Chapitre I. Phénoménologie de l’expérience esthétique
p. 19-49
Texte intégral
Les enjeux philosophiques du problème
1Il s’agira dans un premier temps de comprendre la nature de l’expérience esthétique de façon holiste, à la fois à son niveau le plus simple, on pourrait même dire le plus ordinaire et dans ses prolongements plus sophistiqués, c’est-à-dire essentiellement comme effet induit par les œuvres d’art, sans toutefois séparer ontologiquement ces différents moments. Si la méthode à mettre en œuvre pour saisir l’expérience esthétique dans son unité contredit nos manières habituelles de la penser, l’enjeu de cette analyse est cependant simple, il s’agit de savoir où situer et comment caractériser l’expérience esthétique ? Qu’est-ce qui est éprouvé dans l’expérience esthétique, de quoi est-elle l’épreuve, qu’est-ce que nous y expérimentons ? Et où se trouvent, si elles existent, les qualités esthétiques de l’objet ou de la situation qui en déclenchent le processus ? Enfin, comment situer l’expérience esthétique par rapport à l’œuvre d’art : est-elle en amont ou en aval de la création, origine ou finalité de la production artistique ?
2Si les réponses à ces questions héritées de l’esthétique ne manquent pas, on peut, pour l’instant, et par commodité, les diviser en deux grands courants de pensée : l’un plutôt idéaliste qui s’attachera à observer comment les qualités esthétiques ne sont nulle part ailleurs que dans la subjectivité, l’autre plutôt réaliste qui, de manière très variée, tente de sauver quelques éléments solides et réels du naufrage subjectiviste1. Pourtant, ne faut-il pas considérer que ce clivage lui-même suppose une vision déjà biaisée de l’expérience esthétique ? Il s’agirait moins alors de choisir entre deux réponses également insatisfaisantes que de reposer le problème à nouveaux frais. La distinction entre l’expérience esthétique et l’œuvre d’art, et plus largement entre l’esthétique et l’artistique ne sont sans doute finalement que des distinctions arbitraires, mais le problème est que ces distinctions sont bien ancrées dans les habitudes intellectuelles et, qu’après tout, elles semblent s’accorder avec le sens commun et notre expérience immédiate. Il paraît à chacun évident qu’on peut tout à fait analyser le sentiment esthétique sans convoquer les œuvres d’art, de même qu’on peut discourir sur les œuvres sans évoquer l’expérience esthétique. Au reste, nous nous contentons assez fréquemment, dans nos expériences, de cette dualité entre idéalisme et réalisme : nous sommes bien convaincus de la qualité esthétique de certaines de nos expériences tout en avouant assez aisément qu’elles demeurent subjectives.
3On voit d’emblée les deux versants qu’a empruntés et que peut emprunter la réflexion esthétique à la suite de ce bref constat : celle d’une élucidation des conditions subjectives de l’expérience esthétique, ou celle d’une analyse de l’extériorité absolue de cette expérience, via les ressources de l’ontologie ou du réalisme. L’art sera situé à la suite de ce choix : expression d’une irréductible subjectivité ou manifestation d’une présence quasiment préréflexive. Esthétique de la subjectivité aux accents psychologiques ou ontologie de l’œuvre d’art seraient deux façons d’aborder ou de détourer l’expérience esthétique. Dans les deux cas cependant, il est bien difficile de ne pas céder à une certaine vision ésotérique de l’art et de l’expérience esthétique soit en diluant l’esthétique dans une intentionnalité insaisissable, soit en métamorphosant, pour paraphraser Adorno, l’œuvre d’art en hiéroglyphe orphelin de tout Champollion2.
4La difficulté tient à ce que, pour l’instant, l’expérience esthétique peut être tout à la fois considérée comme l’origine de l’art que comme les effets – plus ou moins intentionnels – induits par les œuvres. Toutefois, ce jeu de ping-pong dialectique entre le pôle subjectif et le pôle objectif de l’expérience esthétique n’est peut-être du qu’au fait que nous soyons trop peu familiarisés avec une pensée qui unifierait dans une même expérience ces deux moments. C’est avec le souci de combler ce hiatus, et plus largement le fossé séparant l’art et son public, que Dewey se proposait, pour comprendre l’expérience esthétique, de partir des expériences les plus simples et les plus quotidiennes :
« Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer par la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture des pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis auprès du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent3. »
5En dépit de ce que pourrait laisser croire une lecture un peu hâtive du passage précité, ce panorama n’exploite aucun relativisme, mais répond à une logique précise que nous tenterons de détailler dans cette première partie : il s’agit de réunir les différents niveaux de l’expérience esthétique ou plutôt de « restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art et les événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience4 ». Si l’expérience esthétique est possible c’est bien, selon cette même logique, qu’il y a quelque chose d’esthétique dans toute expérience. Cependant, si pour Dewey cette continuité mérite d’être restaurée, c’est qu’elle existe concrètement, mais qu’elle ne va pas de soi ou qu’elle s’est perdue, si bien qu’on a fini par occulter la continuité vitale entre les objets de l’expérience ordinaire et les œuvres d’art. Il y a au fond, dans cet inventaire que nous offre Dewey en ouverture de L’art comme expérience, quelque chose qui pourrait être comparé au fameux Ha-ha (ou saut de loup) dans l’art des jardins : cette frontière – invisible à celui qui est à l’intérieur – qui sépare le jardin du paysage environnant tout en en protégeant l’accès, et qui se matérialise par un fossé. De la même façon, soit parce que nous sommes rivés au paysage naturel, soit parce que nous sommes obnubilés par la dimension artistique du jardin – pour filer la même métaphore – nous oublions leur continuité fondamentale et leurs interactions, ce qui a pour effet d’élargir inconsidérément le fossé séparant l’art et la vie et de laisser croire que cette séparation est une évidence. Enfin, pour en finir avec cette métaphore, on pourrait ajouter la remarque suivante : de la même façon que le promeneur jouira depuis le jardin de cette continuité visuelle avec le paysage qui l’englobe sans se préoccuper de leur frontière, l’esthétique pragmatiste, si elle nous permet de distinguer utilement l’expérience ordinaire de l’expérience esthétique nous invite en revanche à ne jamais les séparer. En bref, pour être trop peu attentifs aux alentours de l’expérience esthétique, nous avons fini par la rendre inintelligible.
6Il faut commencer toutefois, pour les besoins logiques de l’analyse, par distinguer la perception ordinaire de la perception esthétique pour être en mesure de répondre très simplement à la question de savoir si l’expérience esthétique est une manière d’ajouter quelque chose à la perception ordinaire, ou si au contraire elle n’est pas fondamentalement une sorte de retour à la continuité de l’expérience même. Ce faisant, l’une des difficultés les plus sérieuses que nous rencontrerons dans cette enquête sur l’expérience esthétique tient au sens qu’il faut donner à de telles expressions : expérience esthétique, perception esthétique, attitude esthétique, sentiment esthétique. En effet, il n’est pas du tout certain qu’elles recouvrent toujours les mêmes réalités et soient investies des mêmes enjeux. Après tout, dans la vie courante, il est difficile de délimiter clairement la part de « l’esthétique » dans nos expériences : si l’on sait, de manière immédiate que celle-ci n’est pas nécessairement réductible à l’art et aux œuvres, elle est par ailleurs rarement détachée de toute fonction, utilité, intérêt ou finalité. On sait bien que tout peut être ressenti comme « esthétique », non seulement les qualia sensibles, mais les objets, les choses, les êtres, les moments, les lieux, etc.
7Cette tonalité « esthétique » de nos expériences de quoi dépend-elle alors ? Du contexte, du sujet et de son histoire ? De la relation à l’objet, du moment, de l’humeur ? Les expériences esthétiques, comme le souligne Jean-Marie Schaeffer semblent de fait difficilement unifiables :
« essayer de comprendre les faits esthétiques revient à chercher ce qu’il peut y avoir de commun entre, par exemple, un enfant qui est passionné par un dessin animé passant à la télé, un insomniaque qui trouve le repos en écoutant le chant matinal des oiseaux, un amateur d’art qui est enthousiasmé ou déçu par une exposition consacrée à Beuys, un lecteur ou une lectrice plongé(e) dans un roman, un courtisan de l’époque du Roi-Soleil assistant à une représentation de Phèdre, une jeune femme japonaise du xie siècle émue par la contemplation d’un jardin recouvert de rosée, des villageois assis en cercle autour d’un aède grec, d’un guslar yougoslave ou d’un griot africain, un amateur de musique assistant à un concert de l’Ensemble intercontemporain ou à un concert de Led Zeppelin (en citant ce groupe hélas défunt, je parle pour les amateurs de rock de ma génération), des touristes admirant le Grand Canyon, un maître de thé soupesant et scrutant un bol à thé après avoir avalé son contenu, et ainsi de suite5 ».
8Cela dit, la recension de J.-M. Schaeffer est faussement relativiste puisqu’elle suppose bien, de fait, une unité6 : celle de la sensibilité. Les exemples convoqués mobilisent toute la palette de la sensibilité esthétique : passion, repos, enthousiasme, déception, représentation, émotion, etc., mais ils demeurent fondés sur une certaine unification affective de l’expérience esthétique. Il s’agit bien d’être, pour le sujet, atteint – d’une façon ou d’une autre – dans sa sensibilité via un objet, une représentation, une action. Bien sûr, on dira que la sensibilité individuelle a bien peu de pouvoir unifiant, pourtant, dans tous les cas précités, on peut au moins constater que la manière d’être affecté esthétiquement par quelque chose est spécifique dans la mesure où le sujet esthétique fait alors l’épreuve d’une forme d’accord, de complétude sensible avec l’objet. Cela vaut pour l’amateur de musique quelle que soit la musique, pour le touriste quel que soit le site ou pour celui ou celle qui s’enthousiasme pour une exposition quelle qu’elle soit. Enfin et surtout, l’effet relativiste du à la juxtaposition insolite d’exemples ne doit pas masquer la profonde unité qu’il recouvre, mais qui n’est pas dite : dans tous ces cas, le sujet esthétique n’est jamais isolé ; certes, l’expérience dépendra de la culture, de l’éducation, de l’humeur ou du moment, mais cela signifie tout simplement que l’expérience esthétique vient toujours intensifier l’expérience continuelle par laquelle nous interagissons avec les autres et avec le monde, bref, qu’elle est une relation. En atteste la conclusion du passage : ce qui est ici séparé et disjoint, à savoir la culture, l’éducation, le milieu, le corps, la sensorialité ; tous ces éléments vont précisément fusionner dans l’expérience esthétique pour ne faire qu’un.
