Vision de drone
Vers une critique de la rhétorique de la précision
p. 151-162
Texte intégral
1 5,000 Feet is the Best (2001) est une installation d’une durée d’une demi-heure d’Omer Fast, qui a été conçue à partir de conversations dans une chambre d’hôtel à Las Vegas, avec un pilote de drone traumatisé. Il s’agit d’interviews imaginaires mêlées à des vues aériennes et à des séquences qui s’apparentent à de la fiction. Ce mélange hybride soulève des questions sur le rapport entre l’image et le son. Nous ne savons pas toujours d’où proviennent ces images et quelle est leur nature, notamment lorsque Fast a recours à la technique classique du brouillage des visages pour préserver l’anonymat des personnes. Le film s’inscrit alors dans un espace à la frontière entre fiction, art et documentaire, espace trépidant et foisonnant, qui a souvent été revisité par les artistes au cours de ces dernières années.
2Dans une séquence importante de 5,000 Feet is the Best, la caméra plane au-dessus d’un jeune garçon à vélo sur une route paisible, dans la banlieue de Las Vegas, et semble étrangement le cibler. Ce décor quotidien réapparaît au moment-clé du film, dans une scène extrêmement forte, où nous suivons une famille qui s’apprête à partir en voyage. Tout paraît relativement normal jusqu’à ce que la voiture atteigne un check-point, puis rejoigne une autoroute, pénètre enfin dans un paysage vallonné et désert, où l’on découvre alors trois hommes armés en train de creuser un trou dans la route étroite et poussiéreuse. La perspective change soudainement, et la voiture apparaît alors vue d’en haut, aussi petite qu’un jouet, dans un noir et blanc contrasté, prise dans la ligne de mire de la caméra.
3Lorsque l’on revient au sol, un missile Hellfire explose. Les trois hommes sont tués sur le coup tandis que les membres de la famille sortent de la voiture en titubant, blessés, recouverts de sang, et s’éloignent de la scène.
4 On peut s’interroger sur la nature de cette image tirée du film de Fast. Dans ce texte, je voudrais proposer une réponse en évoquant ce que Harun Farocki a appelé une « image opérative1 », c’est-à-dire une image qui appelle une réponse émotionnelle et une prise de conscience critique de la part du spectateur, qui, ici, ne peut qu’observer la fragilité des individus saisis dans la ligne de mire. Comme d’autres travaux d’artistes, l’installation de Fast est donc une critique de ce que j’appellerais une « rhétorique de la précision ». Toutes ces œuvres partagent ce que je me propose de désigner comme « une esthétique précaire ». Avant de déployer ces concepts, je voudrais néanmoins indiquer comment cette pratique artistique éthique et urgente a émergé dans le contexte historique et politique de la guerre contre le terrorisme.
Un tissu d’euphémismes
5« Toute histoire recouvre en fait deux histoires : l’histoire de ce qui s’est réellement passé, et l’histoire de la perception de ce qui s’est passé2. » À première vue, l’observation qui ouvre le livre de W. J. T. Mitchell, Cloning Terror, publié en 2011, peut paraître évidente. Il en a certainement toujours été ainsi. Mais comme l’explique Mitchell, aujourd’hui :
« la perception de l’histoire n’attend pas que les historiens et les poètes lui donnent forme, elle est immédiatement représentée en images audiovisuelles et textuelles, transmises mondialement3 ».
6Karl Rove a certainement montré une conscience aiguë de la signification politique de ces formes de perceptions, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, en 2004, dans une interview devenue légendaire, parue dans le New York Times Magazine. Conseiller principal et chef d’état-major adjoint de l’administration Bush, Rove a accusé de façon anonyme le reporter Ron Suskind, et tous ses collègues de la presse, de vivre dans une « communauté qui se fonde sur l’observation de la réalité », puisqu’ils semblent penser qu’on peut tirer des « solutions de l’étude judicieuse d’une réalité observée ». « Ce n’est plus exactement comme cela que le monde fonctionne aujourd’hui », a-t-il ajouté, en répondant à Suskind : « Nous sommes désormais un empire, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité4. »
7Les euphémismes jouent un rôle important dans cette création. « L’utilisation d’euphémisme », déclare R.W. Holder – reprenant dans son Dictionary of Euphemisms la définition établie par Henry Watson Fowler dans Modern English Usage – « consiste à utiliser une périphrase vague ou édulcorée pour ne pas avoir à utiliser une expression trop précisément tranchante ou alors à exprimer une vérité désagréable5 ». Dans la rhétorique de la guerre, les euphémismes sont souvent utilisés pour n’avoir à dire ni l’une ni l’autre. Comme le fait observer George Lakoff, dans le contexte des métaphores de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » et « la politique, c’est le commerce ». La guerre devient une façon de multiplier les gains politiques et de minimiser les pertes : la guerre se justifie lorsqu’il y a plus à gagner à faire la guerre qu’à ne pas la faire, toute idée de moralité étant absente de l’équation. Si nous avancions une vision différente, telle que : « La guerre est faite de crimes violents : meurtres, assauts, enlèvements, incendies criminels, viols et vols », alors nous comprendrions la guerre uniquement dans sa dimension morale, et non dans sa dimension politique et économique6. Les systèmes spécifiques de pensée métaphorique servent à présenter le langage de la guerre comme rationnel.
