Le document et le documentaire exposés
Réflexions sur l’installation d’Avi Mograbi The Details
p. 165-174
Texte intégral
« Parler des images, c’est nécessairement occuper d’une façon ou d’une autre la place d’un spectateur qui se charge d’un montage, c’est-à-dire de la cohérence subjective et provisoirement aperçue d’une trajectoire qui n’est pas encore au terme de son déplacement1. »
1Présentée du 17 mars au 5 avril 2015 à la Maison des Métallos à Paris, l’installation d’Avi Mograbi The Details semblait déplacer encore les catégories jusque-là envisagées entre dispositifs cinématographiques et protocoles de monstration de l’art. Si de nombreux artistes documentent le monde en ayant recours parfois à la fiction, certains cinéastes, en exposant leurs films, transforment l’expérience du spectateur en expérience de terrain. De nouvelles formes s’inventent autour du document et de l’archive, entre le genre documentaire et l’action même de documenter. Les appareils d’enregistrement, les dispositifs de représentation, les scénographies technologiques produisent des formes que les artistes explorent pour renouveler et déborder sans cesse les limites de nos perceptions formatées par les médias et les slogans partisans. La complexité du monde s’ouvre entre le temps court de l’événement et de sa transmission et le temps long du travail artistique, de sa réception et de l’imaginaire qu’il déploie. La proposition d’Avi Mograbi est d’autant plus intéressante qu’elle documente une zone de conflit dont les contours mêmes sont problématiques.
2 Le titre de ce colloque, Un art documentaire, touche un genre qui s’est affirmé depuis longtemps comme relevant de l’art dans le domaine du cinéma, mais qui se pose différemment lorsqu’il s’agit de considérer les arts visuels, les arts plastiques, l’art qui s’expose dans les musées, les galeries, et qui est souvent construit à partir de documents ou bien qui produit du document, sans que l’on puisse à proprement parler de documentaire.
3Si le cinéma documentaire a très vite su affirmer sa capacité à participer à l’aventure artistique du cinéma et même parfois à qualifier la possibilité artistique du cinéma – il suffit de penser à des cinéastes comme Robert Flaherty, Jean Rouch, Frederick Wiseman, Chris Marker ou bien du côté plus expérimental à Jonas Mekas ou même Andy Warhol, (il y a une histoire du cinéma documentaire, et du cinéma expérimental) –, la question se pose en d’autres termes actuellement, parce que de nombreux artistes plasticiens sont tentés par le cinéma, qu’il soit de fiction ou documentaire (ils réalisent des courts ou des longs métrages diffusés dans les réseaux de salles de cinéma, comme Steve McQueen du côté de la fiction ou Clarisse Hahn du côté documentaire). D’autre part, certains cinéastes font des propositions de versions exposées, voire performées de leurs films par ailleurs projetés dans les circuits classiques du cinéma (c’est le cas de Chantal Akerman, Johannes Van der Keuken, Atom Egoyan, ou Avi Mograbi qui va nous intéresser ici). Les frontières entre les catégories artistiques et les médiums sont de plus en plus poreuses, voir « mobiles », à l’image des frontières géopolitiques actuelles comme l’analyse Anne-Laure Amilhat Szary : « La frontière intéresse et touche désormais les territoires dans leur ensemble, et pas seulement sur leurs périphéries2. »
4Celle-ci est aussi au cœur du travail d’Avi Mograbi qui explore avec ténacité les tensions et la violence générées par la définition sans cesse reportée des frontières dans le conflit israélo-palestinien, que celles-ci soient réelles ou symboliques. Dans cette économie générale des images, de leur registre et de leur place au sein de leur réception (du spectateur au visiteur), il me semble que ce qui est en jeu dans l’installation du cinéma au musée, ce sont les modalités de son exposition et les formes significatives qui s’inventent à l’occasion de ces déplacements de genre et de champ artistique.