9La variété des « faits esthétiques », pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer, n’a donc rien d’arbitraire : « Il s’agit, rappelle Dewey, d’une chose inévitable liée à ceci que les choses les plus communes du monde se prêtent à des expériences propres à différentes cultures et à différentes personnalités7. » Reste à déterminer si toutefois l’expérience esthétique n’introduit pas une rupture dans le flux empirique, grâce à laquelle elle apparaît, ou au contraire si elle n’unifie pas en la complétant une expérience toujours menacée d’être amputée ou endormie par les habitudes qui la bordent. D’un côté, l’expérience esthétique nous arracherait à la torpeur des automatismes – thème bien connu de la psychologie bergsonienne, par exemple – par sa nouveauté et son imprévisibilité, de l’autre, elle nous permettrait d’unifier une expérience incomplète et parcellaire. Il est clair que ces difficultés sont le propre de l’analyse esthétique et non de l’expérience esthétique : la première se heurte en permanence à la question de savoir s’il s’agit dans la seconde d’une expérience isolée et de fait difficilement compréhensible, ou d’une intensification de l’expérience la rendant pour le coup difficilement discernable ?
10C’est en raison même de ces difficultés que l’esthétique ne peut sans doute – à la différence de la philosophie de l’art ? – évacuer définitivement la question de l’expérience esthétique, car renoncer à définir l’expérience esthétique conduit inévitablement à un double écueil : soit la confondre avec l’expérience tout court, mais donc priver du même coup l’esthétique de tout champ spécifique et donc de toute légitimité, voire de toute efficace ; soit recentrer toute l’analyse esthétique sur le pôle de l’artistique, mais avec le risque cette fois-ci de ne plus pouvoir délimiter l’art de toute autre activité. Or, les motifs plaidant en faveur d’un abandon pur et simple d’une notion qui ne devrait son succès qu’au flou intrinsèque de ses contours ne manquent pas : il semble en effet difficile, en convoquant l’expérience esthétique, d’éviter l’inflation d’« objets intentionnels » débordant l’objet réel de toutes parts, un peu à la façon dont la scolastique regorgeait de « formes substantielles ». En insistant trop lourdement sur la spécificité de la visée ou de l’attitude esthétique, on sera nécessairement conduit à redoubler la réalité de l’objet ou de l’œuvre par des images mentales, des représentations qui finiront par reléguer l’objet réel au seul rang de medium, support, analogon sensible : tous termes qui disent assez la pente idéaliste inévitable d’une approche qui prêterait à la fois trop et trop peu à l’expérience sensible. En outre, cette pente idéaliste – dont les racines plongent dans la lecture schopenhauerienne de l’esthétique de Kant – produit inévitablement une psychologie séparatiste qui engendre plus de problèmes qu’elle n’en résout : en réifiant l’attitude esthétique, elle la sépare radicalement de l’expérience ordinaire et réduit l’esthétique à une forme de contemplation qui isole à la fois l’art des autres activités humaines et l’expérience esthétique des formes ordinaires de l’expérience. De ce point de vue, Roger Pouivet n’a sans doute pas tort de critiquer rigoureusement la fausse évidence de la détermination phénoménologique de l’expérience esthétique au nom d’un réalisme esthétique :
« Que l’œuvre d’art soit un objet esthétique, “constitué” dans une expérience spécifiquement esthétique, cela me paraît faux. Dès lors, il n’est pas possible d’opposer à la définition de l’art comme substance artefactuelle fonctionnant esthétiquement “l’évidence” que l’œuvre d’art n’existe pas comme telle, qu’elle est constituée par et dans l’attitude esthétique que nous adoptons à l’égard de certains objets du monde, comme on le dit parfois. Dans un monde sans êtres humains, il n’y aurait pas d’œuvres d’art. Mais que les œuvres d’art soient des produits d’un mode particulier de perception est, en revanche, des plus improbable8. »
11Toutefois, ce gain de réalisme ne laisse-t-il pas nécessairement de côté ce qui précisément caractérise l’expérience esthétique ? Mais commençons par préciser le sens de la notion d’expérience dont la provenance indissolublement épistémique et esthétique en rend souvent les contours difficilement lisibles.
12« Avoir une expérience » suppose que l’on soit affecté par un objet extérieur dont les qualités dites sensibles vont stimuler nos organes des sens. Pour la tradition empiriste, dans sa version sensualiste, ce sont ces stimuli qui sont à l’origine de toutes nos connaissances et qui constituent en retour l’objet de la connaissance. Cela suppose déjà la distinction d’un sujet de cette expérience et d’un objet qui en serait l’origine et la cause. Pour emprunter à Hume un exemple qu’il affectionne particulièrement, si je n’ai jamais observé la consécution empirique qui, d’un amoncellement de nuages conduit à la pluie, je ne pourrais jamais deviner la pluie à venir en observant un ciel chargé de nuages. Kant établira à la suite de Hume – et ce sera le point central de sa philosophie transcendantale – la distinction entre d’un côté le champ de l’expérience – seul telos légitime de nos connaissances – et la constitution de ce champ qui suppose une mise en forme qui elle ne dépend – via les catégories – que de l’entendement. Si bien que l’expérience sensible ne suffit plus à rendre possible l’expérience au sens d’Erfahrung. On peut tenter de réduire cette distance entre un sujet récepteur passif des impressions sensibles et l’objet extérieur en définissant l’expérience comme ce que vit un sujet dans une situation donnée (Erlebnis), et, de manière plus générale, on peut alors supposer que l’expérience vécue (Erlebnis) n’est jamais concrètement séparée de l’expérience comme structure globale de nos vécus (Erfahrung), c’est en particulier le sens de l’analyse phénoménologique de l’expérience. Enfin, au sens le plus usuel, l’expérience désignerait les compétences individuelles acquises par nos interactions avec le monde et avec les autres. Ce très bref rappel de la polysémie du terme d’expérience peut toutefois aisément se resserrer sur trois pôles : l’un cognitif, l’autre phénoménologique et le dernier existentiel ou pratique. Lorsqu’on lui accole l’attribut esthétique, il s’agira alors plutôt de l’expérience phénoménale ou existentielle. Ces distinctions sont évidemment fluctuantes, ainsi Hume, strict partisan, au point de vue épistémique, d’une origine empirique exclusive de nos connaissances, fera jouer l’expérience pratique au sens de l’expertise, dans le domaine de l’art et du goût.
13L’objet de notre étude tient pour une part dans la volonté de montrer que l’expérience esthétique n’est pas une expérience à laquelle on ajouterait quelque chose de spécifique dont il faudrait décider si elle est dans le sujet ou dans l’objet, mais qu’elle est ce qui unifie l’expérience elle-même au sens où elle nous permet de la saisir indépendamment de ce qui habituellement l’entrave ou l’obscurcit. Et il faut ajouter que cette unification ne suppose aucun principe extérieur à l’expérience elle-même. En ce sens, – et nous développerons ce point – l’expérience esthétique ne serait aussi bien que l’harmonisation ou l’unification des éléments disparates du matériau de nos expériences. Il s’agira de rendre compréhensible comment le sens de cette expérience la constitue en tant que telle sans lui être extérieure ; en bref, comment l’expérience est son sens.
14Ce type de déclaration ne va pas sans difficultés puisqu’il faut bien décider de ce qui nous permettrait ponctuellement de ressaisir l’expérience dans son unité et de lui donner une direction et un accomplissement s’harmonisant avec nos actes, cela exige que l’on analyse minutieusement les phénomènes de perception, d’attention et d’émotion. Toutefois, gageons que la seule manière efficace de penser la nature de l’expérience esthétique est d’abord de la ramener à l’expérience elle-même. Ce que l’on peut d’ores et déjà retenir des différentes significations que la philosophie dans son histoire a données de la notion d’expérience, c’est qu’elle suppose toujours une relation entre un matériau et le savoir-faire ou l’intelligence d’un individu. De ce point de vue, il faut distinguer « avoir une expérience » et « faire une expérience » : les impressions sensibles de l’empirisme classique ne constituent pas en elles-mêmes une expérience, encore faut-il, pour qu’il y ait expérience, que l’individu établisse une relation entre ce qui l’affecte et une activité orientée par ses idées. Comme le dit Joëlle Zask :
« L’expérience implique expérimentation. D’un point de vue existentiel, une expérience consiste en l’unification ou l’harmonisation d’éléments dont la disparité provoque une souffrance, un doute, un empêchement. Souvent nous échouons à faire une expérience. Il y a aboutissement (ou conclusion) lorsque ce qui nous affecte et la manière dont nous y réagissons sont coordonnés, reliés9. »
15On voit bien comment l’expérience au sens de cette expérimentation vécue ne peut aisément trouver sa place dans les dualismes issus de la tradition philosophique fut-elle empiriste : ce qui la caractérise est en effet l’interaction entre l’individu et son environnement sans qu’il y ait à décider de qui fonde quoi. De même que Darwin a montré que l’adaptation du vivant vis-à-vis de son milieu ne relève pas d’une détermination mécanique de ce dernier envers des espèces passives, l’expérience ainsi comprise, ne se réduit pas à l’enregistrement passif des impressions sensibles : relative au milieu, à l’environnement, elle induit une réaction orientée, une conduite qui agira aussi sur l’environnement. Interaction qui produira une « situation ».
