La lumière artistique du témoin : topographie en acte
Sur Tarnac de Jean-Marie Gleize
p. 213-223
Texte intégral
1Face à aux accusations d’« esthétisation » et d’« illisibilité » qui guettent le poète, certaines figures de l’énonciateur en prise avec le monde ont pu être privilégiées dans la littérature française du xxe siècle, parmi lesquelles celle du témoin et de son positionnement singulier face au réel dont il enregistre les signes. Ainsi, à la fin d’Un captif amoureux, Jean Genet écrit :
« [Le témoin] ne répond pas seulement à l’implicite question comment, mais afin de faire voir pourquoi ce comment, il éclaire le comment, il l’éclaire d’une lumière qu’on dit quelquefois artistique. Les juges, n’étant jamais aux endroits où s’accomplissent les actes qu’ils jugeront, le témoin est indispensable mais il sait que le vérisme d’une description ne dira rien à personne, aux magistrats non plus s’il n’y ajoute les ombres et les lumières qu’il fut le seul à distinguer1. »
2Le texte se présente à la fois comme un document sur les conditions de vie de révolutionnaires palestiniens dans leur quotidien hors combats, et comme un témoignage de l’expérience personnelle du narrateur à leur côté. Cette articulation du politique à l’intime prend elle-même le pas sur la représentation politique attendue et le texte, bien que partisan, ne bascule jamais dans le portrait glorificateur de la révolution palestinienne2. En cela, l’extrait cité offre une conception particulièrement opérante de l’acte de témoignage envisagé depuis ses effets, ainsi que, dans une visée pragmatiste, de la valeur du texte littéraire, envisagée dans son rapport de saisie au réel.
3S’il ne s’agit pas de faire de Genet un précurseur de la pratique de Jean-Marie Gleize, sa convocation en introduction n’est pas arbitraire, puisqu’il participe du vaste dispositif intertextuel mis en place par Gleize dans le cycle de livres publiés depuis 1990 chez « Fiction & Cie » et au sein duquel s’inscrit Tarnac, un acte préparatoire3 (livre également consacré à la question révolutionnaire – bien que depuis de tout autres circonstances). Ce texte, dont le titre désigne le lieu de l’énonciation plutôt que l’énonciateur lui-même, est plus complexe qu’Un captif amoureux qui, fidèle à son ambition de témoignage, épouse encore les voies du récit. Mais la critique réflexive qu’on trouve dans le livre de Genet peut fonctionner comme un révélateur des problématiques à l’œuvre dans les pratiques artistiques documentaires, pour ce qui est du rapport entre la lettre, le support de l’écrit, et le réel, surtout quand celui-ci est pensé dans ses implications politiques4.
4De fait, le livre de Genet s’ouvre sur la mise en doute de l’adéquation entre l’écriture et le réel qu’elle est censée transposer : « La réalité est-elle cette totalité des signes noirs5 ? » À quoi la réponse, quelque peu désabusée, semble être que le blanc de la page portera toujours plus de sens que les signes qui s’inscrivent à sa surface. C’est cette même question que l’on retrouve littéralement reprise, entre guillemets mais sans mention d’origine, dans plusieurs volumes du cycle de Gleize6, dont il dit lui-même qu’il s’agit en réalité d’un seul et même livre « qui n’en finit pas de s’inachever7 ». Il amplifie par ailleurs la réflexion sur la relation de l’écrit au réel autour de laquelle s’articule son projet en reformulant l’analogie de Genet : « Il s’agit à la fois des signes noirs de la réalité (de l’opacité in-sensée du réel, opacité cruelle, indescriptible, ininterprétable), signes transportés et transformés en signes noirs, typographiques, à la surface de la page, ou de l’écran8. »
5Ce mode d’existence des textes que Gleize nomme réelisme littéral (par opposition aux « procédés de la représentation réaliste mis au point par les romanciers du xixe siècle9 ») et qui prend sens depuis une certaine conception de la poésie, passe par une pratique « documentale-dispositale10 » et se présente comme une forme active d’art en prise directe avec le politique, son exigence expérimentale dans le travail de la littérature croisant un idéal de vie communautaire.
