La vérité en creux
L’autoréflexivité esthétique au sein du spectacle documentaire Jan Karski (mon nom est une fiction)
p. 247-258
Texte intégral
« La vérité n’est jamais unique ni ne saute aux yeux ; les vérités doivent être produites, c’est-à-dire extraites, mises à l’épreuve et élaborées par un discours […], qui nécessite cadrage critique et réflexion dialectique1. »
François Niney.
1Il existe une œuvre du peintre allemand Gerhard Richter intitulée Bühler Höhe (Colline à Bühl, 1991)2, constituée d’un tableau et de trois esquisses. Lors de la dernière grande rétrospective sur l’artiste en 20123, ces quatre travaux sont exposés conjointement : de gauche à droite, se déploie quatre fois l’image d’un bosquet dans une ambiance hivernale. En suivant le sens de lecture proposé, le visiteur découvre successivement une image réaliste (que Richter appelle les « Photos-peintures »), puis trois variations peintes : de tableau en tableau, l’image du bosquet passe d’une interprétation figurative à plus d’abstraction. La dernière variation affiche plusieurs champs de couleurs superposés qui peuvent rappeler un bosquet (mais séparée des trois autres, elle peut tout aussi bien faire allusion à un champ de bataille ou à une bataille de couleurs).
2Si Richter passe d’une relative fidélité visuelle au réel à l’abstraction, si nous décelons donc ici une variation formelle autour d’un même sujet, c’est que plus fondamentalement, Colline à Bühl propose une réflexion autour de la démarche de représentation même. L’œuvre semble prendre la mesure du champ qui s’étale entre le réel et ses possibles médiatisations esthétiques, elle explore les relations qui relient l’art au monde.
3Comparant les tableaux, il est en effet difficile, voire impossible, de trancher lequel des quatre construit ou extrait au mieux « l’essence » du bosquet réel : si le tableau réaliste produit une fidélité visuelle, nous pourrions suggérer que l’abstraction apporte plus de fidélité substantielle ou énergétique. Ainsi, si Colline à Bühl met en exergue le problème de l’accès de l’art aux vérités du réel, si elle l’auto-réfléchit formellement, elle ne propose aucune réponse. Cette dernière reste plutôt suspendue, en creux entre les tableaux.
4Si la description du travail de Gerhard Richter figure ici comme une porte d’entrée sensible à la notion d’autoréflexivité esthétique, c’est parce que celle-ci caractérise un certain nombre de créations théâtrales contemporaines et plus particulièrement des créations à vocation documentaire. Alors que la notion de représentation en tant que dispositif sémiotique doit être considérée comme fondamentale pour toute production artistique, les créateurs scéniques contemporains cherchent à mettre en exergue, à thématiser et formaliser scéniquement la complexe relation entre réel et esthétiques théâtrales. Que ce soit en quittant l’espace scénique pour proposer un théâtre au sein du réel même, en abolissant le concept du « jeu » à travers la suppression de l’acteur professionnel ou encore en s’enthousiasmant pour des formes performatives – le théâtre contemporain, « postdramatique4 », déstabilise la théâtralité en tant que démarche de représentation du réel.
5Dans ce sens, l’engouement pour des formes scéniques dites « documentaires » paraît évident : plutôt que de recourir à la reformulation dramatique du réel dans le monde clos de la fiction, la création documentaire promet une relation attestée, matérielle au réel. Au sein du cadre scénique, le document figure comme garant du « ça a été5 », il tente d’abolir la re-présentation afin de la remplacer par une présentation des éléments qui constituent le réel même.
6Si les possibilités d’un art théâtral véritablement documentaire restent certainement discutables, nous nous penchons ici sur une création contemporaine qui, en revanche, auto-réfléchit vivement sa relation au réel. Le spectacle Jan Karski (mon nom est une fiction) (2011) dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel comporte ceci de spécifique qu’il produit, comme Colline à Bühl, différentes esthétiques dans l’approche d’un même réel. Là où Richter propose quatre formalisations, la structure dramaturgique de Jan Karski (mon nom est une fiction) en construit trois qui se déploient scéniquement à travers trois parties bien distinctes.
