Conclusion
p. 281-284
Texte intégral
1L’idée d’« un art documentaire » proposée dans cet ouvrage ne doit en aucun cas s’entendre comme un concept classificatoire : elle ne consiste pas en un genre subsumant des espèces. En effet, comme outil taxinomique, elle est sans doute peu utile et mal formée. Si une telle notion se réduit à n’être que le dénominateur commun traversant, tous médiums confondus, l’ensemble des œuvres ordinairement qualifiées de « documentaires », son contenu paraît alors bien faible et, d’une certaine manière, sous-déterminé. Le seul noyau à peu près incontestable pour fonder la notion consisterait dans l’idée de « représentation non fictionnelle1 ». Mais, pour passer de cette notion générale au documentaire comme tel, un immense pas demeure encore à franchir, lequel semble se négocier de manière fort différente selon les médiums, les pratiques, leur tradition et leur histoire. Au cinéma, l’essai et l’autobiographie (dès lors qu’ils n’impliquent pas le faire-semblant d’un acteur) relèvent pleinement de la catégorie « documentaire » ; en revanche, en littérature, ces deux mêmes genres, s’ils relèvent bien de la non-fiction, sont très rarement qualifiés de « documentaires », l’usage de ce dernier terme semblant y être réservé à des formes plus directement associées au reportage, à l’enquête ou encore au montage d’archives. De façon semblable, le théâtre « documentaire » admet traditionnellement la possibilité du jeu de l’acteur et du faire-semblant (dès lors qu’ils se basent sur des documents et des sources attestées) ; pourtant, au cinéma, toute reconstitution historique, dès lors qu’elle mobilise le jeu de l’acteur et la substitution feinte d’identités, relève pleinement de la fiction et sort de la catégorie « documentaire » (un biopic, aussi documenté et rigoureux soit-il, n’est pas un documentaire). Enfin, si toute photographie peut, au titre de sa genèse comme enregistrement, être considérée comme une représentation non fictionnelle, toute photographie est loin en revanche d’appartenir au genre « documentaire », puisque ce terme, en contexte photographique, désigne bien plus un style et une tradition artistiques spécifiques qu’un ensemble de propriétés sémiotiques « artistiquement neutres2 ». Autrement dit, l’adjectif « documentaire » demeure irrémédiablement plurivoque : tiraillé par la diversité de ses usages, il projette des distinctions et des oppositions chaque fois différentes selon les pratiques et les contextes envisagés (tantôt « documentaire » s’oppose à « fiction », tantôt à « journalisme », tantôt à « essai », tantôt à « formalisme », etc.). De sorte que, prise entre le concept général de « représentation non fictionnelle » et la nécessité d’une spécification « documentaire » dont il apparaît pourtant qu’elle n’a de sens que prise au niveau de chaque médium pris individuellement, la notion d’« art documentaire » que nous proposons ici est donc d’un faible intérêt taxinomique : soit elle demeure trop générale, soit elle s’éparpille selon la diversité des usages qui déterminent le sens même du mot « documentaire ».
2Là où la notion devient en revanche pertinente et utile, c’est pour pointer, dans la rencontre instable du substantif « art » et de l’adjectif « documentaire », une tendance et une force qui semblent aujourd’hui à l’œuvre, quoique de manière fort diverse, dans chaque art. La notion désigne alors moins un ensemble statique d’œuvres, de pratiques ou de propriétés, qu’une communauté dynamique de tensions et de problèmes partagés qui, travaillant de l’intérieur chaque art, n’en conservent pas moins une prétention à la généralité. La manière dont chaque art problématise sa propre existence ne se sépare pas d’une problématisation de l’art comme tel, et tout art cherchant à se penser spécifiquement se met nécessairement en relation avec l’ensemble des autres arts. La notion d’« art documentaire », comprise comme outil dialectique et non plus taxinomique, renvoie donc à une série de tensions et de problèmes qui, spécifiquement déclinés, n’en demeurent pas moins indissociables d’une certaine idée de l’art en général. Dans le cadre de cette conclusion, nous nous limiterons à rappeler trois de ces tensions et axes problématiques.
