Conclusion
p. 255-263
Texte intégral
1Cette étude arrivant à son terme, il nous faut rappeler l’interrogation qui l’a initialement motivée. L’évaluation du rapport qu’entretient la musique occidentale avec le logos, proposée en introduction de ce volume, a mis en évidence une crise majeure de la logique musicale à laquelle Pierre Boulez et Luigi Nono se sont tous deux confrontés dès les premiers instants de leur activité compositionnelle, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les termes de cette problématique pourraient a priori se rapporter à ceux déjà énoncés par Schoenberg à travers la question reprise par Nono et Cacciari pour évoquer l’esthétique de Prometeo :
« On pourrait donc dire que le problème à partir duquel jaillit une nouvelle situation musicale se présente justement sous cette forme : “Pourquoi après un son, un autre son ?” Ce “pourquoi ?” a le pouvoir de remettre en question tous les “pourquois” traditionnels qui sont résolus dans des définitions ou des déclarations d’intention1. »
2L’agencement de la musique se rapporte nécessairement à la logique : l’acte de composition articule des intentions, tel que l’affirme Adorno2, mais le discours rationnel est considéré comme obsolète, au même titre que les formes préétablies héritées de la tonalité – elles-mêmes issues des modèles de la rhétorique classique. C’est alors l’essence même de l’écriture musicale – et, par extension, de la pensée qui la fait naître – qui est remise en question. Néanmoins, l’état du discours se présentant aux compositeurs fréquentant Darmstadt au début des années 1950 est sensiblement différent de celui sur lequel Schoenberg porte sa critique. De fait, l’abolition de l’idiome tonal, mise en œuvre par les trois compositeurs de la Seconde École de Vienne, a révélé une dissociation du principe de discursivité et de la forme discursive.
Une critique de la logicité musicale
3L’expression « discours musical » est avant tout un système dialectique opposant deux dimensions logiques, celle de l’œuvre et celle du matériau. Selon Adorno, cette configuration esthétique se manifeste pleinement dans le paradoxe de l’accoutumance aux règles traditionnelles, survenu dans les premières tentatives atonales. Le fait que, bien qu’elles soient rigoureusement déduites du matériau et de ses possibilités internes, ces œuvres puissent sembler incohérentes dans un contexte culturel saturé par des pratiques musicales reposant sur une organisation superficielle de la forme témoigne de la dynamique antinomique de ce système.
4Or, si le mécanisme de perception de la forme et de sa cohésion est dirigé de la totalité vers le matériau, alors le refus d’articulation au niveau local ne peut mettre immédiatement en péril l’organisation du tout. La musique ne peut se comporter comme un « discours » si celui-ci se rapporte à une forme rationnelle de la pensée, dont le sens est issu de l’intégration de tous les éléments qu’elle prend en charge et de la résolution de toutes ses tensions internes. C’est pourquoi le concept de « logicité », que formule Adorno dans sa Théorie esthétique, semble plus pertinent que celui de « discours » pour qualifier le fait musical : la loi d’intelligibilité à laquelle il renvoie reste extérieure au monde des jugements et des concepts. Elle ne risque pas l’écueil d’une trop grande analogie avec le logos de la langue.
5Cette distinction terminologique indique précisément l’infléchissement de la pensée qu’opèrent les Viennois au cours de la première moitié du xxe siècle. L’affranchissement des perspectives d’organisation, dictées par l’autorité de la grande forme, au profit d’un engendrement de l’œuvre restreint aux qualités intrinsèques du matériau, réside au fondement de la théorie dodécaphonique et de sa série unique. L’émancipation de la musique moderne, vis-à-vis des contraintes du paradigme tonal et de ses schémas préconçus, repose sur la revalorisation de la logique de déduction. Dès lors, celle-ci se substitue théoriquement aux règles rhétoriques, encore en vigueur dans les premières tentatives de penser une musique absolue. Néanmoins, elle ne résout pas la problématique. Au contraire, à travers la difficulté de conclure, la tendance au fragmentaire, l’aphorisme webernien et la réinstauration critique de schémas pourtant caducs par Schoenberg, les trois musiciens Viennois font l’expérience de l’aporie d’une conception rationnelle de la composition, tendant paradoxalement à neutraliser les possibilités d’extension de l’œuvre dans le temps.
