L’effet de document
Diffractions d’un réalisme contemporain
p. 67-77
Texte intégral
1Analysant la place accordée au document dans les productions esthétiques des deux derniers siècles en introduction au premier numéro de la revue Communications qu’ils ont consacré à cette question1, Jean-François Chevrier et Philippe Roussin distinguent deux paradigmes : au naturalisme et aux réalismes historiques du xixe siècle, qui considèrent le document comme une source destinée à nourrir le processus de création et à y être intégrée, aurait succédé, au xxe siècle, ce qu’ils proposent de nommer un « parti pris du document ». Il se caractérise, selon les auteurs, par la multiplication d’œuvres manifestant une résistance du document en tant que forme, lesquelles tendent à relativiser sa valeur de preuve pour interroger le processus de production des représentations auquel il participe. À l’intérieur de cette seconde période, Jean-François Chevrier et Philippe Roussin dégagent trois moments. Le premier, dans les années 1920-1930, se manifeste au sein des avant-gardes, notamment chez les Surréalistes et autour de la revue Documents. Il promeut le « document poétique », les objets trouvés par lesquels le réel fait irruption dans l’art, l’esthétique du collage et les techniques littéraires inspirées du modèle photographique. Le second moment, dans les années 1960-1970, engage un retour réflexif et critique sur la notion de document, notamment par le biais du cinéma et de la photographie documentaire ; il interroge le geste de documentation dans le rapport qu’il entretient aux sciences sociales et privilégie le montage au collage. Les auteurs identifient enfin un troisième moment d’affirmation du document dans l’art : le tournant du xxe au xxie siècle, dont les caractéristiques restent en grande partie à déterminer – on est alors en 2001. Quatorze ans plus tard, la place toujours plus insistante du document dans la production artistique – et plus spécifiquement dans la production littéraire, à laquelle je limiterai mon propos – a confirmé leur analyse. Elle permet aussi de la préciser, en dégageant certaines caractéristiques d’un « parti pris du document » tel qu’il se manifeste au début des années 2000, et d’étudier la manière dont il redéfinit le rapport entre œuvre et document. Ce troisième « moment », contrairement aux deux premiers, se situe après la fin des avant-gardes, qui ont largement contribué à questionner un tel rapport, tout en prolongeant leurs réflexions. En témoignent la variété des œuvres littéraires qui mettent en scène des documents, mais aussi un certain nombre d’ouvrages théoriques, comme le volume récemment publié aux éditions Inculte et consacré au Devenirs du roman : écriture et matériaux2. Ce qui s’y donne à lire, c’est, après une période de fascination pour la puissance suggestive du document telle qu’elle s’est manifestée dans les années 1920-1930, et après un moment de déconstruction critique dans les années 1960-1970, un besoin incontestable de mise à plat : une tentative d’observation et de définition de la place qu’occupe le document dans nos imaginaires et dans nos manières d’appréhender le réel. L’hypothèse développée ici est que ce troisième moment se manifeste dans la littérature contemporaine à travers ce que je proposerais d’appeler un « effet de document », qui diffracte et déplace la notion de réalisme, et, avec elle, les définitions de ce que nous nommons commodément le réel.
Effet de document, littérature « transitive indirecte » et diffraction formelle
2Dans l’article de 1968 intitulé « L’effet de réel », Roland Barthes développe une analyse restée célèbre à partir de certains détails en apparence « afonctionnels » qui foisonnent dans les œuvres des écrivains réalistes et qui cherchent selon lui à connoter, dans leur insignifiance même, le réel entendu comme « catégorie3 ». On peut déplacer légèrement cette hypothèse pour analyser une partie de la production littéraire contemporaine : celle qui exhibe le document en tant que forme, où prolifèrent les photographies, les articles de presse, les transcriptions de données et les pièces d’archives. Ces éléments iconographiques et discursifs, au-delà de leur signification propre, de ce qu’ils représentent et de leur portée informative, manifestent visuellement que la littérature qui s’occupe aujourd’hui de peindre le monde cherche moins à créer l’illusion du réel qu’à mobiliser le document, cette catégorie instable d’objets chargés d’en rendre compte et de le décrire. La focale semble ainsi s’être déplacée d’un réel entendu comme un dehors de la représentation, qui existerait en soi, aux gestes et aux artefacts qui nous permettent d’y avoir accès. Ce constat complète en la nuançant la réflexion de Dominique Viart, qui qualifie la littérature contemporaine de « transitive », « comme on le dit, en grammaire, des verbes qui admettent un complément d’objet4 ». Selon lui, après une phase de repli autotélique sur elle-même, la littérature s’est mise à « redonne[r] des objets à l’écriture qui s’en était privée ». En prolongeant la métaphore grammaticale, on pourrait dire que les œuvres toujours plus nombreuses qui mettent en scène le document manifestent l’avènement d’une littérature « transitive indirecte », dans la mesure où, pour parler du monde, elle doit en passer par une médiation, qui lui permet de penser les gestes, les artefacts et les méthodes par lesquels on construit le réel.
