Quelques stratégies documentaires en photographie
p. 225-229
Texte intégral
1Photographe depuis une vingtaine d’années, je vous présente quelques œuvres qui touchent à cette question de l’origine, l’usage et la mise en forme du document photographique. Des projets pour lesquels j’ai parfois réalisé des images photographiques, parfois délégué à d’autres la prise de vue, ou encore recherché des images existantes. En gardant en tête le rôle de l’auteur, les traditions sur lesquelles une photographie s’appuie, les réseaux par lesquels elle circule.
2 Statistical Landscape (2004)1 s’insère dans une série de projets portant sur la représentation photographique du monde du travail produite de l’intérieur, s’inspirant tant de l’image corporative diffusée dans les rapports annuels que de celles des arbeiter-fotografen de l’entre-deux-guerres. Comment constituer une banque d’images sur l’univers du travail en s’assurant d’une certaine diversité d’emplois, en déjouant les clichés associés aux types de travail, mais aussi comment y pénétrer ? Il a été demandé à vingt travailleurs de photographier leur lieu de travail, représentant les vingt secteurs de l’emploi pour la ville de Toronto2. La taille de chaque image correspond au nombre de travailleurs dans le secteur d’emploi qu’elle représente. Le temps d’une prise de vues, l’employé ne produira que des images. J’ai demandé que le lieu soit vide de présence humaine pour mettre l’emphase sur l’espace, accentuant l’impression de temps suspendu. Une affiche distribuée donne l’information sur le photographe et le secteur, offrant à la fois une vision « micro » ou intime par un travailleur et une vision « macro » de la situation de la ville à un moment précis.
3Protection de la vie privée, protection des marques de commerce, protection de la propriété privée : il semble que les possibilités de représenter photographiquement l’espace du travail, mais aussi l’espace public, soient de plus en plus limitées. Ces restrictions sont-elles réelles, inscrites dans la loi ou s’agit-il d’une forme d’autocensure ? Difficile à savoir, la jurisprudence n’étant pas si abondante. Alors qu’il y a à peine vingt ans les étudiants faisaient leurs armes dans la rue ou dans les parcs, photographiant des passants inconnus, les images que l’on voit aujourd’hui dans les laboratoires des écoles d’art relèvent plus souvent de la vie personnelle et de prise de vues en intérieurs, ou encore de paysages déserts. Reste l’omniprésence des caméras de sécurité, dont on sait rarement à qui elles appartiennent, à quoi elles servent et qui les regarde. À la différence d’un photographe, la caméra de surveillance tourne sans arrêt, sans se soucier d’avoir l’accord de ceux qui défilent dans son cadre.
4Pour Guardia Resguardeme (2005)3, je deviens cet outil de surveillance pour aller à la rencontre d’autres acteurs de contrôle que sont les policiers, gardiens de sécurité, soldats. Le dispositif est dissimulé dans un chapeau, l’objectif est minuscule, et je m’approche le plus possible de la cible avant d’attirer son attention vers moi. J’ai testé le dispositif en plusieurs lieux, dont la France, sans résultat : il semble hasardeux de se frotter aux CRS. Ce projet fut réalisé à Mexico ; la proximité y est admise et on y trouve ces gardes en grande quantité, certains armés jusqu’aux dents et d’autres ne portant qu’une simple étoile de shérif cousue sur une veste.
5Nous sommes dans une rencontre entre deux systèmes de surveillance dont la fonction est déplacée. La vie s’immisce et chacun vaque à ses occupations, l’un sort des poubelles, l’autre drague, etc. L’installation est présentée en cinq écrans où vingt-cinq séquences sont projetées de manière aléatoire. Elles débutent indépendamment mais se terminent au même instant, lorsque le regard se porte vers moi. Ces déambulations offrent des clins d’œil sur la ville, faisant un travail documentaire en perruque, où l’on détourne l’outil à ses propres fins.