6À la lumière des réflexions ayant occupé la première partie de notre recherche, il apparaît que ce que nous proposions en introduction comme une approche de la discurvité musicale dans les préoccupations esthétiques de Boulez et de Nono s’apparente plutôt à une critique de la logicité. C’est en effet contre la logique déductive univoque que les deux compositeurs orientent progressivement leur pratique respective ; celle-là même que la génération précédente avait érigée au rang de discursivité, de loi d’intelligibilité de la musique. Aussi pouvons-nous résumer l’origine de notre étude à la question suivante : comment réinstaurer une extension temporelle à la musique sans recourir au mécanisme syllogistique du développement ?
7En premier lieu, cette interrogation a mené à la réévaluation du statut de l’œuvre. En effet, l’étude des essais théoriques rédigés par Boulez au cours des années 1950, et de la réponse critique que leur apporte indirectement la pensée adornienne, a mis en évidence un sentiment d’urgence partagé par les compositeurs européens. Celui-ci peut être appréhendé en deux points : la nécessité de rompre avec la fixité du texte musical et l’engendrement quasi automatique de ses structures tel que la période – courte – du sérialisme généralisé l’esquissait ; le maintien non moins nécessaire d’une responsabilité du compositeur, c’est-à-dire d’une écriture dans l’ouverture.
Un dispositif logique orienté vers la potentialité et le multiple
8Pour répondre à la première problématique, Boulez propose une méthode consistant à ne pas contraindre la composition à sa seule technique, mais à établir un réseau de possibilités dans lequel se développe le texte, par choix successifs. Ce principe de virtualité – ou de potentialité – garantit ainsi une communication entre le matériau et sa mise en forme, de sorte que l’œuvre acquiert sa cohérence dans une reconfiguration dynamique de la dialectique entre le général et le particulier. Pour en décrire le procédé, Boulez introduit le concept de « formant ». Agissant moins comme règle systémique que comme moyen de penser une discontinuité dans le déroulement de la composition, cette catégorie échappe à la prédictibilité de procédures techniques déduisant les structures par une altération linéaire, de proche en proche. Elle instaure plutôt une logique de la description, notion déployée dans les Cours au Collège de France.
9Le « droit à la parenthèse et à l’italique3 » permet au compositeur de suspendre l’exposition du développement, générée par un procédé invariable, au profit de moments plus libres, résultant de son seul choix dans le réseau potentiel d’objets sonores contenu dans le matériau. Par extension, ce dispositif théorique répond à la seconde problématique. En plaçant de nouveau la décision du compositeur au centre de l’écriture, le principe de virtualité s’oppose d’emblée à l’affranchissement de la responsabilité compositionnelle, que semble représenter la posture indéterministe de John Cage. Face aux procédures de hasard, Boulez réaffirme ainsi la double identité de l’œuvre de musique écrite occidentale, comme production objectivée d’un acte de pensée.
10Les deux problématiques décrites plus haut figurent également parmi les préoccupations majeures de Luigi Nono. Son approche sérielle ne s’est jamais confondue avec l’application mécanique d’une méthode statistique rigoureuse, ce qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé de critiquer au cours de ses participations aux Ferienkurse de Darmstadt. À l’inverse, sa méthode fait écho dès ses origines à la volonté de retrouver une responsabilité du compositeur, défendue notamment par Boulez dans la deuxième moitié des années 1950. Le modèle esthétique qu’il revendique à partir de 1956, date symbolique de la création du Canto sospeso, s’attache alors à déployer une conception non synthétique et pluridimensionnelle de la musique. Nono envisage en effet l’œuvre comme le lieu d’articulation d’une multiplicité de perspectives rayonnantes, qu’il ne cherche pas à inféoder à un axe central et univoque. D’abord tirée des propriétés de l’opéra, reformulées vers une plus grande hétérogénéité dans la coprésence des narrations théâtrales, sonores et dramaturgiques, cette dimension équivoque de la composition gagne rapidement toutes les strates de la composition. Inspiré de la dislocation et de la dispersion des phonèmes dans la musique vocale, l’élargissement de la monodie tend ainsi à abolir la présentation syllogistique dans toutes ses œuvres vocales, scéniques, instrumentales ou électroniques.
11Le rapprochement que nous opérons ici entre Boulez et Nono, motivé par les similitudes de leurs pensées en réseau et de l’infléchissement de la logique, se prolonge dans le rapport qu’ils entretiennent tous deux avec les technologies de traitement du son en temps réel. Rappelons que ces dernières ne participent pas en première instance à la formation de leur projet respectif. Dans les deux cas, le domaine électroacoustique est intégré à l’écriture musicale en raison des possibilités qu’il offre dans la résolution des problématiques que nous venons d’évoquer. Dès lors, l’intérêt porté par les deux compositeurs sur le nouveau matériau et ses outils techniques nous semble être légitimé en partie par le fait qu’il participe à la mise en œuvre d’une posture critique vis-à-vis de la discursivité de la musique.