7Afin de saisir les enjeux de la création d’Arthur Nauzyciel, il faut préciser dès à présent que les esthétiques scéniques choisies par le metteur en scène reprennent et reflètent la dramaturgie de la principale source textuelle de son spectacle, à savoir le livre Jan Karski6 (2009) de l’écrivain Yannick Haenel. À travers trois parties, l’auteur y déploie et thématise son enquête, principalement documentaire, sur la vie du résistant polonais Jan Karski. Sous-titré « roman », le livre de Haenel se présente comme une exploration de différentes variations formelles autour d’un même sujet, il teste en quelque sorte l’ingéniosité de l’art dans la saisie du réel. Concrètement, l’écrivain procède premièrement à la minutieuse description du témoignage de Jan Karski enregistré par le réalisateur Claude Lanzmann pour son film documentaire Shoah7 (1978) (chapitre i). Deuxièmement, il élabore, sous forme d’un récit à la troisième personne, un résumé de l’autobiographie de Jan Karski, publiée en 1944 sous le titre Story of a secret state8 (chapitre ii). Enfin, dans un troisième temps, il s’imagine plonger dans la tête du témoin Karski, il invente des pensées qui auraient pu traverser la personne réelle au cours des dernières années de vie à Washington. Il produit donc un texte de fiction (chapitre iii).
8À travers une fictionnalisation progressive du matériau documentaire, le récit de Yannick Haenel construit un jeu de perspectives autour d’une éventuelle vérité historique ; ce qu’il avance garde la légèreté d’une hypothèse. Tout comme les quatre tableaux de Colline à Bühl, l’écrivain circule autour du réel, le circonscrit afin d’y accéder de plusieurs manières. Les trois approches formelles qu’il propose attestent du questionnement qui sous-tend son texte : quelles connaissances, même fragmentaires, pouvons-nous acquérir sur le vécu réel de Jan Karski et quelles voies esthétiques peut inventer l’artiste pour ce faire ?
9Si le roman Jan Karski autoréfléchit esthétiquement la démarche de l’écriture documentaire, c’est parce que l’essence du réel, sa vérité, reste fondamentalement insaisissable. Puisque, par définition, le matériau documentaire est toujours lacunaire, n’éclaire concrètement qu’une minime portion du réel, Yannick Haenel refuse non seulement de livrer une interprétation historique stable et univoque, mais également de choisir une forme de représentation. Et si son roman documentaire relève d’une esthétique de l’incertitude, celle-ci caractérise également l’adaptation qu’Arthur Nauzyciel crée pour la scène. Le metteur en scène déclare ainsi :
« Le livre imaginé par Yannick Haenel, sur lequel repose ma création, pose de manière aiguë la question de la représentation. [Son] dispositif suggère la multiplicité des formes de représentation, et donc la difficulté d’en penser une plus juste qu’une autre9. »
10De fait, en formalisant la précarité de la démarche de représentation du réel dans l’art, le spectacle Jan Karski (mon nom est une fiction) met en exergue le paradoxe qui habite toute esthétique documentaire : rendre compte du réel, mais également de la résistance que le matériau documentaire oppose à l’artiste. Si, tout comme le roman de Yannick Haenel, le spectacle crée trois types de rencontres entre le document et sa formalisation esthétique, il pourrait prolonger ce jeu de perspectives infiniment, inventant une multitude d’autres formes pour tenter d’accéder à la part incommensurable du réel.