6Dans Une sale affaire (2007)4, il est question de photographie policière. Comment le document photographique conserve-t-il son caractère de preuve, de véracité, caractère qui a été remis en question depuis des décennies, si tant est qu’il ait jamais existé ? Auquel cas, on devrait dire : comment acquiert-il sa fonction testimoniale ? Quelles sont les différences esthétiques entre une photo de presse et une photo policière d’un même événement ? Le rôle d’une photographie imprimée dans un journal est d’émouvoir le lecteur, de l’appâter, de l’informer et de permettre l’écriture d’une légende. La photographie policière, quant à elle, relève les indices qui serviront à d’éventuelles accusations. À l’aide d’un scanner radio, j’ai écouté les communications de la police, guettant un appel qui réclame une intervention immédiate (avec plus ou moins de succès puisqu’on y utilise un langage codé). Ainsi équipée et guettant la télévision et les fils de presse, j’ai suivi l’actualité des faits divers, et donc les photojournalistes, pour capter l’événement : accident, perquisition, fusillade et noyade.
7Comme je demandais à un photographe de presse aguerri s’il cherchait à obtenir la permission des policiers photographiés avant de publier, il me répondit : « Ben voyons, donc… Ils font partie de l’événement. » Comme représentants de l’ordre, ils échappent aux règles de la protection de la vie privée, et entrent en quelque sorte dans le domaine public (cette législation varie d’un pays à l’autre). Ils seraient alors comme des citoyens « libres de droits ». Les policiers antiémeutes sont la cible idéale ; lorsqu’ils sont déployés durant une manifestation, ils tiennent la pose. L’uniforme, l’insigne, inscrivent l’individu dans l’événement. Dans la série Les citoyens, manifestation, 15 mars (2010)5, l’homme est isolé de l’action par le cadre puis par son casque. Perdu dans ses pensées, il paraît bien loin du champ de bataille.
8« Always squeeze the shutter release as you do the trigger on your gun », « Serrez toujours le déclencheur d’obturateur comme si c’était la gâchette de votre revolver6 ».
9Comment une photo de presse se distingue-t-elle d’une photo de police ? Pour le savoir, il me faut avoir accès à des images de photographie forensic. La formation des aspirants policiers en photographie couvre les techniques de bases. « The photograph must not appeal to the emotions », « La photographie ne doit pas s’adresser aux émotions7 ». Selon une capitaine du Service de police de la Ville de Montréal, ce qui prime est la validité du cahier des charges qui accompagne la photo, puisqu’une simple erreur d’orthographe peut faire tomber la preuve. On en déduira que ce n’est pas tant ce que donne à voir l’image qui compte, mais le fait qu’elle s’inscrive dans un faisceau de preuves qui se valident les unes les autres. Au sous-sol du Palais de justice de Québec est située la salle des archives. Là, j’accède aux pièces à conviction d’affaires classées, parmi lesquelles se trouvent les photographies forensic. Elles sont numérotées à la main et reliées dans de petits albums de photos de famille. Il est possible de les consulter et de les photocopier, suivant un principe d’accès à la jurisprudence.
10Je retiens deux cas.
11 Assemblée nationale (2010)8, l’affaire du Caporal Denis Lortie : le 8 mai 1984, un militaire de l’armée canadienne va entrer à l’assemblée nationale du Québec après s’être servi dans le dépôt de munitions dans le but d’en finir avec la politique. Mais il se trompe d’heure et arrive trop tôt, ce qui évite un carnage (il fait trois morts et treize blessés). Le photographe va suivre le parcours de Lortie dans l’édifice, en commençant par sa voiture jusqu’au siège du président de l’assemblée. Cette structure narrative permet de reconstituer le déroulement du drame. Les photographies sont accidentées : avant-plans surexposés, présence de flous, forte ombre portée due au flash, cadrages obliques, plongée accentuée, manque de définition, etc. Loin de ce que l’on pourrait penser d’une photographie objective, simplement descriptive et plus nette que l’œil ne l’est.
12 Homicide, détenu vs détenu – Archives du Palais de Justice de la Ville de Québec (2010)9 : en 1997, un détenu assassine son codétenu dans leur cellule commune. Quarante-quatre images scrutent la pièce ; l’espace étant exigu, il est littéralement scanné par le photographe. Les photos sont en plans rapprochés, pour certaines abondantes en trace de sang, anecdotiques pour d’autres. Les images originales sont en couleurs mais le photocopieur des archives n’opère qu’en noir et blanc (il est interdit d’en utiliser un autre). Par ailleurs, il produit une forte trame qu’il est difficile d’éliminer ; le circuit par lequel la photo nous parvient laisse sa trace dans l’image. Ces photos ont été produites dans un but précis ; elles sont détournées de ce but et catapultées dans un autre contexte. Allégée du fardeau de la preuve et des motivations de leur auteur, je peux regarder ces documents et y lire autre chose que les traces d’un crime : tous les détails d’une vie de détention, savon à linge et mégot de cigarette au fond de la cuvette. Comme pour Statistical Landscape où le lieu du travail sert à produire une image, comme pour Guardia Resguardeme où le temps du travail est observé, ici, c’est le travail de l’image, sa fonction, qui est détournée, faire un documentaire tel un travail en perruque.
