Quand la place gronde
Tahrir et Maïdan vues par Stefano Savona et Sergei Loznitsa
p. 113-122
Texte intégral
1Sorti dans les salles françaises le 25 janvier 2012, Tahrir, place de la libération de Stefano Savona suit la révolution égyptienne qui débuta très précisément un an auparavant, le 25 janvier 2011, date marquant le premier appel de ce qu’on a appelé les « journées de la colère ». Le temps de se rendre sur place, seul avec son appareil photo Canon 5D qui fait également office de caméra, Savona filme les événements à partir du 30 janvier et jusqu’au 12 février 2011, lendemain de l’abandon du pouvoir par le Président Hosni Moubarak. Présenté au Festival de Cannes 2014 en séance spéciale de la Sélection officielle puis sorti en salles dans la foulée le 23 mai 2014, Maïdan de Sergei Loznitsa suit quant à lui la révolution ukrainienne qui se déroula sur la place de l’Indépendance de Kiev (aussi appelée Maïdan) entre novembre 2013 et février 2014. Cette révolution provoquera la fuite et la destitution du Président Viktor Ianoukovitch, le 22 février.
2Le très faible écart temporel entre les dates de tournage et celles de sorties en salles des deux films1 dit bien l’urgence des deux cinéastes à témoigner de deux événements majeurs du xxie siècle, aux conséquences allant bien au-delà des frontières égyptiennes et ukrainiennes ; deux événements qui n’ont malheureusement pas débouché sur la stabilité démocratique appelée de leurs vœux par les deux peuples concernés. Cette urgence à témoigner se fait au risque de la « transparence » contre l’« artisticité » du documentaire. Du coup, une première question se pose : le manque de recul supposé par cette urgence ne se ferait-il pas au bénéfice de l’information ou du témoignage précipité et au détriment de la création ou de l’art ? Autrement dit : comment, dans une telle urgence, rendre possible voire nécessaire l’art documentaire ? Ce dernier est-il même souhaitable ? N’y aurait-il pas une forme d’indécence dans l’affirmation d’ambitions artistiques quand le destin de deux peuples est en train de se jouer et que certains le paient de leur vie ? Et pour élargir la question : est-ce qu’au nom de l’art on peut tirer parti d’une situation certes politique et historique mais aussi dramatique (rappelons qu’il y eut plusieurs centaines de morts dans les deux cas) ?
3À travers ces questions, il s’agit donc d’affirmer la capacité de Savona et de Loznitsa à filmer un pan du présent appelé à devenir un pan d’histoire tout en accédant au statut d’art documentaire. Pour cela, il conviendra de démontrer que les deux cinéastes assument une certaine ingérence sur le réel (on sait bien que montrer le monde, c’est toujours le transformer) ainsi qu’une mise en forme (mise en scène, mise en cadre, mise en récit, mise en espace, mise en temps…). À ce propos, les deux cinéastes s’opposent sur certains partis pris. Le plus immédiatement perceptible est que la caméra reste extrêmement mobile chez Savona quand Loznitsa n’utilise quasiment que des plans fixes sur trépied. Du coup, Savona s’approche des manifestants, individualise avec de nombreux gros plans, tandis que Loznitsa reste à une certaine distance, filmant la foule en plans d’ensemble avec l’idée de montrer un collectif. En dépit de ces différences, les deux films constituent deux fascinantes immersions au cœur d’un processus révolutionnaire, au plus près de ses acteurs, là où deux places publiques grondent donc, là où une colère parvenue à son point de rupture se manifeste. Et ces immersions dans ces espaces névralgiques se distinguent grandement du traitement médiatique habituellement appliqué à ce type d’événement. Comme le dit justement, d’une phrase applicable aux deux films, Nicolas Azalbert dans sa critique de Tahrir : « Si le plan de télésurveillance [c’est-à-dire la plongée en plan général privilégiée par la télévision] nous offrait une vue globale et délimitée, ce qui ressort, en se trouvant dans l’arène, c’est l’importance du hors-champ et l’inquiétude qu’il génère2. »
4Il s’agira donc d’analyser et de confronter ces immersions tant d’un point de vue esthétique et dramaturgique que politique et éthique. Si les deux cinéastes observent les événements dans une fausse passivité, ne se précipitant pas pour informer sur la situation filmée, n’intervenant jamais directement, ni à l’image ni au son, n’ajoutant aucun commentaire (pas de voix off ni de voix hors-champ) ni aucune musique, ils rendent par ailleurs évidente, justement par leurs qualités d’observateurs patients, la légitimité des revendications populaires exprimées. Ils contribuent à révéler, pour utiliser le champ lexical du texte de Judith Butler qui constituera notre principal appui théorique, une autoconstitution, une autodésignation, et surtout une souveraineté populaire. C’est là notre hypothèse de départ, l’engagement et les partis pris des deux cinéastes se traduisant ainsi. Surtout, c’est peut-être là que les croisements entre l’objectivité des faits et les ambitions artistiques se nouent.