11Là où le constat du caractère autoréflexif de l’art théâtral documentaire contemporain semble indubitable, la théorisation du phénomène l’est moins. Toutefois, quand François Niney définit le documentaire cinématographique comme la recherche d’un accès aux multiples vérités du réel, passant par une production discursive nouvelle et l’élaboration d’hypothèses de vérité à travers une réflexion dialectique, il fait fortement écho à la pensée de Theodor W. Adorno. Que ce soit dans La Dialectique de la raison (1944), la Dialectique négative (1966) ou la Théorie esthétique (1970), publiée à titre posthume et traitant le plus explicitement des questions de formalisation artistique, Adorno ne cesse d’interroger la nature de la relation entre arts et réel. Sa philosophie semble un outil indispensable à la compréhension du caractère autoréflexif de l’art théâtral documentaire contemporain et plus concrètement du spectacle Jan Karski (mon nom est une fiction) car il met en évidence la spécificité de l’art dans l’élaboration d’hypothèses de vérité sur les événements du monde. Que ce soit la vision développée avec Max Horkheimer en ce qui concerne la désuétude des concepts culturels, invalidés par la catastrophe éthique qu’est la Shoah et, par conséquent, la recherche des aspects incommensurables, « non identiques10 » du réel, ou le mouvement dialectique qui habite sa pensée, Adorno souligne combien l’art réfléchit le réel.
12Précisons que ce que nous appelons autoréflexivité au sein de l’œuvre d’art décrit non seulement un problème formel mais l’interpénétration entre esthétiques et réel, forme et fond. Adorno l’explicite au début de sa Théorie esthétique :
« Les antagonismes non résolus de la réalité se reproduisent dans les œuvres d’art comme problèmes immanents de leur forme. C’est cela, et non la trame des éléments objectifs, qui définit le rapport de l’art à la société11. »
13Ainsi, si le théâtre documentaire interroge les formes de représentation du réel dans le cadre de l’art, il interroge plus fondamentalement la façon dont nous concevons et catégorisons ce réel. Au lieu d’analyser l’art documentaire comme pur phénomène formel, notre réflexion tente de démontrer combien il enquête sur les concepts à travers lesquels l’être humain conçoit le réel – non seulement les concepts qui ont conduit la société européenne vers les contrées désertiques de la Shoah mais, plus impérativement, ceux qui construisent notre réel contemporain.
14L’analyse qui suit s’organise en deux temps. La première partie étudie le spectacle Jan Karski (mon nom est une fiction) comme dispositif esthétique autoréflexif sous deux aspects : premièrement à travers la façon dont les artistes se référent au Karski réel, deuxièmement, en observant l’interprétation scénique choisie. La seconde partie approfondit cette étude en s’appuyant sur la philosophie d’Adorno afin de comprendre quelle vision de la relation art-réel soutient la création. Même si nous ne pouvons pas satisfaire les exigences de cette philosophie en général, elle figure ici comme une précieuse clé pour la compréhension du fonctionnement de l’art théâtral documentaire contemporain. De plus, la vision d’Adorno précise des problématiques qui dépassent largement le théâtre : sa pensée permet d’éclairer les enjeux plus fondamentaux des différentes disciplines artistiques documentaires.
Jan Karski (mon nom est une fiction) : un dispositif documentaire autoréflexif
15Jan Kozielewski (Karski étant son nom de code) naît en 1914 à Łódź en Pologne. Ce qu’il appelle la mission de sa vie, politique et stratégique, puis personnelle et intime, sera la transmission d’un des messages les plus funestes du xxe siècle : l’annonce du massacre organisé des deux tiers de la population juive européenne. À partir de 1940, Karski visite deux fois clandestinement le ghetto de Varsovie, puis le camp de concentration d’Izbica Lubelska et livre au gouvernement polonais en exil à Angers des documents sur la situation. Reçu par d’innombrables responsables politiques dès 1942, Karski l’est également en 1943 par le président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt. Devant la difficulté, de la part de ses interlocuteurs, d’entendre et/ou d’admettre la monstruosité du message, Karski doit constater qu’ils s’enferment pour la plupart dans une incrédulité, véritable ou prétendue.
