Homelessness ou Le documentaire dans le champ élargi
À propos de Die Siedlung (Clemens von Wedemeyer, 2004)1
p. 203-212
Texte intégral
Home Sweet Home
1En 2003 et 2004, l’artiste allemand Clemens von Wedemeyer tourne deux films qui retracent le changement structurel de l’économie immobilière en Allemagne en rapport avec une réflexion plus générale sur les effets de la modernité tardive : Silberhöhe (35 mm, 10 min, 2003) et Die Siedlung (Le Lotissement, vidéo, 20 min, 2004).
2Silberhöhe est inspiré de la dernière séquence de L’Eclisse (1962) de Michelangelo Antonioni. Le film est tourné dans le quartier éponyme de la ville de Halle en Allemagne orientale : on y voit une zone de blocs d’appartements préfabriqués en train d’être démolie, tandis qu’une résidence de maisons unifamiliales est sur le point d’être construite. Le district urbain de Silberhöhe est érigé entre 1979 et 1989. Les quinze mille appartements préfabriqués ont été principalement conçus pour héberger les familles des employés de la raffinerie chimique du groupe Buna et Leuna. Après 1989, les conditions du marché changent et le taux de chômage s’élève dramatiquement. Silberhöhe perd plus de la moitié de ses habitants ce qui rend impératif l’examen d’un programme de démolitions massives.
3Die Siedlung se veut un film de recherche sur Leipzig-Grünau, un autre quartier de grand ensemble en Allemagne orientale. Ici aussi, un nouveau lotissement est sur le point d’être construit. Même si Die Siedlung se focalise sur un autre site emblématique de la politique immobilière en Allemagne, même s’il est tourné après Silberhöhe, il se présente toute de même, par rapport à ce dernier, comme un film de repérage ; une recherche qui, au lieu d’être menée en amont du film principal, lui succède. Deux éléments appuient cette hypothèse : d’abord le format de deux films (vidéo pour Die Siedlung, 35 mm pour Silberhöhe) ; ensuite les conditions respectives de tournage (une personne équipée d’une caméra vidéo pour Die Siedlung, une équipe de film avec opérateur, perchiste, directeur de production pour Silberhöhe).
4Un inversement d’ordre temporel est d’ores et déjà constaté. Le diptyque Silberhöhe/Die Siedlung déjoue la logique chronologique de la production cinématographique en inversant les deux étapes de la préparation et de la réalisation d’un film. Ce faisant, Wedemeyer ajoute, au raisonnement temporel inhérent à la question de la transition de la politique de l’hébergement en Allemagne (de la vision socialiste vers celle qui prône les avantages de la propriété privée), un raisonnement autoréférentiel faisant directement appel au cinéma en tant que gestion temporelle de son propre processus de production. Le contenu des deux films est ainsi complété et étendu grâce à une démarche réflexive relevant directement du « système cinéma » et de son économie.
5Dans ce qui suit, je vais regarder de plus près Die Siedlung, notamment la façon dont le film traite la question de la politique du logement à travers une approche qui à la fois s’approprie et déjoue les codes habituels du documentaire. Je vais ensuite mettre l’accent sur la condition de l’itinérance (homelessness) que je prends ici comme une métaphore pour illustrer le mouvement qui déloge le documentaire de ses démarcations habituelles, aussi flexibles soient-elles, pour l’élargir à l’échelle d’une tendance, du coup beaucoup plus vaste et dispersée, au cœur de la pratique artistique du début du xxie siècle. En filigrane, la maison, qu’elle soit présente ou absente, à construire ou à démolir, passe du statut du motif dans la première partie du texte, à celui d’un paradigme herméneutique dans la seconde, un modèle qui exemplifie le tournant documentaire de l’art contemporain, au sein duquel la démarche de Clemens von Wedemeyer s’inscrit également.
6Dans les environs immédiats du quartier Leipzig-Grünau, Clemens von Wedemeyer parcourt, caméra à la main, le terrain vide d’une ancienne caserne militaire. Construite par les Nazis dans les années trente pour héberger les pilotes de l’armée de l’air, elle fut par la suite récupérée par l’Armée rouge. La voix off de l’artiste explique qu’à l’origine l’idée était de transformer la caserne en musée ou en maison de retraite. Mais rien de cela n’est arrivé. Les ruines qui subsistent aujourd’hui sont à quelques pas d’une cité de logements sociaux, représentatifs d’un système de construction et de planification urbaine conforme aux normes du passé socialiste de la région.