16Au reste, l’expérience esthétique est bien un « défi philosophique » pour reprendre l’expression qui donne son titre au douzième chapitre de L’art comme expérience de J. Dewey. Il n’y a sans doute pas de meilleur test pour juger d’une philosophie que d’examiner ce qu’elle nous dit sur l’art et l’expérience esthétique puisque dans cette dernière tous les éléments de l’expérience qui peuvent se décliner en prises de conscience partielles dans d’autres expériences, fusionnent. L’énigme des questions esthétiques ne tient pas – en dépit de ce que toute une tradition hégélienne nous a transmis – à ce qu’elles offrent à l’analyse une face sensible et une face intelligible, mais au fait que ces deux faces sont inséparables dans l’expérience esthétique qui suppose toujours, dans un même mouvement, le plaisir de la perception sensible et le désir de comprendre, la « logique du corps » et le plaisir de la pensée. Si bien que l’expérience esthétique, contre toute attente, s’avère peut-être la voie royale pour saisir la nature même de l’expérience :
« Si l’on n’avait pas si souvent abusé du terme “pur” dans la littérature philosophique, si on ne l’avait pas si souvent employé pour suggérer qu’il y a quelque chose de mixte et d’impur dans la nature même de l’expérience et pour dénoter quelque chose qui la transcende, il serait possible de dire que l’expérience esthétique est expérience pure. Car elle est une expérience libérée des forces qui entravent et embrouillent son développement en tant qu’expérience ; libérée en d’autres termes, des facteurs qui subordonnent l’expérience directement éprouvée à une chose située au-delà d’elle. Concernant l’expérience esthétique, le philosophe se doit donc de comprendre de quoi il y a expérience10. »
17Expérience « pure » ou « libérée », l’expérience esthétique n’est pas le moyen d’une fin extérieure à elle, qu’elle soit cognitive ou morale, elle n’ouvre que sur elle-même ; en bref, elle est « expérience de l’expérience », l’Erlebnis de l’Erfahrung, si l’on veut. Encore faudrait-il ne pas en déduire trop hâtivement que l’expérience esthétique suppose un basculement soudain de l’action vers la contemplation, de l’activité visant un intérêt ou une fin à une torpeur désintéressée, puisque dans l’approche que nous défendrons ici, ce dualisme n’a plus lieu d’être. C’est pourquoi, pour ressaisir l’expérience esthétique dans ce qui la caractérise et l’unifie, il faut se doter d’une méthode capable de dépasser les dualismes qui encombrent l’histoire de l’esthétique : on ne peut donc la concevoir comme une entité séparée de l’expérience ordinaire, mais on ne peut non plus en galvauder la spécificité en la diluant dans le flux de nos expériences. La difficulté tient dans la double affirmation suivante : toute expérience – dont on a vu qu’elle naissait d’une situation où l’individu doit dépasser un problème ou un obstacle nouveau – comporte dans son accomplissement quelque chose d’esthétique sans que d’autre part, on puisse abstraitement distinguer les différentes propriétés qui la caractérisent comme telle. Il faut donc saisir cette qualité émotionnelle qui relie les parties de l’expérience pour en faire un tout. Toutefois, cette unification qui complète et achève l’expérience et qui en fait une expérience ne suffit pas à définir toute expérience esthétique : il peut y avoir une dimension esthétique dans une expérience intellectuelle conduite à son terme ou dans une entreprise industrielle ou politique sans que ces dernières puissent être qualifiées d’expériences esthétiques dans la mesure où leurs fins demeurent en partie extérieures à elles-mêmes. C’est pourquoi Dewey précise que : « Dans une expérience proprement esthétique les caractéristiques qui sont peu apparentes dans d’autres expériences sont dominantes ; celles, par contre, qui sont subalternes deviennent prépondérantes, à savoir, les caractéristiques en vertu desquelles l’expérience est, en elle-même, une expérience complète et intégrée11. » On mesure ici l’originalité de l’approche pragmatiste ainsi que les difficultés qu’elle engendre : si l’expérience complète et unifiée qui nous fait dire qu’il s’est agi d’une expérience, a bien une qualité esthétique, dans l’expérience esthétique proprement dite, c’est cette qualité – l’intégration des éléments restés jusque-là disparates – qui domine sur tout le reste. Il nous faut donc désormais préciser les conditions de possibilité d’une perception esthétique à la fois dans l’accomplissement qu’elle suppose par rapport à une simple reconnaissance pratique et dans la satisfaction qu’elle procure.
Phénoménologie et psychologie de la perception esthétique
L’attention esthétique
18Nous commencerons donc par aborder le phénomène de l’expérience esthétique en le décrivant au plus près de ce qui passe dans le sujet, d’un point de vue psychologique et phénoménologique, pour démontrer ensuite qu’enquêter sur l’expérience esthétique conduit nécessairement à la resituer dans une expérience unifiée et à combler le fossé séparant l’esthétique et l’artistique. Nous suivrons ainsi les étapes essentielles de l’esthétique pragmatiste telle que Dewey l’a élaborée et en a proposé le résultat dans L’art comme expérience en particulier, ouvrage dans lequel il montre que l’œuvre d’art est inséparable de l’expérience esthétique parce qu’elle n’est qu’une matière transformée par l’expérience en substance esthétique, de même que c’est par l’expérience esthétique que l’œuvre d’art est continuellement recréée12. Et il s’agira enfin de prendre la mesure de cette unité car en refusant d’isoler l’œuvre de ses prolongements, de ses franges esthétiques, on évite une autre impasse : celle qui consiste à essentialiser ou le sentiment esthétique privé ou l’œuvre d’art. Et, par là, cette approche de l’expérience esthétique dans son unité doit permettre d’éviter tout recours au fondationnalisme.
19Nous commencerons par observer et analyser la parenté et les différences qui existent entre l’approche phénoménologique de l’expérience esthétique et le pragmatisme esthétique de John Dewey. La première, en isolant la dimension phénoménale de la perception esthétique, semble là aussi relever une certaine continuité entre les formes ordinaires de la perception et la perception esthétique. Pour autant, nous verrons que cette visée de l’apparaître en tant que telle peut être susceptible de réintroduire une dichotomie entre une forme de perception « pure » et la perception ordinaire.
20Au plus simple, au plus élémentaire, on sait bien que percevoir un objet en le laissant être simplement ce qu’il est, sans vouloir quoi que ce soit, sans même chercher à l’identifier ni à le connaître, c’est déjà faire une expérience esthétique. Ainsi, on peut bien prêter une attention particulière, dénuée d’un intérêt direct ou déliée d’un but précis, à un nuage, une roche ou à un bout de bois : « Percevoir le nuage comme signifiant, c’est appréhender la pluie, […] Sur la toile, un ciel chargé n’annonce pas la pluie, il n’annonce que lui-même13 », disait Mikaël Dufrenne, à quoi l’on pourrait ajouter que l’expérience esthétique peut bien entendu nous faire apparaître le nuage réel comme nous voyons le nuage peint, c’est-à-dire sans le référer à une action habituelle, sans en faire, semble-t-il, le moyen d’une fin. La première piste qui semble s’ouvrir serait donc ce suspens de l’intérêt ou de l’utilité qu’on a fini par substantialiser dans la notion de « désintéressement ». Toutefois, le premier obstacle qui semble grever cette piste tient au fait qu’en amputant l’expérience esthétique de tout intérêt, on risque fort d’en faire une réalité totalement éthérée. Pour qu’il y ait attention esthétique, il faudrait donc paradoxalement, que l’attention s’élargisse au-delà des repères habituels, des identifications routinières, pour se focaliser en même temps sur une certaine nouveauté surgie du champ de la perception ou bien sur une manière inhabituelle d’envisager ce champ.
21De ce point de vue, l’expérience esthétique gagne en extension, mais perd en précision : si elle n’est plus de l’ordre du rare ou du sacré, elle ressortirait de l’insolite fugace ou du simple décalage dans nos habitudes perceptives. Il suffirait, comme nous y invite l’écrivain Michel Houellebecq de faire un « pas de côté » : « Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir ; de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit littéralement, de s’immobiliser quelques secondes14. » Bien sûr, il peut sembler pour le moins contradictoire ou provocateur, de faire de cette sorte de torpeur sociale et de sécession individuelle, une expérience ou une position esthétique. Cependant, il y a sans doute bien quelque chose de désinvolte dans l’expérience esthétique : se réduire un instant à l’exister, ne faire qu’exister… En outre, cette simplification de l’expérience esthétique permet aussi d’en révéler la radicalité : le sujet semble, dans son immobilité, rejoindre l’objet même. Dans son récit, Coma, Pierre Guyotat revient sur cette tentative, à la fois radicale et originelle, où le sujet envie l’immobilité des objets : « Je ne désirerais que me réduire en pot, sans terre, ni fleurs, en lame de bêche ; enfant déjà je fixe les objets inanimés, « non sensibles » et j’envie leur état : pierres, pièces de moteur, mots, même abstraits, de philosophie surtout15 ». L’expérience sensible, radicalisée, mais épurée, conduirait à vouloir rejoindre l’insensible. Ces références semblent en tout cas représentatives de la singularité de l’expérience esthétique : dans cette position d’inertie, dans cet état d’immobilité, le sujet s’éprouve à la fois comme profondément humain en ce qu’il s’affronte aussi à quelque chose de non humain, à un fond inhumain et prend la mesure des résistances que lui oppose ce fond. Il y aurait alors une connivence particulière entre l’inertie de l’œuvre d’art et l’immobilisation de la position esthétique. La singularité de la position de l’œuvre d’art – objet sans but, sans prolongement direct vers un intérêt immédiat – impose ce « pas de côté » de l’expérience esthétique, ce regard qui semble redescendre vers l’existence brute. C’est bien ce que Hannah Arendt, dans le sillage des philosophies de l’existence, constatait dans son analyse de la culture : pour comprendre une culture, il faut commencer par le plus simple et le plus sophistiqué, c’est-à-dire l’art, domaine où les choses ne font qu’apparaître, n’étant pas dépendantes d’une nécessité, d’une relation d’échange et surtout étant à l’abri du processus de consommation. L’œuvre d’art est alors paradoxalement l’objet le plus « chosique », objet isolé du flux de l’intérêt et de la nécessité, qui se pose et s’installe dans une durée inhabituelle : « Les œuvres d’art sont […] les plus mondaines des choses. […] à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde. » Cela dit, l’approche ontologique d’H. Arendt ne doit pas conduire à penser que l’œuvre d’art se résorberait dans une expérience esthétique subjective, individuelle et monadique. La condition mondaine de l’œuvre d’art (être vouée au monde dans sa seule apparition) suppose bien l’expérience de cette faculté du sens commun qui est au fondement de la culture et du politique. C’est justement par l’exercice du jugement esthétique que l’œuvre d’art renvoie au partage commun du monde. D’où le paradoxe suivant : si, d’un côté, l’expérience esthétique semble produire une expérience libérée et déliée de tout intérêt direct, elle suppose néanmoins une forme de sensibilité commune, ou, du moins de volonté de partager cette sensibilité. L’expérience esthétique ne serait-elle pas alors tout à la fois l’expérience la plus subjective et la plus existentielle ? La plus intime et la plus extérieure ? Celle où le sujet semble rétrocéder vers le moment de son émergence préréflexive, où il semble s’affranchir de la subjectivité par la subjectivité même. On trouverait un exemple ambigu mais radical de cet affranchissement, dans l’expérience du Roquentin de Sartre qui, dans La Nausée, a soudainement la révélation du caractère