16Comme évoqué plus haut, Yannick Haenel indique les principales sources documentaires dans la note introductive à son livre. Il y mentionne le témoignage de Jan Karski pour le film documentaire Shoah, son autobiographie ainsi qu’une biographie éditée en 1994 par les historiens E. Thomas Wood et Stanislas M. Jankowski sous le titre Karski, How One Man Tried to Stop the Holocaust12. Relevant d’un style descriptif, les deux premières parties du texte de Haenel peuvent être considérées comme documentaires dans le sens que l’écrivain se tient principalement à une transcription littéraire phénoménologique, quasi photographique, de l’apparence du témoin au sein du film ainsi qu’à un montage de faits historiquement attestés.
17En revanche, quand Arthur Nauzyciel adapte le roman à la scène, le texte de sa création se constitue uniquement des écrits de Haenel. D’un côté, cette procédure n’enlève rien à la portée documentaire de ces derniers, mais de l’autre, le metteur en scène n’établit pas une relation directe avec le matériau documentaire. Au lieu de créer une véritable documentation scénique du réel, le spectacle Jan Karski (mon nom est une fiction) correspond plus exactement à une interprétation théâtrale d’un texte (partiellement) documentaire.
18Les trois temps du récit que crée Yannick Haenel, et qui sont reproduits par Arthur Nauzyciel, peuvent être décrits comme une plongée dans le passé ou comme un voyage vers le paysage quelque peu mythique construit par la mémoire. Plus nous nous éloignons d’un présent proche du nôtre (tournage de Shoah en 1978), plus l’écrivain semble s’éloigner d’un regard net, documenté. Progressivement nous quittons la description d’une surface unidimensionnelle captée par le film et entrons dans les trois dimensions de la personne Karski. Cette dernière se détache du réel documenté, se libère en quelque sorte de son apparence afin de prendre volume en tant que personne imaginée, personnage. Partant de ce qui se perçoit à l’extérieur d’un homme, la troisième partie explorera les méandres de sa vie intérieure, plus onirique, plus irrationnelle et tortueuse. Si le texte de Yannick Haenel décrit un voyage vers la fiction, Arthur Nauzyciel en précise le dessein : « Ce dispositif romanesque inventé par Yannick Haenel est déjà une métaphore, qui dit à la fois la difficulté d’arriver à la fiction, mais aussi la nécessité même de la fiction13. » Ayant changé plusieurs fois de nom et se considérant comme ressuscité, le Karski qui apparaît à travers le matériau documentaire est une figure peu saisissable. Étrangement suspendu entre son vécu et le récit légendaire qu’il fait de sa vie, Karski semble transgresser des seuils qui séparent habituellement le réel d’autres états plus mystiques, plus fabuleux. Quand Arthur Nauzyciel sous-titre son spectacle mon nom est une fiction, il met en exergue cette caractéristique autofictionnelle du témoin :
« Karski est un personnage romanesque, inventé et réinventé, dont la vérité n’est guère discernable, si tant est qu’elle le soit pour n’importe quel être humain. Arrive-t-on à être dans le vrai quand on raconte la vie de Karski ? Selon moi, la réponse est non14… »
19Le sous-titre du spectacle fait également allusion au passage de l’écriture à la scène, à la relation entre la documentation et l’art physique qu’est le théâtre. À travers l’acteur s’ajoute cette nouvelle dimension dans l’approche du témoignage : le jeu. L’acteur passe du langage écrit à l’espace concret et figuratif du plateau, où le texte se manifeste en mouvement, couleurs, volumes et sonorités. Oscillant entre sa personne réelle et le personnage/la personne qu’il incarne, le jeu d’acteur est de nature dialectique – son statut ontologique ne se stabilise ni dans le réel hic et nunc de la situation performative, ni dans la fiction. Comme le remarque le philosophe Stanley Cavell : « On ne peut pas désigner l’un sans désigner l’autre et on ne peut désigner les deux en même temps. Ceci implique que désigner devient ici une activité incohérente15. »