7Ayant laissé la caserne derrière lui, Wedemeyer avance maintenant le long d’une route déserte. Arrivé à mi-chemin, il s’arrête. Entre la ruine de l’ancienne installation militaire et les immeubles sociaux avoisinants, à l’endroit exact de ce terrain vague, une résidence pavillonnaire est sur le point d’être construite : des lotissements de maisons individuelles et mitoyennes destinées à la propriété privée. Wedemeyer explore le chantier. Il filme les maisons finies ainsi que celles qui sont en train de se construire. Il traque les futurs habitants dont le comportement, vu hors contexte, paraît assez étrange.
8Son attention se porte plus particulièrement sur une jeune femme. Elle et sa petite fille pourraient être à la recherche d’un lotissement. Le cabas Barbès2 qu’elle tient à la main, objet souvent associé à l’image du migrant, accentue l’idée de l’itinérance et du cheminement vers la constitution d’un foyer. Sa rencontre avec un agent immobilier fait basculer le film dans une nouvelle direction. De l’exploration des traces du passé, le film se focalise dorénavant sur la présentation de ce qui n’existe pas encore. Ce qui n’existe pas encore est précisément le lotissement résidentiel en question, un village urbain dont le plan aurait été conçu sur la base des idées du Bauhaus. L’agent immobilier propose à l’hypothétique cliente une visite virtuelle de sa future maison : « ici, dans cette direction le jardin […] là-bas le salon, à l’ombre d’un arbre ». La visite guidée s’achève du côté d’un étang artificiel, installé autrefois par les soldats soviétiques. Un pont y est imaginé pour prolonger la promenade pittoresque qui, dans un stade plus avancé du projet, devrait traverser de long en large l’ensemble du domaine résidentiel.
9Le film change à nouveau de point d’ancrage. Wedemeyer s’intéresse à présent aux habitants des immeubles limitrophes : notamment à un homme de la cinquantaine partageant un appartement social avec sa mère retraitée. C’est le mois d’août et l’homme est assis en maillot de bain sur les marches d’un escalier qui mène au bord de l’eau ; sans doute ce qui reste de la base d’un pont jamais construit. Sa posture rappelle le baigneur de Georges Seurat. Dans Une baignade à Asnières (1884), le peintre compose une scène de loisir moderne. Asnières, à la fin du xixe siècle, est une station balnéaire où de jeunes ouvriers prennent allègrement leur temps libre au bord de la Seine. Au fond, les cheminées d’usines reflètent les bouleversements économiques et sociaux de l’époque. Contrairement à l’image idyllique de Seurat, dans l’ex-RDA de Wedemeyer, « l’avenir radieux du socialisme semble s’être écroulé, remplacé par la promesse d’un bonheur pavillonnaire3 ».
10Dans Die Siedlung, la visite du chantier se fait à pied. On a l’impression que tout est capté sur le vif, que l’exploration des lieux se fait sur le mode du direct. Le motif de l’arpentage est souligné par le choix de la caméra portative : l’image s’agite au rythme du déplacement et de chaque changement d’angle. Les panoramiques sont abrupts. Le montage semble être fait à la prise de vue. Or, lorsque le regard se fixe sur un thème particulier, les vertus de la composition du cadre deviennent palpables. En effet, il y a quelque chose de profondément énigmatique dans le déploiement des différentes ambiances : de la caserne en ruine, au no man’s land (Wedemeyer compare le paysage qu’il filme au décor d’un western américain), et du chantier urbain au paysage pittoresque avec lac. Cette étrangeté, on la retrouve également dans l’agencement du construit et du naturel ainsi que dans l’attitude des personnages à mi-chemin entre l’introspection contemplative et l’absence de soi, une sorte de détachement, ou plutôt d’aliénation, relatant un état général de mélancolie et de désenchantement.