5Avant d’en venir à ces questions centrales, il paraît nécessaire d’évoquer le parcours des deux cinéastes car ceux-là ont évidemment des résonances directes avec les deux films.
6Stefano Savona est né à Palerme en 1969. Il a étudié l’archéologie à Rome et participé à des missions archéologiques dans plusieurs pays, dont l’Égypte où il a séjourné régulièrement durant les vingt ans qui ont précédé la réalisation de Place Tahrir. À compter de 1999 il se consacre à la réalisation et à la production de films documentaires et d’installations vidéo. La teneur politique de ses films est beaucoup plus directe que celle de Loznitsa et on peut le considérer comme un cinéaste engagé. Le sujet de ses films et surtout le point de vue qu’ils impliquent suffisent à l’attester. Par exemple son long-métrage Carnets d’un combattant kurde (2006) suit dans les montagnes du Kurdistan irakien un groupe de combattants du PKK. Par exemple Piombo Fuso (2009) est tourné dans la Bande de Gaza à un moment où l’armée israélienne se livre à des attaques. Par exemple dans Palazzo delle Aquile (Grand prix du Cinéma du réel en 2011), Savona suit l’occupation de la mairie de Palerme par des familles de sans-abri.
7Sergei Loznitsa est né en 1964 en Biélorussie mais quitte très vite cette République avec sa famille pour s’installer en Ukraine où il suit sa scolarité, puis des études de mathématiques, avant de connaître sa première expérience professionnelle à l’Institut de cybernétique de Kiev. En 1991, il entre au célèbre Institut du cinéma de Moscou, le VGIK, dont il ressort diplômé six ans plus tard. Dès 1996, il réalise des documentaires au sein de l’Institut, puis à Saint-Pétersbourg, avant de s’installer en Allemagne en 2001. Le sujet de ses films demeure cependant le délitement de la Russie et de l’Ukraine post-soviétiques, sujet traité de manière poétique, élégiaque, loin de tout didactisme ou militantisme. Souvent courts, pour la plupart en noir et blanc et dépourvus de paroles, ses films sont très vite remarqués et récompensés dans de nombreux festivals, plus particulièrement ceux consacrés au cinéma documentaire. À propos de son parcours et de son exil – tout relatif –, voici ce que dit Loznitsa dans le quotidien Libération en 2010, au moment de la sortie en France du premier de ses trois films de fiction, My Joy :
« Je pense qu’il est nécessaire pour un cinéaste, ou tout artiste, d’établir une distance avec le sujet dont il traite. C’est ce que Victor Chklovski [écrivain essayiste russe, 1893-1984, ndlr] appelle “ostranenie” qui inspira à Brecht le concept de “distanciation”. C’est une étape nécessaire pour contrôler sa matière, sinon l’émotion prend le dessus et les puissances de la raison et de la création sont mises en péril. Il faut toujours faire un pas de côté, ce qui suppose une certaine duplicité ou une fracture de la personnalité. En physique quantique, c’est ce que l’on appelle le Principe de superposition3. »
8Ces propos sont à mettre dans la perspective de Maïdan car finalement beaucoup de choses y sont dites de l’attitude du cinéaste vis-à-vis de la révolution filmée, du peuple qui la mène, et donc de ses partis pris esthétiques, de son geste documentaire.