20Similaire à Colline à Bühl, la structure dramaturgique de Jan Karski (mon nom est une fiction) révèle, sous forme de trois variations esthétiques, trois manières de se référer au réel. Là où la première partie du texte de Haenel propose une minutieuse description du témoignage de Karski dans le film Shoah, sur scène celle-ci est incarnée par Arthur Nauzyciel. Assis dans une configuration scénographique qui rappelle la situation de tournage de Lanzmann, face à un fauteuil vide, le metteur en scène nous décrit ce que l’on ne voit pas, à savoir le témoin absent, le réel Jan Karski. D’un côté, le détachement avec lequel Nauzyciel énonce le récit documentaire, une certaine atonie, un ton scientifique qui porte sa description afin de n’omettre aucun détail important, rappelle un rapport brechtien. De l’autre, l’attitude physique naturelle, le peu d’expressivité et l’absence totale de métamorphose attire l’attention sur l’être qui se tient devant nous, à savoir la personne réelle Arthur Nauzyciel. Vacillant entre une esthétique épique et une forme performative, celui-ci explicite :
« Il fallait un comédien qui ne soit pas associé à la fiction, à l’endossement d’un rôle, car un acteur jouant Karski dit de suite que nous sommes au théâtre [dans le sens d’une représentation du réel]16. »
21Car si le metteur en scène présente ici le témoignage de Karski, il ne le représente pas. Il incarne littéralement la documentation : à travers lui, le matériau documentaire textuel devient palpable sans qu’il se confonde, physiquement ou psychiquement, avec ce qu’il désigne. La professionnalité du jeu se caractérise justement dans cet écart maîtrisé ; sans prétention de devenir la chose représentée, l’acteur lui prête sa chair.
22Dépouillé de tout artifice, Nauzyciel garantit à travers son être une continuité entre la personne réelle Jan Karski et celle qui nous fait face au sein de la situation théâtrale, à savoir l’actant. Dans cette première partie, la réalité hic et nunc de son corps sur scène matérialise une filiation physique au réel documenté. Malgré les médiatisations successives du témoignage par Lanzmann et Haenel, le théâtre déploie ici toute la force de sa spécificité en tant qu’art vivant : l’actant devient un passeur charnel, le médium physique d’une documentation.
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23La seconde partie du spectacle débute par un silence.
24Sur l’écran, qui habite maintenant tout le cadre de scène, apparaît un plan cadastral. Dans un mouvement saccadé et continu, la vue sur le plan se déplace. Laissant derrière lui un nombre infini de bâtiments, chiffres et symboles, l’œil suit un large tracé violet. Comme une inscription quelque peu arbitraire, le tracé avance, tourne, encercle, revient. Courant le risque du vertige, le regard doit s’accrocher pour suivre les détails d’un dessin dont il ne connaît pas l’ensemble, dont il ne peut se détacher, prendre une distance libératrice. Sans arrêt, on suit, on chemine.
25Élaboré par l’artiste polonais Miroslaw Balka, collaborateur vidéaste d’Arthur Nauzyciel, ce plan cadastral de la ville de Varsovie avec le tracé de son ghetto place non seulement le spectateur face à l’enfermement, il a aussi remplacé le corps de l’acteur. Ce qu’il reste du vivant est la voix off de l’actrice suisse-germanophone Marthe Keller qui relate une version fortement abrégée du récit à la troisième personne de l’autobiographie de Karski, écrit par Haenel. À travers la soustraction de l’acteur, cette partie du spectacle semble formaliser ce que ce dernier décrit comme la disparition « de l’idée même [du] concept d’humanité17 ».
