science, sont de fait, traditionnellement, mal posés. Du moins, ils dérivent de focalisations artificielles et abstraites soit sur l’objet qui provoque la perception esthétique, soit sur le sujet qui la ressent, alors qu’en prenant en compte les acquis de cette logique qualitative, il faut bien plutôt conclure que ni l’objet ni le sujet ne sont ici d’un grand secours dans la mesure où c’est la relation qualitative qui est première. En mettant en avant la situation globale vécue, Dewey fait passer les objets au second plan – ce qui, bien sûr, on l’a vu, n’a strictement rien à voir avec une dématérialisation de l’artefact. La mise en relation est première, le sentiment de mettre en relation, donc une qualité, est premier. Dewey nous invite donc plutôt à focaliser notre attention sur l’unité de la qualité qui relie les objets entre eux. Les objets – comme l’a montré l’exemple de l’objet trouvé et de la méprise sur sa finalité réelle – ne préexistent pas à leur mise en relation. Ils apparaîtront en tant qu’articulation de ses liens, et il reviendra à la logique spécifique de l’artiste de créer des œuvres qui incarnent les configurations de qualités. Inversement, ces incarnations nous renseignent, en les exemplifiant, sur le rôle de la qualité dans la perception ordinaire : quand nous « voyons » la liquidité de l’eau ou la solidité des roches, ou la nudité des arbres en hiver, il est bien certain pour Dewey, que « les qualités optiques ne se détachent pas d’un tout avec des qualités tactiles et émotives pendues à leurs basques51 ». On peut sans doute déceler dans les méditations ultimes de Merleau-Ponty sur la peinture comme clé de la compréhension d’une perception incarnée parce que « située » dans la « chair » du monde, indissociable de la mobilité du corps percevant, une logique apparentée à cette logique de la qualité promue par Dewey. Les descriptions phénoménologiques que font respectivement Sartre des « rouges laineux » de Matisse et Merleau-Ponty des reliefs pariétaux qui portent les dessins de Lascaux autant que ces derniers les font paraître, pourraient être utilement éclairées par cette priméité de la qualité formulée par Peirce et prolongée par Dewey.
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69On peut dès lors affirmer que la distinction de l’artistique et de l’esthétique, entendue comme l’incommunicabilité du moment de la création et de celui de la réception repose sur une vision tronquée de l’expérience esthétique. Le sentir du récepteur et le plaisir qui éventuellement en résulte, ne sont pas séparés de ceux du créateur dans la mesure où ils sont le prolongement de cette qualité totale et envahissante qu’a su matérialiser l’artiste. Pour autant, il ne faudrait pas associer cette logique de la qualité – dans le domaine esthétique en particulier – à la reformulation d’un intuitionnisme : du moins, l’intuition est ici « réalisation d’une qualité pénétrante de telle sorte qu’elle règle la détermination des distinctions pertinentes ou de tout ce qui, de quelque manière que ce soit, sous la forme de termes ou de relations, devient l’objet reconnu de la pensée52 ». Chaque œuvre d’art a son caractère qualitatif propre qui est saisi par le récepteur après avoir été visé par l’artiste.