Un espace de projection actif
5Il faut commencer par là : j’ai été saisie par l’installation The Details d’Avi Mograbi exposée à la Maison des métallos à Paris, lieu culturel dédié aux arts de la scène et au débat démocratique davantage qu’aux arts plastiques. Cette installation mérite qu’on s’y arrête car au-delà du fort impact qu’elle a produit sur moi mais aussi sur bien d’autres visiteurs, elle me semble répondre au plus près à l’adéquation entre la forme d’une œuvre et son sujet ; sujet documentaire s’il en fût parce qu’il s’agit du conflit israélo-palestinien vu à travers des « points de détails », traces de violence et de manquements aux droits humains qui parsèment, en particulier, les territoires occupés par la colonisation israélienne en Cisjordanie. Sujet toujours actuel bien que déjà ancien, brûlant, aux représentations problématiques et qui met en cause jusqu’à une définition commune de ce que serait un réel ou une réalité partagés, tant ceux-ci ne font pas l’unanimité. Ce qui me semble également intéressant, c’est qu’un cinéaste documentaire fasse une proposition d’installation mettant en jeu des considérations plastiques de l’espace, comme dans toute installation qui utilise l’espace comme paramètre actif de l’œuvre. Il faut rappeler qu’Avi Mograbi est un cinéaste qui a entrepris depuis la fin des années quatre-vingt un travail focalisé sur la situation politique et conflictuelle de son pays, Israël, à partir d’une position militante de gauche, antisioniste et engagée dans des associations défendant les droits de l’Homme comme B’Tselem3 (tout comme l’architecte Eyal Weizman). Il se présente ainsi : « Avi Mograbi, cinéaste et activiste antisioniste de gauche ». Il enseigne dans une école d’art, à Jérusalem-Est mais dans un quartier juif (la Butte française) en territoire palestinien, flanquée en son milieu d’une tour de surveillance contrôlée par l’armée : dans cette zone sensible, son école ressemble à une forteresse. Ces quelques éléments biographiques ont pour but de situer le point de vue politique d’Avi Mograbi, car son travail de réalisateur et maintenant aussi d’artiste répond à ses engagements en tant que citoyen israélien.
6Venons-en à l’installation elle-même : elle est constituée de neuf écrans d’environ trois mètres de base, disposés sur quatre murs d’une vaste salle rectangulaire. Un son émane de chacune des neuf projections grâce à des enceintes placées sous chaque écran. La première impression saisissant le spectateur entrant dans l’installation est celle d’« un chaos d’images et de sons qui remplissent la galerie en une forme de saturation visuelle et sonore de l’espace4 ». Se mêlent voix de dialogues essentiellement en hébreu mais aussi en arabe (chants, harangues, plaintes, hurlements, conversations téléphoniques), bruits de moteurs vrombissants, à des images agitées montrant des situations conflictuelles, des chars, véhicules blindés, frontières, barrières, limites, personnes immobilisées ou tournant en rond, etc. Une confusion générale s’installe, qui ne s’atténue qu’en prenant place au centre des écrans sur l’un des trois fauteuils « conversation » situés au milieu de la pièce. Alors commence une lente organisation des informations et stimuli émanant de chaque écran qui se différencie petit à petit du flot des autres, tout en restant inscrit dans cette cacophonie visuelle et sonore. Un élément majeur contribue à la compréhension des différentes situations filmées : des sous-titres donnent la traduction en français des paroles proférées en hébreu et arabe, obligeant le spectateur à fixer son regard sur l’image s’il veut comprendre ce dont il est question et ce qui est à l’origine de la violence ressentie.
