Ce que l’art chorégraphique fait à l’art documentaire
Hypothèses
p. 97-109
Texte intégral
« J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie. Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser, le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine »
Michel Foucault, « Le corps utopique1 ».
1J’ai été occupée ces cinq dernières années à l’élaboration successive de deux travaux, Wagons libres et Variations orientalistes2. Je dis travaux à défaut de savoir quel autre terme employer. Si je disais recherche, alors je serais tenue d’être en mesure d’exposer une méthode rigoureuse qui aurait présidé à cette recherche, une méthode d’analyse d’un corpus de documents appartenant à un temps circonscrit, sciemment choisi, une méthode à laquelle on peut se remettre pour affirmer la validité des énoncés produits, etc. Et si je disais recherche, je ne dirais rien du fait que l’aboutissement de ces travaux se manifeste dans le champ artistique, celui du spectacle vivant en l’occurrence. Et si je disais spectacle, alors j’aurais la crainte que celui qui vient assister à ce spectacle espère pirouettes et sauts périlleux, et ne soit pas alerté du souci qui est pourtant au cœur du travail, qui est le souci de dire ou d’indiquer quelque chose, le plus précisément possible, du monde dans lequel nous sommes pris, nous corps agissant sur scène et corps regardant depuis la salle.
2Je commence par un petit détour biographique, pour simplement dire les contextes dans lesquels j’ai été successivement inscrite et qui probablement irriguent ce positionnement qui se tient à distance d’une dichotomie trop étanche entre une « factualité du réel » qui, si tant est qu’elle soit dicible, s’estimerait suffisante pour rendre compte du monde, et une « artificialité de la fiction », entendue comme étrangère au réel.
3En (apprentie) historienne, je m’inquiétais de ne pouvoir « rendre » dans le récit scripturaire de tel ou tel fait l’infinie plasticité sensible du document-source, du témoignage-source et de ma relation à ces sources, de ne pouvoir exposer les gestes et les rythmes qui composent cette relation, l’ensemble des opérations qui constituent la fabrique du récit historien. Par là, j’étais probablement une apprentie encore trop inexpérimentée : c’est bien le propre des historiens partisans d’une histoire dite inquiète que de savoir restituer, et leur goût de l’archive3, et le « je » qu’ils parviennent à transformer en un « je » de méthode (adopter « un point de vue sur son propre point de vue4 »). Et en danseuse, je me sentais encombrée de ce corps silencieux, opaque, et soi-disant génial (sic) parce que silencieux et opaque, capable d’auto-enfanter par le génie de son expressivité (ou par le génie du « vocabulaire chorégraphique » que certains enseignants instruisent aux corps des danseurs sans aucune curiosité pour l’historicité ni dudit vocabulaire ni du corps du danseur en question), la manifestation de mon moi (je) singulier, authentique, jusque-là maintenu secret (sic encore)…
4 Wagons libres et Variations orientalistes sont deux travaux d’écriture scénique, chorégraphique, avec lesquels j’ai tenté d’une part de problématiser l’exercice de l’écriture historienne par la pratique scénique et plus précisément chorégraphique, d’autre part, et réciproquement, d’introduire dans ma pratique du champ chorégraphique la question de notre inscription dans le temps de l’Histoire. Ce sont sans doute des ruses que je me suis proposées pour intensifier ma curiosité pour l’un et l’autre de ces deux champs disciplinaires dans lesquels j’ai été successivement formée et rendre fertile leur branchement.
5 Dire l’histoire avec son corps, depuis les corps, et pratiquer son corps, comme on pratique la pensée, in-formé par l’histoire.