irréductiblement existant du monde, à partie de cette racine de marronnier isolée pour un temps de toute signification extrinsèque, réduite au seul fait d’exister, comme si s’écroulait le décor verbal rassurant que l’homme a patiemment dressé sur le mutisme sombre du monde16. Et même si l’illumination existentielle du héros de Sartre est plus proche du dégoût et de la terreur que du sentiment esthétique positif, il n’en reste pas moins – et par cette amplification pathologique même – que cette révélation soudaine de la densité pâteuse des choses peut être le commencement d’une expérience esthétique somme toute assez commune, à la condition que ce choc premier donne lieu à une expérience pourvue de sens. Or, si l’expérience de Roquentin ouvre ensuite sur le constat de l’impossibilité de réunir l’existence et l’idéal esthétique, il n’en reste pas moins qu’elle commence par une sorte de changement de focale sur le monde : son regard semble à la fois détaché et insistant, à la manière dont nous pouvons ponctuellement trouver l’image que nous renvoie le miroir de notre propre visage, étrange et inhabituelle du seul fait de la durée inédite de ce face-à-face spéculaire. Au lieu de voir dans l’expérience esthétique un ajout subjectif par lequel on « esthétiserait » le perçu, les approches existentielles nous invitent au contraire à y voir un processus de neutralisation grâce auquel on retrouve la « pure » dimension esthétique du sensible. Les choses ne sont pas interprétées, on les laisse être ce qu’elles sont, pour elles-mêmes. Il s’agirait bien alors de se tenir « sous l’interprétation » pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur de Richard Shusterman. L’expérience esthétique prend alors la forme d’une expérience radicale, à la racine de l’être, de l’existant, expérience du monde quand on le considère dans son indépendance à l’égard de l’esprit. De ce point de vue, on pourrait penser que les philosophies de l’existence sont avant tout des positions esthétiques, ou du moins que l’esthétique en constitue le pivot. Dès qu’on tente de contourner le clivage du sujet et de l’objet, de retrouver le monde « avant » qu’il ne soit digéré par la conscience, nous sommes nécessairement conduits à réévaluer l’expérience esthétique. Nombre d’auteurs ont pointé ce curieux rapport entre l’attention esthétique et l’état flottant de la rêverie ou de la distraction où la « profondeur de champ » augmentant, les relations entre les sensations se réorganisent de manière imprévue. On peut retenir de ces analyses que c’est paradoxalement lorsqu’on semble réduire la perception esthétique à ce qui en elle est le plus subjectif, qu’on est alors à même de comprendre que l’objet esthétique n’est que la chose laissée à elle-même. Au fond, la perception esthétique libérerait le sujet, mais elle le libérerait par l’objet. L’expérience esthétique induit un état de conscience particulier, un état sans intentionnalité, intransitif et complet puisque je ne vise pas un dépassement de ce que je perçois vers une signification et que l’objet de ma perception n’est pas réduit à son utilité immédiate. En un sens, l’expérience esthétique condense le plus subjectif et le plus « objectif ». Il nous semble que c’est là le sens des conclusions de l’analyse de Gérard Genette dans L’œuvre de l’art lorsqu’il attise ce paradoxe que Kant nous a légué, mais en lui conférant une orientation franchement sceptique : « L’appréciation esthétique est un fait subjectif réel dont le contenu objectivé (le prédicat d’appréciation) est, comme tel, illusoire17. » Mais relativité n’est pas relativisme. Kant tentait d’éclaircir ce paradoxe de l’expérience esthétique – ou du sentiment esthétique – en resituant cette dernière à la charnière du subjectif et de l’objectif : c’est parce que cette expérience est irrémédiablement subjective qu’elle peut prétendre à une certaine objectivité ou du moins à un certain partage. Certes, les jugements conférant aux choses ou aux œuvres beauté, laideur, dégoût, etc. ne seront jamais des jugements de connaissance, mais, pour autant, ils ne sont pas réductibles à de simples réactions subjectives puisqu’alors le sujet ne peut projeter dans l’objet de cette expérience des intérêts ou des représentations « subjectivistes ». Le sujet n’est bien renvoyé qu’à lui-même, mais en même temps il est saisi par l’objet. Il n’est peut-être pas totalement absurde de dire que l’expérience esthétique bien comprise nous délivre de l’idée que le goût serait intériorité incommunicable, en tout cas qu’elle nous affranchit du subjectivisme inévitable qui empreint nos jugements spontanés de goût. Peut-être que pour nombre d’entre elles, les phénoménologies de l’expérience esthétique naviguent autour de ce paradoxe : le propre de l’expérience esthétique suscitée par les œuvres est de faire que tout en n’étant que renvoyés à nous-mêmes, nous sommes, dans le même temps, rendus absents à nous-mêmes comme si nous pouvions assister au moment – impossible à vivre – où la conscience s’absente. Toutefois, nous verrons que l’hypothèse est à manier avec précaution puisqu’on aura tôt fait d’assimiler alors l’expérience esthétique à une forme d’expérience psychique occulte où le moi semble se dissoudre. Retenons pour l’instant qu’au-delà de la phénoménologie, tous les penseurs attentifs au pli de la subjectivité et de l’objectivité, de l’intériorité et de l’extériorité, ont tôt ou tard rencontré nécessairement l’expérience esthétique comme modalité privilégiée pour comprendre la nature de cette jointure. Il n’est que de voir, par exemple, comment Bergson retrouve naturellement l’analogie de l’art et de l’hypnose lorsqu’il sonde les replis de la conscience ou comment Freud touche aux questions esthétiques fondamentales lorsqu’il introduit le concept de narcissisme dans la psychanalyse ou enfin comment Merleau-Ponty finit par se tourner exclusivement vers l’art pour comprendre comment nous habitons le monde par la perception. Même si les présupposés de ces auteurs sont irréductiblement différents, il n’est pas anodin de constater qu’à chaque fois qu’une pensée semble la plus proche du noyau de la subjectivité, elle débouche sur le problème esthétique en tant que tel, c’est-à-dire sur ce rappel à la conscience que le monde est décidément à l’« extérieur » et que pourtant, il me semble prolonger ma propre subjectivité. Le paradoxe résidant dans le fait que par l’expérience esthétique, le sujet sait qu’il ne sort pas de lui-même et pourtant, il est bien renvoyé à l’irréductibilité de l’extériorité du monde. C’est, je crois, ce que les représentations du sommeil en art nous donnent à voir de façon privilégiée puisqu’elles nous montrent à la fois un état inconscient du sujet, mais aussi le moment où le sujet semble justement disparaître dans le monde. Bref, dans le sommeil le sujet se fait monde en se repliant sur lui-même, littéralement comme l’œuvre d’art.
22Mais c’est sans doute dans la littérature qu’est le mieux décrit ce sentiment où il suffit de changer très légèrement son regard sur le monde pour que soudain il ne se tourne plus vers nous comme un réservoir de moyens que nos besoins et nos volitions n’auraient qu’à vendanger, mais qu’il apparaisse « pour de bon » sans autre fin que d’être là.
23Il y a dans ainsi dans Le roman de Perceval de Chrestien de Troyes, un épisode abondamment commenté, qui incarne ce paradoxe de l’expérience esthétique, comprise à la fois comme ce qui nous immobilise et nous révèle quelque chose de l’existence, saisie, pourrait-on dire, à même la sensibilité. Perceval s’immobilise et contemple trois gouttes de sang sur la neige, résultat de l’attaque par un faucon d’un vol d’oies sauvages. Il est ému par ce spectacle, c’est-à-dire qu’il est arrêté, hors du mouvement, il « muse » dit Chrestien. Il « fait mu », il rêve et se tait au point de renvoyer les chevaliers envoyés par le roi Arthur. « Muser », c’est être « dans l’émotion » : on retrouve l’émotion comme état, comme position esthétique. L’émotion esthétique c’est ici la suspension du temps, l’interruption du cours des choses, l’arrêt de l’histoire, du socius humain. Bien sûr, en un sens, on pourrait aussi bien dire que Perceval rêve sur ces trois gouttes de sang, qu’il imagine, bref qu’il se retire en lui-même. Cependant, cette rêverie n’est sans doute pas réductible à la seule intériorité : c’est parce qu’il est comblé par ce qu’il voit, qu’il n’a besoin de rien d’extérieur que Perceval « muse ». L’expérience esthétique est bien ici une expérience du continu : Perceval est saisi par ce qu’il voit avant même de se le représenter, ce qu’il voit le prolonge et simultanément se prolonge en lui. Si sa rêverie le porte à associer la couleur rouge avec l’incarnat de celle qu’il aime, ce n’est pas une interprétation subjective du perçu, mais plutôt le fait d’une saisie préréflexive des choses ou la saisie d’une qualité unique de cette expérience via l’imaginaire.
24De son côté, Julio Cortázar décrit de manière virtuose dans son roman Les fils de la vierge, comment un très léger décalage de la perception peut entraîner et déclencher une véritable intrigue qui finira par perdre son héros photographe, incapable, pour filer la métaphore photographique, de rétablir la bonne focale sur le monde qui l’entoure. Il serait hors de notre propos de développer plus avant cet exemple, mais on peut noter que la postérité remarquable de ce roman au cinéma en particulier, montre assez comment le simple fait de focaliser l’attention sur une perception en tant que telle ou de déplacer son attention habituelle, a ce double effet immédiat d’en faire une expérience esthétique et le point de départ d’une intrigue particulièrement complexe et imprévisible. Enfin, tout le monde sait depuis l’invention de Sherlock Holmes par Conan Doyle que l’enquête policière, outre qu’elle soit devenue un genre littéraire à part entière, peut aussi entretenir un lien très étroit avec l’esthétique. Et pas seulement parce que le héros de Conan Doyle est à certains égards un esthète, mais surtout parce que son don d’investigateur est essentiellement lié à un degré d’attention hors du commun qui confine à une forme de perception artiste : il voit ce que les autres ont sous les yeux sans le voir.
25On peut au moins retirer de ces brèves remarques que toute enquête sur l’expérience esthétique commence par prendre acte de ce phénomène particulier d’attention à un objet qui trouble ou du moins qui suspend l’habitude de reconnaissance ou d’identification. Mutatis mutandis on en trouve une illustration fameuse dans la seconde promenade des Rêveries du promeneur solitaire où Rousseau fait la description d’une expérience esthétique radicale et plutôt violente qui surgit après qu’il ait été renversé par un chien :
« Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus18. »
26Cette sensation semelfactive, lovée dans un présent pur, semble vaporiser dans un ravissement purement esthétique ce qui reste du sujet dans tout ce qui l’entoure. Certes – et c’est heureux –, nos expériences esthétiques sont habituellement moins brutales et définitives, mais il n’en reste pas moins que Rousseau réussit ici, par un tour de force littéraire, à donner – à partir du choc initial subi – le sentiment d’une « pure » sensation de ce que serait le monde s’il nous ramenait à lui plutôt que de nous dire ce qu’il devient lorsque la conscience le ramène à elle. Mais cette « pure » sensation exige évidemment le récit littéraire de Rousseau lui-même pour avoir une consistance. Cet effet de « floutage » des contours respectifs du sujet et de l’objet est bien l’une des caractéristiques les plus fréquemment invoquées lorsqu’il s’agit de l’expérience esthétique, et au-delà – nonobstant les distinctions kantiennes devenues canoniques –, il est la clef de voûte du jugement esthétique : chacun est bien en peine de dire précisément de quel côté du sujet ou de l’objet se trouve la beauté qu’il sent devant une chose, un être ou une œuvre. Il y a une certitude du sentiment esthétique, mais une incertitude à le localiser avec précision.