7Les treize séquences projetées, numérotées, sont appelées Details par Avi Mograbi pour deux raisons : la première fait référence à la reproduction des détails de tableaux dans les livres d’art, « dans [son] cas, le tableau étant, bien entendu, l’occupation5 ». En effet, le contexte de l’ensemble de ces vidéos est l’occupation des territoires Palestiniens par Israël. La deuxième est que « Detail est également un terme qui appartient au jargon militaire de l’armée américaine. C’est un détachement opérationnel, un petit groupe réuni pour une opération6 ». De petits groupes de soldats sont en effet filmés en mission de surveillance, de contrôle, voire de coercition. À ces raisons avancées par Avi Mograbi, il faudrait ajouter le fait que nombre de ces vidéos ont été insérées dans ses longs métrages dont elles constituent de fait des détails, et il faudrait faire référence, pour le public français au moins, à l’usage révisionniste du mot qu’en a fait en 1987 le leader du Front national Jean-Marie Le Pen, qualifiant les chambres à gaz nazies de « détail de l’Histoire ».
8Avi Mograbi filme son premier Detail en 2003, on y voit une scène dramatique dans laquelle un char et une jeep de l’armée bloquent une ambulance qui venait chercher une femme palestinienne malade et perdant du sang à l’entrée du village de Beit Furiq, l’empêchant ainsi d’accéder aux soins. Un échange verbal se fait entre la famille de cette femme, son mari sans doute, et le haut-parleur du Hummer qui vocifère des ordres aussi absurdes qu’inhumains, proférés par des soldats qu’on ne voit pas. Les enfants sont effrayés par cette situation. Avi Mograbi dit qu’il était là un peu par hasard mais que cette situation était très particulière. Il commente ainsi :
« En tournant dans les territoires occupés, j’ai souvent assisté à des situations absurdes. Mais la scène à l’entrée de Beit Furiq avait, en plus de la puissance dramatique de son contenu, quelque chose de cinématographique. En rentrant, j’ai eu envie de la revoir, de me mettre tout de suite à la table de montage. […] J’étais sûr qu’il s’agissait d’une bombe7. »
9Et en effet, Avi Mograbi va montrer cette séquence de manière isolée au Forum de Berlin. Cette séquence, faite de plusieurs plans tournés caméra à l’épaule, évoque un combat disproportionné entre d’un côté des engins militaires qui avancent et reculent avec violence en dégageant des nuages de poussière, et en proférant par haut-parleurs des ordres de manière répétée et autoritaire ; d’un autre côté une ambulance qui s’approche lentement et qui devra finalement repartir, et une famille de cinq personnes dont trois enfants et une grand-mère sans doute, essayant de plaider l’urgence d’un transport à l’hôpital pour la mère malade. La caméra cadre à distance et parfois de très près les différents protagonistes rendant particulièrement insupportable le déséquilibre des forces en présence. Soldats anonymes détenant le pouvoir face à l’impuissance de l’ambulance qui représente le soin et la famille palestinienne qui restera là et à laquelle l’accès à l’hôpital sera interdit. Avi Mograbi ne commente pas cette scène qui parle d’elle-même, et c’est sa manière improvisée de filmer dans ce genre de circonstances (en cadrant, décadrant, adaptant sa focale à l’action) puis son travail de montage, qui font apparaître un sentiment de terreur dont le théâtre est un paysage campagnard apparemment banal (mais que savons-nous de ce paysage ?), pourtant traversé de frontières invisibles mais néanmoins actives, puisque la famille ne peut pas physiquement atteindre l’ambulance. Le positionnement des engins et des corps, le registre des voix, l’expression des visages dessinent des zones infranchissables à l’intérieur de ce territoire. Il s’agit d’un constat, d’une preuve (au sens de B’Tselem), d’un témoignage assez brut, sur la condition impossible de la population palestinienne.