Wagons libres : se souvenir d’aujourd’hui depuis demain – Histoires performées5
6La matrice de Wagons libres6, c’est d’abord un travail d’Histoire, une maîtrise à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dans laquelle « j’écrivais l’histoire » d’un magazine francophone libanais, L’Orient-Express, fondé dans les années 1990 à Beyrouth7. Ce que je souhaitais observer, c’était par où peut passer la réconciliation d’un peuple, d’un pays, et le rôle qu’y joue la présence de plusieurs langues. Au Liban, à côté de la langue nationale qu’est l’arabe, le français et l’anglais sont des langues dites « secondes », qui servent notamment à enseigner dans beaucoup d’écoles et d’universités. Leur place est plus structurante que de simples langues étrangères. L’usage des langues dans les processus de dissension et de réconciliation : c’est notamment cette question qui traversait ma recherche. En 2005, quelques années après la rédaction de cette maîtrise, le fondateur et rédacteur en chef de L’Orient-Express, Samir Kassir, a été assassiné. Et avec cet événement, un faisceau de questions a émergé : liées à la mort elle-même, à la suspension du sens face à la mort même ; liées à la récupération de cette mort dans le débat public, cristallisé autour d’images, d’icônes qui agissent comme mots d’ordre recouvrant toute perspective historique et toute lecture critique indispensable à une inscription dynamique dans le présent ; liées aux évolutions des contextes politiques : que s’était-il passé au Liban entre 2000 et 2005 pour que cet homme, historien, journaliste, professeur, devienne la cible d’un acte meurtrier ? Quelle trajectoire avait été la sienne ? Entre 2000 et 2005, l’échiquier politique au Liban avait-il changé au point que Samir Kassir n’y occupait plus la même place ? Quelle trajectoire avait été la mienne, moi qui n’avais rien vu venir ? Quels sont les choix qui émaillent la trajectoire d’une vie ?
7En 2010, encore animée par ces questions, j’ai proposé aux anciens rédacteurs de L’Orient-Express – pour la plupart étudiants progressistes et militants de « la gauche » libanaise dans les années 1970, et habités, quarante ans après, par le sentiment d’avoir perdu face aux pouvoirs religieux et financiers – de se prêter à un protocole d’entretien qu’une camarade chercheuse et activiste, Manuela Zechner, m’avait transmis, protocole dit des « archives du futur8 », qui consiste à se placer dans un futur plus ou moins lointain depuis lequel on se souvient d’aujourd’hui. Décoller le nez de la vitre, sortir du constat. Ni se souvenir d’hier (vanité de la nostalgie) ou projeter demain (arbitraire du délire) dans une indifférence à aujourd’hui, mais faire un pas de côté, un enjambement chronologique, depuis lequel remettre en jeu le présent et les virtualités qu’il contient. Se souvenir d’un temps sur lequel nous avons encore prise, notre présent, et ainsi mettre en œuvre nos capacités ne serait-ce que langagières, imaginatives, à le renouveler, puissance dont je dirais qu’elle est une puissance d’agir : l’inverse d’un bilan.
8Créer un point de vue à l’extérieur de soi pour tenter de cartographier les situations dans lesquelles nous sommes en train d’être pris et les trajectoires que nous décidons d’y tracer, renvoie, en propre, au travail du danseur, du moins tel que je désire le concevoir. On pourrait dire d’abord que se souvenir d’aujourd’hui, c’est un pas de danse. Art du déplacement par excellence, de la traversée du temps et de l’espace, le corps du danseur a cette chance de pouvoir avoir un pied posé vers l’avant et le regard dirigé vers l’arrière. On peut penser aussi à un procédé notamment pratiqué par les danseurs de la compagnie Rosas9, la technique du reverse, qui consiste à dérouler un enchaînement chorégraphique dans le sens inverse de celui de son écriture première. Dans cet exercice, sont mises au jour quantité d’informations sur le fonctionnement de la gravité, de la contagion articulaire, des intentions de sens implicitement associées à tel ou tel geste, etc. Apprendre en regardant les choses par leur envers. Enfin, c’est le travail du danseur, qu’il « improvise » ou qu’il exécute une partition préalablement établie (la distinction n’est jamais définitive), que de se tenir sur la crête du présent (conscience de la gravité – condition première et par tous partagée, vision périphérique, conscience tout à la fois des rythmes de l’espace, des autres partenaires, des temps forts et des temps faibles, des silences, des trous, des rapprochements, des cassures et des reprises), dans une attention à chaque geste renouvelée : se faire corps-vecteur, attentif au feed-back du geste tout juste effectué et à la poussée du geste à venir.
9Pour Steve Paxton, il y a « les forces externes (gravité, élan, frottement, forces centrifuges et centripètes) ainsi que les forces internes (respiration, os, état musculaire, degré de tensions, schémas familiers), les paramètres de l’environnement (sol, temps qu’il fait, dimensions du lieu, moment du jour, organisation des durées). Le jeu de ces forces entre elles est ce qui fait la partition. L’enjeu, c’est d’en tester l’éventail et les limites10 ». Quand il ne s’agit pas pour le danseur de magnifier une soi-disant corrélation entre son identité supposée singulière et close et les mouvements supposés spontanés de son corps (trouver « ma » danse !), mais plutôt d’examiner, « à la racine », les opérations incessantes de transaction entre nos corps et leur umwelt11, alors la coalescence entre corps et mouvement, entre instrument et expression de l’instrument pourrait-on dire, unique à la danse, devient une aubaine, un formidable laboratoire de remise en question de l’idée d’une causalité linéaire entre le corps émetteur et le mouvement projeté. Le danseur travaille à intensifier la conscience de cette condition qui consiste à être à la fois « dedans » et « dehors », et tend à établir un plan d’égalité sur lequel affects, gestes, souvenirs, formes, consignes programmatiques, perceptions, etc., sont disposés en un répertoire à danser. Le « je » s’en trouve dissous. Le geste dépersonnalisé, mais situé. La puissance de métamorphose multipliée.