12Lorsqu’il est confronté au domaine instrumental, son maniement exige de penser de nouvelles fonctions compositionnelles et de renouveler les procédés d’écriture pour l’intégrer pleinement au discours. En analysant Das atmende Klarsein, première œuvre mixte de Luigi Nono, nous avons montré que l’amplification du son, les harmonizers et les lignes à retards s’inscrivent dans une entreprise de déformation des structures logiques développantes, que le compositeur italien refuse sans concession dans les dix dernières années de sa vie. Dans Répons, les modules de traitement appliqués aux instruments résonants agissent dans le prolongement de la requalification compositionnelle de la perception, à laquelle se livre Boulez au cours des années 1980.
Aura et résonance
13L’observation des œuvres de notre corpus a alors mis en évidence deux notions fondamentales, constituantes de la pensée mixte de Pierre Boulez : l’aura et la résonance. Envisagée par le compositeur comme une dérivation structurale de l’appoggiature, l’aura consiste en un réseau de phénomènes adjacents, qui augmente un phénomène principal « sans départir ce dernier de la fonction qui lui est propre4 ». Elle participe ainsi d’une écriture virtuelle en indiquant à chaque instant les potentialités contenues dans le matériau. L’aura est également un des moyens privilégiés pour l’élaboration d’une musique véritablement mixte, car le dispositif de traitement en temps réel permet de projeter cette dimension composable directement dans le son. En outre, cette notion peut engendrer une configuration logique de la musique, se manifestant sous ce que nous avons désigné comme un « principe de résonance », d’après la terminologie employée par Antoine Bonnet.
14La présentation des phénomènes adjacents dans l’ordre de la succession, et non dans celui de la simultanéité, implique en effet que le déroulement de l’œuvre soit localement dirigé par le prolongement d’une structure initiale, sans qu’aucun élément nouveau n’intervienne sur le plan thématique. Nous avons ainsi identifié deux profils applicables à ce schéma d’extension. Le premier reprend le modèle acoustique de la résonance : à la manière d’une impulsion, l’énonciation du matériau déclenche une réponse limitée dans le temps par l’exposition d’un nombre restreint d’images sonores. La séquence s’interrompt d’elle-même, consécutivement à l’extinction échelonnée de ces virtualités.
15Le second profil s’établit dans le régime de prolifération propre à la musique de Boulez. L’étendue de la séquence n’est alors plus mesurée par la dispersion des réflexions auratiques dans le silence, mais par la saturation de l’espace sonore. De fait, si le compositeur ne cesse d’ajouter des phénomènes adjacents à la structure – comme c’est le cas notamment dans les deux dernières sections de Répons –, la densité de la texture sonore s’oppose peu à peu à l’appréhension intelligible de ses objets musicaux. Le compositeur imagine donc un moyen d’écriture automatique permettant de suspendre localement le déroulement du discours musical, au profit d’une tentative de libération momentanée de la perception par rapport à l’organisation thématique.
16Bien qu’elle ne soit jamais mentionnée en ces termes, on peut considérer que l’esthétique mixte de Nono développe aussi une dialectique de l’aura et de la résonance. La diffraction du matériau dans les voix du chœur, entre les instruments ou entre la note et le son, esquisse ainsi une tendance à l’écriture réflexive reprenant les termes de la résonance stylisée du compositeur français. Elle intervient alors à nouveau comme un procédé de construction de l’œuvre, dont Risonanze erranti se fait l’illustration à tous les niveaux. La musique est en effet entièrement agencée à partir de citations de Josquin, Machaut et Ockeghem, qui ne sont jamais présentées sous leur forme originale, mais sont déclinées dans les espaces conceptuels mis en évidence dans le quatrième chapitre de notre étude. Nono élabore ainsi un discours statique sans aucun sens donné. Le caractère erratique de l’œuvre est induit par la dynamique d’unification non contraignante de l’hétérogène, aboutissant à une conception rayonnante de la forme.