10Ce « détail » sera suivi de bien d’autres et sera sollicité par les musées et les galeries. Avi Mograbi reprendra même des extraits de films tournés avant 2003 : Relief8 (1999), séquence de cinq minutes présentée en boucle sur un écran suspendu en quatrième mur fermant l’espace de l’installation, montre une confrontation physique entre manifestants palestiniens silencieux et police israélienne à l’occasion d’une commémoration de la Nakba (catastrophe liée à la création d’Israël en 1948), traitée au ralenti avec un effet de relief. Wait, It’s the Soldiers, montre Avi Mograbi en conversation téléphonique avec Michel Khleifi, ami vivant à Ramallah, à propos d’infructueuses négociations de paix, alors que survient une fouille de son appartement par l’armée israélienne ; Mrs Golstein, fausses auditions réalisées pour son film Août. Le Detail 3 (2004) montre une altercation entre Avi Mograbi lui-même et de jeunes soldats arrivés en Hummer à un checkpoint en pleine campagne. Les soldats empêchent un groupe d’enfants palestiniens de traverser un mur de grillage pour se rendre chez eux au retour de l’école. Ils attendent, bloqués, qu’un ordre autorise les soldats à ouvrir la grille. Aucune raison apparente n’explique cette situation absurde. Le ton monte entre le réalisateur citoyen d’Israël et les soldats qui ne parviennent pas à empêcher l’enregistrement de la scène et ont bien du mal à justifier leur action. D’autres Details montrent des discours, commémorations, concert de musique militaire et concert de rock, perpétuant le mythe d’un sionisme héroïque et fondateur, assez éloigné des réalités mais pourtant entretenu par tous ces rituels performatifs assez violents. Un autre, filmé à l’occasion d’une performance d’Israéliens déguisés en Palestiniens dans une colonie, montre des enfants de cette colonie exprimant, le plus naturellement du monde, leur haine des Arabes et leur désir de les exterminer tous. Un extrait de son dernier film, En ce jardin je suis entré, montre la visite par Avi Mograbi d’un jardin interdit aux Arabes ; il est accompagné d’un ami arabe israélien et de sa fille qui est à la fois 100 % israélienne par sa mère juive et 100 % palestinienne par son père réfugié dans sa propre patrie depuis 1948 : position impossible et humiliante pour cette petite fille soumise à une double injonction aux termes incompatibles.
Discontinuités
11Ces « détails » aux durées inégales mais assez courtes, sont présentés en boucle, distribués à la Maison de Métallos sur neuf écrans, dont certains montrent deux Details successivement. Les dispositifs d’exposition ont évolué au cours des années : deux écrans avec casques au musée Van Abbemuseum d’Eindhoven en 2007, cinq écrans avec sons libres à La Ferme du Buisson (Noisiel) en 2008, huit écrans à la Galerie Arts & essai (Rennes) qui diffusent deux ou trois Details chacun, avec sons libres également. Pour Mograbi, le chaos sonore produit par ces dernières installations correspond à l’esprit de ces vidéos, et il assume la force de ce « résultat […] une attaque violente portée contre le spectateur, contre son corps9 ». Avi Mograbi contrôle assez précisément tous les paramètres de ses dispositifs et les effets qu’ils produisent sur les spectateurs. La question de la langue et de sa traduction joue un rôle majeur dans la compréhension de ce chaos « inhumain ». Il précise ainsi son travail sur le son :
« La présence du texte des sous-titres est fondamentale, entre autres parce qu’elle affranchit le son de sa fonction première qui consiste à fournir des informations… Du coup, cela peut être seulement du son. Une grande partie de mon travail est consacrée à la modulation de l’intensité de chaque source sonore. En jouant avec le volume des sons, je dirige le regard du spectateur d’un écran à l’autre. Le chaos du début, petit à petit, laisse place à une expérience cinématographique… Cette expérience est rendue possible par un usage pur du son qui, libéré du signifié, devient simple bruit, pure forme, comme la couleur et les lignes dans la peinture abstraite. Si je devais mettre en place cette installation ici, en Israël, où les gens comprennent l’hébreu, je devrais probablement repenser mon dispositif10. »