26Le plan cadastral est le seul véritable indice, au sens de C.S. Peirce18, du réel sur scène. Comme un fragment détourné du vécu réel de Jan Karski, le plan est « symptôme, dépôt, trace ou empreinte vive, [il] participe du phénomène qu’il signifie, il en constitue l’échantillon ou l’exhibition résiduelle19… » L’indice est sorti du tissu infini que constituent les évènements du monde. Il est le résidu, un sédiment de la vie réelle de Jan Karski.
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27Avec la troisième partie du spectacle surgit – enfin – le théâtre (ou plutôt ce que nous attendons traditionnellement de lui). Dans une somptueuse scénographie qui figure un hall d’opéra, apparaît l’acteur Laurent Poitrenaux, qui prononce des paroles imaginées par Yannick Haenel et décrivant ce que Jan Karski a probablement, ou éventuellement, pensé. Interprétées à la première personne, elles semblent rappeler que dans un témoignage quelqu’un dit « Je ».
28Son regard tourné vers l’intérieur ou baissé, l’homme, qui se parle plus à lui-même qu’il ne parle aux spectateurs, porte un costume verdâtre, soigné mais bon marché, un soupçon trop grand. Son état semble ambigu, un entre-deux mondes – celui du sommeil ou du réveil, celui de la vie ou des spectres. C’est un être hanté.
29Clôturant le spectacle par une fiction, cette troisième partie est, certes, imaginée mais elle semble aussi singulièrement habitée, elle apporte du volume aux paroles. Par le détour d’un univers métaphorique, on peut apercevoir l’être vivant qu’a été Jan Karski. Une voix, un doigt, un regard – à travers le personnage d’une fiction le matériau documentaire à partir duquel a été écrit le texte des deux premières parties devient tangible, se concrétise.
30Dans le sens qu’elle propose trois variations formelles qui éclairent le réel de Jan Karski, et prend donc la mesure du champ qui s’étend entre le matériau documentaire et ses possibles retranscriptions scéniques, la création d’Arthur Nauzyciel peut être considérée comme un dispositif esthétique autoréflexif. Si traditionnellement, l’acteur mène une double vie entre son être réel et l’être qu’il représente, les trois parties de Jan Karski (mon nom est une fiction) semblent explorer les possibles relations entre ces deux entités. À travers trois statuts que le metteur en scène accorde successivement à l’actant, trois manières de faire revivre scéniquement la parole (et la parole imaginée) de Jan Karski, le spectacle sonde différentes façons d’invoquer le réel, de l’attirer sur scène, de l’y faire vivre.
31Comparant les trois parties, il serait insensé de vouloir décider laquelle construit ou extrait au mieux « l’essence » de la vie du témoin. Comme chaque tableau de Colline à Bühl, chaque mise en perspective du matériau documentaire crée ici une image incomplète du réel. Néanmoins, chacune ne cesse d’en apporter une pièce supplémentaire.
Penser le réel comme incommensurable : Adorno et l’art
32Les trois parties de Jan Karski (mon nom est une fiction) restent entièrement autonomes. Comme les différents tableaux de Colline à Bühl, elles sont lisibles individuellement, elles affichent une cohérence interne dans la façon de se référer au réel et dans leur formalisation esthétique. Entrecoupées par des noirs, elles ne tendent pas vers une conciliation des perspectives – elles peuvent se compléter mais se contredisent aussi.
33Il s’agit de travailler à ce qu’Adorno appelle dans sa Théorie esthétique une « synthèse non violente20 ». Au sein de celle-ci, les particularités du réel ne sont pas subsumées sous une perspective harmonieuse mais considérées dans leur hétérogénéité – l’art préserve ce que le philosophe (par ailleurs musicien professionnel) appelle la dissonance, à savoir l’expression de l’irréductibilité de la singularité.