8Les euphémismes – « abus » pour dire « torture », « dommage collatéral » pour dire « mort sans intention de la donner » ou pour dire « conséquence politique non voulue » – sont les équivalents linguistiques d’une vision obstruée, censurée, d’après ce qu’écrit Marianne Hirsch en 2004, en réponse au contrôle des images par le gouvernement américain à cette époque – images de cercueils, de soldats blessés, de scènes de torture. Comme George Orwell et Hannah Arendt avant elle, Hirsch met en évidence le fait que les euphémismes sont aussi une affirmation du pouvoir et du danger du langage7. Il n’est pas étonnant que l’une des éditions du dictionnaire des euphémismes de Holder s’appelle How not to say what you mean8. Dans « La politique et la langue anglaise », Orwell affirmait en 1946 que dans le discours politique, « les mots tombent sur les faits comme une neige molle, brouillant les contours et dissimulant tous les détails9. » Arendt a noté, lorsqu’elle a couvert le procès Eichmann (1963), que le mot même de « Sprachregelung » (« convention de langage ») – stratégie utilisée par les nazis pour décrire leur machine de mort – était en soi un euphémisme qui servait à mentir, puisqu’ils utilisaient des termes comme « Gnadentod » (« mort miséricordieuse ») pour décrire l’assassinat de malades psychiatriques, ou « Endlösung » (« solution finale ») pour désigner l’extermination systématique des populations juives d’Europe.
9Les autorités américaines ont cherché à influencer la façon dont la population percevait la guerre contre le terrorisme en déployant des stratégies globales de fuites et d’obstructions. Dans certains cas, les contraintes imposées ont en effet entraîné une régulation totale et un contrôle systématique de la presse. Carroll Bogert de Human Rights Watch a montré que les commissions militaires à Guantanamo sont organisées de telle façon que la presse a les plus grandes difficultés à couvrir chacune des étapes du processus ; à commencer par la paperasserie et les horaires compliqués et difficilement praticables que les journalistes subissent quand ils se rendent sur site en avion, les baraques inconfortables dans lesquelles ils sont logés, ainsi que les nombreuses restrictions qu’on leur impose pendant les audiences. Les observateurs n’ont pas l’autorisation de voir l’intérieur des prisons. Les journalistes n’ont pas le droit de parler aux détenus. De plus, « Guantanamo baigne étrangement dans une atmosphère de gentillesse », fait remarquer Bogert, qualifiant les gardes militaires de « parangons de bonnes manières » quand ils « conduisent les visiteurs en dehors des zones à accès limité ». Lors de sa visite, Bogert a constaté que « la torture est à la fois invisible et omniprésente » à Guantanamo10.