La question de la poésie
6Bien que s’écrivant hors des formes communément reconnaissables comme telles, c’est au sein de l’institution de la poésie que se lit la pratique de Jean-Marie Gleize. Sa réflexion, née dans le prolongement des avant-gardes des années soixante/soixante-dix, porte entre autres sur les notions de littéralité, de nudité, et de postpoésie qu’il a contribué à investir de sens, à la fois en tant que poète et théoricien. Il s’agit pour lui de penser la poésie non pas comme une spécificité formelle, mais comme un certain type de positionnement énonciatif face au réel, « en deçà […] de toute trans-figuration esthétique ou poétique11 ». Cet extrême littéralisme vise la formulation de l’obscurité ambiante sans chercher à l’interpréter – ce que Jean-Jacques Thomas nomme, à son propos, poétique de « l’aporie herméneutique12 ».
7Afin de maintenir cette exigence à son plus haut niveau et de se tenir au plus près d’un mode de textualité qui prenne en compte l’opacité du réel sans chercher à faire sens ni par le récit ni par la métaphore, Gleize met en place un certain nombre de « procédures » complémentaires qu’il nomme « simplifications », « dispositions », « schématisations », ou encore « connexions »13, et au rang desquelles la mobilisation de ce « dehors » de la création littéraire qu’est le document14 tient un rôle central. Ces procédures prennent place au sein d’un dispositif expérimental complexe brouillant la référence et la temporalité narrative, ce qui permet à Gleize de rester en prise avec ce qui l’occupe, le livre portant la trace de ce réel par la reprise langagière de ce qui a lieu au présent, dans une logique non pas de représentation, mais d’enquête. Cette conscience du réel elle-même est inséparable – c’est tout le sens de la notion de littéralité – d’une conscience du langage, à prendre, selon l’expression consacrée, « au pied de la lettre15 », hors de toute illusion de transparence et en sachant bien que la diction du réel est une tâche impossible, puisque la figuration et la fiction sont toujours présentes par essence dans la langue. L’exploration du matériau langagier dans son rapport au réel, poursuivie et reprise inlassablement d’un livre à l’autre, est donc la seule place depuis laquelle peut travailler la poésie pour énoncer quelque chose du monde dans lequel elle prend forme et agit. Il ne peut être question d’envisager le produit de ce travail comme un livre clos, potentiellement réussi, mais au contraire comme un espace contextuel, lieu d’installation (Tarnac, nom du lieu-livre) et dépôt de discours générant une forme qui ne lui préexiste pas mais demande à être actualisée par la lecture, où peut se mettre en place une certaine compréhension de ce qui est à l’œuvre.
8Ce type de discours littéraire est explicitement relié par Gleize à la question politique, parce qu’il donne lieu à un positionnement institutionnel marginal par rapport à la production majoritaire de la prose fictionnelle et romanesque, ainsi que par rapport à la conception dominante de ce que doit être la poésie. Mais aussi et surtout parce qu’il agit sur des circonstances à la base d’un vivre-ensemble et oppose au bruit des discours formatés une exigence de résistance, ce qui lui fait dire qu’il travaille dans une visée « pragmatique-politique16 », tendant vers un type d’énonciation critique à l’égard de l’ordre établi et des discours dominants, « en période de capitalisme aggravé et violent17 ».
9On retrouve tout cela à même le titre du livre, Tarnac, un acte préparatoire. Ce village de Corrèze est le symbole de certaines dérives politiques, dont la deuxième partie du titre, un acte préparatoire, pouvant fonctionner comme indication générique, se fait l’écho. Ce syntagme est en effet repris au vocabulaire de l’anti-terrorisme et désigne le type d’acte – non défini – censé précéder le passage à l’acte effectif. Le 11 novembre 2008, certains membres d’un groupe de libertaires installés à Tarnac afin de mettre en place d’autres modes de vie communautaire se sont vus accusés du sabotage d’une caténaire de ligne TGV. La présence dans leur bibliothèque du livre L’insurrection qui vient, publié en 2007 aux Éditions La Fabrique par le bien-nommé « comité invisible », a par ailleurs servi de pièce à conviction dans la détention provisoire et l’inculpation pour « association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme » de plusieurs d’entre eux, dont le leader supposé, l’intellectuel Julien Coupat, suspecté également d’être le rédacteur de ce livre considéré par l’accusation comme un programme d’action terroriste.