27Dès lors, si des objets quelconques peuvent revêtir spontanément un statut esthétique, s’agit-il d’une redécouverte de leur nature esthétique ou d’une simple modification de notre état de conscience ? On comprend par là le problème qui se profile : est-ce l’objet qui attire mon attention ou est-ce moi qui projette un halo esthétique sur lui ? Est-ce la forme de l’objet qui me rappelle une ancienne expérience esthétique comme la perception actuelle vient incidemment, dans la Recherche de Proust, réveiller d’anciens souvenirs engourdis ? Est-ce le sujet qui impose son regard esthétique aux choses ou est-ce l’objet qui s’impose et force l’attention esthétique ? L’expérience esthétique, quel que soit son degré de sophistication, n’est-elle pas tout à la fois le refuge inexpugnable de la subjectivité et l’épreuve de ce qui reste du réel lorsqu’il ne fait qu’apparaître ? Comment décider de la primauté éventuelle du sujet ou de l’objet et faut-il décider ? Bref, de quoi fait-on l’expérience dans l’expérience esthétique, de nous ou du monde ou de nous dans le monde ? N’y a-t-il pas une ambiguïté fondamentale de l’expérience esthétique qui inviterait, en la matière à un scepticisme prudent ?
28Il ne nous semble pas vain de multiplier ces questions, ne serait-ce que pour indiquer que le problème de l’expérience esthétique n’est pas seulement une rubrique de ce qui, dans le sillage du rationalisme classique, prendra le nom d’esthétique ou un repoussoir commode pour une certaine philosophie de l’art, mais sans doute, peu ou prou, un problème décisif dans toute enquête existentielle puisqu’en un sens la visée esthétique semble constituer l’attitude privilégiée pour comprendre la phénoménalité, c’est-à-dire le fait que les choses nous apparaissent. Il est alors tentant de faire de l’art le réceptacle même de cette apparition, nous rejoindrions le pur apparaître des choses dans la visée esthétique à laquelle nous reconduit plus ou moins aisément toute œuvre d’art, empruntant le chemin, balisé par toute une tradition phénoménologique, qui de l’objet d’art nous ramènerait aux « choses mêmes ».
L’expérience vue par la conscience
29C’est, dans ses grandes lignes, – comme on l’a déjà brièvement évoqué – le sens de l’argumentation serrée qu’expose Hannah Arendt au chapitre vi de La crise de la culture : « La crise de la culture, sa portée sociale et politique » : pour comprendre la nature de l’œuvre d’art, il semble nécessaire de « revenir aux choses mêmes » et, en l’occurrence, à la choséité de l’œuvre puisque celle-ci aurait pour trait caractéristique de ne faire qu’apparaître. Si les mots ont un sens, ce retour aux choses mêmes est donc avant tout un retour à la conscience… Pour que cette épiphanie de la chose ait lieu, il faut encore que s’établisse une certaine distance entre le sujet et les impératifs utilitaires qui habituellement organisent et président à sa perception des objets. Laisser apparaître la chose dans l’objet relève bien d’une distance creusée par la conscience elle-même.
30Reprenons d’abord succinctement, pour les besoins de notre analyse, les grandes étapes de l’argumentation d’H. Arendt.
31La culture produit des objets qu’on va appeler des œuvres d’art : livres, tableaux, etc. Ces objets sont transmis par la tradition, de génération en génération, ce qui assure – ou assurait jusque-là – leur pérennité. Ils constituent donc, à terme, un monde c’est-à-dire non seulement un ensemble de choses produites par l’activité humaine, mais encore une histoire linéaire par laquelle l’homme se développe et s’accomplit. Subrepticement, est introduit ici un premier dualisme : le monde, tel que l’entend Arendt, étant bien ce que par quoi l’homme résiste à la nature et aux impératifs biologiques, ce qui constitue sa « maison terrestre ». Ce sont donc la durée et la permanence qui caractérisent les œuvres de la culture et de l’art. Mais qu’est-ce qui fait cette permanence ? Qu’est-ce qui allonge cette durée ? Tout simplement l’absence de fonctionnalité des œuvres d’art. Lorsqu’un objet technique, par exemple, a un usage défini, nous ne voyons d’abord que ce dernier (sauf si cet usage s’est perdu) et ainsi l’objet disparaît dans sa fonction. La consommation et l’usage sont donc placés par Arendt sur un même plan : utiliser, user de quelque chose ou le consommer, c’est, dans les deux cas, le faire disparaître. Dans ces analyses Arendt reprend en partie les résultats de l’ontologie heideggérienne de l’œuvre d’art et de son analyse de l’outil en particulier, au terme de laquelle le penseur concluait que seule l’œuvre d’art révèle la choséité ou la matérialité de l’objet puisque justement elle est dépourvue de toute utilité directe19. Arendt reformulera cette idée comme suit : « La vie est indifférente à la choséité d’un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins20. »
32La vie n’a pas besoin des choses, elle veut des objets sur lesquels agir, des objets à consommer sans modération là où la culture qui elle ne veut rien, vise, derrière l’objet, la chose même que le regard esthétique, à quelque niveau que ce soit, libérerait de sa gangue objectale. Pressés par des besoins superfétatoires n’émanant qu’un d’un travail régressif réduit au labeur, nous serions devenus de moins en moins capables de voir les choses sous les objets, et les œuvres autrement que perverties par le prisme des « appétits gargantuesques » de la civilisation des loisirs.
33Toutefois, les objections à ce type d’analyse présupposant une frontière étanche entre les œuvres et les objets, ne sauraient manquer : on sait bien en effet que les œuvres d’art le plus souvent deviennent des objets de contemplation après avoir été des objets d’usage. Personne ne peut nier que les cathédrales ou les temples par exemple aient d’abord été des lieux de culte, donc des ouvrages destinés à une certaine fonction voire à une fonction certaine. Ce n’est qu’avec le temps qu’apparaîtront les caractères purement esthétiques de ces œuvres qui les sédimenteront dans leurs gangues étanches.
34C’est bien ce que reconnaît l’auteure qui sait pertinemment, bien entendu, que les œuvres d’art reconnues comme telles aujourd’hui ont eu d’abord une fonction, de même, qu’à l’inverse, nous évaluons les objets utilitaires aussi en fonction de critères esthétiques21. Toutefois, elle ajoute un élément important : la beauté appartenait à ces œuvres dès leur origine. Or, rien ne peut expliquer d’un point de vue fonctionnel ou utilitariste cet élément esthétique. Après tout, les besoins auxquels répondent ces édifices auraient très bien pu être satisfaits dans des bâtisses communes. Ainsi, la beauté transcende ici le besoin et ce, dès l’édification de ces œuvres, sans que cette beauté qui dépasse effectivement le besoin ne transcende le monde. C’est pourquoi, selon Arendt, le propre de l’art religieux est moins sa fonction extrinsèque que le fait qu’il ramène la beauté dans le monde humain, la rend tangible dans le monde sous forme d’objets d’art offerts à la contemplation et à la perception. Et si Arendt ne développe pas ce point, on pressent pourtant qu’elle suppose ici tacitement une forme de communion, voire de religiosité dans cette expérience mondaine et partagée de la beauté.
35Arendt va donc développer, dans une orientation strictement phénoménologique, cette dimension tangible, sensible de l’œuvre d’art. On a vu que l’œuvre d’art, contrairement à l’objet utilitaire, révélait la choséité, la matière qui la compose, il faut donc tout d’abord revenir sur ce qu’elle entend par ce terme de « chose » et plus largement entre le monde et la vie, l’inorganique et l’organique.
36Une chose c’est d’abord ce que nous percevons, ce qui suppose donc que toute chose ait une forme que nous puissions sentir et décrire. Si nous restreignons le champ d’analyse aux choses produites par l’homme, elles sont donc de deux sortes, les objets d’usage et les œuvres d’art. C’est à nouveau le critère de la durée que convoque Arendt. Les choses produites par l’homme ont une certaine durée indexée à leur résistance à la consommation, mais ce qui va caractériser les œuvres d’art, c’est leur « immortalité potentielle ».
37On a vu plus haut que ce que l’homme produit pour la satisfaction de ses besoins ou pour le loisir ne dure pas puisque ces produits sont destinés à être consommés presque aussitôt qu’ils apparaissent, le rythme s’accélérant avec la profusion moderne des objets. Toutefois, l’humanité ne produit pas que des objets, elle produit aussi des actions sous la forme de mots ou d’événements (décisions politiques, lois, etc.). Ces actions n’étant pas des objets ne peuvent durer au-delà de leur exécution que par la mémoire qui en transmettra le souvenir ou par l’art qui pourra commémorer tel ou tel événement. On voit alors que du point de vue de la durée pure, « les œuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses22 ». Si les œuvres d’art se situent à l’opposé de l’objet utilitaire, leur réalité n’est jamais susceptible d’être consommée, elles ne risquent donc pas de disparaître (dans la consommation ou le loisir, tous deux vitaux, appartenant à la vie), voilà pourquoi elles sont quasi immortelles et surtout voilà pourquoi elles n’appartiennent plus à la vie, mais au monde. Étant destinée à survivre aux générations, l’œuvre ne semble même pas être faite pour l’homme, mais bien pour le monde humain. Enfin, Arendt nous livre son argument essentiel : c’est par cet éloignement vis-à-vis de tout processus de consommation ou de fonctionnalité que se définit l’œuvre d’art, mais c’est aussi cette distance à l’égard de toute utilité qui fait exister la culture. Voilà pourquoi pour comprendre la culture, il faut toujours commencer par l’analyse de l’art. C’est grâce à cette distance de l’art par rapport à la vie (et l’intérêt, l’utilité, la fonction) que la culture elle-même vient à l’être.