70Si l’on est fidèle aux acquis de cette logique de la qualité, il est aisé de comprendre que percevoir n’est pas reconnaître : dans toute expérience artistique-esthétique il y a donc un lien organique entre la perception et l’action : « Dans une expérience artistique-esthétique forte, la relation est si étroite qu’elle contrôle simultanément à la fois l’action et la perception53. » De même pourrait-on dire que dans toute expérience esthétique-artistique, la réceptivité n’est jamais passive, elle suppose un processus d’assimilation grâce auquel la perception, là où la plupart du temps elle est interrompue par des automatismes ou des habitudes, aboutit et devient complète. Mais là encore, à la différence de ce qui se passe dans l’intuitionnisme bergsonien où les habitudes et les mécanismes sont piégés par une énigmatique « perception pure », l’acte de perception, tel que le conçoit Dewey, ne scelle pas le retour de la conscience à une réalité pré linguistique, il suppose en revanche que le spectateur crée sa propre expérience et y inclut des relations comparables à celles qui ont présidé à sa création. En clair, l’émotion esthétique ne vient pas s’ajouter à la perception, mais celle-ci est de bout en bout imprégnée par l’émotion qui qualifie cette expérience : « Par conséquent, la perception n’équivaut en aucun cas à voir ou à entendre, avec en sus l’émotion. L’objet ou la scène perçus sont empreints d’émotion de bout en bout54. »
71Certains ont voulu voir dans cette manière nouvelle de penser la continuité de l’artistique et de l’esthétique et, plus largement, l’unité de l’expérience ordinaire et de l’expérience esthétique, un paradoxe sinon une contradiction. En insistant sur la particularité d’une expérience, Dewey rendrait caduque son entreprise de réunification de l’expérience puisque l’idée même d’insister sur la nature singulière d’une expérience complète invaliderait la thèse d’une continuité entre l’ordinaire et l’esthétique. Cependant, Dewey ne réintroduit par là aucun dualisme : le fait de vivre une expérience contient nécessairement une dimension esthétique puisque cette expérience sera à la fois unique et complète, intégrée et totale, perçue comme un tout et riche de significations pour l’action à venir. Et il est dans ce cas tout à fait logique – logique qui en outre rejoint les intuitions du sens commun – de considérer que n’importe quelle expérience peut, dans la pratique quotidienne s’accomplir en une expérience qui nous donnera bien avant son terme la satisfaction esthétique d’un accomplissement et d’un achèvement. Néanmoins dans la pratique ces expériences sont d’abord mues par un but ou un intérêt, ainsi par exemple, dans le domaine de l’expérience intellectuelle, on pourra extraire la conclusion de l’expérience sous forme de « vérité » qui pourra être utilisée dans d’autres recherches. Dans l’expérience esthétique, on ne peut trouver ce type de reliquat, elle est « sans reste », non pas parce qu’elle aurait une « fin en soi », mais parce que sa fin « représente l’intégration de ses parties55 ». Dans ces conditions, il n’est pas contradictoire d’affirmer que l’expérience esthétique se détache de l’expérience ordinaire tout en révélant ce qui, dès l’expérience ordinaire est la promesse d’une expérience esthétique. De la même façon que la perception complète intensifie l’embryon de dimension esthétique contenue dans la reconnaissance, l’expérience esthétique intensifie ce qui est déjà esthétique dans une expérience parce qu’elle rend pleinement manifeste tous les facteurs de ce qu’on peut appeler une expérience. L’expérience esthétique n’est donc pas seulement une expérience organisée et construite à partir d’un objet, elle est en un sens, l’expérience pleinement consciente de l’expérience.
72On peut en tirer quelques conclusions utiles sur la question du plaisir en art et dans l’expérience esthétique : lorsque Dewey nous dit que le plaisir esthétique que nous retirons d’une œuvre d’art est du même ordre que celui que nous avons dans une conversation amicale, il ne s’agit pas d’une métaphore ; le plaisir de la conversation est provoqué simultanément par l’échange ou la fusion des interlocuteurs et par l’affirmation croissante et plaisante de l’individualité de chacun. C’est exactement ce qui se passe dans l’œuvre d’art où les parties se fondent en une unité sans perdre leurs singularités, mais on peut en outre étendre ce rapport à celui qui se noue entre l’expérience de la création et celle de la réception : si expérience esthétique il y a, alors aucune des deux parties, malgré l’échange qui se tisse, ne perd son caractère propre, mais au contraire, le voit s’affirmer de manière intense et singulière. Ce qui invalide sensiblement, entre autres, les thèses de l’esthétique négative. Si le plaisir esthétique est sans doute le prolongement de l’acte même de création, il ne peut être a fortiori réduit au symptôme d’une aliénation. En outre, le plaisir esthétique n’est pas incompatible avec la préservation d’un jugement critique du récepteur. Comme le note vigoureusement Richard Shusterman, dans le droit fil des analyses de Dewey, prétendre distinguer voire opposer le plaisir et l’art serait se condamner à « désincarner » l’expérience esthétique tout en déclassant les formes d’expression qui procurent le plaisir le plus commun56.
73Notons ce point important pour la suite : la séparation de l’esthétique et de l’artistique conduirait inévitablement à une séparation absurde de l’art et de la vie sous prétexte de conserver une « pureté » dont l’art finalement ne veut pas et n’a jamais voulu.