3Cette variation de « l’effet de réel » à « l’effet de document », de l’esthétique réaliste du xixe siècle à l’esthétique documentaire contemporaine, révèle donc un changement dans la manière dont la littérature pense son dehors. Dans l’analyse de Roland Barthes, la présence du détail insignifiant signalait que le réel tel qu’il est conçu et représenté par les romanciers réalistes n’est pas réductible à l’intelligible, mais qu’il se caractérise par une certaine résistance au sens. De la même manière, la présence du document nous dit quelque chose de la manière dont les écrivains contemporains pensent le réel : le réel, c’est ce à quoi on a accès grâce à des documents. Écrire sur le monde, ce n’est plus ou plus seulement l’imiter par le biais d’un récit vraisemblable, mais réfléchir aux médiations qui nous y donnent accès. Un nombre croissant d’œuvres littéraires de notre époque exhibe ainsi le fonctionnement du document en tant que dispositif d’intellection5, elles le déplient et l’interrogent en tant qu’il conditionne un certain nombre de manières de voir et de construire le réel. On assiste donc, par comparaison avec le paradigme du xixe siècle, à une inversion des termes de la définition : on ne définit plus le document comme ce qui nous renseigne sur le réel, mais le réel comme ce qui est construit par des documents.
4Le pluriel est ici important : la notion de document recouvre une grande plasticité formelle, des objets extrêmement variés, et c’est une des raisons qui expliquent la multiplication des formes littéraires documentaires, là où les réalismes du xixe siècle étaient dominés par un modèle romanesque globalement unifié. Si l’on s’intéresse aux modalités concrètes de manifestation de cet « effet de document », on voit en effet qu’elles s’accompagnent d’une complexification du paysage littéraire. Celui-ci, à côté des productions poétiques et théâtrales, relativement marginalisées dans l’économie du livre, reste structuré par deux pôles : d’un côté le roman, genre toujours largement dominant et parfois identifié à la littérature elle-même, qui utilise le document comme source pour nourrir la fiction en prolongeant le paradigme réaliste ; de l’autre des œuvres dites factuelles (témoignages, biographies, enquêtes), dont la présence ne cesse de s’affirmer, et dont l’ambition première est de documenter – de produire un savoir sur le monde. Entre ces deux pôles, néanmoins, un certain nombre d’œuvres se situent dans une zone grise, subvertissant le partage entre fiction et non-fiction hérité du modèle anglo-saxon. L’ouverture d’un tel espace de brouillage et de prolifération formelle me semble caractéristique d’un réalisme contemporain alternatif au réalisme historique, qui s’en différencie notamment par sa diffraction. Je précise ici que j’entends le terme de réalisme dans un sens large, selon une définition qui relève de la pragmatique du discours : comme une « posture illocutoire6 » reposant sur un « pacte de référentialité7 ». Le réalisme tel qu’il s’est manifesté historiquement chez les romanciers du xixe siècle domine toujours la production littéraire contemporaine ; mais il coexiste avec d’autres modalités d’affirmation d’un pacte de référentialité, qui s’accompagnent de l’émergence d’une pluralité de formes nouvelles. Sous le nom de « narrations documentaires8 », Lionel Ruffel a ainsi étudié l’une de celles qui lui semblent « marquer l’époque contemporaine » avec le plus d’insistance ; j’ai pour ma part proposé de parler de « factographies » pour désigner des formes brèves qui ont recours au montage de documents et à des procédés d’écriture empruntés aux techniques d’enregistrement. On pourrait en lister bien d’autres. Pour penser cette prolifération, la démarche consistant à ajouter des étiquettes comporte néanmoins le risque de conduire à un émiettement, d’autant que la plupart de ces écritures se situent à la croisée des genres – du récit biographique, de l’enquête journalistique, de la poésie, mais aussi de la fiction romanesque. Je proposerai donc plutôt ici d’esquisser un autre type de classement, reposant sur les modes d’exhibition du dispositif documentaire, sur les usages et les imaginaires du document que ces œuvres mettent en scène, et qui incarnent différentes tendances d’un réalisme éclaté, problématique, propre à l’époque contemporaine.