10Substitution et indications trompeuses jouent un rôle important dans ce qui pourrait presque constituer une forme d’euphémismes performatifs, lesquels apparaissent clairement dans les communications pendant les années de guerre contre le terrorisme, reflétant un lien renforcé entre la technologie et le langage. Dans Citizenfour, le film de Laura Poitras sur le déroulement de l’affaire Snowden, les communications cryptées sont à la fois un signe de pouvoir et de résistance car le gouvernement, comme le lanceur d’alerte, dépendent de codes pour mener leurs opérations. Mais la cryptologie, « l’art des écritures secrètes, est aussi l’étude des tropes ou l’utilisation de mots au sens figuré », explique Lia Formigari dans Language and Experience in 17th Century British Philosophy. La cryptologie s’est transformée avec l’arrivée de nouvelles technologies, mais en observant les pratiques des siècles passés avec Formigari, on comprend facilement qu’elle ait comporté également toutes sortes d’expressions secrètes, comme par exemple des allégories et des métaphores, d’anciens mythes dissimulant des idées religieuses et philosophiques, ou encore des paraboles des Testaments11. La guerre contre le terrorisme est une guerre d’images, comme il est souvent dit avec justesse – mais c’est aussi une guerre de mots, dans laquelle la malléabilité du langage descriptif semble représenter une grande force. Certains mots sont soit contournés, et l’on trouve des façons de les éviter, soit complètement bloqués, ce qui nous laisse imaginer ce qu’ils auraient pu être. Rappelez-vous, par exemple, le journal poignant de Mohamedou Slahi sur Guantanamo, qui a été publié en 2015, mais qu’il avait écrit dix ans auparavant, à l’été 2005. Il laisse les lecteurs songeurs quant à l’efficacité de cette forme particulière de censure dont il est frappé – des mots, des passages et des pages entières ayant été supprimés – puisque le texte n’en rend pas moins clairement la violence systémique, bien qu’il cherche à écarter la responsabilité des individus12.
La rhétorique de précision
11J’affirme que l’emploi du mot « précision » – pour décrire, et, qui plus est, pour plaider en faveur d’une utilisation intensifiée des drones de guerre, au cours des dernières années – est devenu euphémique sous Obama, et illustre une nouvelle fois cette ambition impériale qui consiste à vouloir créer la réalité. Les drones armés seraient, dit-on, « très précis et limiteraient les dommages collatéraux », pour reprendre les mots du directeur général de la CIA à cette époque, Leon Panetta, dans une citation de mai 2009, qui a été maintes fois reprise13. Obama fait écho à cette affirmation trois ans plus tard, lorsqu’il déclare que « les drones n’ont pas causé un grand nombre de victimes civiles », ajoutant que « la plupart ont été très précis, des frappes de précision contre Al Qaida et ses affiliés14 ». « Les drones permettent une grande précision » soutient Michael Waltz, ancien conseiller du vice-président Dick Cheney sur le contre-terrorisme et officier de réserve des forces spéciales, l’un des derniers de la génération d’avant les drones d’après ses propres déclarations15. D’où la rhétorique de précision, qui est peut-être l’expression la plus claire de la façon dont les arguments en faveur de la mise en place de nouvelles technologies de guerre imprègnent la logique calculatrice que Lakoff appelle « l’analyse coût-bénéfice16 ».
12Pourtant, si les partisans d’une utilisation toujours croissante de drones armés ne cessent d’invoquer le motif de la précision, il en va de même pour les opposants, qui affirment que les frappes sont en réalité imprécises, faisant référence au nombre important de victimes civiles. Lorsque les « Drone Papers », contenant de nouvelles informations révélées par un lanceur d’alerte ont été publiés en ligne par The Intercept en octobre 2015, il est apparu que 90 % des victimes des dernières frappes en Afghanistan n’étaient en fait pas visées. D’après les sources de The Intercept, ces chiffres illustrent le fait que l’armée américaine est devenue trop dépendante du renseignement électronique, et de façon significative, de métadonnées issues de téléphones et d’ordinateurs17. La précision de l’arme ne peut faire oublier les imprécisions de renseignements erronés. Dans Drone, publié dans la collection « Object Lessons » chez Bloomsbury, Adam Rothstein fait remarquer que, dès 2004, 50 % des accidents de drones militaires étaient imputables à des facteurs humains18.