10Les interviewés de Wagons libres, pris dans le temps performatif qui leur est proposé, se démultiplient : il y a le Omar12 qui est en train de vivre 2010, il y a le Omar de 2030 qui cherche à se souvenir du Omar de 2010, et il y a le Omar de 2010 tel que se le remémore le Omar de 2030. On passe souvent du je au il, du je au elle. Et vice versa. Ce qu’on appelle « je » par commodité est en fait pris dans un jeu de construction jamais stabilisé, jamais arrêté, « je » ne cesse d’être fabriqué. Sur une scène, qui plus est une scène chorégraphique, différente de la scène théâtrale, où le danseur n’a pas à prendre en charge un rôle circonscrit, un personnage déterminé par une filiation, une biographie, un projet, on assiste, à chaque instant à un présent devenant passé, roue éternelle. C’est cette roue qui constitue le travail : virtualités contenues dans le présent, choix, virtualités contenues dans le présent, choix, virtualités contenues dans le présent, etc. Ce qui n’équivaut pas à une conception libérale du « sujet », infiniment libre, défait de tous rapports, d’histoire(s) et de comptes à rendre – au contraire. C’est un « je » qui ne se conçoit pas comme une individualité, fixée, donnée, isolée, pré-existante au fait collaboratif, associatif. C’est un « je » qui ne cesse de mesurer, de rectifier la validité de ses choix à l’écho que lui renvoie le monde. Ne pas s’asseoir sur le monde.
11La scène de Wagons libres est divisée en trois espaces, de l’avant-scène – mais lequel se déploie parfois dans l’espace entier du plateau –, vers l’arrière-scène, emboités comme des poupées russes ou se succédant comme des ricochets. À l’avant-scène, le plus souvent, à une distance de l’audience propice à la conversation, s’égrènent :
- des « histoires d’amour », qui ancrent le récit dans un témoignage situé, vérifiable (c’est le corps, là, face à nous qui les raconte et qui dit les avoir vécues – et peut-on mettre en doute la puissance dite intime du sentiment amoureux ?), et, dans le même temps, laissent sentir qu’elles ont été forgées pour la pièce, qu’elles se décalent très légèrement de leur plausibilité, soit qu’un détail soit trop prononcé, soit qu’elles servent trop bien, par leur caractère allégorique, l’un des enjeux de la pièce : que le « je » est un processus, une construction mobile ;
- la fable d’un café-jardin que deux frères se disputent (fable qui s’inspire d’un café-jardin existant à Beyrouth, le Rawda, mais qui a été entièrement élaborée pour la pièce) et la « blague » des ministres de l’Urbanisme libanais et français rivalisant de cupidité, préexistante au spectacle et connue pour être déclinée avec d’autres nationalités (l’ex-colon restant le français, et l’ex-colonisé étant parfois ivoirien ou sénégalais) ;
- une speakerine qui reprend, en français, les propos de Gamal Abdel Nasser au moment de la nationalisation du canal de Suez (1956) pour commenter l’actualité révolutionnaire arabe de l’année 2011 ;
- une lettre adressée, depuis Paris en 2030, par la personne en scène, à l’un des anciens contributeurs de L’Orient-Express, magazine libanais des années 1990, à la veille du retour de celle-ci à Beyrouth, après 15 ans d’absence ;
- une chanson anonyme, en arabe, du temps des révoltes anticoloniales en Tunisie ;
- un poème de René Char : « Trois respirations », extrait du recueil Recherche de la base et du sommet13.
12Ces différents « documents » sont « performés » soit à la première personne du singulier, soit à la troisième personne du singulier, soit « à nu », soit costumée d’un simple attribut (une barrette aux couleurs du drapeau palestinien pour la speakerine qui de plus apparaît diffusée sur l’écran vidéo ; un foulard bleu rappelant celui de la chanteuse libanaise Feyrouz pour la chanson tunisienne). Leur caractère documentaire, « trouvé » et réactivé, ou produit pour la pièce, n’est jamais explicité. Cohabitent chez chacun des indices de véridicité et des indices de forgerie.