11Clemens von Wedemeyer s’approprie ouvertement l’esthétique documentaire. Or, son approche en détourne les conventions, notamment en ce qui concerne l’utilisation de la voix off. Dans les documentaires conventionnels, les images sont souvent accompagnées d’un commentaire qui a valeur de présentation et d’explication. Rédigé d’habitude après l’investigation et la recherche du sujet, ce commentaire peut alors servir de base narrative pour l’exposition des faits. Or, ici le commentaire donne l’impression d’avoir été engendré en même temps que les images. L’on se demande si le narrateur n’a pas enregistré sa voix alors qu’il marchait ; une voix chuchotée qui accompagne les images au gré du déplacement, similaire à celle que l’on entend souvent dans les films d’amateur lorsque la personne qui filme enregistre en direct un commentaire audio des événements relatés par l’image.
12Au niveau de la structure, Die Siedlung est divisé en trois parties : une première axée sur les ruines de l’ancienne caserne militaire et ses environs (passé) ; une deuxième qui se focalise sur le chantier de la future résidence pavillonnaire (futur) ; une troisième qui se limite à la zone autour de l’étang, actuel lieu de loisirs des habitants de la cité (présent). Chacune de ces trois parties correspond à une strate temporelle distincte. En arpentant les lieux abandonnés aussi bien que ceux qui sont en voie de reconversion, Wedemeyer rend cependant ces strates temporelles poreuses et inter-pénétrables. Sa caméra explore un territoire en transition à mi-chemin entre ruine et chantier, à moitié détruit, à moitié construit. Le territoire que Wedemeyer parcourt, contient ce que Robert Smithson, dans sa définition capitale des ruines à l’envers, appelait « les traces de mémoire laissées par une série de futurs abandonnés4 ». Le chantier de construction, tout en étant à un stade préliminaire de la réalisation du nouveau projet résidentiel, reflète d’ores et déjà la dévastation que connaîtront, dans un avenir indéterminé, les maisons non encore construites. Si l’on se fie à l’analyse de Smithson, il y a des « édifices qui ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais plutôt s’élèvent en ruines avant d’être construits5 ». Wedemeyer parcourt en effet un site qui s’apprête à accueillir l’avenir, une nouvelle forme d’habitat résidentiel censé effacer tout élément reconnaissable de son passé. Or, en marchant, l’artiste actionne les strates géo (archéo) logiques mises à nu par les travaux à l’intérieur du chantier. Il expose la temporalité stratifiée du site dont la proximité avec les ruines adjacentes (ruine militaire, ruine de l’utopie socialiste) ne fait qu’en renforcer l’impact.
13Somme toute, Die Siedlung témoigne de l’intérêt de l’artiste pour les questions relevant de la topoanalyse. À travers le thème du changement de la politique du logement en Allemagne, Wedemeyer examine la complexité des lieux dans leur rapport à l’histoire et leur impact sur le comportement humain. Le film est par ailleurs représentatif de préoccupations de bon nombre d’artistes contemporains qui travaillent autour des questions relatives à la matérialité architecturale et urbaine, les rhétoriques du déclin et les procédures de « ruinification ». Adoptant les conventions tout à la fois du documentaire et du cinéma de fiction (voire de science-fiction), Wedemeyer met en scène un site où le far west est saisi comme étant une enclave de l’est, et l’avenir perçu comme étant l’obsolète à l’envers. Associé à son binôme Silberhöhe, Die Siedlung évoque les différentes étapes de la production cinématographique (repérage, tournage, making of). L’articulation non chronologique de ces différentes instances ouvre un champ d’étude et de recherche qui permet à Wedemeyer d’explorer sa fascination pour le cinéma sous toutes ses formes et variantes.
Homelessness
« Qu’est-ce que cela signifie lorsque les artistes créent des scénarios qui reposent sur des réalités sociales existantes, ou lorsqu’ils entrent activement dans un domaine social afin de générer des œuvres d’art6 ? »
14La question paraît dans l’exergue de l’article de Mark Nash « Reality in the Age of Aesthetics », publié dans la revue Frieze en 2008. Quatre ans auparavant, en 2004, Nash avait organisé au Fabric Workshop and Museum à Philadelphie une exposition intitulée « Experiments with Truth7 ». Centrée autour de la question du tournant documentaire dans l’art contemporain, cette exposition déclinait différentes pratiques du film et de la vidéo (essai expérimental, fiction, documentaire), en mettant plus particulièrement l’accent sur le rapport de l’art à la réalité. L’événement culturel cependant qui, pour Nash8, marque le passage vers une perception plus généralisée de l’usage du documentaire, est la onzième édition de la Documenta, en 2002. Organisée par Okwui Enwezor avec la collaboration d’une équipe de curateurs internationaux9, dont Nash lui-même, la première Documenta du nouveau millénaire adopte un style clairement documentaire et un cahier des charges axé sur les effets de la mondialisation et la critique de la domination occidentale (euro-américaine) de la culture10.