12Les éléments de signification apportés par les sous-titres ne suffisent pas à épuiser le sens de chaque séquence et de ce qui se joue entre les images d’un écran à l’autre avec des connexions quasi infinies. Chaque séquence a un point d’incandescence, point où surgit l’inattendu, l’inouï, où ce qui arrive est un événement absolu. Il s’agit souvent d’« incidents de frontière », ces incidents survenant souvent à des checkpoints qui balisent les territoires occupés et qui sont l’ordinaire de la vie des populations de ces territoires, maintenant une tension qui les fragilise toujours plus. Cette intrusion de l’inattendu est le fait du cinéma documentaire par excellence : il laisse surgir ce qui n’est pas écrit, ce qui dépasse l’imagination et qui va nous saisir, nous sidérer. Avi Mograbi le dit lui-même :
« Depuis longtemps, je sais que le processus qui consiste à imaginer un film tout entier dans sa propre tête avant de le réaliser ne me convient pas. Pour moi, le cinéma consiste à aller vers la réalité et être surpris par elle, par ce qui se passe. Je ne joue pas avec la réalité, la réalité joue avec moi11… »
13Le spectateur doit travailler avec ça, faire l’effort de rester dans cette installation assez inhospitalière au départ, puis il doit traiter ses sensations et les articuler avec les mots qui sont énoncés, autrement dit, il doit créer du continu à partir du discontinu. La pensée de Marie-José Mondzain sur le cinéma me semble particulièrement répondre au dispositif de présentation de The Details :
« L’art de filmer le mouvement n’est rien d’autre que celui de travailler le continu et le discontinu, l’alternance des durées et des syncopes, le réglage des écarts. La caméra est ouvrière des écarts, des ruptures et de toutes formes de déliaison qui mettent le spectateur en demeure de construire lui-même ce qui se poursuit dans les montages les plus complexes et les moins linéaires12. »
14La discontinuité dont il est question dans l’installation d’Avi Mograbi renvoie à la discontinuité du territoire palestinien en Israël et dans les territoires occupés, traduits par la fragmentation des projections dans l’installation13. L’art ici consiste à proposer au spectateur quelques possibilités de créer des liens, des coalescences entre ces temps et ces espaces séparés. Ce n’est pas sans difficulté et sans doute douleur que peut se faire ce travail de synchronisation entre perception, affection, pensée et langage, mais l’interpellation est forte, et cela vaut sans doute le coup d’y répondre.
Prendre position
15L’espace même de l’installation active ce travail du spectateur qui est placé (il se place lui-même mais en suivant les possibilités proposées par l’organisation des écrans et la position des fauteuils) au milieu de fragments d’espaces séparés, par la langue, l’adresse agressive, le rejet, la surveillance à distance, le « parquage », l’immobilisation, les murs invisibles. Le spectateur peut choisir de rester dans cette cacophonie et de la saisir comme un ensemble brut exprimant une violence globale qu’il associe à la situation qu’il imagine être celle des territoires occupés. L’installation prend alors valeur illustrative. Ou bien, il s’installe lui-même dans l’installation, s’y incorpore, passant d’un fauteuil à l’autre et prenant le temps de « comprendre » chaque situation filmée. Il effectue plus ou moins un panoramique qui le fera revenir à son point de départ en créant des liaisons entre les écrans ; ou bien, il fait des séries de champs/contrechamps en raccordant virtuellement les plans selon des incitations sonores ou thématiques ou par un jeu de motifs. Cette liberté de mouvement produit, comme souvent dans le cinéma d’exposition, un montage dans l’espace, différent pour chaque visiteur qui compare ce qu’il voit avec des images de cette région et de ses conflits que les médias diffusent. Images familières, mais sans commentaire. C’est le spectateur qui produit intérieurement son propre commentaire selon ce qu’il perçoit, ses opinions et sa connaissance de la situation, au-delà des discours médiatiques. Le cinéma exposé, en général appliqué à la fiction, prend ici une autre dimension car il met en jeu des documents bruts par rapport auxquels il faut néanmoins prendre une certaine distance pour pouvoir en dégager une représentation, comme ce fut le cas des artistes qui avaient déconstruit le dispositif télévisuel pendant les années soixante-dix.