34Dans ce même sens et contrairement à ce qu’une certaine réception de sa pensée affirme, Adorno dialectise aussi le problème de l’irreprésentabilité des crimes du fascisme : quand il termine en 1949 l’essai Critique de la culture et société par une phrase très connue qui traite de l’écriture lyrique après Auschwitz, au lieu de prononcer une interdiction du travail esthétique en général, le philosophe fait plutôt appel à une autoréflexion conceptuelle au sein de la démarche artistique :
« La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes21. »
35Dépourvue d’une sacralisation de la Shoah, la pensée d’Adorno ne considère nullement la réalité de celle-ci comme irreprésentable. Au lieu d’interdire toute esthétisation dans la logique d’une certaine tradition biblique qui préconise de « ne pas (se) faire d’image » (Pentateuque, Exode 20.4), le philosophe n’appelle aucunement au silence. L’art se doit d’exprimer par le biais de sa forme l’idée même de l’irreprésentabilité.
36Quand Yannick Haenel explique : « Mon livre est un travail sur tout ce qui n’a pas été dit pendant ces trente-cinq ans de silence22 », il divulgue le secret de son approche esthétique du réel : faire apparaître provisoirement des fragments de vérité. Comme devant l’œuvre de Richter, appréhender le réel Karski, son essence ou sa vérité, semble être ici une affaire d’interstices. Quand les différentes formalisations du réel se retirent, la vérité subsiste comme un résidu, un sédiment dégagé par le travail esthétique. Quand François Niney considère que « les vérités doivent être extraites23 », il semble que le travail artistique peut créer l’expérience de la vérité momentanément, mais que cette dernière se dérobe aussitôt, se refuse à toute herméneutique littérale – l’art ne peut pas dire la vérité, il la fait provisoirement apparaître, comme le formule Adorno. Telle une énigme, « les œuvres disent quelque chose et en même temps le cachent24… » Il s’agit donc, comme le suggère le philosophe Albrecht Wellmer25, issu de la deuxième génération de l’École de Francfort, d’un potentiel de vérité, une vérité en creux, extraite à travers la formalisation esthétique.
37Malgré les différentes variations dans la représentation de la personne Jan Karski, le témoin reste pertinemment unheimlich, d’une « inquiétante étrangeté26 ». Si Adorno ne cesse de souligner l’importance du travail esthétique sur les aspects incommensurables, « non identiques27 » du réel, il s’agit de ne pas soustraire l’étrange à sa dissimilitude, mais de lui laisser son étrangeté. Faisant allusion au concept d’aura chez Walter Benjamin, le philosophe précise :
« La disposition réconciliante n’annexerait pas ce qui est étranger avec un impérialisme philosophique, mais trouverait son bonheur à ce que dans la proximité qu’on lui confère, il demeure le lointain et le différent28… »
38Ainsi, dans toute formalisation du réel, il semble pertinent de ne pas gommer son incohérence mais d’exposer les fissures qui le traversent. Au fond, il s’agit de risquer l’inscription du réel dans son altérité, son étrangeté, comme « négation29 » de toute conceptualisation univoque qui pourrait lui être imposée. La proposition de trois niveaux d’incarnation de Jan Karski au sein du spectacle rend la personne palpable, mais à la fois met en évidence les limites de l’incarnation même : celle-ci permet d’approcher le réel mais crée également l’image de son incommensurable étrangeté.
39L’autoréflexivité esthétique définit l’art comme un dialogue infini entre le réel et ses possibles formalisations, et non comme une simple transposition de l’un dans l’autre. C’est une démarche artistique qui met en exergue la complexité et la précarité qui caractérisent la relation de l’art au réel. Face à des œuvres autoré-flexives, non seulement le spectateur voyage entre différentes conceptualisations esthétiques du réel, mais l’artiste l’invite à se mettre en quête, à extraire et à construire activement les vérités qui se logent quelque part au creux des images.