74Comme le démontre avec force Roberta Déon, la particularité de l’esthétique de Dewey tient à ce qu’elle nous propose de reconstruire radicalement là comme ailleurs la relation des moyens et des fins : son esthétique est inclusive là où depuis son origine même l’esthétique traditionnellement tend vers l’exclusion en opposant le jugement subjectif au savoir objectif ou l’art à toute autre forme d’activité57. Cette dimension inclusive empêche à l’évidence cette fracture entre esthétique et artistique puisque d’une part, toute expérience qui conduit à un certain degré d’accomplissement (consumation) est esthétique et, de l’autre, la fréquentation des œuvres d’art est l’occasion d’enrichir nos expériences dans la vie ordinaire. Par ailleurs, par la constance de son opposition à toute forme de dualisme, Dewey évite les interminables et stériles débats sur la nature des qualités esthétiques comme le remarque R. Déon :
« Dewey, toutefois, renverse le problème en démontrant que lorsque je sens qu’une certaine situation est difficile ou qu’un morceau de musique me dérange, je ne découvre pas une propriété de la situation ou de la chanson, pas plus que nous projetons subjectivement nos impressions privées sur l’objet. Je tente de faire face. Je perçois plutôt une caractéristique “réelle” de ma relation actuelle avec ces objets qui me disent à la fois quelque chose sur l’environnement dans lequel je m’oriente et qui guide ma réaction. Et pour soutenir ce type de position non-dualiste, Dewey n’a pas besoin de devenir un philosophe pseudo-idéaliste, mais il adopte plutôt une forme de naturalisme darwinien et d’empirisme jamesien58. »
75En outre, cette particularité de l’esthétique deweyenne, peut paraître d’autant plus exotique au regard des traditions de l’esthétique européenne qu’elle semble, on l’a vu, aller totalement à l’encontre d’un certain « ascétisme » esthétique propre à ces traditions, ce qui, comme le montre R. Déon en observant les ambiguïtés relatives aux traductions des termes de consummation et de consumption59 dans les textes de Dewey, déclenche presque automatiquement une sorte de suspicion d’hédonisme facile :
« En outre, associer l’expérience esthétique avec la consommation déclenche immédiatement une sorte de réaction instinctive dans la moyenne des philosophes européens parce que se fait jour une forte suspicion que soit proposé là une nouvelle version de l’asservissement artistique à la consommation, confirmant la réduction de la culture à une industrie culturelle non critique60. »
76Or, il est certain que cette suspicion ne naît que de la confusion entretenue entre le sens étymologique de la consommation – achever, faire la somme, accomplir – et le sens économique – utilisation de biens dans la destruction ou la transformation. D’où la difficulté fréquente à appréhender justement le sens de cette « expérience consommatoire » qu’est l’expérience esthétique dans son unité chez Dewey car ce type d’expérience se caractérise d’abord, comme on l’a vu, par sa complétude et sa capacité à rehausser ou intensifier l’expérience ordinaire. C’est pourquoi d’une part ce type d’expérience est d’emblée esthétique nonobstant le fait qu’elle puisse concerner des domaines d’activité étranger à l’« esthétique » comme la recherche intellectuelle ou l’entreprise industrielle par exemple et, de l’autre, que le plaisir y est continûment distribué : « Cet accomplissement, de plus, n’attend pas pour se manifester que l’entreprise soit entièrement terminée. Il est anticipé tout du long et savouré à maintes reprises avec une intensité particulière61. » Expérience qui atteindra son plein accomplissement, sa consommation dans l’expérience esthétique-artistique :
« Ce qui donne à une expérience son caractère esthétique, c’est la transformation de la résistance et des tensions, ainsi que des excitations qui sont en soi une incitation à la distraction, en un mouvement vers un terme inclusif et enrichissant62. »
77Toutefois, si l’esthétique de Dewey s’oppose sur ce point radicalement à l’ascétisme esthétique issu pour une part de l’École de Francfort, cela ne signifie pas pour autant qu’on puisse la réduire à un hédonisme naïf. En revanche, là où Adorno stigmatisera les dérisoires substituts esthétiques fournis par l’art populaire, Dewey observe simplement que toute pratique artistique qui n’intensifie pas l’expérience, appauvrit les énergies vitales et les consume à perte.