15Dans un dossier de la revue Artforum consacré à la Documenta 11 (sorti en septembre 2002), l’historienne de l’art Linda Nochlin formule l’observation suivante : en absence, dit-elle, d’une dénomination plus exacte, l’expression « mode documentaire » serait la plus à même d’exprimer le « retour à l’humanité » dont témoignent plusieurs œuvres d’artistes contemporains11. Hybrides dans leurs formes (installations, photographies, films, vidéos, archives), les œuvres en question renvoient à ce que James Meyer, dans un autre article du même volume, désigne comme « format documentaire », ce qu’on peut définir, dit-il, comme une sorte de « réalisme social à l’âge des nouveaux médias » (New Media Social Realism, you could call it), ou comme « une approche documentaire de l’art politique » (a concept of political art as documentary)12.
16L’ambition d’Okwui Enwezor, il faut le dire, fut de faire de la Documenta un lieu où convergeraient les domaines tout à la fois de l’art, de la pensée et de l’action. Son souhait fut d’élaborer un projet critique au sein même de l’espace public, une sphère de partage où les idées qui ne se prêtent pas facilement à la représentation peuvent être articulées. Le « mode documentaire » aurait dans ce sens un rôle important à jouer. Il devrait répondre de manière créative au besoin d’explorer conjointement le sens de la vie, de l’action politique et du devoir moral dans le cadre de nouveaux réalignements mondiaux.
17Dans son article intitulé « Documentary/Vérité : Bio-Politics, Human Rights, and the Figure of “Truth” in Contemporary Art13 », Enwezor fait une remarque qui mérite que l’on s’y attarde : l’art contemporain, dit-il, a plus que jamais un visage multiple, opérant simultanément sur différents registres distincts, mais parallèles. Cette dispersion renvoie à l’absence d’un noyau central. Elle prend l’allure d’un « être-toujours-ailleurs » (en exil, éloigné, aliéné, disloqué, déplacé) par rapport à ce qui habituellement entre dans le rang de la pratique artistique. Enwezor décrit cette dispersion par le terme unhomeliness14. Interprétée comme la condition d’être et de se sentir loin de la maison, en désaccord avec une habitude ou les bénéfices d’un habitat, la notion d’unhomeliness s’attache au sentiment que génère l’expérience de l’exil sous toutes ses formes (mobilités et flux diasporiques, migration des images et des cultures).
18Associés à l’idée d’unboundedness15 d’Irit Rogoff ou encore à celle de « point de vue exilique » (The Exile Standpoint16) d’Edward Said, les termes unhomely ou unhomeliness désignent ce qui ne peut être contenu à l’intérieur d’une ligne de démarcation, le sentiment d’être toujours ailleurs par rapport à une terre natale, un système de savoir, une pratique culturelle, une institution, une discipline… Pour Enwezor, la condition générale d’unhomeliness reflète l’état de l’art contemporain, à savoir le fait qu’il ne soit assigné à aucun lieu singulier et précis17, qu’il se disloque et se déplace sans cesse, qu’il puisse côtoyer aussi bien l’activisme politique que la recherche scientifique, bref qu’il soit dispersé à travers un éventail de pratiques fondées sur la tension entre l’éthique et l’esthétique, le politique et le poétique. C’est cette tension qui, pour Enwezor, détermine le « tournant documentaire » de l’art contemporain ou, pour le dire autrement, les enjeux communs de l’art contemporain et du documentaire au tournant du millénaire.