9Deux questions formulées par deux philosophes contemporains nous permettront de revenir à notre problématique. La première est une question formulée et déclinée par Georges Didi-Huberman dans Peuples exposés, peuples figurants (2012) : « Comment filmer dignement ceux qui n’ont pas de nom, ceux qui n’ont d’abord pour toute voix que leur cri de souffrance ou de révolte ? Comment s’approcher des non-acteurs, comment les regarder dans les yeux, écouter leurs paroles, respecter leurs gestes4 ? » La seconde question est formulée par la philosophe américaine Judith Butler dans un texte publié en 2013 faisant à plusieurs reprises allusion aux événements de la Place Tahrir et intitulé « “Nous le peuple” : réflexions sur la liberté de réunion ». Au début du texte, traitant de la dimension performative de l’expression « Nous, le peuple », Butler s’interroge : « Quel est donc ce “nous” qui se rassemble dans la rue et s’affirme – parfois par la parole et par l’action mais plus souvent encore en formant un groupe de corps visibles, audibles, tangibles, exposés, obstinés et interdépendants5 ? » Voilà deux questions éminemment esthétiques, politiques et éthiques, dans lesquelles voix, corps et mouvements deviennent centraux, enjeux de représentation, et que Savona et Loznitsa se sont assurément posées, même s’ils y répondent très différemment.
10Les choix dramaturgiques des deux cinéastes permettent de préciser les enjeux esthétiques, politiques et éthiques des deux films. La volonté de témoignage et d’immersion implique un engagement total de leur part qui se traduit tout d’abord par deux types d’alternance prévalant dans les deux films : une alternance jour/ nuit et une alternance moments de calme/moments de tension. Une révolution passant par l’occupation jour et nuit d’un lieu symbolique – en l’occurrence deux places publiques – implique une présence constante du cinéaste se proposant de la montrer. On tient là la plus élémentaire attitude éthique puisqu’on imagine mal dans ces conditions des films exclusivement diurnes, comme on imagine mal un cinéaste rentrant tranquillement chez lui après sa journée de travail.
11Observons tout d’abord que les temps de tournage des deux films ne sont pas du tout les mêmes : treize jours pour Tahrir et quatre mois pour Maïdan. Ces temps de tournage sont évidemment incontrôlés puisque tributaires du temps à faire chuter les dirigeants des deux pays. La finalité des deux films est donc particulièrement incertaine6. C’est là une dimension anti-téléologique fondamentale en matière d’art documentaire, considéré comme partage d’une expérience avec ses incertitudes plutôt que comme moyen de faire passer des certitudes dans un geste didactique. Si les temps de tournage des deux films sont donc très différents, la mise en récit du matériau accumulé et le travail de montage débouchent néanmoins sur des dispositifs séquentiels tout à fait similaires : à prendre l’alternance jour/ nuit très resserrée des deux films comme seul critère, on obtient dans les deux cas des films construits sur une douzaine de séquences. Et cette alternance traduit très efficacement l’obstination et la détermination populaires, parfaitement incarnées par ces propos d’un homme hurlant dans l’une des premières séquences de Tahrir : « Nous ne partirons pas. C’est Moubarak qui doit partir ! On est prêts à mourir pour notre pays ! Le pouvoir légitime de ce pays est ici, sur la Place Tahrir ! »
12Et puis les films reposent sur une alternance de moments de calme et de tension. Dit ainsi, on peut craindre une composition très schématique. Il n’en est rien car cette alternance, contrairement à la première, est lâche et la plus grande partie des deux films relève de moments de calme. Ils sont liés pour l’essentiel à l’organisation pratique de la révolution dans Maïdan : comment on mange, comment on dort, comment on occupe le temps, comment on se divertit, comment on se ravitaille en pavés ou en pneus… En cela le film répond bien à cette observation de Judith Butler : « Dans les récentes assemblées de ceux qui se désignent comme “le peuple”, l’accent est mis sur les besoins de base pour la survie du corps, la survie étant évidemment une condition préalable à toute autre revendication. Mais la survie, si elle est la condition de la politique, n’est pas son but7. » Dans Tahrir, les moments calmes sont, eux, liés pour l’essentiel à la parole, Savona recueillant notamment et régulièrement celle de deux jeunes égyptiens, une femme et un homme, livrant leurs impressions sur la tournure des événements et leur façon d’envisager l’avenir.