17C’est dans ce contexte que surgit une disposition auratique faisait écho à celle de Répons. Le mouvement kaléidoscopique générant la partition repose en effet sur l’idée de phénomènes adjacents non modulants. Néanmoins, cette notion ne participe pas d’une méthode ultrathématique dans la pensée du compositeur italien. Le fait que le matériau principal ne soit jamais donné à entendre institue une discursivité négative, suscitant une écoute différentielle, opposée par définition à la déduction logique.
Une conception logique nécessairement spatiale
18Ces éléments d’analyse nous ont mené à évaluer le rôle logique de l’espace, dimension fondamentale de la musique mixte. En portant notre attention sur l’usage du terme dans le corpus théorique de Boulez, nous avons mis en évidence une double acception constituante de la notion de spatialisation. En premier lieu, les éléments de définition de l’idée d’espace sonore, proposés par le compositeur dans Penser la musique aujourd’hui, ont dévoilé une certaine ambiguïté sémantique. Conçu à la fois comme un système d’organisation des paramètres de l’écriture sérielle et comme l’indice de répartition des structures du discours dans l’effectif instrumental, ce concept offre un contexte théorique fertile pour l’intégration des technologies électroniques dans la composition.
19Les catégories du « strié », du « lisse », du « continuum » et de la « coupure » facilitent en effet la fonctionnalisation des dispositifs de traitement et de synthèse du son, car elles ouvrent la musique à des dimensions que l’instrumentarium tempéré ne peut atteindre. L’électronique permettrait ainsi d’assurer la continuité des valeurs dans les espaces des hauteurs et des durées. Cela libérerait l’invention de la limitation techniquement imposée par la facture des instruments classiques. Le domaine des dynamiques en serait également affecté. Les nuances seraient plus objectives – elles ne seraient plus corrélées à des affects, car les variations de volume n’impacteraient pas les qualités du timbre. Dans cette perspective, il apparaît que l’expression « espace sonore » désigne métaphoriquement le discours musical émancipé du contexte tonal et de ses schémas formels préétablis.
20Dès lors, l’effort de théorisation de Boulez pose les fondements d’une « topo-logique » à laquelle se rapporte la stratégie compositionnelle de Répons, vingt ans plus tard. De fait, l’espace ne se limite pas à une fonction logique de la composition. Il s’apparente au lieu théorique dans lequel se déploient l’articulation du matériau et la loi d’intelligibilité de la musique. Le principe de virtualité engendre un relief structural se développant contre l’agencement thématique, hors temps. La répartition des sources dans le lieu de représentation s’inscrit dans le prolongement direct de cette approche, projetant la dialectique entre l’ordonné et l’entropique dans une structure de distribution du son qui échappe tant aux contraintes de la progression syllogistique, chronologique par essence, qu’à la perception immédiate et univoque. Boulez génère ainsi un niveau formel supplémentaire à plusieurs dimensions, dont l’agencement irrégulier provoque une discrimination des zones du public, multipliant ainsi les points d’écoute de son œuvre.
21L’idée d’une logique spatialisante est fondamentale dans la dernière pratique de Luigi Nono. Selon lui, l’affranchissement de la déduction passe nécessairement par une revalorisation de la dimension spatiale dans la musique. Le fait de prendre en compte les propriétés du lieu d’exécution de l’œuvre dans la création s’oppose en effet à la conduite mesurée et univoque du discours musical, pensée sur le seul plan frontal depuis l’avènement du théâtre à l’italienne. Le son ne peut plus être considéré comme une unité invariable si son comportement est appelé à être modifié à chaque effectuation de la partition. Il n’est donc plus apte à supporter une grammaire et une syntaxe reposant sur un répertoire fixe, préétabli, de relations verticales et horizontales.
22Cette fonctionnalisation obéit alors à plusieurs principes. Dans Das atmende Klarsein, les structures de projection participent ainsi de l’élargissement de la monodie et de la dispersion des phonèmes du texte entre les quatre pupitres du chœur. Le traitement de la flûte obéit quant à lui à une configuration auratique développant une écriture oblique. Les sections évoluent horizontalement dans le temps selon la dynamique de variation, alternant entre le domaine du son et celui de la note, tandis qu’elles se développent « verticalement » dans l’espace à partir des images virtuelles créées par la captation, la modulation ou le retard appliqués au son de l’instrument.