10S’il le dédie à « Julien Coupat et ses camarades », Gleize ne cherche pas à faire dans son propre livre un travail de type journalistique de mise en lumière des événements de Tarnac. Au contraire, il garde intacte son injonction à s’en tenir au plus près du réel insensé, l’affaire en question participant du dispositif de montage au même titre que d’autres matériaux, d’autres sources, présents pour certains depuis longtemps dans son travail, et avec lesquels celle-ci est hybridée18. Cette hétérogénéité participe du « présent stratifié19 » que l’usage de documents divers rend manifeste – puisqu’il est acquis que le document, dans le dispositif au sein duquel il est mobilisé20, « se donne toujours au présent21 », qu’il n’apporte pas avec lui un sens plein, mais par son intégration à un nouvel espace de publication, permet un type d’exploration littérale de ce dont (ici) Tarnac est le nom22.
11Il peut sembler ainsi qu’au modèle testimonial auquel Genet donnait la mission d’éclairer le réel, et aux problématiques de représentation que cela implique, Gleize oppose ce qu’on pourrait nommer le modèle topographique, exposition poétique des multiples discours dont le lieu se fait la chambre d’échos. Mais on verra combien le discours poétique auquel il se rattache malgré tout est également chez Gleize le lieu de l’investissement de soi, et combien l’écriture « déviée dialectale23 » dont il se veut le tenant dans Tarnac, bien qu’elle soit conçue en opposition à l’idiolecte du poète inspiré et se veuille « partagée, communautaire, communale24 », participe du partage d’une expérience personnelle, bien que déconstruite, du réel. Ce n’est pas un hasard si l’auteur utilise lui-même au sujet de son livre le terme de « témoignage », justifiant cela par le fait qu’il « reste en première personne [et] est le fait d’un sujet affecté par ces circonstances, interpellé comme sujet par ce qu’elles semblent impliquer25 ». C’est dans ce discours qui entrecroise deux lignes de force, autobiographique et factuelle, dont l’une relance sans cesse l’autre, au sein d’un dispositif qui appelle une lecture de type contextuel, que réside la force du témoignage documentaire comme nouvel art politique.
L’usage du document
12Il s’agit concrètement « de noter, d’enregistrer, d’archiver les suites d’actes, tout l’ensemble que je dis “circonstanciel” et qui fait du texte une manière de document, ou dépôt de documents, de témoignages. C’est en ce sens que […] le texte “prend acte”. Ou prend actes26 ».
13Les livres de Gleize semblent relever de la catégorie discursive que Marie-Jeanne Zenetti étudie sous le nom de factographies. L’extrême fragmentation des notations, le prélèvement et l’intégration de matériaux divers déjouent le statut surplombant de l’auteur et attirent l’attention sur le geste de montage qui instaure un dialogue critique en jouant à la fois sur « deux modes de réception […] que notre tradition et notre apprentissage de la littérature nous ont appris à distinguer » : « l’effet de document » et « l’effet de littérarité27 ». Ces textes doivent être lus « à la fois comme des documents (donc comme des discours susceptibles de nous informer sur tel ou tel aspect de la réalité extralinguistique) et comme des œuvres littéraires28 ». C’est cette tension entre deux modes de lecture que je souhaite interroger pour tenter d’esquisser une pragmatique de la réception que rend possible Tarnac.
14Le livre est composé de 17 chapitres et de deux pages d’« éléments de chronologie », suite de dates allant du 20 février 1837 au 2 avril 2009 et faisant référence à différents éléments qui composent la matière du livre, fait de « ces temporalités chevauchantes, discontinues, fragmentaires29 ». On y trouve des références à des œuvres artistiques (un poème du recueil Voix intérieures de Victor Hugo, le film 11 Fioretti de François d’Assise de Rossellini), mais également à un ensemble d’événements et de documents personnels, dont on retrouve certains intégrés dans le corps du texte. Je vais me concentrer ici sur la mise en réseau de plusieurs de ces matériaux30, autour de deux aspects centraux du livre : la question du communisme et de la révolution, et l’idéal de vie franciscain31.