13L’attitude des deux cinéastes est également différente à considérer les moments de tension. S’ils ne sont pas reporters de guerre et n’ont rien de casse-cou, ils font indéniablement montre d’un grand courage en décidant de tourner un film sur ces deux révolutions initialement pacifiques mais aboutissant, fatalement, dans le face-à-face avec les forces de l’ordre, à des heurts, à des lancers de projectiles divers, à des tirs, à des blessés, à des morts. Notons que dans la grande tradition du film montrant des révolutions, initiée disons avec Le Cuirassée Potemkine (1925) d’Eisenstein, les forces de l’ordre restent le plus souvent hors-champ ou bien saisies de loin, comme déshumanisées ; elles n’ont en tout cas pas les honneurs de plans rapprochés. Ces moments de tension, véritables acmés dramatiques, n’arrivent pas tout de suite et ne sont pas très nombreux. Ils interviennent un peu avant la moitié d’un film de deux heures pour Maïdan, au bout de trente minutes pour Tahrir qui en compte quatre-vingt-dix. Les moments de tension extrême sont au nombre de trois dans le film de Loznitsa : dans une séquence nocturne où il se rend en première ligne des affrontements ; dans une séquence diurne où, filmant depuis la rue des policiers installés sur un toit, l’un deux est touché par une arme à feu ; enfin dans une autre séquence diurne où il observe, à bonne distance et en plongée, l’attaque d’une foule de manifestants à tirs réels par un cordon de policiers dans un parc attenant à la place.
14La première de ces séquences prend la tension en cours puisqu’elle débute sur des ambulances et l’évacuation de blessés. Cette tension est palpable et monte encore progressivement. Tandis qu’une voix lance de vains appels au calme, les manifestants s’équipent, lancent des projectiles, invectivent les policiers en leur disant qu’ils devraient avoir honte, arrachent des pavés du sol, donnent l’assaut, avant que le gaz employé par la police ne provoque des étouffements… Bref, c’est le chaos total et Loznitsa filme cela avec la plus grande sérénité, de la même manière qu’il filmait les moments calmes, en plans fixes soigneusement cadrés, caméra sur pied… jusqu’au moment où les forces de l’ordre tirent sur les journalistes auxquels le cinéaste est assimilé. S’en suit un mouvement de panique, un des très rares mouvements de caméra du film, un mouvement légitimement paniqué, montrant le sol, restituant la course du cinéaste ou de l’un de ses deux opérateurs pour s’éloigner du danger. On peut voir dans ce mouvement de caméra la quintessence d’un geste esthétique, politique et éthique, car sitôt le danger immédiat passé le cinéaste, ou l’un de ses opérateurs, alors que la prise de vue initiale n’a toujours pas été interrompue, rétablit la fixité et la stabilité de ce même plan en remettant la caméra sur pied et en venant cadrer frontalement… des policiers cachés derrière leurs boucliers. Faut-il y voir un défi ? Loznitsa n’ayant rien d’un cinéaste provocateur cherchant le contact8, sa conduite ne relève pas de la pure démonstration de courage. Il s’agit plutôt d’un pied-de-nez et surtout de l’affirmation, coûte que coûte, de son parti pris esthétique, celui de l’observation sereine à travers des plans fixes. « Rien ne me fera déroger à cette règle esthétique », dit en substance Loznitsa, et cela devient bien sûr un geste politique et éthique, en ce sens que c’est son point de vue (dans tous les sens du terme) qu’il réaffirme dans ce geste. Il est et observe du côté du peuple ukrainien et ce ne sont pas quelques salves de tirs qui le feront dévier de cette posture.
15Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer un autre film tourné durant les événements de Maïdan, Kiev en feu. Maïdan se soulève, réalisé par un trio de cinéastes ukrainiens, Oleksandr Techynskyi, Aleksey Solodounov et Dmitry Stoykov. Ce film, non dépourvu de qualités esthétiques, n’est pourtant pas sans poser problème du point de vue éthique justement. Il est précisément ce que ne sont pas les films de Loznitsa et Savona, et il permet, par contraste, si ce n’est opposition, d’affirmer que Tahrir et Maïdan sont des films éthiquement irréprochables. Contrairement à ces derniers, Kiev en feu se concentre très majoritairement sur des moments de tension, renvoyant des manifestants une image parfois bien peu glorieuse (insultes ou menaces entre eux par exemple) et, surtout, donnant le sentiment que les trois cinéastes sont en quête de sensationnel, cherchant et réussissant à filmer, parfois avec insistance, des blessés, des victimes ou encore des actes de lynchage, et ce au risque de l’insoutenable. Aussi, leur point de vue est fluctuant, les cinéastes filmant indifféremment, au gré de la situation, tantôt depuis le camp des révoltés, tantôt depuis celui des forces de l’ordre. Ça n’est assurément pas là le meilleur moyen de comprendre et encore moins de légitimer un processus révolutionnaire en cours. Mais tel n’était peut-être pas l’objectif de ce film.
16Dans Tahrir aussi les moments calmes sont grandement majoritaires et montrent l’organisation de l’occupation de la place, des discussions (notamment des deux jeunes personnages intervenant régulièrement), des moments de liesse (on chante et on danse encore plus dans Tahrir que dans Maïdan) ou de revendication. Le premier moment de tension débute sur un face-à-face entre manifestants et militaires mais les premières violences se produisent entre civils, entre partisans et adversaires du mouvement. Les rangs de ces derniers sont d’ailleurs perfidement gonflés par un pouvoir payant des civils, souvent des prisonniers, pour combattre le mouvement de l’intérieur. Savona se tient alors à bonne distance, à l’arrière du front, là où on récupère divers matériaux pour dresser des barricades, où on descelle des pavés, où on évacue des blessés, où on confectionne des protections de fortune. C’est l’occasion d’extraordinaires gros plans sur ces « soldats » partant au front la peur au ventre ou dans le regard. À la première victime grave, la foule crie sa colère à la caméra de Savona : « Hosni Moubarak, tu as tiré sur nos enfants ! Hosni Moubarak, tu es un homme mort ! » C’est que, sans pour autant la nier, le cinéaste ne s’intéresse pas tellement à la violence. On le voit quand, dans cette même séquence, après une ellipse temporelle, Savona ne filme que quelques secondes deux hommes faits prisonniers, apparemment maltraités, accusés d’être des policiers à la solde du pouvoir. Ils nient tous les deux. Leurs regards apeurés et leurs supplications suffisent amplement au cinéaste qui, contrairement au trio de cinéastes de Kiev en feu, et avec beaucoup de tact, n’exploite aucunement la situation.
17Entre calme et tension, Loznitsa et Savona ont intégré un certain nombre de moments intermédiaires avec des discours prononcés depuis les scènes installées sur les deux places, relayés par d’efficaces dispositifs sonores, qui ont, évidemment, pour objectif premier de galvaniser les manifestants, et finalement de fédérer le peuple ukrainien ou égyptien. Dans les deux cas, les locuteurs ne sont aucunement privilégiés par la mise en scène ou le montage, restant le plus souvent hors-champ. Ces discours finissent par former un accompagnement sonore constant, plus particulièrement dans Maïdan où ils sont très nombreux. Ainsi, ces choix esthétiques sont en parfaite adéquation avec une caractéristique politique commune aux deux mouvements, à savoir que ce sont deux révolutions sans leader. C’est donc l’impact des discours sur l’auditoire qui intéresse les cinéastes et si plans il y a sur les locuteurs, c’est depuis un point de vue assimilable à celui d’un membre de l’auditoire, sans faveur aucune, sans chercher à s’approcher à tout prix.