Notes de bas de page
1 Niney François, Le documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 133.
2 Bühler Höhe [1991], Catalogue raisonné : 749-1, Museum Frieder Burda, Baden-Baden.
3 Exposition organisée par la Nationalgalerie Berlin, en collaboration avec le Centre Georges-Pompidou et la Tate Modern.
4 Lehmann Hans-Thies, Le théâtre postdramatique [1999], trad. fr. par Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002.
5 Barthes Roland, La chambre claire, Notes sur la photographie [1980], in Œuvres complètes, vol. 5, Paris, Seuil, 2002, p. 851.
6 Haenel Yannick, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.
7 Lanzmann Claude, Shoah (1985).
8 Karski Jan, Story of a secret state, Boston, Houghton Mifflin Company, 1944 ; trad. fr. Mon témoignage devant le monde, Paris, R. Laffont, coll. « Point », 2010.
9 Nauzyciel Arthur, Le projet théâtral d’Arthur Nauzyciel, in Pièce (dé) montée. Jan Karski (Mon nom est une fiction) [en ligne], dossier pédagogique du réseau SCEREN et du Festival d’Avignon, Paris, CRDP, 2011, p. 18. Disponible sur : http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/karski_total.pdf (consulté le 20-10-2015).
10 Adorno Theodor W., Dialectique négative [1966], trad. fr. par le Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 2003, p. 180.
11 Adorno Theodor W., Théorie esthétique [1970], trad. fr. par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 2011, p. 21.
12 Wood E. Thomas et Jankowski Stanislas M., Karski, How One Man Tried to Stop the Holocaust, New York, J. Wiley, 1994.
13 Nauzyciel Arthur cité par Crom Nathalie, « Arthur Nauzyciel s’empare du témoin Jan Karski », in Télérama [en ligne], 2011, n° 3207, p. 1. Disponible sur : http://www.telerama.fr/scenes/arthur-nauzyciel-s-empare-du-temoin-jan-karski,70690.php (consulté le 10-01-2014).
14 Entretien avec Nauzyciel Arthur, in Pièce (dé) montée, op. cit., p. 23.
15 « You can’t point to one without pointing to the other and you can’t point to both at the same time. Which means that pointing here has become an incoherent activity » (Cavell Stanley, « The Avoidance of Love : A Reading of King Lear », in Must we mean what we say ? A Book of Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 328).
16 Entretien avec Nauzyciel Arthur, in Pièce (dé) montée, op. cit., p. 24.
17 Haenel Yannick, op. cit., p. 173-174.
18 Peirce Charles Sanders, Écrits sur le signe, trad. fr. par Gérard Deledalle, Paris, Seuil, 1978, p. 140.
19 Définition de l’indice par le philosophe Daniel Bougnoux, in La crise de la représentation, Paris, Édition La Découverte, 2006, p. 53.
20 Adorno Theodor W., Théorie esthétique, op. cit., p. 203.
21 Id., Prismes. Critique de la culture et société [1951], trad. fr. par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 2003, p. 30-31.
22 Haenel Yannick, « Haenel répond à Lanzmann », [en ligne] in Daniel Schneidermann (prod.) et Judith Bernard (rédac.), Arrêt sur images, émission « Dans le texte », 04-02-2010. Disponible sur http://www.arretsurimages.net/emissions/2010-02-04/Haenel-repond-a-Lanzmann-d-ns-le-texte-id2730 (consulté le 02-10-2015).
23 Niney François, Le documentaire et ses faux-semblants, op. cit., p. 133.
24 Adorno Theodor W., Théorie esthétique, op. cit., p. 173.
25 Notamment dans Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne, Vernunftkritik nach Adorno, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985.
26 Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté, trad. fr. par Marie Bonaparte et E. Marty, Paris, Édition Interférences, 2009.
27 Adorno Theodor W., Dialectique négative, op. cit., p. 180.
28 Ibid., p. 233.
29 Ibid., p. 30.
Auteur
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