78C’est pourquoi on ne peut pas non plus évacuer la fonction critique de l’esthétique de Dewey au prétexte que ses analyses se focalisent sur l’expérience esthétique ; bien au contraire, son approche de l’expérience esthétique comme expérience unifiée et intégrée, accomplie et satisfaisante est inséparable de ses prolongements sociaux et politiques. Comme le remarque très justement Kenneth A. Maclellan, ce n’est rien moins qu’une coïncidence que l’œuvre la plus mature de Dewey porte précisément sur l’art et l’esthétique car « c’est par là qu’il trouve le sujet qui se prête le plus aux implications les plus profondes de notre propre vision démocratique ». En faisant de l’art le représentant de l’expérience dans son intégrité, Dewey nous montre simultanément comment nous donnons sens et valeur à nos manières d’être au monde63.
Notes de bas de page
1 Comme nous le verrons, la critique deweyenne du musée doit aussi beaucoup à l’influence déterminante du célèbre collectionneur Albert Barnes qui en invitant fréquement Dewey dans sa fondation, put sans doute lui faire éprouver une tout autre façon d’entrer en contact avec les œuvres.
2 Lavergne C. et Mondeme T., « Le corps pragmatiste. Entretien avec Richard Shusterman », art. cité.
3 Hume D., Le Sceptique, in Essais et Traités sur plusieurs sujets, Essais moraux, politiques et littéraires, (première partie), Paris, Vrin, coll. « Textes philosophiques », 1999, p. 213.
4 Hume D., De la norme du goût, in Essais esthétiques, op. cit., 2000, p. 133.
5 « Les grands poètes les grands acteurs et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature quels qu’ils soient doués d’une belle imagination d’un grand jugement d un tact fin d un goût très sûr sont les êtres les moins sensibles » (Diderot, Paradoxe sur le comédien, Œuvres esthétiques, éd. P. Verniere, Paris, Garnier, 1959, p. 310).
6 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 149-150.
7 Ibid., p. 151.
8 Adorno T. W., Théorie esthétique, éd. Rolf Tiedemann, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 2011, p. 150-151.
9 Adorno T. W., Paralipomena, in Théorie esthétique, op. cit., p. 444.
10 Adorno T. W., Théorie esthétique, op. cit., p. 31.
11 Adorno T. W. et Horkheimer M., Kulturindustrie, Paris, Allia, 2012, p. 52.
12 « Le bourgeois désire que l’art soit voluptueux et la vie ascétique ; le contraire serait préférable » (Adorno T. W., Théorie esthétique, op. cit., p. 32).
13 Kosuth J., « Art after philosophy », in L’Art conceptuel, une perspective, Paris, Paris-Musées, Société des amis du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1989, p. 23-81 (première publication en français dans Art Press, n° 1, décembre janvier 1973).
14 Ibid.
15 Jauss H. R., Petite apologie de l’expérience esthétique, in Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2010, p. 148.
16 Ibid., p. 137.
17 Ibid., p. 143.
18 Ibid., p. 142.
19 Levinson J., The pleasures of Aesthetics, philosophical essays, op. cit., p. 15.
20 Schaeffer J.-M., « La conduite esthétique comme fait anthropologique », in Y. Michaud (dir.), L’Art et la culture, université de tous les savoirs, Odile Jacob poches, 2002, p. 286.
21 « Celui qui a l’intention d’élaborer des théories sur l’expérience esthétique incarnée dans le Parthénon doit avoir présents à l’esprit les points communs entre ces hommes créateurs ou usagers dans la vie desquels il a pris place, et ceux qui sont nos contemporains » (Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 31).
22 Jauss H. R., Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 51.
23 Ibid., p. 53.
24 Ibid., p. 56.
25 Ibid., p. 83.
26 Levinson J., « Le contextualisme esthétique », in Esthétique contemporaine, op. cit., p. 460.
27 Arendt H., « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture, op. cit., p. 200.
28 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 98.
29 Ibid., p. 100.
30 « On constate ainsi que l’expérience esthétique, au sens restreint, est liée de façon inhérente à l’expérience vécue qui accompagne la fabrication » (ibid., p. 101-102).
31 Kant E., Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 134.
32 Outre le fait que la naturalisation de l’esthétique par Dewey invalide évidemment une bonne part de la littérature esthétique sur les rapports de l’art et de la nature et toutes les problématiques qui lui sont attachées : imitation, représentation, etc.