13La dépendance excessive aux technologies de précision peut se transformer en un argument qui sert ses propres intérêts, car il permet ce que Donald MacKenzie, dans Inventing Accuracy, nomme « la plasticité des conséquences19 », où des arguments radicalement différents et souvent en complète opposition semblent tous pourtant mener à la même conclusion : une augmentation des drones armés. Comme le souligne MacKenzie, l’arrivée de nouvelles armes est souvent considérée comme une « modernisation », « comme si c’était l’aboutissement simple et naturel du progrès technologique », produisant une sorte de déterminisme technologique dans l’armée20. Ainsi, le mythe persistant de la précision est utilisé pour plaider en faveur de technologies toujours nouvelles, au détriment même d’une meilleure connaissance de la guerre. Andrew Cockburn a décrit les sommes énormes dévolues au développement de prétendus « guidages de précision » dans les années 1970, qui ont continué d’être dépensées, malgré les piètres résultats obtenus21. « La mission militaire de Desert Storm jusqu’à cette période de guerre sans nom post Irak et post Afghanistan est de plus en plus obsédée par l’idée de perfectionner les moyens de trouver et de tuer les cibles » déclarait William M. Arkin en 2015 : « Il ne reste plus que l’imprécision d’un tel euphémisme22. »
14En tant que concept, la « précision » et la matrice métaphorique qui l’entoure (« la précision chirurgicale ») attestent des croisements entre culture scientifique et culture militaire. « La tendance généralisée à la précision », relève M. Norton Wise dans l’introduction à l’anthologie The Values of Precision, sorte d’histoire culturelle et scientifique de la précision quantitative, « a souvent été liée à une tentative d’appliquer un ordre et un contrôle identique sur de larges territoires. […] Les valeurs de la précision ont toujours une autre facette, souvent cachée, facette qui dévoile une culture dans laquelle on accorde de l’importance à des instruments d’un genre particulier, parce qu’on attribue de la valeur aux quantités qu’ils déterminent23 ». La quantification et le calcul ne sont pas des processus neutres. En effet, lorsqu’Antoine Lavoisier (1743-1794) a utilisé des instruments de mesure pour mener ses recherches dans les années 1770 et 1780, et que des méthodes quantifiées ont été introduites en chimie, la quantification était fortement liée aux idées de l’époque, et l’utilisation scientifique du langage de précision est clairement apparu comme une rhétorique, selon un essai de Jan Golinski dans The Values of Precision24. Les mesures de précision ont pris de l’importance dans un contexte d’utilisation précis, selon Golinski, car la science du xviiie siècle était marquée par l’esprit de quantification. De fait, certaines disciplines enviaient la certitude et le pouvoir de prédiction des Principia de Newton25. Les concepts de « justesse » et de « précision » sont alors apparus, et ont toujours été liés au développement de la culture militaire : au cours du xixe siècle, par exemple, les mesures de précision étaient manipulables et se sont imprégnées de valeurs politiques dans la course aux armements nucléaires, comme le fait remarquer Kathryn Olesko dans The Values of Precision26.
Une esthétique précaire
15J’aimerais avancer l’idée que ce que nous entendons par « esthétique précaire », telle que nous l’observons dans une série d’œuvres d’art ces dernières années, est en fait apparu en réponse à la rhétorique de précision27. Les vues aériennes figurent en première place dans toutes ces œuvres, ce qui donne le sentiment au spectateur que les individus que nous regardons à leur insu sont en danger. Ces œuvres conçoivent un champ de bataille étendu, ce que Derek Gregory a appelé « la guerre omniprésente », et un grand nombre d’entre elles évoque une militarisation radicale généralisée dans l’espace urbain et aux frontières28. Ces travaux reflètent la façon dont les images circulent souvent aujourd’hui, ce qui les rend difficiles à distinguer nettement d’autres sphères médiatiques, artistiques, et de la culture publique et politique. On peut dire qu’ils partagent tous une « impulsion documentaire », dans le sens où ils utilisent des matériaux et des formes documentaires, en même temps qu’ils s’inscrivent largement dans des formats que l’on associe traditionnellement à la fiction, notamment dans la reconstitution et les mises en scène de différentes natures.
16Trevor Paglen est l’une des figures centrales dans ces sphères et au-delà. Son travail brouille constamment et délibérément les frontières entre la science, le journalisme d’investigation et l’art contemporain. « Migrants observés depuis un drone Predator, frontière États-Unis-Mexique », l’une des cent photographies recueillies pour le projet The Last Pictures (2012), est une image du domaine public qui montre de façon crue la qualité essentielle propre à la vision du drone : au-dessous de nous, des individus qui ignorent que nous les regardons essaient de traverser la frontière, pris dans la ligne de mire d’un appareil armé sans équipage. The Last Pictures ont été rassemblées sur un disque placé dans une coque en plaqué or, montée sur un satellite en orbite géostationnaire, telle une galerie d’art destinée à durer des milliards d’années, puisque le vaisseau fantôme continuera à tourner autour de notre planète même quand nous aurons disparu. Ce n’est pas la première fois que Paglen utilise une telle imagerie. Sa vidéo de 2010, Drone Vision, qui exploite une faille de sécurité dans la transmission d’images filmées par un drone vers un pilote aux États-Unis, confronte le spectateur au même sentiment d’anthropomorphisme, le drone devenant une paire d’yeux inquisiteurs.