15Le premier chapitre donne un bon aperçu de l’intervention du document dans la poétique de Gleize. Après deux pages semblant se rapporter à l’écriture de l’enfance, à sa remémoration et sa résonance dans le présent de l’énonciateur, on peut lire deux pages de cut-up, sans mention d’origine, d’une pétition, « Pour en finir avec les dérives antiterroristes », lancée le 9 juin 2009 par le CALAS, Comité pour l’abrogation des lois anti-terroristes32. Suit une page constituée, en tout et pour tout, de la citation (sans guillemets ni mention d’origine) d’une partie d’une phrase du Manifeste du parti communiste : « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Enfin un retour d’une page à cette écriture personnelle de l’expérience du lieu, dé-référentialisée, et dont le lien avec ce qui précède n’est pas clair.
16Le chapitre suivant, intitulé « le onze novembre 2008 », fonctionne comme une description factuelle de l’assaut mené par la police à Tarnac lors de l’affaire évoquée plus haut. Quant au chapitre viii, qui a pour titre « Insurrection », il consiste en une seule page, elle-même constituée de deux citations en italique et entre guillemets issues de La Fabrique du pré de Francis Ponge, puis de la reprise littérale, avec quelques changements minimes, mais mis en page de façon prosodique33, d’un paragraphe de la réédition de 2009 de L’insurrection qui vient34. Le tout, là encore, sans référence aux sources utilisées. D’autres phrases ou reformulations de ce petit traité jalonnent par ailleurs le livre de Gleize, sans être mises entre guillemets, lui permettant d’effectuer un lien entre activité d’écriture et activité politique. Ainsi, la phrase « faire de chaque étage un poste de tir », elle-même présentée par le « comité invisible » comme une référence à Auguste Blanqui, est utilisée puis transformée par Gleize en « faire de chaque phrase un poste de tir35 ». Ensuite il n’est plus fait directement référence à cette affaire, que le titre du livre mobilise dans l’imaginaire du lecteur ; en revanche l’idéal de vie communiste, mis en place par la communauté de Tarnac, prend une importance grandissante au fil du livre.
17Le chapitre xii travaille sur la mort du lycéen Gilles Tautin le 10 juin 1968, noyé dans la Seine en tentant d’échapper à l’assaut des forces de l’ordre dans l’usine de Renault de Flins, où il s’était retranché avec plusieurs de ses camarades lycéens et grévistes – épisode déjà évoqué par Gleize dans les volumes précédents du cycle. Il n’y consacre qu’une seule page dans Tarnac, mais semble le mettre en relation avec les notes de Mallarmé suite à la mort de son fils dans ce qui est devenu Pour un tombeau d’Anatole et qu’il cite – explicitement cette fois – sans toutefois préciser le lien qui unit la mort des deux jeunes hommes par-delà les époques. La mise en réseau peut s’expliquer en partie par le fait que Gilles Tautin était élève au lycée Stéphane Mallarmé de Paris. Mais également, et de façon moins évidente, par le fait que cette mort d’un camarade de Gleize, contemporain des mêmes combats, résiste à l’écriture et demande à être reformulée sans cesse – comme celle d’Anatole pour Mallarmé. De fait, ce retour de l’ancien dans le présent est activé par l’écriture, dans sa tentative d’énoncer à la fois les circonstances du communisme et de se faire topographie du lieu Tarnac, de l’expérience de l’eau, de ce dont l’écoulement de la Vienne qui y coule est le symbole.
18Cette stratégie de montage fonctionne à plus grande échelle encore avec ce que l’on peut nommer la composante franciscaine du texte, doublant, à la façon d’un envers positif, la composante communiste et révolutionnaire, qui reste liée à une histoire de la répression et de l’impossibilité de sa réalisation pratique. Cette composante fonctionne initialement comme partie prenante de l’écriture autobiographique de l’auteur, dont on comprend qu’un parent est enterré à Tarnac, après y avoir vécu une grande part de sa vie en tant que membre du tiers-ordre franciscain. Le chapitre vi, significativement intitulé « Documents “F” », introduit trois documents de longueur inégale, intitulés respectivement « la voie de pauvreté », « biographie » et « cahiers ». Le premier consiste en un montage de deux pages de phrases de François d’Assise (leur provenance n’étant toutefois pas mentionnée), toutes entre guillemets, et issues de divers de ses écrits (prières, règles de vie communautaire). Le second est une biographie sans autre référent que le pronom personnel singulier « il », constituée d’événements relativement anodins, dont on devine, grâce au contexte, qu’ils ont trait à un membre de l’ordre mendiant. Le troisième document, de loin le plus long, est une reproduction sur douze pages de cahiers, ou plus vraisemblablement d’extraits datés de cahiers tenus à Tarnac entre 1952 et 1958 par le membre du tiers-ordre franciscain identifié plus haut dans le texte comme un proche parent.