Trois régimes de fonctionnement du dispositif documentaire
5Au sein de cette typologie, trois régimes de fonctionnement et de mise en scène du dispositif documentaire se dégagent, qu’on pourrait qualifier de régime mélancolique, de régime critique et de régime affabulatoire. Chacun de ces modes ou régimes, que synthétise le tableau ci-dessous, combine quatre caractéristiques : (1) il mobilise un imaginaire du document ; (2) il met en œuvre des techniques littéraires propres ; (3) il repose sur une certaine manière de penser le réel et (4) il engage une démarche et une définition spécifiques des visées que se donne l’écriture littéraire.
Imaginaire du document convoqué | Techniques littéraires mises en œuvre | Définition du réel engagée | Démarche littéraire impliquée | |
Régime mélancolique (ex : Sebald) | Trace | Enquête littéraire. Narrateur = enquêteur | Totalité inaccessible | Dominée par les questionnements éthiques. Rapport à l’Histoire |
Régime critique (ex : Pireyre) | Artefact | Montage, réappropriation, réagencement. Narrateur = compilateur | Construction élaborée à travers les documents | Mise en question des représentations et des discours. Rapport à l’actualité |
Régime affabulatoire (ex : Vasset) | Embrayeur de fiction | Détournement des formes fictionnelles vers le factuel, et réciproquement. | Dépassement de l’opposition réel/fiction | Approfondissement des représentations scientifiques du réel par l’investissement fictionnel |
6Ces régimes de fonctionnement ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et se combinent le plus souvent au sein des textes ; je forcerai donc volontairement les traits de cette typologie, qui ne prétend que cerner certaines tendances, et non réduire les œuvres à l’une ou l’autre d’entre elles.
Régime mélancolique
7Le régime de fonctionnement du dispositif documentaire qui a sans doute connu le plus grand succès littéraire ces vingt dernières années engage un imaginaire du document comme trace. Entendu comme une voie d’accès au réel, et notamment à l’Histoire, le document s’y manifeste par son incomplétude et par la résistance qu’il offre : fascinant dans sa matérialité, il est à la fois un sésame ouvrant le passé, et un obstacle qui en barre l’accès.
8La technique littéraire dominante qui lui est associée est celle du récit d’enquête, inscrivant la démarche de l’écrivain dans la continuité du paradigme indiciaire que Carlo Ginzburg identifie comme caractéristique des sciences humaines9. Mais, dans l’œuvre littéraire, cette enquête se fait hésitante ; elle achoppe, manifestant ainsi les difficultés rencontrées par le narrateur dans sa tentative de reconstitution du passé. Les documents y font figure de pièces d’un puzzle impossible à compléter. On pourrait qualifier un tel dispositif documentaire de mélancolique, parce qu’il gravite autour de l’idée de perte, et considérer comme emblématique d’un tel fonctionnement l’œuvre de W.G. Sebald, avec ses enquêtes erratiques, ses digressions, sa fascination pour un passé vécu sur le mode de la hantise et qui se manifeste, dans presque chacun des livres de cet auteur, sous la forme de reproductions en noir et blanc non légendées, suggestives et souvent mystérieuses, de photographies et de diverses pièces d’archives.