13En milieu de scène, une table de travail sur laquelle sont disposées des images montées sur plaques de verre. Elles sont projetées sur un écran intermédiaire, posé au sol, à l’aide d’un rétroprojecteur doté d’un chariot qui permet d’opérer des travellings et d’un zoom qui permet de rendre visible des couches d’images superposées.
14Ces images proviennent de sources diverses qui ne sont pas référencées : des images empruntées aux pages de L’Orient-Express ; des diapositives trouvées de l’architecte français André Leconte (1894-1990) concepteur de plusieurs bâtiments beyrouthins typiques de la modernité architecturale des années 1950 ; une carte de Beyrouth trafiquée, témoignant d’une hybridation culturelle avec le Brésil, en écho à l’une des interviews « archives du futur » ; des photographies des personnes interviewées, venant redoubler leur présence sur l’écran en fond de scène, pour multiplier les effets de « copie ». Ces images sont projetées, manipulées et altérées par l’emploi de matières diverses (eau, encre, huile, sable) pendant la présentation.
15En fond de scène, un écran vidéo suspendu, sur lequel sont projetées les interventions des anciens contributeurs de L’Orient-Express, interviewés selon le protocole dit des « archives du futur ». Les fonds d’écran sont trafiqués, relocalisant les personnes dans des paysages beyrouthins réinterprétés ou montrant parfois des traces d’altération des images, comme si le temps les avait transformées14.
Variations orientalistes : Raconter un lieu où l’on n’a pas été – Géographies performées15
16Dans Variations orientalistes, c’est une autre modalité de déplacement que nous expérimentons : j’ai proposé aux quatre personnes qui m’ont le plus accompagnée ans la création de Wagons libres, quatre Européens (une Franco-Tunisienne, deux Français, une Helvético-Portugaise), de monter sur scène pour y dire « je suis allé au Liban, et au Liban, j’ai vu ceci, j’ai vu cela », alors qu’ils n’y sont en réalité jamais allés. Une fois au travail, ce jeu nous a conduits à examiner l’héritage orientaliste et ses renouvellements contemporains que nos corps charrient. Nous n’avons pas voulu dresser une liste des clichés orientalistes déjà identifiés pour les jouer ou les illustrer. Nous avons tenté là encore d’entrer dans un processus d’examen, d’auto-analyse de nos corps singuliers, mais sans faire pour autant de ces corps singuliers des affaires privées, lieux d’anecdotes personnelles.
17La scène devient le lieu d’un processus critique de constitution de soi, un soi en variation continue, tirant des bords entre Europe et Moyen-Orient, critique et fascination, méthode historique et fantasmes, passé et présent, éveil et rêve16. Nous essayons de ne pas porter nos récits depuis des « je » d’identité mais depuis des « je » de position : nos corps sont en quelque sorte les unités de mesure dont nous disposons pour évaluer la situation historique dans laquelle nous sommes pris. Nous essayons de nous tenir sur le plateau comme les points ou les lignes de vie que dessinent les coordonnées, abscisses et ordonnées, du moment historique t dans lequel nous sommes saisis. Ce ne sont pas pour autant des lignes biographiques ou, du moins, tel n’est pas là l’enjeu. Nous essayons que tel corps, et c’est là le travail chorégraphique, se donne à voir comme élément constitutif d’un tout, la chair du monde, relié à d’autres corps, autres éléments également constitutifs de ce même tout. Comme dans le monde « réel », mais avec une charge électrique relevée d’un cran (appelle-t-on ça la présence ?), pour que trajets et rythmes soient très sensiblement perceptibles. Ce qui n’équivaut pas à une conception déterministe du « sujet », au contraire : que le « je » soit cousu dans le temps historique est précisément ce qui le rend mobile, plastique. « Danser » se conçoit ici comme une enquête sur le vécu, sur la mécanique des corps engagés dans le monde, faite de parcours et de positions.