17Cet anthropomorphisme est particulièrement visible dans la troublante installation de George Barber, The Freestone Drone (2013), qui rassemble différents objets ainsi que des projections vidéo mêlant des images trouvées et fabriquées. Le travail tourne autour du parcours d’un drone qui a pris son indépendance. En tant que spectateurs, nous voyons les choses de son point de vue car nous sommes placés au-dessus de lui, et nous regardons ce qui se passe en dessous. Au bout de quelques minutes, le drone se met à parler d’une voix assez poétique, comme celle d’un enfant solitaire, qui, de façon inquiétante, semble être sortie d’une émission télévisée pour enfants (la vidéo fait directement référence à Thomas the Tank Engine). Comme l’appareil s’approche de la pointe sud de Manhattan – « J’ai fait un saut, vous savez, je n’ai pas tenu compte des ordres, je voulais voir de mes propres yeux » dit-il – et qu’il dérive en solitaire au-dessus du fameux paysage urbain qui rappelle inévitablement aux spectateurs les attaques du 11 septembre 2001, il avoue qu’il est « faiblement armé ». « En dessous, j’avais quelques missiles » dit-il, « pas grand-chose, je pouvais rayer de la carte un appartement ou une voiture, par exemple ». Le moment possède un caractère d’effrayante épiphanie car la machine à tuer, minuscule à côté des canyons de Manhattan, continue d’être la proie d’une certaine ambiguïté morale :
« Je ne m’aimais pas. Même avec seulement deux roquettes, je mettais les gens mal à l’aise. Serais-je un jour un gentil drone ? J’avoue que je ne préviens pas. Je suis un peu effrayant29. »
18Drone Shadow (2012-) de James Bridle, série d’installations qui montrent le contour au sol d’un drone à taille réelle à divers endroits, comme à Londres, Washington DC et Istanbul, fait également entrer le drone dans la ville, dans des environnements nettement différents des paysages habituels tels que l’Afghanistan ou le Yémen. L’un des effets les plus frappants de son travail, c’est qu’il inscrit la taille, la proportion et la matérialité de l’appareil tout en ne le montrant pas directement. Les images médiatiques présentent souvent des images de drones qui survolent des paysages archétypiques non identifiables, relativement abstraits. Bien qu’absents, ces drones possèdent une remarquable présence physique dans les photographies de Bridle, grâce à cette ligne blanche qui dessine leur contour de façon suffisamment visible pour être capté par une caméra placée au-dessus. Étonnamment, ces « ombres » apparaissent dans des scènes quasi quotidiennes, où les gens exécutent des actions de la vie ordinaire, aussi indifférents à ce qui pourrait planer au-dessus d’eux que de la circulation alentour. Dans l’image prise à Istanbul, la trace du drone se situe devant une église orthodoxe grecque, et s’étend jusque dans une rue très passante de la ville. La photo a été prise au moment où passe un taxi jaune. Dans la ville de Washington, le dessin de drone apparaît sur les pavés humides qui se trouvent devant la galerie Corcoran.
19Qu’est-ce qui rend ces vues aériennes si troublantes ? Avant même que des scènes de violence éclatent soudainement, 5,000 Feet is the Best d’Omer Fast nous met mal à l’aise, en particulier face aux scènes du jeune garçon qui roule à vélo dans des rues tranquilles de banlieue. On pourrait dire que voir un jeune à vélo est une scène extrêmement courante, et pourtant, les vues aériennes qui glissent sur ce garçon nous amènent spontanément à penser qu’il est visé – même sans les marques de la ligne de mire – ce qui confère à ces images un caractère de suspense sur ce qui risque d’arriver. La séquence est filmée en haute définition, avec autant de précision qu’il est possible, mais cela n’élimine pas pour autant le sentiment de malaise persistant qui habite ces images. Bien que précis dans sa description de ce qui se passe au sol, ce film nous dérange parce qu’il semble contenir une intention cachée – le sentiment qu’il ne s’agit peut-être pas d’images documentaires mais plutôt des « images opératives » de Harun Farocki. D’après Farocki, ces images « ne représentent pas un objet mais font partie d’une opération30 ». Cette notion importante, qu’il a d’abord expliquée dans un essai sur les ogives automatisées, illustre le fait qu’une image « ne montre pas seulement quelque chose, mais qu’elle fait quelque chose31 ». « Les images ne sont plus limitées à une représentation politique et iconique », déclare Ingrid Hoelzl. « Elles sont non seulement une interface, mais elles jouent également un rôle actif dans la synchronisation des échanges de données32. » Comme le fait remarquer Niels Van Tomme, les effets de l’émergence de l’imagerie opérative « entraînent un reformatage par l’homme de l’ensemble de notre champ de vision, ce qui laisse à penser l’existence d’un monde d’images qui nous est désormais inaccessible33 ».