38Curieusement, et cela en réduisant volontairement pour l’instant l’enjeu des analyses précitées à la question de la phénoménalité, les conclusions d’H. Arendt enrichissent la question esthétique d’un nombre conséquent de dualismes – nonobstant le parti pris phénoménologique de son approche –, dont le plus gênant – mais sans doute aussi le plus central dans ses analyses – est sans conteste celui séparant l’art et la vie, la culture et le loisir. Il devient par là même difficile d’évaluer le gain d’une telle analyse, qui pourtant s’affiche dès l’abord comme une prise en compte de la choséité des œuvres et une description phénoménale de l’attitude esthétique, pour comprendre la réalité commune de l’expérience esthétique. Comme le rappelle salutairement Richard Shusterman, cette exclusivité de l’attention portée aux fins de l’art au mépris des moyens mis en œuvre est difficilement justifiable :
« La beauté de la couleur, de la forme, du mouvement et de la mélodie fait partie de la danse de la vie propre au monde naturel, dont l’humain fait partie et qui est défini par cette appartenance. Les énergies et les matériaux qui constituent l’expérience esthétique du sujet humain appartiennent à un environnement plus vaste ; à proprement parler, l’expérience esthétique ne se situe jamais uniquement dans la tête du sujet, mais existe toujours dans le contexte plus large qui encadre ses interactions avec l’objet d’art ou avec la beauté naturelle23. »
39Difficile d’imaginer opposition plus franche à la vision arendtienne de la culture : ce qui fait la pérennité des œuvres, comme le rappelle pertinemment Shusterman de manière pragmatique mais surtout pragmatiste, n’est pas en elles et encore moins dans leur « choséité » massive frappée du sceau magique de leur désutilité ; au contraire, leur permanence tient seulement au fait que les œuvres majeures se renouvellent sans cesse en entrant dans l’expérience d’autres individus qu’en retour elles intensifient. Ce que d’ailleurs, Arendt avait bien paradoxalement perçu lorsqu’elle observait qu’en architecture, les édifices offraient des possibilités nouvelles d’expériences esthétiques malgré les fins religieuses ou politiques qui avaient présidé à leur production. Nous n’avons pas d’expérience esthétique, nous sommes dans une expérience esthétique.
40Ce à quoi l’on pourrait ajouter avec Dewey que « l’œuvre elle-même est une matière transformée en expérience esthétique24 ». Par conséquent, cette « quasi-immortalité » des œuvres d’art que H. Arendt articule à une forme de sanctuarisation d’objets imperméables à toute fonction ou utilité, se déployant à l’intérieur de la nature « comme un empire dans un empire », peut être plus simplement comprise comme la capacité de certaines œuvres à générer des expériences toujours renouvelées :
« L’œuvre d’art qui dure peut avoir été, et elle fut probablement, issue de circonstances occasionnelles, à un certain moment, en un certain lieu. Mais cela même qui fut ainsi évoqué n’en est pas moins une substance ainsi formée qu’elle peut entrer dans l’expérience d’autres personnes qui en auront ainsi une expérience propre, plus intense encore et plus pleinement accomplie25. »
41Deux choses nous semblent importantes à retenir pour la compréhension de ce qui suivra : premièrement, Dewey nous met en garde contre une certaine « fétichisation » inopérante de l’œuvre d’art puisque l’important est que l’expérience initiale qui en a fait la substance esthétique puisse entrer dans l’expérience d’autres personnes. Deuxièmement, il s’ensuit qu’il faut se garder d’une autre forme de fétichisation : celle du sujet de l’œuvre qui se traduit par l’exigence d’une connaissance précise et savante des conditions occasionnelles qui ont présidé à sa création. C’est en fait, tout le contraire qui advient : si les œuvres majeures durent, c’est bien que leurs qualités esthétiques ne sont pas liées à leur sujet – qui ne peut devenir le médium d’expériences renouvelées qu’en raison de son caractère commun –, mais qu’elles sont capables, de par leur provenance liée aux expériences les plus communes, d’entrer aisément dans de nouvelles expériences ignorantes des particularités de leurs origines occasionnelles26.
42Sous un autre aspect, l’approche phénoménologique peut néanmoins s’avérer efficace pour éviter aussi bien toute rechute idéaliste dans la compréhension de l’expérience esthétique que les apories d’un réalisme appauvrissant : après tout ne présente-t-elle pas une garantie suffisante contre la réduction psychologisante d’une telle expérience en feignant de retrouver la chose même avant le sujet transcendantal ?
43C’est bien ainsi, semble-t-il, que Sartre l’entend puisqu’il entreprend d’élucider l’idée d’intentionnalité dans la philosophie de Husserl à partir de la visée esthétique de la conscience :
« Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l’endroit même où il est au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n’est pas de même nature qu’elle27. »
44Toutes les données sensibles sont convoquées pour faire surgir d’une situation le phénomène de l’intentionnalité : curieusement, c’est l’énumération de ces qualia qui devrait ici renforcer l’extériorité irréductible de l’objet perçu. Comme si l’expérience sensible dans son individualité qu’il faut bien appeler ici esthétique, discréditait définitivement tout idéalisme. Car, au fond, qu’est-ce que Sartre nous dit ? Que nous ne voyons pas l’arbre en général, la représentation idéelle qui nous permettrait de l’intérioriser sans reste, mais bien toujours cet arbre-ci, avec ses particularités sensibles, bref, c’est son identité esthétique propre qui lui restitue sa densité ontique. Bien sûr, Sartre développe ici avec force le sens de l’intentionnalité dans le but de nous la faire mieux comprendre, mais ce qu’il fait relève néanmoins de la description d’une expérience esthétique : en focalisant l’attention sur cet arbre-ci remis en situation, il jette les éléments qui, s’ils trouvent leur creuset, fusionneront pour donner lieu à une expérience esthétique que ce soit chez le spectateur ou l’artiste.
45Husserl parlait, lui, dans un tout autre sens, dans une lettre à Hofmannsthal, du parallèle existant entre la méthode phénoménologique et l’attitude esthétique, l’artiste est un phénoménologue spontané dans la mesure où lui aussi neutralise toute « position d’existence » :
« L’intuition d’une œuvre d’art esthétique pure s’accomplit au sein d’une stricte mise hors circuit de toute prise de position existentielle par l’intellect, ainsi que de toute prise de position par le sentiment et le vouloir, laquelle présuppose une telle prise de position existentielle. Bien mieux : l’œuvre d’art nous transporte (quasiment nous y contraint) dans l’état d’une intuition esthétique pure qui exclut de telles prises de position28. »
46L’existence du monde est indifférente aussi bien à l’artiste qu’au phénoménologue. Au paragraphe 111 des Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl approfondit son analyse et il montre, à partir de la gravure de Dürer, « Le Chevalier, la Mort et le Diable », comment l’œuvre d’art suppose une « modification de neutralité » de la conscience. L’objet d’art, littéralement neutralisé dans l’attitude esthétique, « ne s’offre ni comme étant, ni comme n’étant pas ni sous aucune autre modalité positionnelle29 », on ne peut le poser dans l’existence puisque il n’est visé ni comme existant, ni comme irréel. La conscience esthétique, telle que la caractérise Husserl, se définit donc comme une forme de neutralisation à l’égard de l’être ou du non-être de la représentation artistique. L’épochè (la réduction phénoménologique) et la modification de neutralité (la neutralisation propre à l’expérience esthétique) participent donc d’une même attitude : dans les deux cas, il s’agit de faire abstraction de l’existence ou de l’inexistence de l’objet, qui sont de l’ordre du fait et pas de l’essence.
La conscience vue par l’expérience
47Or, cette neutralisation ontologique de l’objet – dont Sartre faisait la meilleure garantie contre le retour du réalisme naïf dans la conception de l’imaginaire30 – reste pour le moins ambiguë, quant à la question qui nous occupe, c’est-à-dire la délimitation de l’expérience esthétique. En effet, on peut raisonnablement penser que, malgré tous ses efforts, la phénoménologie ne parvient pas ici à rendre compte de l’unité de l’expérience, et qu’elle reste en tout état de cause tributaire d’un dualisme qu’elle pensait avoir dépassé. Sans analyser les causes et les conséquences du « tournant transcendantal » de la phénoménologie husserlienne, gageons toutefois qu’en dotant la conscience de ce pouvoir « neutralisant », elle s’éloigne d’autant de la réalité immédiate de l’expérience, comme si ce qu’elle donnait à la conscience, elle le retirait in fine à l’expérience. Ne serait-il pas plus efficace de partir du milieu même de l’expérience ?
48Pour le vérifier, confrontons cette idée de neutralité de la perception esthétique, formulée par Husserl, et accentuée par Sartre sous la forme d’une conscience qui « irréalise » l’analogon sensible de ce qu’elle vise, avec l’empirisme radical qu’expose William James dans sa conférence sur La notion de conscience :
« Si je pense en ce moment à mon chapeau que j’ai laissé tout à l’heure au vestiaire, où est le dualisme, le discontinu, entre le chapeau pensé et le chapeau réel ? C’est d’un vrai chapeau absent que mon esprit s’occupe. J’en tiens compte pratiquement comme d’une réalité. S’il était présent sur cette table, le chapeau déterminerait un mouvement de ma main : je l’enlèverais. De même ce chapeau conçu, ce chapeau en idée, déterminera tantôt la direction de mes pas. J’irai le prendre. L’idée que j’en ai se continuera jusqu’à la présence sensible du chapeau, et s’y fondra harmonieusement31. »
49Congédiant définitivement toute forme de dualisme, W. James en conclut que n’existe que « l’expérience en général », antérieure à toute appropriation subjective et au clivage même du sujet et de l’objet. Il n’y a plus lieu de distinguer entre une conscience intime, expérience psychique, et une conscience des faits matériels et physiques, il n’y a que des expériences pures qui se succèdent et entrent infiniment en relation. La preuve la plus simple et la plus claire en est fournie par l’expérience que partagent le conférencier et ses auditeurs :
« Prenons, pour fixer nos idées, l’expérience que nous avons a ce moment du local où nous sommes, de ces murailles, de cette table, de ces chaises, de cet espace. Dans cette expérience pleine, concrète et indivise, telle qu’elle est la, donnée, le monde physique objectif et le monde intérieur et personnel de chacun de nous se rencontrent et se fusionnent comme des lignes se fusionnent a leur intersection. Comme chose physique, cette salle a des rapports avec tout le reste du bâtiment, bâtiment que nous autres nous ne connaissons et ne connaîtrons pas. […] Comme expérience personnelle, au contraire, comme chose “rapportée”, connue, consciente, cette salle a de tout autres tenants et aboutissants. Ses antécédents ne sont pas des ouvriers, ce sont nos pensées respectives de tout à l’heure. Bientôt elle ne figurera que comme un fait fugitif dans nos biographies, associé à d’agréables souvenirs. Comme expérience psychique, elle n’à aucun poids, son ameublement n’est pas combustible32. »
50Pour qui suit James dans son empirisme radical, la conscience n’est même plus un problème pour la psychologie puisque la conscience, telle qu’on l’entend ordinairement, n’existe pas ! On pourrait rétorquer que dans la phénoménologie revisitée par l’existentialisme sartrien, la conscience n’est là aussi qu’un « grand vent », un pur élan, mais elle demeure pourtant – dans la conception sartrienne de l’image et de l’imaginaire –, cette puissance d’irréalisation par laquelle le « véritable » sujet de l’image nous apparaît, c’est donc plutôt paradoxalement dans la psychologie de William James qu’on trouve la critique la plus radicale de l’idéalisme. Si la conscience est bien un mouvement pour James, elle est d’abord et surtout un flux insécable. On ne peut découper la conscience en éléments, rouages ou atomes : les états de conscience sont toujours « totaux ».