16L’espace disloqué du film exposé dans les quatre directions produit une dislocation de la perception qui renvoie directement aux réalités filmées : l’espace d’exposition prend ainsi valeur de théâtre des opérations et le spectateur prend position dans cet espace, spatialement et intellectuellement, voire moralement. C’est ici que s’insinuent la part politique prise par l’auteur à travers son dispositif et celle du spectateur à travers sa perception du dispositif. Ils construisent ensemble la possibilité de représentation d’un monde complexe dans lequel s’entrechoquent des forces antagonistes. L’autorité de l’armée et de la police, le pouvoir des adultes sur les enfants, les corps malmenés et humiliés, la propagande des mythes fondateurs sans cesse assenée, les formes que prend l’injustice, l’amitié malmenée par les événements, brefs autant de sentiments, parfois contradictoires, qui se bousculent dans l’esprit et la sensibilité du spectateur dont la place n’est ici pas facile car il est laissé seul dans ce chaos.
17Ce travail sur l’image du réel et ses nouvelles modalités de traitement et d’exposition, vient rejoindre celui de plusieurs artistes contemporains, libanais en particulier (Walid Raad, Akram Zaatari, Rabih Mroué, entre autres), qui inventent des dispositifs de mise en tension de ces images documentaires, qu’elles relèvent d’archives réelles ou imaginaires, ou bien qu’elles se constituent en archive, ici et maintenant. Car cette série de « détails » se constitue aussi en archive, (certes ouverte et subjective), et par extension en base de données qui pourrait s’inscrire dans une tendance contemporaine à l’investigation (nous avons déjà cité le travail de B’Tselem souvent consulté par les artistes), facilité par le traitement informatique des informations. Elle entre aussi dans ces mouvements issus du recyclage des pratiques juridiques que les Anglo-Saxons appellent Forensic14, qui consistent aussi à produire des preuves à charge grâce à un traitement informatique des données issues d’inventaires, de fonds d’archives, d’images d’actualité produites par les médias, d’images satellitaires, de cartes, de documents, etc. L’installation The Details, comme toutes ces actions situées à la limite de l’art et du militantisme, mettant en jeu du document, participent de l’invention d’un « dispositif documentaire » prenant des formes multiples, source inépuisable de renouvellement des formes et donc de la pensée sur le monde.
18Avi mograbi a commencé récemment à performer ses films : il réalise un montage en direct à partir d’une base de données de ses séquences filmées (Détails), projetant quatre images simultanément sur un seul écran de cinéma, avec modulation du son. Un dialogue s’installe entre les vidéos et entre les sons, entre images et sons. Entre lui et Noam Embar (son partenaire au son)15. Performer le cinéma est aussi une modalité de la projection qui a une histoire liée aux avant-gardes (du Bauhaus à Fluxus, de Fernand Léger aux pratiques de Vjing). Il s’agit la plupart du temps pour le réalisateur ou l’artiste, de réaliser une projection en mouvement, un montage en direct, sous forme plus ou moins improvisée, à partir d’un ensemble de séquences sélectionnées. Performer le document, pratique récurrente dans les arts de la scène, théâtre et danse, mais aussi dans les arts plastiques, participe des pratiques documentaires dont nous laissons une définition finale à Avi Mograbi lui-même :
« Dans ma tête, tout documentaire, au fond, est une narration subjective qui n’a d’objectif que son processus. Chaque documentaire documente le travail du cinéaste. Et donc comment la réalité s’est introduite dans un projet et l’a modifié16. »
Notes de bas de page
1 Mondzain Marie-José, Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs, Paris, Bayard, 2011, p. 17.
2 Amilhat Szary Anne-Laure, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 12.
3 B’Tselem (signifie « à l’image de » en hébreu, cf. Genèse) : The Israeli Information Center for Human Rights in the Occupied Territories (Centre d’information israélien pour les droits de l’homme en territoires occupés). Son activité consiste à « documenter et informer le public et les décideurs israéliens sur les violations des droits de l’Homme dans les territoires occupés, combattre la situation de déni dominant le public israélien, et aider à créer une culture des droits de l’Homme en Israël ». http://www.btselem.org/about_btselem. Des caméras sont confiées à des Palestiniens volontaires qui filment des scènes de violation des droits de l’Homme : confiscation de matériels, fouilles au corps, des sacs et paniers aux check points, humiliations diverses et variées. Le but est de réunir des preuves pour instruire des dossiers en justice.