9Une telle démarche d’enquête littéraire, même si elle achoppe ou tourne à vide, postule l’existence d’un réel stable, de faits historiques déterminés dont nous pouvons espérer reconstituer des bribes grâce aux documents. Elle s’efforce de mesurer l’écart entre ce réel et les représentations que nous pouvons en produire, le passé demeurant chez un auteur comme Sebald inaccessible en tant que totalité signifiante. En régime mélancolique, l’écriture est par conséquent souvent pensée dans son lien à des questions éthiques. L’enquête documentaire tend vers le témoignage comme vers un horizon refusé, cette forme étant rendue impossible pour diverses raisons (dans le cas de Sebald, mais aussi pour de nombreux écrivains de sa génération, parce qu’il n’a pas vécu directement la Seconde Guerre mondiale), et elle s’accompagne régulièrement d’une prise de distance par rapport au roman, assimilé à une construction mensongère. Un exemple flagrant de ce questionnement éthique est fourni par Patrick Modiano dans Dora Bruder, présenté comme une enquête en forme de repentir par rapport à la fiction publiée en 1989 sous le titre Voyage de noces à partir du même fait divers. Une telle évolution générique, du roman à l’enquête documentée, est emblématique d’un questionnement éthique largement salué par les médias français et internationaux : celui qui interroge la possibilité pour l’art de rendre justice aux faits, aux individus et à leur mémoire, afin de donner forme aux résurgences d’une Histoire traumatique qui continue de hanter le présent10.
Régime critique
10Le second régime, que je qualifierai de critique, mobilise le document moins comme une trace que comme un artefact et comme un signe, qui mérite d’être observé en tant que représentation construite, et non plus seulement en tant qu’il donne accès à un référent qui lui préexisterait. Les documents y apparaissent comme des éléments de ce réseau de discours dans lequel nous naviguons sous le nom de réel. En d’autres termes, les œuvres littéraires relevant de cette deuxième catégorie s’intéressent moins au réel derrière le document qu’au document en tant que manière de construire le réel. Dans cette perspective, il s’agit moins d’accéder à des faits que d’interroger des gestes : tenter de comprendre ce que nous faisons en manipulant les documents, comment nous construisons à travers eux un réel pensé comme tissu de représentations.
11Dans ce deuxième ensemble d’œuvres, la littérature, en tant que représentation de représentations, obéit à une visée plus critique qu’éthique. Il s’agit de questionner et d’ordonner les discours et les pratiques qui élaborent notre connaissance du monde, d’en défaire la naturalité. Ce déplacement de perspective utilise notamment les techniques littéraires du montage, de la réappropriation, de la recontextualisation qu’ont initiés les auteurs des années soixante, et rejoint en partie les questionnements ouverts par le second moment du « parti pris du document ». Chez les poètes contemporains, notamment, on peut noter une nette résurgence de la pratique du montage documentaire telle qu’elle s’était manifestée à cette époque chez des écrivains comme William Burroughs ou Charles Reznikoff, dans une perspective résolument critique et avant-gardiste. Fondés sur un principe d’exposition d’énoncés ordinaires en contexte littéraire, de nombreux ouvrages mettent en œuvre des techniques similaires de prélèvement et réappropriation destinées à exhiber les idéologies qui affleurent dans certains usages de la langue et à les faire dysfonctionner. Ils s’intéressent à la violence contemporaine en tant qu’elle engendre des discours et qu’elle est elle-même façonnée par les discours : discours de la guerre (J.-M. Espitallier, Army, 2004 et En guerre, 2008 ; F. Smith, Gaza, d’ici-là, 2013 et États de faits, 2013), de l’information (J.-H. Michot, Un ABC de la barbarie, 1998 ; É. Levé, Journal, 2004 ; K. Goldsmith, Day, 2003 ; Franck Leibovici, Portraits chinois, 2007), discours politiques (E. Adely, Cinq suites pour violence sexuelle, 2008) ou juridiques (V. Place, Statement of facts, 2010). Les documents utilisés et mis en scène y sont plus souvent des documents d’actualité que des documents d’archive. Ces œuvres se pensent comme des « installations textuelles » qui se donnent pour ambition de créer les conditions d’un examen critique des discours qui tissent le monde contemporain et des processus de documentation qui le modèlent.