19Toutefois la composante franciscaine ne se réduit pas à l’évocation du mode de vie d’un membre de la famille de Jean-Marie Gleize à Tarnac. La mention dans les « éléments de chronologie » cités plus haut du film 11 Fioretti de François d’Assise indique que la référence va plus loin. Effectivement, le chapitre xi, « construire des cabanes », expose pêle-mêle fragments de notations personnelles, transcriptions de brèves formules de L’insurrection qui vient, topographie du paysage de Tarnac, référence aux émeutes en Grèce, et description de scènes du film de Rossellini sur le quotidien des moines, sans être identifiées comme telles, les sujets étant seulement désignés par le pronom personnel pluriel « ils », et sans qu’il soit fait référence à leur « état ». Le chapitre se clôt sur une phrase entre guillemets attribuée cette fois-ci explicitement à Robespierre : « L’insurrection est le plus saint des devoirs. »
20La description du mode de vie communautaire et sans possessions des franciscains tel que mis en scène par Rossellini s’insère dans ce vaste dispositif politique, et on ne sait plus très bien à la lecture (à condition, déjà, d’avoir fait le rapprochement avec le film), ce qui désigne les religieux et ce qui désigne les révolutionnaires. Cet effet est évidemment visé par l’auteur, puisque la dé-référentialisation des sources se veut approfondissement de l’effet de zoom sur la surface du réel et assimilation des deux idéaux de vie. Par suppression du contexte d’origine et déplacement dans un nouveau contexte porteur d’autres effets, ce type de procédures permet effectivement de « délier ce qui, dans l’apparence, se donne pour lié (continu), et de produire ponctuellement et provisoirement des liens, connexions entre des choses, faits, figures, ensemble de points ou de traits qui apparaissent (au regard, à la conscience, à la mémoire) discontinus36 ».
21Cela est opéré par l’opposition à l’ordre marchand de l’ordre mendiant de François d’Assise, dans ce lieu de Tarnac qui apparaît comme celui – pour le groupe de Julien Coupat – d’une réinvention d’un mode d’être au politique, hors de « la politique », selon la distinction faite par le « comité invisible »37. Ce lieu où l’écriture de soi, de l’enfance, de l’énigme de la filiation comme ce qui passe, invisiblement, d’un corps à l’autre, fait le liant malgré tout. Il n’est plus question d’y faire le partage entre ce qui relève du politique et ce qui appartient à la vie personnelle de l’auteur, la remise en cause de la notion de propriété étant au fondement du dispositif mis en place dans le livre38.
Validité d’un art documentaire politique
22Cette volonté de nudité fonctionne à la base des idéaux de vie politique, religieux et littéraire – très différents par ailleurs dans le sens qu’ils donnent à leur pratique. Là où le mode de vie franciscain est sous-tendu par une croyance en la transcendance divine, et le communisme par une conscience de l’efficacité de la lutte collective, le travail littéraire de Jean-Marie Gleize ne peut pour sa part être pensé hors de sa dimension esthétique, puisque c’est ce type de réception qu’il active. Simplement, l’esthétique ne peut pas être pensée comme circonscrite par les bornes du livre, mais dans sa confrontation avec le dehors – avec lequel elle entre en tension par effet de cadrage – puisqu’elle demande à être lue comme une énonciation sur et à partir du réel, mais refusant d’être identifiée à la forme « par défaut39 » des récits factuels.
23En effet, en choisissant d’exposer un certain nombre d’éléments qui ont trait à l’expérience politique telle qu’elle s’expérimente au présent, Gleize, dans son rapport ambigu à la référence, nous met face à une plasticité du réel et du livre plutôt qu’à une forme de discours aisément identifiable. Jean-Jacques Thomas offre à ce titre une distinction intéressante entre le sens des termes anglais form (qu’il nomme « forme-ordre ») et shape (« forme-apparence »), Gleize refusant le premier au profit du second40. Cette mise en place d’une fictionnalité pratique de l’ordre du montage lui permet de qualifier son projet de « fiction documentaire41 », et fait passerelle vers le dehors, non pas vers un monde qu’il serait censé créer (fictionnel) mais vers une prise en compte (documentaire) des signes du réel, raccordés au vécu de l’auteur-énonciateur. C’est cette articulation qui fait jouer la temporalité stratifiée de ses installations en regard de nos modes habituels de lecture du réel, et qui fait le positionnement singulier de Gleize par rapport à nombre de poètes autour de lui.