18Les discours sont aussi perçus par l’intermédiaire d’écrans géants, soit montrant le locuteur présent sur la scène dans Maïdan, soit montrant un discours télévisé de Moubarak dans Tahrir. Ces discours s’en prennent directement aux dirigeants. Dans Maïdan, c’est plus précisément la corruption du pouvoir de Ianoukovitch et la trahison envers ses promesses de rapprochement avec l’Union européenne qui sont bien sûr fustigées, puisqu’à l’origine du soulèvement. Mais l’attitude de Vladimir Poutine est également visée. Un locuteur – comme tous les autres, non identifié – dénonce ainsi le comportement du dirigeant russe en rapportant des propos où celui-ci considère Maïdan comme un pogrom et rechigne à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine. La foule crie alors à la honte9. Moubarak est quant à lui et bien évidemment la cible privilégiée, pour ne pas dire unique des locuteurs dans Tahrir. L’un d’eux, maintenu hors-champ, en vient même à l’imiter dans un discours sarcastique où il déclare notamment ceci : « Il n’y a que trois chefs d’États qui sont au pouvoir depuis plus de trente ans. Moi, ça fait trente ans. Je ne peux pas partir, je veux entrer dans le Guinness book des records ! Aidez-moi ! »
19Si aucun des deux films n’a recours au commentaire off, ni à l’intervention (dans le champ ou hors-champ) des deux cinéastes ou d’émissaires de ceux-ci, ce parti pris est quelque peu compensé par l’utilisation de cartons, mais là encore très différemment, pour des raisons liées aux temps de tournage évoqués ci-avant. Pour Tahrir, le temps de l’histoire racontée étant très court (treize jours), un seul carton suffit au début du film : « Le Caire, 30 janvier 2011, 6e jour de la Révolution ». L’alternance jour/nuit prévalant par la suite permet au spectateur d’appréhender aisément l’écoulement du temps, tout en étant responsabilisé. Pour Maïdan ce temps étant beaucoup plus long (quatre mois), cinq cartons jalonnent le film. Le premier, intervenant après vingt minutes, contextualise la naissance du mouvement de protestation ; le dernier, juste avant le générique final, fait le compte des victimes (plus d’une centaine), des portés disparus (plus d’une centaine) et des blessés (plusieurs centaines) avant de rappeler la fuite du Président Ianoukovitch le 22 février 2014. Entre les deux, trois autres cartons marquent des ellipses temporelles, mettent en exergue des dates constituant des tournants, ou bien jouent d’une certaine tension dramatique, comme celui-ci : « Dans la soirée, la police antiémeute, munie d’armes à feu et de munitions, encercla Maïdan. »
20Les deux films sont également parsemés de ce qu’on pourrait nommer, dans une approche sémiologique, des marqueurs d’ordre patriotique, révolutionnaire et religieux. Au-delà des aspirations démocratiques, ce sont ces trois éléments qui soudent les occupants des deux places. Ils y trouvent force, légitimité, espoir, conviction, union et, au final, l’expression d’un certain idéal, d’une certaine utopie. L’élément patriotique le plus évident ce sont bien sûr les couleurs nationales, les drapeaux ukrainiens et égyptiens étant omniprésents ; ils flottent sur les deux places, ils figurent quasiment dans chaque séquence des deux films. On se bat pour une entité nationale incarnée par ces nombreux drapeaux, entité considérée comme trahie par les dirigeants des deux pays, par deux pouvoirs corrompus au détriment du peuple. Mais les revendications patriotiques passent aussi par le chant et les discours. Maïdan s’ouvre symboliquement par un long plan fixe où une foule dense et disciplinée chante l’hymne national ukrainien. Un second plan de la sorte intervient quarante-cinq minutes plus tard, juste avant la première séquence de vive tension. Le choix de cadrage de ces deux plans-séquences qui durent le temps de l’hymne dit bien la volonté du cinéaste de montrer une union nationale. Dans Tahrir aussi on chante à la gloire du pays mais, contrairement à Maïdan, c’est davantage dans les revendications exprimées directement, souvent reprises en chœur, que s’exprime le patriotisme. Les marqueurs révolutionnaires, multiples, passent quant à eux par le chant – on entend la Marseillaise et Le Chant des partisans dans Maïdan – ou bien par l’iconographie avec un drapeau représentant l’incontournable Che Guevara dans Tahrir. Enfin, les marqueurs religieux sont incarnés dans Maïdan par une messe orthodoxe et le discours d’un représentant de cette même église, majoritaire en Ukraine. Ces deux moments sont eux aussi filmés à bonne distance sans aucun plan de coupe sur leur réception par l’auditoire. La question religieuse est beaucoup plus sensible dans Tahrir. On y prie à plusieurs reprises mais surtout on en parle. Et si certains se félicitent d’une bonne entente entre musulmans et chrétiens, d’autres, appelant à une révolution laïque, craignent la forte présence des Frères musulmans dans le mouvement et leur volonté d’un état islamique. Ils craignent une récupération de leur part. Un discours d’un représentant des Frères musulmans niant toute instrumentalisation est alors l’occasion de contrechamps sur une partie de l’auditoire partagé entre confiance et méfiance.