12Pour autant, ce régime critique du dispositif documentaire n’implique pas nécessairement un scepticisme généralisé et ne relève pas systématiquement de la déconstruction. Dans bien des cas, il s’agit davantage de réagencer les discours, de mettre en scène la pulsion de documentation qui caractérise notre manière d’être au monde et d’ordonner le chaos exponentiel des données disponibles à l’heure du web 2.0. La littérature se donne dès lors pour objectif de réfléchir la manière dont nos représentations, notre pensée et nos comportements se voient transformés par les nouvelles technologies de l’information. Une œuvre caractéristique de cette réflexion est celle d’Emmanuelle Pireyre, qui, dans sa participation à l’ouvrage publié par Inculte mentionné ci-dessus, revient sur son ambition d’échapper, par la littérature, au statut de « data victim » : « ma position quant aux datas serait de les faire entrer assez largement dans le texte littéraire comme prélèvements du réel dans lequel se déroulent nos vies, mais avec l’objectif constant de les décaler, les tordre, les rudoyer, les réinterpréter… bref, de leur nuire ». Produisant des « machines biscornues de poésie et de fiction à la logique déconcertante », Emmanuelle Pireyre ambitionne de présenter des données « déboussolées, en terre étrangère, mal à l’aise car reliées à d’autres datas qu’elles ne fréquentent pas d’habitude, migrant vers des contextes imprévus11 ». Ses livres se situent pourtant dans un dépassement de la logique de démontage caractéristique du cut-up : il s’agit davantage de reconstruire du sens à partir d’une masse vertigineuse de matériaux, en utilisant la fiction comme une modalité d’agencement et de mise en ordre des informations prélevées. Comment faire disparaître la terre ? et Féerie générale se présentent ainsi comme deux livres qui recyclent une multiplicité de discours (discussions en ligne, informations extraites d’un dictionnaire des séries télé, textes philosophiques et littéraires, manuels pratiques à l’usage des femmes enceintes, etc.), et organisent ce matériau documentaire selon une série de questions auxquelles la fiction répond avec un mélange de sérieux et d’humour décalé12. Le livre tente ainsi de modéliser la manière dont les technologies de l’information ont transformé notre espace mental, que l’auteur compare à un parc aquatique où nous glissons perpétuellement de discours en discours, dans un processus de documentation compulsive que la littérature se donne pour objectif tout à la fois d’ordonner et d’interroger13.
Régime affabulatoire
13Un troisième mode de fonctionnement du dispositif documentaire pourrait être qualifié de « régime affabulatoire14 ». Il ne concerne pas l’ensemble des textes qui produisent de la fiction à partir de documents, mais ceux qui, de façon a priori paradoxale, définissent le document par sa capacité à générer de la fiction. Une telle conception du document subvertit en effet la définition commune, qui tend à le considérer comme une preuve ; de nombreux écrivains contemporains l’envisagent au contraire comme un dispositif de fabulation, ou comme une porte d’entrée, non plus dans le réel, mais dans la littérature. Il faut sans doute y voir la conséquence d’un siècle de présence du document dans les productions esthétiques : si le parti pris du document signalait au début du xxe siècle une tentative de faire entrer le réel par effraction dans la littérature, il a si bien colonisé le champ artistique et littéraire qu’il fait aujourd’hui signe vers une vaste tradition, au point de pouvoir apparaître comme un signe de littérarité. Le document se voit ainsi retourné en machine à voyager entre les mondes qui fait se chevaucher le réel et la fiction : il atteste de l’existence d’un dehors de la littérature qui fourmille d’histoires plus invraisemblables que le plus alambiqué des romans. Penser le dispositif documentaire dans l’écriture consiste dès lors à jouer de ce brouillage, à mettre en scène cette réversibilité du factuel et du fictionnel.