51Si l’unité de vue entre la psychologie de James et l’intentionnalité husserlienne est indéniable, il n’en reste pas moins que la théorie jamesienne des franges (fringe) ouvrira in fine la voie chez Husserl à l’idée d’un « horizon transcendantal », tandis qu’elle permettra chez James, l’essor et la consolidation d’un empirisme radical évacuant tout recours à un sujet transcendantal33.
52Mais ce qui demeure le plus intéressant pour nous dans cette confrontation, c’est avant tout l’application de ces avancées à l’esthétique et à l’art. Et c’est justement la référence aux sentiments esthétiques qui fournira à James un argument décisif en faveur de cet empirisme radical : attribuer des qualités esthétiques à des choses, des êtres, des paysages relèverait tout simplement de cette indistinction du sujet et de l’objet qui a d’abord été la règle dans la mentalité animiste. Parler de « chaleur agréable » ou d’« orage affreux » ne témoigne pas d’un subjectivisme abusif, ou d’un relativisme incompressible, ni même, comme chez Sartre, d’une régression vers la pensée magique, mais simplement du fait qu’on ne sépare pas l’objet de ce qu’on ressent en sa présence ; c’est pourquoi, la question est moins de savoir où se trouve réellement la beauté que nous attribuons à l’objet (esprit ou extériorité) que de prendre acte de cette « frange » qui prolonge l’émotion ressentie dans la réalité ou la réalité dans l’émotion.
53On pourrait croire, à première vue, que la tension entre la psychologie de James et la phénoménologie de Husserl ouvre une brèche séparant les esthétiques du flux de conscience – et, au-delà, les textes littéraires bien connus du Stream of consciousness – et les esthétiques de la phénoménalité attentives, elles, à la choséité de l’œuvre. Bref, d’un côté on décrirait l’évanescence et la labilité du flux de conscience et de l’autre la densité de l’objet. Ce serait pourtant retomber ici dans une dualité trompeuse au sens où le pragmatisme de James n’ouvre pas la voie à une esthétique de la subjectivité, pas plus qu’il n’inspirerait une littérature de la pure intériorité. Les fameux monologues des flux de conscience, que ce soit chez Woolf, Joyce ou Beckett, n’expriment justement aucune intériorité, ils sont au contraire littéralement des morceaux de littérature sans sujet ! Le flux de conscience n’étant alors que le flux même de l’expérience. Qui pourrait dire qui parle dans l’Innommable de Beckett ou dans le monologue de Molly qui clôt l’Ulysse de Joyce ? Et, cela vaudrait, de la même façon, pour la peinture : lorsque Barnett Newman opposant l’abstraction géométrique à l’expressionisme abstrait, invente le terme d’« image plasmique », c’est là encore pour désigner un flux de conscience sans intériorité, un prolongement expérimental de la pensée dans la peinture. C’est pourquoi, pour Newman, c’est sans doute dans les objets des arts primitifs que cette expérience est la plus tangible et que cette fonction « plasmique », cette tension vers l’expression de la pensée, est la plus claire, parce que l’art, bien sûr, y est tout sauf un élément de décoration, mais un élément fondateur de l’expérience du monde. Barnett Newman va nourrir cet « art de l’abstrait » à la fois aux sources d’un primitivisme lui donnant l’intensité de l’émotion tragique créatrice primordiale et à un désir de destruction de la forme protégeant cet art de l’abstrait des dérives esthétisantes de l’abstraction formelle. La peinture abstraite deviendra un art de l’abstrait qui se confronte au chaos et à l’informe : « Le sublime consiste en un désir de détruire la forme, dans un art où la forme peut être informe34. »
54L’informe ne se limite pas dans ce contexte à la négation de la forme ou à sa transgression, il désigne aussi le sujet même de l’art et, finalement, son origine toujours active. Le sens du primitivisme de Barnett Newman, et plus largement des myth-maker de l’expressionnisme abstrait tient dans cette assimilation des émotions esthétiques primitives et du chaos. C’est ainsi que B. Newman précise le sens de cet intérêt du peintre moderne pour l’art primitif :
« Le sujet de la création est le chaos. Le sentiment actuel voudrait que l’artiste soit concerné par la forme, la couleur, et la construction spatiale. Cette approche objective de l’art le réduit à une sorte d’ornement. Toute l’affaire de la peinture abstraite tient à ce qu’elle a été réduite à un art ornemental selon lequel la surface du tableau est décomposée de manière géométrique dans une nouvelle forme de conception de l’image. C’est un art décoratif édifié sur un slogan de purisme, il s’agit d’une expression naïve. L’échec de la peinture abstraite est du à la confusion qui existe concernant la nature de l’abstraction dans la compréhension de l’art primitif. L’idée selon laquelle l’art primitif est abstrait est aujourd’hui largement répandue, et la force de l’expression primitive naît de cette tendance à l’abstraction35. »
55Cette assimilation du sujet de l’art et du chaos, au détriment de toute contingence subjective ou autobiographique, permet de donner à l’acte créateur une dimension supra-individuelle et anhistorique puisque le chaos donne tout son sens et sa valeur à la création, comme si le peintre cherchait, en amont du langage des formes, leur naissance même, leur enfantement plasmique et non leur délinéation plastique, leur naissance pensée plutôt que peinte. Le plasmique suggère une fluidité organique, un processus plus qu’une qualité formelle arrêtée et fixe. Le plastique suppose une qualité visuelle, objective des formes, il renvoie, pour B. Newman, à l’inerte. La première abstraction est clairement rattachée à un art plastique fondé sur la composition formelle, le plasmique qualifiera un art de l’abstrait se nourrissant du chaos. Newman réactive la distinction burkienne qui séparait la suggestion poétique du sublime et l’échec de la détermination plastique des arts imitatifs dans l’expression du sublime. Cependant, cette distinction passe désormais à l’intérieur de la peinture elle-même : l’expression de l’illimité dans la peinture exige un refus de la composition plastique et donc de l’abstraction géométrique au profit d’une compréhension de la peinture comme prolongement plasmique de la pensée. Contre la géométrie formelle du néo-plasticisme, l’expressionnisme abstrait fait valoir une métaphysique immédiate et primitive capable de résister à la réduction formaliste de l’abstraction : « la géométrie a avalé sa métaphysique » dira Newman à propos de Mondrian dans The Sublime is now. On comprend dès lors aisément que le primitivisme de Newman ne peut servir de répertoire de formes insolites ou exotiques, mais de réservoir contenant cette énergie plasmique qui rappelle à la fois l’acte artistique à son évidence initiale et à son contenu absolu.
*
56Par contraste avec ce qui vient d’être évoqué, le maintien d’un sujet de l’intentionnalité par la phénoménologie, rend peut-être plus difficile le renouvellement de la compréhension de l’expérience esthétique en dehors du dualisme. Curieusement, en s’acheminant vers une « conscience sans sujet » – puisque pur flux – James est peut-être plus proche que n’a pu le faire la phénoménologie, de montrer que l’expérience esthétique n’est décidément pas « psycho-dégradable ».
57Si l’empirisme de James est radical, c’est que le retour à l’expérience qu’il prône n’a que peu à voir avec le « retour aux choses mêmes » de la phénoménologie : l’expérience ne peut être découpée parce qu’elle est un processus toujours en mouvement aux interactions et aux prolongements complexes. Comme le dit encore J. Benoist :
« D’une certaine façon, il faut prendre l’expérience comme un tout – la segmentation a été l’erreur de principe des empirismes classiques. On est donc bien loin du postulat cher à la phénoménologie d’une origine antéempirique, a priori, à laquelle serait mesurée l’empiricité elle-même (ce serait alors un “a priori hylétique”, mais il n’en demeurerait pas moins a priori)36. »
58L’empiricité ne peut se mesurer à l’aune d’autre chose qui serait extérieure à l’expérience, voilà le sens de l’empirisme radical. La réalité n’a pas besoin, pour être sentie, qu’on surajoute à la sensation quelque chose comme la conscience pour qu’elle apparaisse : « la réalité est l’aperception même37 ». Qu’on cherche la réalité dans le phénoménal de l’apparition ou dans une entité nouménale, et il est inévitable qu’on réactive un dualisme inopérant. Dewey aura ce raccourci saisissant : « Une pomme n’est pas d’abord quelque chose de goûté, de senti, de vu ; elle n’est pas une chose douce, dure ou jaune mais elle est le goûter, le toucher, le voir. Il y a simplement le fait d’éprouver [there is simply the experiencing]38. » L’expérience n’est pas réductible à des impressions reçues « de l’extérieur » par des objets qui bombarderaient leurs qualités sur un sujet, elle ne peut se saisir que dans la totalité des interactions qu’elle suppose entre un individu et une situation. On comprend mieux pourquoi l’expérience esthétique est déterminante dans la compréhension de ce processus : l’illusion la plus répandue en esthétique philosophique est de considérer l’expérience esthétique comme une entité isolée et rare, mais à y regarder de plus près, elle n’est que l’intensification de cette dimension interactive de l’expérience, en bref, la réussite de cette interaction dans une situation.