21Il faut alors insister sur le fait que le film ne cède pas à l’optimisme à tous crins, qu’il exprime des craintes qui ne sont pas totalement dissipées une fois le départ de Moubarak acquis. Ainsi, dans son générique final, Savona insère-t-il la colère d’une jeune femme voilée craignant une récupération du mouvement par l’armée et appelant à maintenir la pression en restant sur la place Tahrir. Le film est donc pleinement conscient d’un double danger (religieux et militaire) et la suite des événements lui donnera (malheureusement) raison avec la prise du pouvoir démocratique par les Frères musulmans de Mohamed Morsi, puis par un coup d’État de l’armée amenant le maréchal Al-Sissi au pouvoir.
22L’avant-dernière séquence de Maïdan synthétise bien les dimensions patriotiques, révolutionnaires et religieuses. Il s’agit d’une veillée funèbre célébrant les héros de la révolution morts durant les affrontements, dont les cercueils fendent une foule, là encore compacte et unie, à grand renfort de chants (plus particulièrement un hymne-requiem intitulé Un caneton nage sur la Tysyna), mais aussi de silences, de prières, d’hommages, d’appels à la révolution, le tout – signe des temps – avec les lumières de téléphones portables en guise de bougies.
23Revenons pour conclure au texte de Judith Butler qui écrit : « Ainsi, si nous pensons qu’un groupe doit d’abord se réunir dans un lieu donné, une place publique par exemple, pour pouvoir proclamer “nous, le peuple”, ce qui nous échappe, c’est que l’acte même de se réunir et de se re-réunir réalise déjà le travail des mots. En d’autres termes, le rassemblement est déjà une affirmation politique performative, même s’il précède – ou laisse de côté – tout acte de parole10. » La manière de filmer deux révolutions, deux rassemblements dans Tahrir et Maïdan, « réalise déjà le travail des mots ». Les qualités cinématographiques des deux films permettent en effet de relayer la parole (surtout dans Tahrir mais aussi dans les discours de Maïdan), tout comme elles permettent de s’en dispenser (dans les deux cas) et in fine de légitimer une cause populaire. C’est là toute l’« artisticité » du cinéma documentaire qui ne s’en remet pas entièrement au discours et joue pleinement de sa capacité de suggestion en responsabilisant le spectateur.
Notes de bas de page
1 Saluons au passage l’audace des deux distributeurs ; Jour2fête pour Tahrir et ARP Sélection pour Maïdan.
2 Azalbert Nicolas, « Être sur place », Cahiers du cinéma, n° 675, février 2012, p. 46.
3 Péron Didier, « Sergeï Loznitsa, la science et la fiction », Libération du 17 novembre 2010, p. iii du cahier Cinéma.
4 Didi-Huberman Georges, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4, Paris, Minuit, 2012, p. 156.
5 Butler Judith, « “Nous le peuple” : réflexions sur la liberté de réunion », in Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari et Jacques Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La Fabrique Éditions, 2013, p. 53.
6 Rappelons au passage que certaines révolutions ou mouvements de contestation liés au Printemps arabe n’ont pas aboutis.
7 Butler Judith, « “Nous le peuple” : réflexions sur la liberté de réunion », art. cité, p. 70.
8 À la manière d’un Avi Mograbi se frictionnant, caméra contre casque, avec de jeunes soldats israéliens sur des barrages, par exemple dans Pour un seul de mes deux yeux (2005).
9 Cette attitude hypocrite de Poutine tournera d’ailleurs au cynisme absolu quand il prétendra que ce ne sont pas ses troupes qui, en mars 2014, ont envahi et annexé la Crimée. Rappelons aussi que pour la première fois depuis la création de l’ONU, en 1945, un pays membre permanent du Conseil de sécurité s’empare par la force et en toute impunité d’une partie du territoire d’un état voisin.
10 Butler Judith, « “Nous le peuple” : réflexions sur la liberté de réunion », art. cité, p. 60.
Auteur
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