14Cette fascination pour le document comme porte d’accès à un réel infesté de fiction se manifeste aussi bien dans des récits inspirés de faits réels que dans des formes plus difficiles à situer d’un point de vue générique, qui recyclent ou détournent souvent des formes littéraires existantes. Un exemple en est le travail mené par Hans Magnus Enzensberger dans Hammerstein, qui retrace la vie du général éponyme15. Le récit, qui fait la part belle à une riche documentation, fait alterner la reproduction de pièces d’archives, de « gloses » et ce que l’auteur nomme des « dialogues des morts » – une forme poétique de l’Antiquité que prolonge Enzensberger sous forme d’entretiens avec les personnages historiques disparus auxquels il s’intéresse. Ce choix signale la part de fictionnalité de l’entreprise et complexifie la portée documentaire du texte : la fiction s’introduit dans et via le document, sous la forme d’un parasitage qui redéfinit le partage entre factuel et fictionnel.
15Sur un mode un peu différent, Philippe Vasset déplace le modèle du nonfiction novel initié par Truman Capote dans De sang froid16. Avec Journal intime d’un marchand de canons et Journal intime d’une prédatrice, il a initié une série de romans, qualifiés par lui d’« exofictions ». Nourris chacun d’une d’enquête journalistique approfondie, ces livres revendiquent la véracité de l’ensemble des faits et des données qu’ils rapportent – à l’exclusion du personnage et de sa psychologie, relevant de la pure invention fictionnelle17. Là où Truman Capote prétendait revivifier le genre romanesque par un contenu référentiel, Philippe Vasset entend davantage souligner l’extravagance inhérente au réel : les existences du marchand de canons et de la prédatrice fascinent en tant qu’ils font basculer les faits vers un imaginaire romanesque qui excède toutes les limites du vraisemblable – et pourtant les faits rapportés sont avérés. Les données intégrées fonctionnent ainsi comme des catalyseurs de fiction, selon l’idée que c’est dans le champ opaque de l’économie mondialisée que se loge le plus fort coefficient d’un romanesque contemporain. Il ne s’agit plus tant (comme c’était le cas dans les réalismes historiques) de mimer le réel en l’épurant et d’en dévoiler la vérité profonde, mais de le retourner en fiction. Et ce sont précisément les données et les documents qui jouent le rôle de leviers dans ce mouvement de bascule, comme le dit également le début d’Un livre blanc, que Philippe Vasset a consacré aux zones blanches figurant sur les cartes IGN de la région parisienne, et dans lequel il explique avoir commencé « à [s]’intéresser aux cartes quand [il a] compris qu’elles n’entretenaient que des rapports très lointains avec le réel18 ». Le document, ici la carte géographique, se voit déchu de son rang de preuve, et son lien au visible se complexifie. Dès lors, c’est à l’entreprise littéraire que revient la tâche de sonder les manques d’une représentation censément scientifique du réel, dont le mérite paradoxal, aux yeux de l’écrivain, consiste au contraire à le transformer en un monde mystérieux, propice à l’investissement fictionnel et fantasmatique.
16Ces différents régimes ou modes de fonctionnement du document que la littérature contemporaine met en scène semblent ainsi ouvrir une piste pour penser la diffraction de la notion de réalisme littéraire, en révélant des définitions mobiles, fluctuantes et contradictoires de ce que nous appelons commodément « le réel », comme s’il s’agissait d’une notion unifiée. L’effet de document provoque un décentrement de perspective proche d’un effet de zoom arrière. Ce sur quoi un grand nombre d’auteurs contemporains règlent la focale de l’écriture documentaire, ce ne sont plus les faits, passés ou d’actualité, ni même les documents, mais les gestes qui s’en emparent et les individus qui les manipulent. Or, ces manières de construire le réel à partir de documents, si elles s’élaborent en grande partie en dehors de la sphère littéraire et artistique, dans les sciences sociales, du côté du journalisme également, sont aussi toujours sous-tendues par des systèmes de représentations. La variété des formes que produit la littérature contemporaine offre un point d’accès privilégié à cet imaginaire complexe et ambigu, où différentes manières d’appréhender le dispositif documentaire entrent en concurrence, en se combinant parfois au sein des œuvres. Et cette manière de jouer d’un « effet de document », d’écrire à partir d’un point de vue qui prenne en compte non seulement les faits, mais aussi les modalités de construction de ces faits comme tels, témoigne de la part des écrivains d’un désir de réaffirmer que la littérature peut légitimement entrer en dialogue avec les discours, scientifiques ou journalistiques, censés proposer des constructions plus fiables du réel, et subvertir un partage forcé entre fiction et non-fiction, qui classerait les œuvres soit du côté du témoignage et du document, soit du côté du formalisme ou de l’invention débridée. Ce que cet entre-deux de la production littéraire contemporaine revendique, en somme, et nous invite à entendre, c’est son ambition de prendre place dans la fabrique des représentations, de questionner les gestes et les discours par lesquels s’élabore un réel mouvant, stratifié et complexe, autant que de participer à sa réinvention.