3D’une part, les pratiques documentaires contemporaines ont pour effet de radicalement renégocier les rapports entre autonomie et hétéronomie de l’œuvre d’art. La modernité artistique s’est construite dans l’affirmation et le refus simultanés de l’autonomie de l’œuvre, selon une double exigence, contradictoire et particulièrement instable : d’un côté, que l’œuvre construise son propre monde et soit jugée à l’aune de ses seuls critères internes ; de l’autre, que cette autonomie ne dégénère pas en pur enfermement sur soi et trouve quelque écho ou quelque ancrage dans la réalité, notamment collective et sociale. Une façon radicale de résoudre cette tension a consisté dans la proclamation pure et simple de la fusion de l’art et de la vie : les avant-gardes des années 1960 et 1970 s’y sont largement employées (Fluxus, Allan Kaprow, etc.). Plus récemment, l’idée d’une « esthétique de l’existence », issue d’une certaine lecture de Dewey et du dernier Foucault, a prolongé une telle critique de l’autonomie artistique, en affirmant le besoin d’élargir l’esthétique aux sphères les plus ordinaires et triviales de la vie quotidienne. Au terme de ce parcours, les pratiques documentaires contemporaines semblent bel et bien constituer une réponse alternative à cette crise de l’autonomie artistique. Contre la fusion de l’art et de la vie, contre les « esthétiques de l’existence », ces pratiques maintiennent l’idée d’une œuvre « séparée », résistant à la pure et simple absorption dans la quotidienneté de nos vies. Cependant, elles mettent l’œuvre sous la stricte dépendance d’une réalité extérieure et antécédente, d’un ancrage factuel dans le réel tel qu’il est. D’où l’instabilité constitutive de leur statut : « c’est de l’art », et « cela n’en est pas », ou plutôt, « c’est de l’art, dans la mesure même où c’est aussi autre chose que de l’art ». Ce faisant, elles retrouvent, par-delà le postmodernisme, une conception alternative de la modernité qui était déjà à l’œuvre dès les années 1920 et 1930 et que le modèle greenbergien aura largement contribué à occulter3.
4D’autre part, ce que mettent en jeu ces pratiques, c’est un rapport renouvelé de l’art et de la représentation à la vérité. Prendre au sérieux le statut non fictionnel de ces œuvres revient en effet à reconnaître leur authentique prétention à dire et représenter certaines vérités. Mais de quelles vérités s’agit-il alors ? Ni vérité romantique de l’idée spéculative, ni vérité classique du modèle ou du type général, elles ne s’identifient pas non plus à la vérité positiviste de supposés faits bruts. Si de la vérité affleure à l’horizon des représentations documentaires, il s’agit bien plutôt de la vérité – toujours critique et inquiète – de l’enquête, des indices et des traces. La notion peircienne d’indice, pendant un temps surexploitée par les études photographiques et cinématographiques, s’est exposée aux foudres de la déconstruction, foudres légitimes à la mesure même de la surexploitation passée. On assiste aujourd’hui à une réévaluation critique de cette notion, notamment à travers le paradigme indiciaire défendu par Carlo Ginzburg, dont bon nombre de textes ici réunis se font l’écho. Réévaluer l’indice, c’est parvenir à penser tout à la fois que dans l’indice « quelque chose » du monde et du réel s’est indubitablement déposé, que du passé ou du lointain incontestablement nous y touche, et que cependant l’identification et l’encadrement discursifs de ce « quelque chose » relève de procédures non closes, toujours faillibles, critiquables et révisables. Refuser de « clore l’indice », c’est tout à la fois ne pas l’abandonner – ne pas le reléguer dans le royaume indifférencié des illusions et des fictions –, et maintenir pleinement, par la multiplication des points de vue, des interprétations et des hypothèses, ce qui irrémédiablement échappe en lui, sa puissance d’indétermination. Ne pas « clore » l’indice implique alors également de faire du processus d’enquête lui-même l’objet de la représentation, et non son simple préalable ou véhicule.
5D’où – troisième tension ou axe problématique – la forte réflexivité de ces pratiques, dans le moment même où elles paraissent viser à la plus grande transparence et transitivité. Toute grande œuvre est toujours à la fois miroir et fenêtre, réflexion sur elle-même et ouverture au dehors. Ayant radicalement pris le parti du dehors, les pratiques documentaires contemporaines ne peuvent pas ne pas déployer simultanément, sauf à sombrer dans le mensonge ou l’illusion positiviste, une interrogation quant à la nature de leurs opérations, quant aux modalités, tout à la fois formelles, éthiques et politiques, de l’enquête et de la représentation. Cette interrogation ne consiste pas seulement dans des doutes méthodologiques ou des scrupules éthico-politiques qui, demeurant extérieurs à l’œuvre, seraient partagés par bon nombre de sciences sociales ; elle constitue le moteur interne de ces œuvres, leur puissance intestine de déstabilisation : ce par quoi, de fenêtre, elles tendent à se faire miroir, obscurcissant de leur tain une transparence trop facile et trompeuse. Penser à nouveau frais les rapports artistiques du miroir et de la fenêtre, tel est au final ce à quoi nous enjoignent les pratiques documentaires contemporaines.
Notes de bas de page
1 Et encore, avec de sérieux doutes, puisque nous avons vu qu’une simple présentation de documents pouvait encore relever des pratiques documentaires et que celles-ci ne s’interdisaient pas un détour occasionnel par la fiction.
2 Cf. sur ce point Lugon Olivier, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2002.
3 Cf. sur ce point Jacques Rancière et le chapitre final d’Aisthesis, Paris, Galilée, 2012, consacré à Let Us Now Praise Famous Men de James Agee et Walker Evans, que Rancière oppose, à titre de « contre-histoire de la modernité », à la modernité formaliste de Greenberg, largement partielle et rétrospective.
Auteurs
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