19Cela étant précisé, Enwezor insiste sur le fait que les « documentaires » réunis dans le cadre de la Documenta 11 ne peuvent en aucun cas être considérés comme de véritables « morceaux du réel » (Truth). La représentation du réel dans l’art contemporain implique, dit-il, une tension qui, de fait, renvoie à la dichotomie entre formalisme et réalisme, entre subjectivité et objectivité. Pour contourner cet obstacle, Enwezor remplace l’expression « mode documentaire » par « mode vérité ». Il fait la distinction entre « Truth », l’état ou la qualité d’être vrai, et « Vérité », en français dans le texte, employée plutôt dans le sens de la véracité. Le « mode vérité » ne confronte pas le spectateur avec des faits. Au lieu de cela, il crée une expérience au sein de laquelle une sensation de vérité (A Sense of Truthfullness) émerge de la rencontre avec une potentialité. Un sentiment d’étrangeté et en même temps quelque chose de fidèle à la vie émane de l’incapacité à saisir intellectuellement ce moment dans toute l’étendue de sa réalité. Loin d’être des documentaires dans le sens traditionnel du terme, les œuvres réunies par Enwezor et ses collaborateurs emploient les « outils du documentaire » afin d’introniser de nouveaux types de transaction entre les images et le monde, le document et l’événement.
20En effet, au cours des deux dernières décennies, les pratiques documentaires ont envahi le domaine de la création artistique. Or, les artistes dont les œuvres intègrent ce rapport de proximité avec le monde, notamment ceux qui travaillent avec l’image en mouvement, renouent avec le réel au-delà de la définition stricte du documentaire. Leurs films fonctionnent sur le mode d’un décloisonnement tant esthétique que méthodologique du genre. D’où la diversité et la complexité des formes fusionnant la vidéo, le cinéma expérimental, la performance et l’art conceptuel. D’où la multitude de procédures stylistiques et la polyphonie d’écritures déployées. D’où, surtout, la liberté avec laquelle les films en question naviguent à travers les différentes modalités de la recherche à laquelle ils participent (sociologique, anthropologique, géopolitique). Le documentaire élargi serait ainsi pluriel et subversif, relevant à la fois de l’artifice et de l’authenticité, agissant sous l’influence d’une double pulsion esthétique et éthique. À mi-chemin entre expérimentation formelle et devoir moral, au croisement de la praxis artistique et de l’analyse critique des phénomènes abordés, le documentaire en question serait élargi non seulement au vu de la diversité des objets qu’il produit et des pratiques qu’il fusionne, mais au vu également de la pluralité des objectifs qu’il se fixe et choisit de discuter18.
21Dans « Sculpture in the Expanded Field19 », Rosalind Krauss explique que la sculpture, une fois qu’elle atteint le degré zéro de ses possibilités expressives, transgresse ses limites disciplinaires pour entrer dans un état d’auto-négation, une sorte de condition négative de ses éléments constitutifs – ce que Krauss appelle un état d’absence ontologique (a kind of sitelessness, or homelessness20). Ce faisant, le terme culturel qui désigne la discipline artistique – « sculpture » – accède à un niveau d’élasticité sémantique qui s’étend pour inclure des objets artistiques d’un nouvel ordre. Le documentaire pensé dans le champ élargi pourrait indiquer une voie d’expansion – et par conséquent d’auto-négation – similaire. Selon cette hypothèse, la dynamique d’élargissement du documentaire, à l’instar des pratiques observées dans le milieu des arts visuels, et peut-être bien au-delà (théâtre, danse, littérature), serait inséparable d’une force antinomique poussant le genre tel qu’on le connaît en dehors de ses lignes de démarcation établies.
22Krauss inscrit son analyse dans le contexte de la rupture historique qui marque la transition de la sculpture en tant que catégorie moderniste (selon l’entreprise d’autodéfinition greenbergienne) à celle de sa condition élargie informée par la situation postmoderne. Elle convoque l’expression homelessness au regard de l’apparition d’un type particulier d’œuvres relevant de la sculpture. En franchisant le seuil de la logique du monument, les sculptures en question se dissociaient des scopes mémoriels et démonstratifs liés à l’endroit spécifique où elles étaient exposées, pour opérer dorénavant par rapport à cette perte d’ancrage et d’identification (The total loss of place).