18Pour Bertolt Brecht, cité par Jean-Luc Godard au début des Carabiniers (1963), « le réalisme, ce n’est pas comment sont les choses vraies, mais comme sont vraiment les choses ». Dans le cas de Variations orientalistes, la présence de cinq corps en scène permet de redoubler le travail de dépersonnalisation du « je » par un travail de redistribution des points de vue. Au cœur de la pratique, il y a le what if de la chorégraphe Deborah Hay17 : et si je n’étais pas ici, et si j’étais ailleurs, et si c’était demain, et si c’était hier, et si je me souvenais de ce que tu projettes et si je projetais ce dont tu te souviens, et si j’étais à ta place et toi à la mienne, et si j’étais toi et moi rassemblés, et si j’étais tout à la fois la couleur bleue de la bouteille que je regarde, mes origines bourgeoises, le bras que je vais tendre vers toi dans un instant – ça y est –, le front transpirant de Vincent qui me voit, le pied de Renaud qui actionne la pédale et dont j’entends le clic, les paires d’yeux qui, du noir de la salle, guettent la lente inclinaison du paysage scénique ou la rupture sèche, brutale d’un corps qui change d’orientation, le repas que je préparerai demain. Non pas un fantasme mégalomaniaque mais la perception de moi-même comme élément mobile et constitutif d’un tout, et l’intégration de différents points de vue, extérieurs à moi, dans ma propre perception : points de vue, qui se redistribuent sans cesse, aux autres éléments en présence, spectateurs compris.
19S’il est posé au départ que chacun des corps en scène porte un récit (les présentations de récit de voyage se succèdent), la pièce avance par interruptions, reprises, contagions, emprunts, transitivités : la scène de Variations orientalistes est une scène partagée. Cinq individus y circulent, soit pour présenter la commande à l’audience – venir raconter son voyage au Liban alors qu’on n’y est en réalité jamais allé, soit pour venir présenter son voyage en réponse à la commande, soit en soutien à la présentation d’un coéquipier.
20Le récit de voyage de Mary Chebbah prend la forme d’un récit vidéographié, où la narration du départ, de l’arrivée à Beyrouth puis de l’entrée dans Beyrouth s’appuie sur des images trouvées ou fabriquées, non référencées : carte postale trafiquée, en provenance de Beyrouth et signée par l’un des coéquipiers présent en scène ; personnages de l’histoire moderne et contemporaine libanaise se croisant dans des montages anachroniques ; « vraies » archives familiales de l’auteur-narratrice témoignant d’un ancrage tunisien ; « fausses » interviews en quête du « vrai » libanais ; images du web des danseuses Mary Wigman et Tahia Carioca ; etc. Les emprunts sonores sont eux-aussi très éclectiques, avec des extraits de Harlem (Suicide), Safini Marra (Abdel Halim Hafez), Rose (Mazalda, Turbo Clap), Mrabba (Rbaibiya, Tunisie), La Demoiselle élue (C. Debussy : #1 London symphony orchestra Claudio Abbado, #2 Nathalie Dessay et Philippe Cassard, # 3 Véronique Diestschy et Philippe Cassard), Ya habibi Tâala (Asmahan). La démarche a consisté à construire un récit de voyage depuis un lieu ressource unique : l’ordinateur de l’auteure, source à la fois très circonscrite (les documents accumulés dans le disque dur au fil de la vie et des travaux de cette personne singulière) et infinie (accès au web). Le récit et les questions qu’il porte (dialectique entre le soi et l’altérité) s’actualisent dans la coprésence de l’audience et de l’auteure du récit, active en scène (déambulations, jeux de regards de l’écran vers l’audience, relais de la voix diffusée dans la vidéo par des prises de paroles en direct depuis le plateau, corps en scène pris par une danse à l’écoute d’une des musiques de la vidéo, etc.).
21Le récit de voyage du Vincent Weber en scène est une quête, vaine, d’un Vincent Weber dramaturge libanais, notamment réputé pour son ouvrage intitulé « Grandeur et décadence du théâtre balinais ». Le récit tel que porté par le Vincent Weber en scène est redoublé par des citations de sources diverses, référencées, apparaissant sur un écran en fond de plateau, dans le dos de l’auteur-conteur : certaines sont extraites de textes dits « orientalistes » de la littérature française du xixe (Lamartine, Nerval, Hugo), d’autres de guides touristiques (Le Routard, Le Petit futé), d’autres d’auteurs contemporains médiatiques (Houellebecq), etc. Le récit, délivré à la première personne comme le fruit de l’expérience personnelle de son narrateur, se révèle ainsi être une forgerie. Truffé de délires approximatifs sur l’histoire et la géographie de la ville de Beyrouth, il est régulièrement interrompu par la commanditaire, c’est-à-dire moi-même, qui cherche à confronter ces approximations aux informations dont je suis pour ma part censée disposer en tant que seule personne de l’équipe s’étant rendue de manière avérée à Beyrouth. Un jeu est entretenu entre la légitimité du témoignage oculaire et celle du témoignage imaginaire. Une projection de photographies clôt le récit. Photographies prises par le fictionnel Vincent Weber, et seules traces tangibles que le Vincent Weber en scène a pu trouver de son existence. Ce dernier les commente de plusieurs manières : soit feignant de pouvoir les identifier : « ici c’est un lycée du quartier d’Ashrafieh », soit les nommant par allégories : « ici une porte », « ici une impasse », soit abandonnant sa capacité à les identifier : « ici, je ne reconnais pas, je ne reconnais pas ».