59C’est bien parce que, dans l’expérience esthétique, le maillage entre les données sensibles, environnementales et le sentiment subjectif, est si serré que seule la prise en compte de l’unité de tous ces éléments pourra en restituer la qualité esthétique particulière. Cette conception d’une expérience totale ne peut donc avoir pour corollaire que la thèse la plus radicale de James : l’inexistence de la conscience. Seule existe l’expérience qui la précède toujours et l’environne toujours. De fait, vouloir distinguer des sensations élémentaires et des perceptions organisées puis des émotions n’a pas de sens : il n’y a pas de sensation pure, pas de perception pure, pas d’émotion pure. Pour utiliser, par métaphore, le vocabulaire du matérialisme antique, ce qui se détache – comme les simulacres des matérialistes de l’Antiquité-de l’objet et s’exprime dans le sujet ne suppose aucun centre ou aucun fondement, c’est un mouvement continuel d’interactions. Voilà pourquoi, c’est en défendant la possibilité d’un empirisme radical que James atteint les vues les plus justes sur la nature même de l’expérience esthétique : en refusant de séparer, sinon abstraitement, ce qui relèverait de la matière et ce qui relèverait de l’esprit, le physique du psychique, il montre comment cette immanence de l’expérience bien comprise, est la source même de tout art et de toute expérience esthétique parce que, nous tenterons de le montrer plus loin, elle est toujours prise dans un récit, une intrigue, une narration, une enquête qui, comme on le verra, est fondamentalement littéraire :
« C’est en entrant à présent dans un grand nombre de ces groupes psychiques que cette salle devient maintenant chose consciente, chose rapportée, chose sue. En faisant désormais partie de nos biographies respectives, elle ne sera pas suivie de cette sotte et monotone répétition d’elle-même dans le temps qui caractérise son existence physique. Elle sera suivie, au contraire, par d’autres expériences qui seront discontinues avec elle, ou qui auront ce genre tout particulier de continuité que nous appelons souvenir. Demain, elle aura eu sa place dans chacun de nos passés ; mais les présents divers auxquels tous ces passés seront liés demain seront bien différents du présent dont cette salle jouira demain comme entité physique39. »
60Il faut bien prendre la mesure de l’originalité de cet empirisme : là où l’on pourrait penser naïvement, sous couvert d’un empirisme seulement nominal, que les réalités « psychiques » ne sont que des réalités dégradées par rapport aux réalités « physiques », l’intuition novatrice de James consiste au contraire à renoncer à ce dénivelé ontologique. La réalité physique devenue le support d’expériences multiples n’a ni plus ni moins de teneur ontologique du fait d’être intégrée par chaque individu dans l’histoire de ses expériences. Malgré les affinités de la phénoménologie et de cet empirisme radical, on mesure bien ici leur radicale opposition : là où Sartre, par exemple, conclurait que cette salle de conférences continuera muettement d’exister quand nous n’y penserons plus malgré la tonalité esthétique que nous lui aurons donnée – ce qui suppose, notons-le, d’imaginer une conscience absente, mais néanmoins spectatrice de ce monde déserté de toute conscience –, James, lui, insiste sur la continuité réelle de l’expérience physique à l’expérience psychique.
61On peut éclairer cette opposition avec les conclusions que tire Jocelyn Benoist dans son étude sur Les limites de l’intentionnalité : dans sa réfutation de l’idéalisme phénoménologique, il rappelle, en des termes très pragmatistes, que la seule manière de rendre compte de la réalité phénoménologique de la perception, c’est de ne jamais dissocier le faire du perçu :
« Le propre de la perception, c’est qu’il faut le faire. Si on ne le fait pas, on ne perçoit pas, et dans le fait de le faire se noue quelque chose qui est étranger au sens qui avait été anticipé, et qui vient le déplacer, le bousculer, même là où il semble l’effectuer. […] C’est dans cette expérience primordiale de la perception comme contact qui n’est pas un savoir, mais donne lieu à un savoir, et qui nous livre au monde autant qu’il le livre à nous, que l’idéalisme transcendantal, doctrine qui a toujours maintenu entre l’acte et l’objet la distance d’un sens, trouve sa limite : celle de la réalité dont nous sommes, communément, avec l’objet perçu40. »
62Après des analyses aux conclusions aussi radicales, ne doit-on pas s’interroger sur la légitimité de définir et d’isoler ce qu’on entend par « expérience esthétique » ? Après tout, pourquoi faudrait-il séparer ou isoler l’expérience esthétique de la continuité de l’expérience ? N’est-il pas plus simple et plus efficace d’interroger les effets et les fonctions de l’artistique en laissant de côté les contours vagues et effrangés de l’esthétique ? Dewey, après James, nous a prévenu : la juste conception de l’expérience esthétique est un défi philosophique qui exige que l’on résiste aux segmentations qui sont l’ordinaire de l’intelligence analytique pour prendre en vue ce qui, sous nos inévitables distinctions reste dans les faits inséparables : ce n’est qu’en comprenant l’art comme expérience – comme nous le verrons dans la deuxième partie de cette étude – que nous serons à même de comprendre l’expérience esthétique dans sa spécificité. Et si cette dernière met la philosophie au rouet, c’est encore une fois parce qu’elle est l’intégration vivante de tous les éléments que l’intelligence a coutume de séparer :
« Dans l’art vu comme expérience, la réalité et la possibilité ou idéalité, le nouveau et l’ancien, le matériau objectif et la réponse personnelle, la surface et la profondeur, le sensible et le sensé sont intégrés en une expérience au sein de laquelle ils sont tous transfigurés par rapport au sens qui est le leur quand ils sont segmentés par la réflexion. “La Nature, a dit Goethe, n’a ni noyau ni écorce.” Affirmation qui n’est complètement vraie que de l’expérience esthétique. Au niveau de l’art comme expérience, il est également vrai de dire que la nature n’est ontologiquement ni subjective ni objective, qu’elle n’est ni individuelle ni universelle, ni sensible ni rationnelle. L’importance de l’art comme expérience est donc sans équivalent pour les aventures de la pensée philosophique41. »
63C’est cette unité de l’expérience esthétique, « sans noyau ni écorce » que nous attacherons désormais à décrire et à comprendre en nous fondant sur les résultats de ce chapitre, à savoir que l’expérience esthétique ne se réduit pas à n’être qu’une visée de la conscience ou un état de conscience et qu’elle ne se réduit pas non plus à n’être que la réception neutre d’un objet esthétique ready-made s’imposant avec ses qualités objectives.
Notes de bas de page
1 Le réalisme esthétique en fournit un exemple vigoureux : « Une œuvre d’art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique » (Pouivet R., Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, Paris, Vrin, 2007, p. 66).
2 Comme le fait remarquer Dewey : « Le refus d’accorder un sens à l’art repose ordinairement sur la supposition que le genre de valeur (et de sens) possédé par l’œuvre est à ce point unique qu’il n’a aucun rapport ni rien de commun avec les contenus des modes d’expérience étrangers à l’esthétique. Il s’agit, en bref, d’une autre manière de remettre en selle ce que j’ai appelé la vision ésotérique des beaux-arts » (L’art comme expérience, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005, p. 155).
3 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 31-32.
4 Ibid., p. 30.
5 Schaeffer J.-M., Adieu à l’esthétique, Paris, Mimesis, coll. « L’esprit des signes », 2016, p. 23.
6 Unité que J.-M. Schaeffer cherchera, sous l’apparente diversité des phénomènes esthétiques, à retrouver dans la « structure intentionnelle » de la conduite esthétique (cf. ibid., p. 23-62).
7 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 195.
8 Pouivet R., Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, op. cit., p. 95.
9 Zask J., « Anthropologie de l’expérience », in Debaise D. et al., Vie et expérimentation Peirce, James, Dewey, Paris, Vrin, 2007, p. 130.
10 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 444.
11 Ibid., p. 112.
12 « Un nouveau poème, écrit Dewey, est créé par quiconque lit poétiquement, non pas que le matériau brut soit original, après tout nous vivons dans le même monde, mais en ce que chaque individu apporte avec lui, quand il exerce son individualité, une façon de voir et de sentir qui, dans ses interactions avec un matériau ancien, crée quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’existait pas préalablement dans l’expérience » (ibid., p. 192).
13 Dufrenne M., Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. II : La perception esthétique, Paris, PUF/Épiméthée, coll. « Essais philosophiques », 1953, p. 451.
14 Houellebecq M., « Approches du désarroi », in Interventions 2, traces, Paris, Flammarion, 2009, p. 80.
15 Guyotat P., Coma, Paris, Gallimard, coll. « Folio », (2005), 2009, p. 89.
16 Sartre J.-P., La nausée, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 150-152.
17 Genette G., L’œuvre de l’art, t. II, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1997, p. 81.
18 Rousseau J.-J., Les rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1967, p. 507.
19 Voir Heidegger M., L’Origine de l’œuvre d’art in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1962, p. 53.
20 Arendt H., La crise de la culture, op. cit., p. 266.
21 « Si nous voulions juger de la beauté des objets, même des objets d’usage courant, uniquement sur leur valeur d’usage et non aussi sur leur façon d’apparaître – c’est-à-dire sur ce qu’ils sont beaux ou laids, ou entre les deux –, il faudrait nous arracher les yeux » (ibid., p. 299).
22 Ibid., p. 268.
23 Shusterman R., « Divertissement et art populaire », Mouvements, vol. 57, n° 1, 2009, p. 12-20.
24 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 193.
25 Ibid., p. 195.
26 « Le sujet qui avait tant d’importance pour le citoyen d’Athènes du ive avant J.-C. n’est guère plus, aujourd’hui, qu’un accident de l’Histoire. Le protestant anglais du xviie siècle qui appréciait autant que faire se peut le thème du poème de Milton peut avoir été à ce point détourné de toute sympathie avec la Divine Comédie de Dante et avec ce qui s’y trouve établi qu’il se montrera incapable d’en apprécier la qualité esthétique. Aujourd’hui, c’est peut-être à un « incroyant » qu’il revient de se montrer le plus sensible esthétiquement à de tels poèmes, précisément à cause de son indifférence pour le contenu qu’ils avaient auparavant » (ibid.).
27 Sartre J.-P., « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », in Situations I, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1939, p. 33.
28 Husserl E., « Lettre à Hofmannsthal », trad. E. Escoubas, La part de l’œil, n° 7, 1991, p. 13-15.
29 Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1985, p. 373.
30 Sartre J.-P., L’imaginaire, psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986, p. 351-352.
31 James W., « La Notion de Conscience », chap. viii, in Essays in Radical Empiricism, New York, Longman Green and Co, 1912, p. 206-233.
32 Ibid.
33 Voir Benoist J., « Phénoménologie ou pragmatisme ? Deux psychologies descriptives », Archives de Philosophie, automne 2006, t. LXIX – cahier 3, p. 415-441.
34 Newman B., « The Sublime is Now », in Selected Writings and Interviews (éd. J.-P. O’Neill), Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1992, p. 171.
35 Ibid., p. 139-140 (nous traduisons).
36 Benoist J., « Phénoménologie ou pragmatisme ? Deux psychologies descriptives », art. cité.
37 James W., Essays in Radical Empiricism, op. cit., p. 211.
38 Dewey J., The Later Works : 1925. 1953, éd. J. A. Boydston, 17 vol., Carbondale et Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1981-1990, vol. 17, p. 155.
39 James W., Essays in Radical Empiricism, op. cit., p. 230-231.
40 Benoist J., Les limites de l’intentionnalité, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2005, p. 280-283.
41 Dewey J., L’art comme expérience, op. cit., p. 478-479.
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