23De la même manière, me semble-t-il, la forme élargie du documentaire bénéficie d’un événement d’extension de la logique opérationnelle du document ainsi que de sa portée cognitive : concrètement, de tout ce qui a un rapport direct avec l’enregistrement sur le vif des faits ou la récupération des éléments issus de la réalité matérielle. Extension de la logique opérationnelle du document alors, conjointement avec l’émergence d’une dynamique génératrice de nouvelles expériences. En s’élargissant, la forme documentaire se déterritorialise : elle abandonne l’idée d’un centre des opérations, d’un domus que l’on pourrait reconnaitre comme étant une pratique singulière, un genre, une intention dominante. Ce qui donne des « écritures documentaires21 » plurielles, in-habituelles et délogeantes (expatriantes), marchant sur les bords, naviguant aux frontières.
24N’étant ni le fruit d’une croyance inconditionnelle dans la mimésis ni le retour stricto sensu du réel, le tournant documentaire de l’art contemporain établit un lien avec le monde où le réel est perçu comme éventualité, plutôt que comme événement acté. Les œuvres audiovisuelles qui participent à cette mouvance déclarent leur profond désir de faire partie du monde, de fournir une sorte de compréhension quant à la réalité à laquelle ils appartiennent, tout en disant leur trouble face aux limites imposées, en termes de compréhension, par cette réalité même. Les approches documentaires en question refusent de s’inscrire dans des absolus identitaires. C’est ainsi que loin de la domination d’un seul code, d’un seul langage, d’une seule poétique, elles revendiquent une place au cœur du monde polymorphe qui constitue la maison de nous tous. Ce faisant, ils trouvent un moyen de se réconcilier avec l’idée d’un lieu commun, avec le chemin qui les ramène à la maison.
Notes de bas de page
1 Une version de ce texte existe en anglais sous le titre « No Man’s Land. Every Man’s Home. Clemens von Wedemeyer’s Documentary Aporia », in Erika Balson et Hila Peleg (dir.), Documentary Across Disciplines, Cambridge MA/Londres UK/Berlin, MIT Press, publié avec la collaboration de Haus der Kulturen der Welt (HKW), 2016, p. 216-237.
2 Sac vichy rose et blanc créé dans les années 1950 par les magasins Tati, puis détourné par le créateur Marc Jacobs et la maison Louis Vuitton en 2007. À ce sujet, voir Athanassopoulos Vangelis, « La valeur de la métaphore : pour une économie esthétique du Kitsch », in Annales d’esthétique, n° 47, décembre 2014, p. 13-20.
3 Voir Lavin Mathias, « Die Siedlung de Clemens von Wedemeyer », dans la brochure qui accompagnait la projection du film organisée par le collectif Le Silo, le samedi 25 mai 2012.
4 Smithson Robert, « Une visite des monuments de Passaic, New Jersey » (traduit de l’anglais par Béatrice Trotignon), in Les Cahiers du musée national d’art moderne, n° 43, printemps 1993, p. 16-22. Texte original in Flam Jack (dir.), Robert Smithson, The Collected Writings, Berkeley, Los Angeles/Londres, University of California Press, 1996, p. 68-74.
5 « This is the opposite of the “romantic ruin” because the buildings don’t fall into ruin after they are built but rather rise into ruin before they are built » (ibid., in Flam Jack, p. 72, souligné par l’auteur).
6 « What does it mean when artists create scenarios that rely on existing social realities, or when they actively enter a social realm in order to generate works of art ? » (ma traduction). La question est adressée à Mark Nash par l’équipe éditoriale de la revue Frieze lors de la commande de l’article : Nash Mark, « Reality in the Age of Aesthetics », in Frieze Magazine, n° 114, avril 2008. URL : http://www.frieze.com/issue/article/reality_in_the_age_of_aesthetics (consulté le 16 novembre 2015).
7 L’exposition « Experiments with Truth » organisée par Mark Nash a été présentée au Fabric Workshop and Museum à Philadelphie entre décembre 2004 et mars 2005. Voir aussi, Nash Mark, « Experiments with Truth : The Documentary Turn », in Experiments with Truth, Philadelphie, Fabric Workshop and Museum (catalogue d’exposition), 2004, p. 15-21. En 2004, Nash organise une projection de films parmi ceux déjà présentés à Kassel lors de la Documenta 11. La projection a lieu au Harvard Film Archive sous le titre Global Visions : An Accented Cinema.