23Encore relativement simple dans l’œuvre de 1981, cette disposition se complexifie au fil des expérimentations de Nono, aboutissant dans le Prometeo à une esthétique de la réverbération. Contrairement à la composition de l’espace mise en œuvre dans Répons, la spatialisation telle que l’imagine le compositeur italien ne renvoie pas à une clarification de l’écriture. Elle n’est pas dérivée d’une pratique thématique généralisée. Elle tend plutôt à dé-conceptualiser le son et le rendre vivant, indépendamment des structures fixées prescrites dans l’espace de la notation. Dès lors, la réverbération surgit au niveau logique comme une négation de la pensée syllogistique de l’expression musicale écrite occidentale. Se référant au « sens des possibles » de Robert Musil, cette conception appréhende l’œuvre idéalement comme un milieu transitif où se rencontrent le matériau et ses multiples, sans orienter la perception par un ordre donné, comme en témoigne notamment Risonanze erranti.
*
24Bien que les perspectives compositionnelles de Nono et Boulez semblent entrer en résonance, celles-ci ne se confondent toutefois ni sur le plan esthétique, ni sur le plan technique. Le rejet des structures développantes et déductives doit être nuancé dans le cas de la pensée mixte du compositeur français. Contrairement à son contemporain vénitien, il ne renonce jamais à la présentation d’un discours articulé dont le début et la fin sont légitimés par une construction éminemment déductive. L’infléchissement de la notion de thématisme, en lien avec la requalification de la perception qu’il entreprend au cours des années 1980, montre à quel point ce principe est prédominant dans sa pratique.
25C’est précisément pour cette raison que nous avons choisi de ne pas traiter les deux parties aux extrémités de Répons sur le même plan que les huit sections mixtes. L’introduction orchestrale offre ainsi une ouverture à l’œuvre mais ne participe pas au discours musical : elle annonce la majorité des structures et des motifs de la partition en les détachant de leur contexte d’émergence. Or, en vertu des principes de virtualité, de l’aura et de la résonance, ces motifs apparaissent comme des images d’un matériau initial restreint, au gré de leur transfert entre les groupes de l’effectif et les deux blocs formantiques. Détachée de son contexte d’engendrement, l’énonciation de ces objets tend à orienter la perception vers une organisation pyramidale proche du développement5.
26On peut également considérer que la coda se situe en marge de la forme centrale. La progression globale de l’écriture se déploie dans le sens d’une dispersion des phénomènes adjacents, se resserrant peu à peu autour des figures d’arpège, de trille et de note tenue. Ce dernier moment offre alors une véritable clausule à l’œuvre, interrompant l’involution en neutralisant les jeux de tensions antiphoniques établis entre les domaines électroacoustique et instrumental.
27Néanmoins, bien que Boulez reste profondément attaché à la notion de déduction, la logique de présentation qu’il met en acte dans son œuvre mixte ne peut être assimilée au développement, car les deux sections qui s’y rapportent sont pensées de facto à côté du discours. En offrant à l’invention la liberté de décrire les phénomènes et leurs dérivations, le compositeur propose même de contredire au moins localement le lien de causalité dirigeant la musique de proche en proche. C’est alors dans son rapport à la forme textuelle de la musique que réside la principale divergence de son projet avec celui de Luigi Nono, sur le plan esthétique. Le compositeur de Prometeo envisage en effet l’expression musicale mixte et spatialisée comme un filtre, affranchissant le son de la grammaire symbolique à laquelle la notation le réduirait. Boulez appréhende, quant à lui, la dimension sonore sous sa forme « déréalisée », renvoyant sans cesse à la réalisation d’un texte, à l’écriture en tant qu’elle est la somme des choix effectués par le compositeur dans le but de « résoudre le conflit entre le virtuel et le réel, entre l’achevé et l’inachevé, entre le tout et le fragment6 ».
Notes de bas de page
1 M. Bertaggia, art. cité, p. 143.
2 Voir T. W. Adorno, « Fragment sur les rapports entre musique et langage », art. cité, p. 3-4.
3 P. Boulez, « Recherches Maintenant », PdR I, p. 335.
4 A. Bonnet, « L’aura et le terrier », art. cité, p. 92.
5 Si l’introduction de Répons fait écho au modèle de l’ouverture à l’italienne, enchaînant un mouvement vif, puis un mouvement lent et enfin un second mouvement vif, le caractère affirmatif qu’elle déploie en surface est partiellement contredit sur le plan harmonique. Le fait que les cinq accords générateurs, pourtant omniprésents, soient joués en anacrouse de la première mesure témoigne de cette ambiguïté.
6 P. Boulez, « L’œuvre, tout ou fragment », PdR III, p. 712.
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