13Certains lieux sont difficiles d’accès. User des photos de police ou passer par le regard d’un autre pour y pénétrer sont des stratégies. Passer par la voie officielle est un exercice ardu mais intéressant en ce qu’il révèle les limites que l’on trace et les discours qui les justifient.
14 Institut Philippe-Pinel, chambre type (2014)10 : cet hôpital psychiatrique québécois fut créé à la demande de la Prison de Bordeaux de Montréal, à la fin des années soixante. Cette institution ayant une forte population de détenus avec des troubles psychiatriques, il fut proposé au gouvernement du Québec de construire un établissement spécialisé pour les accueillir. L’établissement a toutes les caractéristiques d’une prison sans le titre, aujourd’hui s’y côtoient des patients qui viennent de la filière judiciaire et d’autres de la filière médicale (diagnostiqués avec des problématiques de violence). Je pénètre dans les espaces communs : salles de classe, salles d’exercices, coiffeur, parloir, chapelle, etc. Les cafétérias, salons, cellules, situées dans des ailes appelées unité-vie, demeureront inaccessibles. Reste cette chambre-type destinée à la formation pour les infirmiers et gardiens.
15 École nationale de police du Québec, salle de simulation (2014)11 : cette école est la dernière étape dans la formation des policiers. Il s’agit d’harmoniser la formation avant de pouvoir pratiquer. On y engage une trentaine de comédiens professionnels pour jouer lors de mises en situation filmées (pour des rétroactions). On trouve sur leur terrain plusieurs bâtisses, des appartements, un commerce dépanneur, une banque, des feux de circulation… Le tout fictif, je n’ai accès qu’aux lieux de simulation.
16 Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale (SQ), morgue (2014) : à la différence des deux autres lieux, on est dans un espace réel de travail. Le mannequin que l’on voit allongé sur la table d’autopsie est ambigu quant à sa fonction (il s’agit d’un modèle de l’équipe de balistique arrivé en fin de parcours). Au final, nous avons de l’imitation, de la pratique, de la mise en scène…
*
17Je termine avec des photographies qui ont pour moi une valeur inestimable, mais que je ne montrerai pas. Il s’agit de photos souvenirs faites par un détenu en prison fédérale (établissement pour les longues peines) sur une dizaine d’années. Elles ont été confiées à un ami commun qui a partagé sa vie carcérale avec le photographe. Je ne veux pas les utiliser actuellement car l’auteur est maintenant introuvable. Ces images, une bonne centaine, sont un album de famille classique, avec anniversaire, partie de hockey, beaucoup de portraits, portraits de groupe ou individuels qui témoignent des relations intimes entre détenus. Elles ont pour moi une grande importance car ce qu’elles donnent à voir est de l’inédit dans le connu. J’ai tenté de masquer les visages pour préserver l’anonymat des prisonniers mais cela signifiait annuler ce qui y est poignant, les complicités. Alors je les garde, car c’est cela aussi documenter : conserver.
Notes de bas de page
1 20 épreuves au jet d’encre, plexiglas, dimensions variées.
2 Statistique Canada pour l’année 2004.
3 Installation vidéo composée de 5 projections noir et blanc en boucle de 9 min 28 s, muet.
4 Série de 4 photographies, impression jet d’encre couleur, 122 × 92 cm chacune.
5 Série de 5 photographies, impression jet d’encre couleur, 102 × 90 cm chacune.
6 Crime Scene Photography, plan de cours ecdd1004, Royal Canadian Mounted Police, 2006.
7 Forensic Photography for the Crime Scene Technician, cours outline, California State University, 2006.
8 Journal noir et blanc, 12 pages, 32 × 36 cm, 1000 exemplaires gratuits.
9 45 photographies, impression jet d’encre noir et blanc, 37 × 33 cm chacune.
10 Photographie couleur, impression jet d’encre, 111,8 × 147,3 × 5 cm.
11 Photographie couleur, impression jet d’encre, 111,8 × 147,3 × 5 cm.
Auteur
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