8 Mentionné dans Nash Mark, « Reality in the Age of Aesthetics », op. cit.
9 Coorganisée par Carlos Basuado, Uta Meta Bauer, Susanne Gherz, Sarat Maharaj, Mark Nash et Octavio Zaya, la Documenta 11 s’était donné l’objectif de décrire, à travers cinq plateformes de problématisation, les lieux où la culture rencontre d’autres « systèmes de savoir, mondiaux et complexes ». URL : http://www.documenta.de/fr/retrospective/documenta11 (consulté le 16 novembre 2015).
10 La Documenta 10 avait elle aussi fait le pari de mettre l’accent sur une certaine production artistique à caractère documentaire. Pour la plupart de ces œuvres réunies par Catherine David, « la dimension critique apparaissait dans une remise en cause radicale des catégories des “beaux-arts” et des fondements anthropologiques de la culture occidentale, à travers une subversion des hiérarchies et des divisions de connaissances traditionnelles » (extrait de l’introduction de Catherine David parue dans le petit catalogue de l’exposition, ma traduction).
11 Nochlin Linda, « Documented Success », dossier « Platform Muse : Documenta11 », in Artforum International, n° 1, vol. 41, septembre 2002, p. 160-168.
12 Meyer James, « Tunner Visions », in Artforum, ibid., p. 168-169.
13 Enwesor Okwui, « Documentary/Vérité : Bio-Politics, Human Rights, and the Figure of “Truth” in Contemporary Art », in Maria Lind et Hito Steyerl (dir.), The Greenroom : Reconsidering the Documentary and Contemporary Art #1, Berlin et Annandale-on-Hudson, Sternberg Press et Center for Curatorial Studies, Bard College, 2008, p. 62-102. URL : http://www.mara-stream.org/wp-content/uploads/2010/09/Okwui-Enwezor.pdf (consulté le 16 novembre 2015).
14 « For contemporary art and other cultural practices, indisciplinarity and unhomeliness is not just being out of tune with the established order, nor the feeling and consciousness of being elsewhere, in exile, dislocated, displaced or rootless, but the contemplation in art that “culture operates metonymically, always simultaneously at separate but parallel registers […]”. The effect of this dispersal is that there is no singular location of culture or contemporary art. While artistic practices of the kind described above often appear in exhibitions and institutions of contemporary art, their destination and target extend well beyond those fora into the larger domain of the global public sphere » (ibid., p. 67, je souligne). Pour la phrase entre guillemets, Enwezor fait référence à Guattari Félix, Les Trois Ecologies, Paris, Galilée, 1989.
15 Rogoff Irit, Unbounded. Limits’ Possibilities, New York/Berlin, Lukas & Sternberg, 2013. Voir aussi de la même auteure, Terra Infirma : Geography’s Visual Culture, Londres/New York, Routlegde, 2000 ; notamment l’introduction « This is not… unhomed geographies », p. 1-13.
16 Said Edward, « Intellectual Exile : Expatriates and Marginals », in Representations of the Intellectual. The 1993 Reith Lectures, Londres, Vintage, 1994, p. 35-47.
17 Enwesor Okwui, « Documentary/Verité : Bio-Politics, Human Rights and the Figure of “Truth” », in Maria Lind et Hito Steyerl (dir.), The Greenroom : Reconsidering the Documentary and Contemporary Art #1, op. cit., p. 67.
18 Sur le déplacement de la conscience politique, des acteurs artistiques aux producteurs de documentaires, voir Baqué Dominique, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004. Sur l’esthétique documentaire et la portée critique des arts visuels aujourd’hui, voir Caillet Aline, Dispositifs critiques : le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. Sur la relation de réciprocité entre l’art et le style documentaire en photographie, voir Lugon Olivier, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001 (2011).
19 Krauss Rosalind, « Sculpture in the Expanded Field », October, n° 8, printemps 1979, republié in Foster Hal (dir.), The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Seattle/Washington, Bay Press, 1983, p. 31-42.
20 Ibid., p. 35.
21 « Écritures documentaires » est l’expression employée par Emmanuelle Lequeux et Mathilde Villeneuve dans le dossier spécial consacré au documentaire dans l’art contemporain apparu dans la revue 02, n° 60, hiver 2011.
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