Notes de bas de page
1 Chevrier Jean-François et Roussin Philippe (dir.), Communications, n° 71 : « Le parti pris du document : littérature, photographie, cinéma et architecture au xxe siècle », et Communications n° 79 : « Des Faits et des gestes. Le parti pris du document, 2 : littérature, photographie, cinéma et architecture au xxe siècle », Seuil, octobre 2001 et juin 2006.
2 Collectif Inculte, Devenirs du roman, vol. 2 : Écriture et matériaux, Paris, Inculte, 2014.
3 Barthes Roland, « L’effet de réel » [1968], in Œuvres complètes, t. III, Paris, Seuil, 2002, p. 32.
4 Viart Dominique, « Introduction », in Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent – Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 16.
5 J’emploie ici la notion de dispositif au sens où l’entend notamment Philippe Ortel, qui le conçoit comme un agencement d’objets combinant trois composantes : un aspect technique, une dimension pragmatique, et une dimension symbolique, dans la mesure où le dispositif informe les représentations. Je renvoie pour plus de précisions à Ortel Philippe (dir.), Discours, image, dispositif, Paris, L’Harmattan, 2008.
6 Cf. Hamon Philippe, « Un discours contraint », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.), Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1982, p. 132-133.
7 Comme le propose Tzvetan Todorov dans sa « Présentation » de l’ouvrage collectif Littérature et réalité : « En lisant les œuvres réalistes, le lecteur doit avoir l’impression qu’il a affaire à un discours sans autre règle que celle de transcrire scrupuleusement le réel, de nous mettre en contact immédiat avec le monde tel qu’il est » (Todorov Tzvetan, « Présentation », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov [dir.], Littérature et réalité, op. cit., p. 7).
8 Ruffel Lionel, « Un réalisme contemporain, les narrations documentaires », in Littérature, n° 166 : « Usages du document en littérature », juin 2012, p. 13-25.
9 Ginzburg Carlo, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes, Emblèmes, Traces. Morphologie et histoire [1986], traduit par M. Aymard, C. Paoloni, E. Bonant et M. Sancini-Vignet, Paris, Flammarion, 1989.
10 L’attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Patrick Modiano, comme la décision de la maire de Paris de rebaptiser une rue du 18e arrondissement du nom de Dora Bruder semble signaler l’écho que rencontre une telle démarche dans les mentalités de l’époque.
11 Pireyre Emmanuelle, « Un environnement assez contraignant pour les datas », in Devenirs du roman, vol. 2 : Écriture et matériaux, op. cit., p. 43-44.
12 Pireyre Emmanuelle, Comment faire disparaître la terre ?, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006, et Féerie générale, Paris, L’Olivier, 2012.
13 Pireyre Emmanuelle, Comment faire disparaître la terre ?, op. cit., p. 197.
14 Je remercie Frédéric Pouillaude de m’avoir suggéré ce terme.
15 Enzensberger Hans Magnus, Hammerstein ou l’Intransigeance, une histoire allemande [2008], trad. fr. par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2010.
16 Capote Truman, In Cold Blood. A True Account of a Multiple Murder and its Consequences, New York, Random House, 1965.
17 Vasset Philippe, Journal intime d’un marchand de canons, Paris, Fayard, 2009, et Journal intime d’une prédatrice, Paris, Fayard, 2010.
18 Vasset Philippe, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007, p. 9.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017