22Pascale Schaer a rapporté des sons de son voyage à Beyrouth. Elle les donne à entendre à l’audience en même temps qu’aux quatre autres coéquipiers, assis en bord de scène chacun face à un micro, et regardant un écran imaginaire en lieu et place de l’audience. Le mouvement de leurs yeux suit attentivement celui des images projetées sur cet écran imaginaire et dont on n’entend que les bandes sonores. Exagérément chorégraphié, ce jeu de regards dénonce la construction d’un dispositif artificiel se faisant passer pour une situation familière et spontanée : une projection entre amis de films de vacances. Chacun commente les images, inexistantes, lesquelles parfois confirment ce qu’ils ont pu lire ou entendre, dans les médias ou ailleurs, sur ce pays (« ah oui, j’ai entendu dire que c’était Buren qui avait reconstruit la grande mosquée »), parfois réveillent des souvenirs liés à d’autres voyages dans d’autres coins du monde (« ça me fait penser à la fois où j’avais été obligée de danser pendant une croisière sur le Nil »), parfois suspendent toute possibilité de reconnaissance ou d’identification (« Mais t’étais où là ? »), parfois contiennent un élément précis auquel ils réagissent par la candeur de l’émerveillement (« oh ton chapeau qui s’envole ») ou par l’ambiguïté de la peur face à l’inconnu (« vous les voyez les types, là, derrière les arbres ?! »), parfois induisent la formulation d’une image d’Épinal, exagérément « orientaliste » (« c’est rare de pouvoir filmer les charmeurs de serpent d’aussi près »). Les commentaires ouvrent à une interprétation démultipliée de ce à quoi renvoient ces sons, en réalité enregistrés au cours d’autres voyages (Portugal, Colombie, Thaïlande, Suisse, France).
23Le récit de Renaud Golo est une partition pour images fixes, qu’il projette avec un rétroprojecteur permettant travellings et zooms (le même que celui utilisé pour Wagons libres), et onze versions, ou variations, du prélude pour piano La puerta del vino de Claude Debussy. Il s’ouvre et se clôt par deux extraits d’un morceau de DAF, groupe allemand des années 1980, intitulé Ich und die Wirklichkeit (Je et la réalité). Les images, de qualité souvent ancienne, la plupart montées sur plaques de verre, projetées par un appareil lumineux au fonctionnement mécanique, renvoient aux premiers âges de la photographie, en tant qu’art où se joue un rapport entre la lumière et le temps pour donner à voir le monde visible. Individus, paysages, éclats de matières et de couleurs composent ce voyage mental à Beyrouth, entrepris pour résoudre une peur ancienne, nouée dans l’enfance, et confiée à l’audience en amorce du récit : la peur des Arabes. Un dialogue elliptique entre l’auteur-manipulateur et la commanditaire tisse une tentative commune de reconstituer la trajectoire éclatée, biographique et politique, intime et collective, qui part de cette peur enfantine et aboutit à cette cure thérapeutique, dans le port de Beyrouth, qui consiste à remettre provisoirement sa vie entre les mains de Nasser et Walid, le temps que la peur, et avec elle « la discrimination, fasse place à la distinction », le temps que de « nouvelles connexions », « une porosité lumineuse l’emporte sur une porosité inquiétante »18. Au cours de cette trajectoire, pointent à la surface des paroles nauséabondes entendues en famille, des rumeurs de quartier, d’autres phobies liées à d’autres récits, et tout particulièrement le silence français officiellement entretenu sur la guerre d’Algérie.
24Une règle du jeu, énoncée au début de la présentation, peut venir perturber cette succession de récits : si l’un des coéquipiers se laissait aller sur la pente d’un orientalisme excessif, il peut être sanctionné. La sanction consiste à venir exécuter à l’avant-scène, le plus rigoureusement possible, quelques mouvements de danse dite « orientale ». Donner à voir un corps culturellement formé à certains rythmes et à certains enchaînements articulaires ou musculaires tenter de franchir l’écart vers un autre apprentissage, culturellement situé ailleurs.