24Quelques pistes peuvent être ouvertes en ce qui concerne le type de réception rendu possible par Tarnac. J’en reprendrai deux notées par Marie-Jeanne Zenetti à propos de l’action effective des écrits factographiques, qui me paraissent correspondre à l’effet visé par Gleize dans ses livres. En premier lieu, ceux-ci se présentent comme des « dispositifs dont la fonction serait d’apprendre à voir42 ». À cette fonction attentionnelle prolongeant l’expérience de lecture j’adjoindrais celle de vigilance face au réel tel qu’il est vécu politiquement. En second lieu, ces textes conduisent à la prise de conscience que la « réarticulation des faits à l’expérience consiste à lutter contre l’éloignement que leur confère la distance temporelle ». Ceci parce que les faits passés sont « présentés non pas comme des données historiques archivables, mais par le biais de la parole littéraire » et qu’ainsi ils « acquièrent un poids qui invite à les lire au présent et qui détruit l’illusion selon laquelle ils ne nous concerneraient pas43 ». La dimension esthétique que ne peut manquer d’activer le travail formel se double ainsi d’une dimension critique et éthique.
25Le poète-témoin au sens de Gleize n’est donc pas nécessairement celui qui raconte ce à quoi il a assisté, mais celui qui prend en compte le réel afin de trouver un dispositif topographique permettant de mettre en place les conditions d’une écoute participative chez le lecteur. Il est celui dont l’acte préparatoire est actualisé par une lecture active, ouverte à son tour sur les signes du réel, sur le détail et la texture de ce qui est vécu, non seulement phénoménologiquement mais collectivement, politiquement. Il est celui qui aiguise la performance du lecteur, s’il est vrai, comme l’écrivait Genet (en une formule déjà si gleizienne), que : « Lire entre les lignes est un art étale, entre les mots aussi, un art à pic44. » Comme l’énonce Gleize dans Le livre des cabanes, dernier livre du cycle à ce jour, sous-titré politiques et continuation directe de Tarnac, « le noir est antérieur-intérieur (et non dehors). Ou même à l’intérieur de l’intérieur (“intime”). D’où l’écriture blanc sur noir (?) […]. Parce que le noir est déjà là. Écrire arraché sur ce fond45 ». Le témoignage artistique documentaire est aussi celui qui, interrogeant la matérialité de son médium en interaction avec le dehors, se doit de maintenir le noir entre les lignes du cadre, afin d’exposer avec plus de force les fragments de parole qu’il parvient à en extraire.
Notes de bas de page
1 Genet Jean, Un captif amoureux, Paris, Gallimard, 1986, p. 503.
2 Où l’on retrouve certaines des lignes exposées avec force par Dominique Baqué dans son ouvrage Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2006 [2004].
3 Gleize Jean-Marie, Tarnac, un acte préparatoire, Paris, Seuil, coll. « Fictions & Cie », 2011. Désormais simplement nommé Tarnac.
4 Voir à ce sujet Bendhif-Syllas Myriam, « La révolution palestinienne à l’épreuve de l’intime : Un captif amoureux de Jean Genet », Itinéraires [En ligne], 2012-2 | 2012, mis en ligne le 2 septembre 2014, consulté le 18 mai 2015. URL : http://itineraires.revues.org/1150.
5 Genet Jean, op. cit., p. 11.
6 Gleize Jean-Marie, Néon, actes et légendes, Paris, Seuil, coll. « Fictions & Cie », 2004, p. 11 ; Le livre des cabanes, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015, p. 107.
7 Gleize Jean-Marie, Sorties, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2014, p. 413.
8 Ibid., p. 431.
9 Gleize Jean-Marie, Littéralité, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach », 2015, p. 1.
10 Gleize Jean-Marie, Sorties, op. cit., p. 378.
11 Ibid., p. 431.
12 Thomas Jean-Jacques, « Avec Gleize : aporie herméneutique illustrée », in Bénédicte Gorrillot et Alain Lescart (dir.), L’illisibilité en questions, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 157-168.