20Les travaux de Paglen, Barber, Bridle et Fast comportent tous des images qui fonctionnent comme des images opératives, et dont le caractère opératif est finalement assez peu clair. Ils nous invitent à penser le fait que le concept même de précarité, avec ses connotations d’incertitude et de risque, s’oppose à l’idée que nous nous faisons de la précision. Un individu « précaire », selon l’étymologie, « dépend de la volonté des autres », même si le sens du mot a évolué au cours du xviie pour décrire un sentiment plus général d’insécurité. Les antonymes de « précaire », tels que « sûr » et « sécurisé » nous entraînent en effet vers des connotations de « précision » : « La précision est tout ce que l’ambiguïté, l’incertitude, le désordre et la non fiabilité ne sont pas. Elle est responsable, non émotionnelle, objective, et scientifique » déclare Wise dans son introduction à The Values of Precision34.
21Dans Precarious Life, réflexion opportune sur l’éthique de la représentation, Judith Butler remarque que le visage tel qu’il est montré dans les médias reflète en réalité souvent une forme de déshumanisation, et affirme que le portrait photographique échoue à représenter les sujets en tant qu’êtres humains. Il représente plutôt une relation métonymique, comme dans le cas de Oussama Ben Laden : « le visage-même de la terreur » ; à l’inverse, l’individu peut nous apparaître sans visage parce que nous n’y voyons pas une description visuelle35. Pour Butler, la philosophie d’Emmanuel Levinas offre une réflexion critique qui peut nous aider à repenser « le visage » comme quelque chose qui produit de l’affect. À propos de Levinas, elle écrit :
« L’être humain n’est pas représenté par le visage. […] L’être humain, au contraire, s’affirme indirectement dans la disjonction qui rend la représentation impossible, et cette disjonction est contenue dans l’impossible représentation. Pour que la représentation exprime l’humain, elle doit non seulement faillir, mais également montrer sa faillite. Il y a quelque chose d’irreprésentable que nous ne cessons pourtant de vouloir représenter, et ce paradoxe doit se trouver au cœur des représentations36. »
22Une des façons de comprendre les images opératives et quasi opératives dans les travaux cités ci-dessus est de les considérer comme un moyen de montrer leur échec à « voir » les individus qu’ils montrent. Voir n’est pas seulement une question technologique mais également une question éthique. John Kaag et Sarah Kreps affirment dans Drone Warfare que lorsque l’on parle des drones, le risque est de confondre la précision technique et la précision morale et juridique. Dans le premier cas, il s’agit d’une question de faits, dans le second, une question de valeurs37. Grégoire Chamayou observe de la même façon dans Théorie du drone la confusion entre la précision technique de l’arme et sa capacité à établir une distinction dans le choix des cibles :
« De ce que votre arme vous permette de dézinguer avec précision qui vous voulez ne résulte pas que vous ayez une meilleure capacité à distinguer qui est ou n’est pas une cible légitime. La précision de la frappe ne dit rien de la pertinence du ciblage38. »
23La vidéo et la photographie de Paglen, l’installation de Barber, les « drone shadows » de Bridle, et le film de Fast mettent au jour cette confusion conceptuelle et soumettent les implications éthiques de cette question avec force au spectateur.
24Cet article se termine ainsi là où il a commencé, en reconnaissant le pouvoir du langage et de la description. Comme le dit Donald MacKenzie dans Inventing Accuracy, les technologies sont toujours conditionnées socialement et nous « pouvons en tirer un sentiment très réel et politiquement important grâce auquel nous pouvons “désinventer” la précision39 ». « La précision », comme nous l’avons observé, est un concept qui possède sa propre histoire, sa propre généalogie, mais sa signification n’est pas inscrite dans le marbre. On pourrait avancer que les images dont nous avons parlé dans cet article accomplissent un travail de langage et permettent d’établir une stratégie de « désinvention de la précision ». Elles interviennent donc dans le présent, dans la fabrication de notre perception de l’histoire, et suggèrent une histoire différente – à la fois de ce qui s’est passé et de la façon dont nous l’avons perçu40.