4 Denis Briand, commissaire de la première exposition de cet ensemble de vidéos regroupées dans The Details à la Galerie Art & Essai de l’université de Rennes 2, du 18 novembre au 18 décembre 2009. Texte du journal de l’exposition (no 7).
5 Mograbi Avi, Mon occupation préférée. Entretiens avec Eugenio Renzi, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015, p. 156.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 155.
8 Avi Mograbi parle de l’importance de l’expérimentation dans son travail. Il dit à propos du détail Relief et des effets trouvés en tâtonnant et qui finissent par faire sens : « La séquence de base est formée par l’enchaînement du même plan passé deux fois, une première fois en avance normale, une seconde en marche arrière. L’image est traitée avec le filtre “effet de relief”, qui imite la sculpture en bas-relief. Ces deux trucages ménagent une figure rhétorique, l’oxymore. Avec la mise en boucle, le mouvement revient toujours au point de départ. L’effet de relief dégage les figures du fond tout en créant une fixité qui évoque la statuaire. La combinaison de ces deux caractéristiques donne un mouvement immobile qui, ici, traduit dans la forme elle-même la confrontation incessante dont il est question, la lutte sans fin, sans issue, entre Israéliens et Palestiniens » (ibid., p. 160).
9 Ibid., p. 158.
10 Ibid., p. 158-159.
11 Ibid., p. 47.
12 Mondzain Marie-José, Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs, Paris, Bayard, 2011, p. 12.
13 Il faudrait citer ici le travail de Valérie Jouve qui cherche à retrouver une continuité dans les représentations de paysages de la Palestine occupée. C’est l’objet de son film Traversée, 2012, 18 minutes, 16 mm, road movie mêlant fiction et document tourné lors d’un voyage en van entre Jérusalem et Naplouse, ponctué de photographies qui suspendent le mouvement et produisent des arrêts sur l’image d’une fluidité contrariée. Le mur apparaît à plusieurs détours du chemin. Il faudrait aussi citer la conférence performée d’Akram Zaatari Conversation avec un cinéaste israélien imaginé : Avi Mograbi, réalisée aux laboratoires d’Aubervilliers (proche Paris) le 8 avril 2010 au cours de laquelle Avi Mograbi, qui était présent et non seulement imaginé, a rapporté des images qu’il avait tournées, à la demande d’Akram Zaatari (tu seras « mes yeux » là-bas), dans la région des fermes de Chebaa (plateau du Golan) au sud Liban désormais occupée par Israël, où l’artiste ne pouvait donc plus se rendre. Un artiste demande à un autre artiste (officiellement ennemi) d’aller filmer pour lui un lieu inaccessible : les frontières sont ici transcendées.
14 Un exemple remarquable de cette tendance est Forensic Architecture, initiée par l’architecte israélien Eyal Weizman (http://forensic-architecture.org), basée au Goldsmiths College à Londres, portant au plan juridique et politique des preuves de crimes d’état, en particulier en ce qui concerne l’occupation israélienne. La revendication artistique de ce projet est centrale car la sensibilité esthétique des participants permet la création de modèles alternatifs à ceux des experts technico-légaux institués. Lire à ce sujet un entretien entre Eyal Weizman et Philippe Mangeot, « Les topographies des droits humains – rencontre avec Forensic Architecture », Vacarme 71, printemps 2015, p. 131-162.
15 Voir Avi Mograbi At the Back/The Details, video Performance und live Music, Berlinale Forum, février 2012. http://www.arsenal-berlin.de/en/berlinale-forum/news/single/article/3269/170.html.
16 Mograbi Avi, Mon occupation préférée. Entretiens avec Eugenio Renzi, op.cit., p. 94.
Auteur
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