13 Gleize Jean-Marie, Sorties, op. cit., p. 377.
14 Au sens large de tout objet initialement hors du livre mais mobilisé par lui.
15 Gleize Jean-Marie, Altitude zéro : poèmes, etcetera : costumes, Paris, Java, 1997, p. 22.
16 Gleize Jean-Marie, Sorties, op. cit., p. 377.
17 Ibid., p. 415.
18 Tarnac, lieu de constitution de cette communauté qui réactive un certain idéal du communisme, est également un lieu d’enfance de l’auteur, et apparaissait déjà à cet égard tout au long du cycle publié chez « Fiction & Cie ».
19 Di Meo Philippe, « Un entretien avec Jean-Marie Gleize », en ligne, consulté le 21 octobre 2015. URL : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/05/un-entretien-avec-jean-marie-gleize-par-philippe-di-meo.html.
20 Du fait de sa mobilisation au sein d’un dispositif qui le décontextualise et le donne à lire autrement.
21 Samoyault Tiphaine, « Avant-propos. Du goût de l’archive au souci du document », in Marie-Jeanne Zenetti et Camille Bloomfield (dir.), Usages du document en littérature. Production – Appropriation – Interprétation, Paris, Larousse, Littérature, n° 166, juin 2012, p. 3.
22 L’exploration du lieu-Tarnac rendant un peu plus brûlantes les problématiques politiques déjà à l’œuvre tout au long du cycle.
23 Gleize Jean-Marie, Tarnac, op. cit., p. 99.
24 Di Meo Philippe, art. cité.
25 Gleize Jean-Marie, « La post-poésie : un travail d’investigation-élucidation », Rio de Janeiro, Matraga, vol. 17, n° 27, 2010, p. 127.
26 Gleize Jean-Marie, Sorties, op. cit., p. 337-338.
27 Zenetti Marie-Jeanne, « Factographies : L’“autre” littérature factuelle », in Alison James et Christophe Reig (dir.), Frontières de la non-fiction. Littérature, cinéma, arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 33.
28 Zenetti Marie-Jeanne, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 125.
29 Di Meo Philippe, art. cité.
30 Par ailleurs loin d’être tous identifiés dans cette suite chronologique.
31 Je vais pour cela m’appuyer sur l’excellent travail effectué en 2012-2013 par Alexis Garandeau dans le cadre de son mémoire de Master 1 sous la direction de Jacques Poirier à l’université de Bourgogne, intitulé Tarnac, un acte préparatoire de Jean-Marie Gleize : un livre-lieu de postpoésie, où il référence un certain nombre de ces recyclages de matériaux antérieurs.
32 Dont Gleize était l’un des signataires.
33 À la manière du dispositif mis en place par Charles Reznikov dans son Testimony.
34 Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2009, p. 131 ; Gleize Jean-Marie, Tarnac, op. cit., p. 77, cité par Garandeau Alexis, op. cit., p. 63.
35 Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., p. 44 ; Gleize Jean-Marie, Tarnac, op. cit., p. 21 et 105, cité par Garandeau Alexis, op. cit., p. 37.
36 Gleize Jean-Marie, Sorties, op. cit., p. 297.
37 Et reprise par Gleize, qui cherche, de la même façon, à définir sa « (post) poétique contre la poétique (et la poésie) » (ibid., p. 430).
38 Jusque dans l’usage des mots des autres.
39 Cette notion a été développée par Leona Toker dans son article « Toward a Poetic of Documentary Prose – from the Perspective of Gulag Testimonies », Poetics Today, vol. 18, n° 2, Été 1997, p. 187-222. Ceci à propos des récits de témoignage du goulag calqués sur « la forme du roman réaliste, modèle par excellence de la fiction dans la tradition littéraire occidentale » (selon les mots de Marie-Jeanne Zenetti qui l’étudie dans Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, op. cit., p. 78-81).
40 Thomas Jean-Jacques, art. cité, p. 158.
41 Di Meo Philippe, art. cité.
42 Zenetti Marie-Jeanne, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, op. cit., p. 174.
43 Ibid., p. 180-183.
44 Genet Jean, op. cit., p. 11.
45 Gleize Jean-Marie, Le livre des cabanes, op. cit., p. 76.
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