Notes de bas de page
1 Farocki Harun, « Phantom Images », Public 29, 2004, p. 17.
2 Mitchell W. J. T., Cloning Terror : The War of Images, 9/11 to the Present, Chicago, University of Chicago Press, 2011, p. xi.
3 Ibid.
4 Suskind Ron, « Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush », New York Times Magazine, 17 octobre 2004. Comme le remarque Mark Danner, la citation « est connue pour être celle de Rove » ; voir Danner Mark, Stripping Bare the Body : Politics, Violence, War, New York, Nation Books, 2009, p. 555.
5 Holder R. W., Dictionary of Euphemisms, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. vi.
6 Lakoff George, « Metaphor and War : The Metaphor System Used to Justify War in the Gulf », Peace Research, vol. 23, n° 2/3, mai 1991, p. 25-26, 28.
7 Hirsch Marianne, « Editor’s Column : Collateral Damage », PMLA (the Journal of the Modern Language Association), vol. 119, n° 5, 2004, p. 1214.
8 Que l’on peut traduire par : « Comment ne pas dire ce que vous voulez dire » (N.D.T.).
9 Orwell George, « Politics and the English Language », in The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, éd. Sonia Orwell et Ian Angos, vol. 4, New York, Harcourt, Brace, Javanovich, 1968, p. 136-137.
10 Bogert Carroll, « There’s Something You Need to See at Guantanamo Bay », Politico, 22 janvier 2014. Disponible en ligne. Téléchargé le 1er mars 2016 : http://www.politico.com/magazine/story/2014/01/guantanamo-bay-something-you-need-to-see-102481.
11 Formigari Lia, Language and Experience in 17th-Century British Philosophy, Amsterdam/ Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 1998, p. 17.
12 Ould Slahi Mohamedou, Guantanamo Diary, revu et préfacé par Larry Siems, New York, Little, Brown and Company, 2015.
13 Remarques du directeur général de la Central Intelligence Agency, Leon E. Panetta, lors du « Pacific Council on International Policy », communiqué de presse, Central Intelligence Agency, 18 mai 2009. Disponible en ligne : https://www.cia.gov/news-information/speeches-testimony/directors-remarks-at-pacific-council.html.
14 Cité par Holewinski Sarah, « Just Trust Us : The Need to Know More About the Civilian Impact of US Drone Strikes », in Peter L. Bergen et Daniel Rothenberg (dir.), Drone Wars : Transforming Conflict, Law, and Policy, New York, Cambridge University Press, 2015, p. 42.
15 Voir l’interview de Rothenberg Daniel avec Michael Waltz dans « “Bring on the Magic” : Using Drones in Afghanistan », in Peter Bergen et Daniel Rothenberg (dir.), Drone Wars, op. cit., p. 209-214.
16 Lakoff George, « Metaphor and War : The Metaphor System Used to Justify War in the Gulf » Peace Research, vol. 23, n° 2/3, mai 1991, p. 25-26, 28.
17 Voir The Drone Papers, téléchargé en ligne : https://theintercept.com/drone-papers, 20 octobre 2015.
18 Rothstein Adam, Drone, Londres, Bloomsbury, coll. « Object Lesson », 2015, p. xiii.
19 Mackenzie Donald, Inventing Accuracy : A Historical Sociology of Nuclear Missile Guidance, Massachusetts, MIT, 1990, p. 363.
20 Ibid., p. 383.
21 Cockburn Andrew, Kill Chain : The Rise of the High-Tech Assassins, New York, Henry Holt and Company, 2015, p. 36-37.
22 Arkin William M., Unmanned : Drones, Data, and the Illusion of Perfect Warfare, New York, Little, Brown and Company, 2015, p. 219.
23 M. Norton Wise, « Introduction », in M. Norton Wise (dir.), The Values of Precision, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 4, 5.
24 Golinski jan, « “The Nicety of Experiment” : Precision of Measurement and Precision of Reasoning in Late Eighteenth-Century Chemistry », in M. Norton Wise (dir.), The Values of Precision, op. cit., p. 74.