25Entre deux récits, je lis des lettres. Elles sont présentées comme étant non datées, écrites depuis Paris par un certain Omar, adressées à un certain Ahmad résidant à Beyrouth. Comme en contrepoint des récits imaginaires, censées être écrites par un Libanais en exil à Paris, elles disent un « réel » de Beyrouth, enlaidie par la guerre et la spéculation financière, et un « réel » de la perception française et des positions officielles de la France vis-à-vis des guerres récentes qui déchirent le Moyen-Orient. Mais ces lettres restent des « faux », forgées pour la pièce, inspirées par le procédé de fabrication des Lettres persanes de Montesquieu.
26Une lettre-vidéo réalisée par Mary Chebbah clôt la présentation : elle fait vaciller la tangibilité de tout ce qui vient d’être partagé, décrivant un projet qui ressemble fort à celui de Variations orientalistes et auquel cette collaboratrice aurait refusé de participer : « Ce qui m’a rendue un peu bizarre avec cette histoire, c’est qu’en fait cette ville, qui était loin, que je ne connaissais pas, eh bien ici, j’en sentais quelque chose. En fait, petit à petit, je me suis rendu compte que… comme la ville était en train de brûler, du moins… peut-être de s’embraser, eh bien, j’en ressentais sa chaleur, alors qu’elle était loin, et ça j’ai pas compris. D’un coup le loin, je ne savais plus ce que ça voulait dire. Le lointain, le faux lointain, le vrai lointain19… »
Un corps toujours ailleurs
27Une question constitue peut-être la matrice des hypothèses avancées ici, elle serait : « d’où vient le geste ? », cousine de celle chère aux débatteurs des années 1970 : « d’où tu parles ? », mais posée dans le cas qui nous occupe, non pas pour condamner ou glorifier tel énoncé selon qu’il émane d’un corps appartenant à la classe des dominants ou à celle des dominés, mais pour faire l’expérience que si un énoncé est situé, s’il émane d’un corps – lieu de notre inscription historique –, c’est donc aussi qu’il pourrait se situer ailleurs, et qu’il est donc mobile, sujet au changement, à la métamorphose. Changer serait ainsi l’affaire d’un pas de danse.
28Examiner nos corps, agents de transaction avec le réel, comme un historien examinerait un document, et qui, pour le constituer en « archive », doit établir les conditions de sa collecte, vérifier s’il est isolé ou appartient à une série, le comparer, etc. Inventer, pour les éclairer de biais, ce qui a pu avoir lieu pour qu’ils aient cette forme, cette couleur, cette odeur, et ce qui aurait pu avoir lieu pour qu’ils aient, à un détail près, une autre forme, une autre couleur, une autre odeur. Ou laisser à l’historien le soin de reconstituer leur passé et profiter du présent de l’événement scénique, de cette coupe par laquelle nos existences prises ensemble dans le bain, la chair du temps historique, se suspendent, prendre appui sur cette crise pour créer les conditions d’examen et d’expérience de la mécanique sans cesse à l’œuvre de construction de nos subjectivités historiques.
29Par une organisation chorégraphique des récits et des corps qui les portent, rendre active cette question – d’où vient le geste ? –, l’éprouver et donner à l’éprouver : se réjouir de ce qu’aucun « je » n’est condamné à être « moi-même », et ruser contre les récits véristes et les procédés morbides de naturalisation du « réel ».
Notes de bas de page
1 Conférence radiophonique de Michel Foucault, « Le corps utopique », diffusée par France Culture en 1966, dans le cadre de l’émission « Culture française » de Robert Valette, et publiée dans Foucault Michel, Le corps utopique, Les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009, p. 17-18.
2 Ces travaux ont été réalisés en collaboration étroite avec quatre proches camarades. Mary Chebbah, Renaud Golo, Pascale Schaer et Vincent Weber, en particulier Variations orientalistes dont nous sommes coauteurs.
3 Farge Arlette, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
4 Jablonka Ivan, reprenant et critiquant Pierre Bourdieu, dans L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.
5 Conçu par Sandra Iché et réalisé par Gaël Chapuis, Mary Chebbah, Ali Cherri, Virginie Colemyn, Sylvie Garot, Renaud Golo, Sandra Iché, Lenaïg Le Touze, Carol Mansour, Pascale Schaer, Vincent Weber. Production : Association Wagons Libres. Coproduction : Le Parc de La Villette ; Les Subsistances ; Les Halles de Schaerbeek/Festival Temps d’images (Belgique) ; PACT Zollverein (Allemagne). Création : Parc de La Villette, 21 & 22 février 2012.