33 On trouve dans Petit traité de désinvolture de Denis Grozdanovitch, une belle variation littéraire de l’exemple kantien du rossignol où l’auteur détricote subtilement la téléologie kantienne : « Or, à ce moment critique de la soirée, après qu’il eut lui-même laborieusement échoué à nous faire partager un certain état d’âme obscur et filandreux qui paraissait lui tenir à cœur, V., se levant soudain, se mit à imiter le chant du rossignol, ce qu’il fit avec brio, imposant un silence ébahi et admiratif. La conversation, ou ce qui en tenait lieu, reprit, languide, pour s’éteindre à nouveau progressivement en insignifiances ensommeillées. Nous sortîmes et nous dirigeâmes vers la voiture. V. qui nous avait accompagnés, contemplant la froide nuit étoilée d’avril, s’exclama :
« Ah ! Eh bien, justement ! C’est tout à fait une nuit pour eux ! Vous allez peut-être les entendre ! »
Nous entraînant au bord du ravin broussailleux en contrebas, il nous fit signe de nous taire. Après quelques minutes d’attente, nous entendîmes la première trille d’une série époustouflante, aussitôt reprise par un second, puis par un troisième chanteur.
Nous restâmes là un bon moment, subjugués !
On eût dit que les étoiles elles-mêmes écoutaient attentivement… » (Petit traité de désinvolture, Paris, Éd. José Corti, coll. « Domaine français », 2002, p. 212-213).
34 Steiner P., « Délocaliser les phénomènes mentaux : la philosophie de l’esprit de Dewey », Revue internationale de philosophie, 2008/3 (no 245), p. 279.
35 Voir sur ce point l’article très informé de Girel M., « L’expérience comme verbe ? », art. cité, p. 28.
36 Journal of Philosophy, vol. 32 (1935), p. 701-708.
37 Ibid.
38 Ibid., p. 708.
39 Dewey J., La quête de la certitude, Paris, Gallimard, coll. « bibliothèque de philosophie », 2014, p. 192.
40 Ibid., p. 235.
41 Dewey J., « Qualitative Thought » in Philosophy and Civilization, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1931, p. 95 (rééd. in Later Works, 1925-1953, vol. 5, op. cit., p. 243-263).
42 Ibid., p. 248.
43 Dewey J., La quête de la certitude, op. cit., p. 236.
44 Dewey J., Qualitative Thought, op. cit. p. 251.
45 Ibid.
46 Dewey J., La quête de la certitude, op. cit., p. 238.
47 Cage J., in Charles D., Gloses sur John Cage, Paris, Union générale d’éditions, 1978, p. 160.
48 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 157.
49 Ibid.., p. 322.
50 Ibid.
51 Ibid., p. 215.
52 Dewey J., Qualitative Thought, op. cit., p. 101.
53 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 103.
54 Ibid., p. 109.
55 Ibid., p. 112.
56 Shusterman R., L’art à l’état vif, op. cit., p. 86.
57 Dreon R., « How to do different things with words : why Dewey’s Aesthetic is peculiar ? », Pragmatism Today, vol. 4, Issue 1, 2013.
58 Ibid., p. 81.
59 Voir, par exemple, les remarques de S. Bastien à la parution de la traduction française de L’art comme expérience qui regrettait alors en ces termes la traduction du terme de consummation par consommation : « le choix de “consommation” pour traduire le mot anglais “consummation”, nous semble correct, exact, mais moins évocateur, puisqu’il perd ce sens de la jouissance, de l’exaltation ou de la félicité que Dewey associait à l’expérience esthétique. Nous aurions ainsi préféré le terme, plus enflammé, de consumation… » (Revue canadienne d’esthétique, vol. 13, été 2007). Or, sauf erreur de notre part, le terme de consummation est toujours traduit dans le texte par accomplissement ou achèvement, là où effectivement le terme de consumption est traduit par consommation…
60 Dreon R., art. cité, p. 82.
61 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., (trad. mod.) p. 112
62 Ibid., p. 113.
63 « La relation organique des humains et de leur environnement est une affaire de transaction et c’est dans celle-ci que surgit le combat permanent pour donner sens et valeur à notre monde » (Mc Klelland K. A., « John Dewey, Aesthetic Experience and Arful Conduct », E & C/Education and Culture, vol. 21 [2], 2005, nous traduisons, p. 46).
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