25 Ibid., p. 72.
26 Olesko Kathryn M., « The Meaning of Precision : The Exact Sensibility in Early Nineteenth-Century Germany », in M. Norton Wise (dir.), The Values of Precision, op. cit., p. 126.
27 Ma conception d’une « esthétique de la précarité » diffère donc de la façon dont elle a été comprise par les universitaires dont je faisais partie qui ont participé au projet de recherche « The Power of the Precarious Aesthetic », où la plupart des images étudiées présentaient des défauts techniques de différents ordres, que ce soit parce que les images étaient tremblantes, floues, ou à cause de bruits visuels, etc. Cependant, malgré toute leur précision technique, les images que j’examine dans cet article rendent notre relation à ce qui est représenté précaire. Je voudrais remercier le groupe de recherche pour les nombreuses discussions stimulantes concernant la plasticité conceptuelle du « précaire », qui a été un concept crucial dans beaucoup de débats importants sur le lien entre la représentation et l’éthique au cours de ces dernières années, notamment la notion d’« art précaire » de Hal Foster dans les années qui ont suivi les attaques du 11 septembre 2001 (« Precarious », ArtForum, décembre 2009, 297-299), et la notion de « vie précaire » de Judith Butler, à laquelle je reviendrai plus tard dans cet article.
28 Voir Gregory Derek, « The Everywhere War », The Geographical Journal, vol. 177, n° 3, 2011, p. 238-insi que plusieurs versions et discussions mises à jour, postées sur l’excellent blog de D. Gregory, http://geographicalimaginations.com.
29 Dialogue issu de la bande-son du film.
30 Farocki Harun, « Phantom Images », Public, 29 (2004), p. 17.
31 Hoelzl Ingrid, « The Operative Image. an Approximation », The Operative Image. L’article d’Hoelzl fait partie d’un dossier intitulé The Operative Image, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://mediacommons.futureofthebook.org/tne/pieces/operative-image-approximation. Page consultée le 4 mars 2016. Le développement de techniques de vision assistées par ordinateur, écrit Hoelzl, « semble indiquer un tournant en direction de ce qu’on pourrait appeler une “opérativité post-humaine”. Alors que la tâche immédiate est de simuler parfaitement la manière dont les humains voient et extraient du sens à partir du monde, le but ultime demeure l’élaboration de systèmes totalement autonomes de figuration, d’analyse et d’action, capables de se substituer aux observateurs et opérateurs humains. »
32 Ibid.
33 Vantomme Niels, « The Image as Machine », in Niels Van Tomme (dir.), Visibility Machines : Harun Farocki and Trevor Paglen, catalogue d’exposition, Baltimore, The Center for Art, Design and Visual Culture, UMBC, 2014, p. 29.
34 Wise M. Norton, « Introduction », The Values of Precision, op. cit., p. 3.
35 Butler Judith, Precarious Life : The Powers of Mourning and Violence, Londres, Verso, 2004, p. 141.
36 Ibid.
37 Kaag John et Kreps Sarah, Drone Warfare, Cambridge, Polity, 2014, p. 132-135.
38 Chamayou Grégoire, A Theory of the Drone, New York/Londres, The New Press, 2014, p. 143.
39 Mackenzie, Inventing Accuracy, op. cit., p. 4.
40 L’auteur veut remercier les participants et les publics lors de séminaires, avec lesquels il a eu la chance d’échanger, autour d’un certain nombre des idées exposées ici : premièrement mes collègues du groupe de recherche The Power of the Precarious Aesthetic (université de Copenhague) pour l’atelier de travail stimulant qui a eu lieu à Oslo en avril 2015 ; deuxièmement tous les collègues et commentateurs du passionnant colloque The Politics and Practices of Secrecy (King’s College London) en mai 2015 ; troisièmement, les nombreux chercheurs issus d’une grande variété de champs universitaires qui se sont réunis lors de la conférence interdisciplinaire très vivante qui a eu lieu en français et en anglais « Un art documentaire : enjeux esthétiques, politiques et éthiques », (université Paris 1 et université Paris-Sorbonne), juin 2015 ; quatrièmement, les universitaires du département de culture visuelle qui ont travaillé ensemble lors de l’excellent et opportun colloque Nomadikon Symposium Contested Spaces en décembre 2015 ; et enfin, le petit forum extrêmement stimulant ENCODE à l’université de Tromsø, réuni pour débattre des idées que j’avançai lors d’un matin frais et clair de mars 2016.
Auteurs
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