6 Wagons libres est un titre emprunté : c’est celui que les anciens contributeurs de L’Orient-Express ont choisi de donner à l’article que j’ai publié dans le cadre d’une édition exceptionnelle de L’Orient-Express réalisée en 2005, en hommage à Samir Kassir juste après son assassinat, alors que le magazine avait cessé de paraître depuis 1998 et que l’équipe était depuis dispersée. Je reprenais dans cet article les conclusions de ma maîtrise, décrivant à la fois l’hétérogénéité des formats et des régimes d’écriture et la cohésion éditoriale du magazine. Ce qui leur a inspiré ce titre de Wagons libres. Je l’ai repris, considérant les différents éléments qui composent la pièce – pans d’Histoire, extraits d’interviews, récits parcellaires, compositions d’images, etc. – comme des wagons libres…
7 Iché Sandra, « L’Orient-Express : Chronique d’un magazine libanais des années 1990 », Cahiers de l’Institut français du Proche-Orient, n° 3, Beyrouth, 2009 : http://www.ifporient.org/node/435. Page consultée le 15 mars 2016.
8 www.futurearchive.org (consulté le 15 mars 2016).
9 Compagnie fondée en 1983 par la danseuse et chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker, lors de la création de la pièce Rosas danst Rosas. Le site de la compagnie est à Bruxelles et abrite également l’école PARTS et l’ensemble de musique contemporaine Ictus.
10 Cité par Laurence Louppe dans Poétique de la danse contemporaine, la suite, Bruxelles, Contredanse, 2007.
11 Umwelt est aussi le nom d’une pièce chorégraphique de Maguy Marin, créée en 2003, et dont j’ai participé à une reprise en 2008 en tant qu’interprète permanente de la compagnie Maguy Marin/CCN de Rillieux-La Pape de 2006 à 2010.
12 Omar Amiralay, cinéaste syrien (1944-2011). L’interview a été réalisée à Beyrouth le 3 janvier 2011.
13 Char René, « Trois respirations », dans Recherche de la base et du sommet [1955], Paris, Gallimard, 1971.
14 Travail de création d’images réalisé par l’artiste Ali Cherri.
15 Conçu et réalisé par Mary Chebbah, Renaud Golo, Sandra Iché, Pascale Schaer, Vincent Weber. Lumières : Sylvie Garot et Rima Ben Brahim. Costumes : Elise Garraud. Répétiteurs danse et musique : Souraya Baghdadi et Hassan Bengharbia. Production : Association Wagons libres. Coproduction : Parc de La Villette, Tanzquartier (Autriche), CCN de Belfort, Association Regards et Mouvements – Hostellerie de Pontempeyrat ; avec le soutien de la DRAC Rhône-Alpes dans le cadre de l’aide au projet. Création : Festival Spider, Les Subsistances, Lyon, 17 & 18 avril 2014.
16 Je reprends ici des termes d’Éric Vautrin dans « Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers » – Dramatisations du pouvoir et histoires des représentations du Moyen-Orient – entretien croisé entre Adeline Rosenstein et Sandra Iché avec Éric Vautrin, Figurations du pouvoir (théâtre, cinéma, télévision), Double Jeu, n° 10, Presses universitaire de Caen, 2014.
17 Deborah Hay est une chorégraphe américaine née à Brooklyn et active internationalement depuis les années 1960. Elle est l’auteure de deux ouvrages : My Body the Buddhist, et Using the Sky. A Dance. Une question au coeur de sa pratique, et qu’elle met en partage au cours des ateliers, créations et conférences qu’elle propose, est la suivante : « What if every cell in the body had the potential to get what it needs, while surrendering the habit of a singular facing, and inviting being seen ? » Le but n’est pas d’y répondre mais d’amener le danseur à explorer des possibilités de mouvements en dehors de ses schémas corporels habituels. Deborah Hay invite les danseurs à « re-chorégraphier », en continu, leurs perceptions de l’espace, du temps, du public, de leur propre corps. Cf. l’article en ligne de Linden Hill : http://interventionsjournal.net/2015/01/22/what-if-digital-documentation-as-performance-and-the-body-as-archive-in-deborah-hays-no-time-to-fly/ (consulté le 15 mars 2016).
18 Termes proposés par Renaud Golo pour qualifier cette métamorphose.
19 Lettre-vidéo de Mary Chebbah, créée dans le cadre de Variations orientalistes.
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