Chapitre III. « Étranger » l’écriture pour la renouveler
p. 121-196
Texte intégral
1Si nous avons déjà montré l’intérêt musicologique d’une étude conjointe des esthétiques de Pierre Boulez et Luigi Nono dans l’observation d’une critique de la discursivité musicale associée à l’émergence des technologies électroacoustiques, la trajectoire que nous venons de proposer appelle à être prolongée à travers une approche comparée des moyens mis en œuvre par les deux compositeurs dans leurs œuvres mixtes. Dans ce chapitre, nous tenterons de présenter cette approche à partir de trois ensembles.
2Le premier, Dérivation/Variation, vise à montrer l’infléchissement des modes de déduction du matériau musical à partir du réinvestissement du principe de virtualité et des modes d’articulation des phénomènes auratiques. Le second ensemble, Dissolution, interroge les moyens mis en œuvre par les compositeurs pour dépasser la logique d’articulation linéaire tout en conservant une cohérence thématique générale dans la génération des structures sonores. Enfin, en s’orientant autour de la Perception, le troisième ensemble permet d’envisager l’enjeu stratégique d’une écriture de la perception sous les modèles de l’aura et de la résonance.
Dérivation/Variation
3Nous l’avons vu au cours du précédent chapitre, l’intérêt que Pierre Boulez a porté pour le medium électronique dès ses premiers développements s’est rapidement traduit par une recherche approfondie du potentiel musical des nouveaux moyens technologiques. Pourtant, ce projet formulé au futur reste éminemment spéculatif, et le relatif échec que représente l’exercice compositionnel de Poésie pour Pouvoir n’apportera pas davantage de solution à l’effectuation du modèle. Le fait que le compositeur ne consacre aucune œuvre ni aucun essai critique ou théorique à la problématique des technologies électroacoustiques durant les années 1960 semblait alors indiquer une forme de recul du projet de 1953 dans ses priorités musicales. Toutefois, la thématique revint avec force au début des années 1970, jusqu’à devenir l’une des préoccupations principales de Pierre Boulez, alors qu’il crée l’IRCAM1 et intègre le Collège de France. La musique électroacoustique est mentionnée dans chacune des sessions thématiques qui composent son enseignement de 19772 à 1995. Le texte d’application rédigé en vue de son élection dans le corps professoral de l’institution, intitulé « Invention, technique et langage », reprend le ton de l’essai « À la limite du pays fertile », dans lequel il affirmait déjà :
« Face au monde de la musique électronique, le compositeur est décontenancé par des obstacles imprévus dans un domaine qu’il estime pourtant le seul acceptable s’il désire réaliser une pensée musicale dont les conséquences dépassent les moyens instrumentaux3. »
4Si le regard que porte le compositeur sur le domaine électronique se fait moins critique qu’à l’époque de Darmstadt, il ne manque pas de souligner à nouveau la situation éminemment problématique dans laquelle se trouve, selon lui, la création musicale – constat qui ne diffère ni dans le ton, ni dans les termes, de celui qu’il n’a cessé de répéter dès les années 1950. Le fait que les musiciens soient confrontés à « un matériau sonore bien souvent inadéquat, l’ancien matériau aussi bien que le nouveau4 », aboutit à une crise de l’invention musicale. Celle-ci ne peut se déployer pleinement et faire évoluer la pensée si elle est contrainte par un matériau sonore fondé « sur une conception du langage musical complètement dépassée5 », qui ne peut donc engendrer de nouvelles logiques structurelles, aussi développé que puisse être le langage musical employé.
5Le fait que les technologies dont se servent désormais les compositeurs pour alimenter leur invention n’aient pas été conçues pour la musique paraît être la principale qualité du domaine électroacoustique en même temps que sa faiblesse majeure. Le matériau sonore créé à partir des fonctions de transformation et de traitement du signal des ordinateurs se révèle en effet tout à fait autonome, non uniquement assimilable à un concept véhiculé par un état de langage nécessairement limité dans l’Histoire. Néanmoins, du fait de son origine non musicale, « le nouveau matériau sonore a tendance à proliférer seul, sans contrôle, riche de telles possibilités que, parfois, les catégories mentales restent à créer pour pouvoir l’utiliser6 ». La pratique mixte de Pierre Boulez se conçoit alors dans un rapport complexe, associant la rigueur, la cohérence, l’invention « traditionnelle » du domaine instrumental et le potentiel de renouvellement de la logique musicale, ainsi que le nouveau matériau sonore fournis par les technologies informatiques de traitement en temps réel.
Formants, Tropes, Commentaires
6Répons, pour un ensemble instrumental, six instruments solistes résonnants et électronique en temps réel, figure sans doute la première réalisation d’envergure de cette nouvelle tendance. La partition de l’œuvre a connu deux grandes révisions de la partie instrumentale depuis sa création initiale en 1981 à Donaueschingen. La première version correspond à l’introduction et les quatre premières sections de l’édition actuelle ; la deuxième version, créée en 1982 à Londres, comprend également les cinquième et sixième sections, ainsi que la coda ; enfin, la dernière modification, créée en 1984 à Turin, ajoute les septième et huitième sections, qui seront enrichies d’une partie électronique en 1998 et 1999 à l’occasion du seul enregistrement commercial de l’œuvre. Pourtant, comme le remarque Dominique Jameux, l’inachèvement qui se manifeste dans la genèse de l’œuvre ne s’exprime pas dans la composition, dont chaque version forme un objet parfaitement fini :
« Cet inachèvement – qui, répétons-le une fois encore, est inachèvement dans le temps, point dans l’écriture – fausse les perspectives : ainsi Répons 2, avec son actuelle “coda”, qui équilibre bien l’introduction purement instrumentale, […] présente un achèvement formel qui est un leurre […] tout en se ménageant la possibilité de poursuivre sans solution de continuité7. »
7Cette remarque pointe à juste titre la particularité de la stratégie compositionnelle de Répons, qui n’est pas sans rappeler la conception structurelle de la Troisième Sonate : l’écriture garantit la cohérence de l’articulation du matériau et de son développement à chaque parcours formel établi, à la différence toutefois que la partition mixte se présente comme un objet fini, certes ouvert sur le réseau de virtualités qu’il engendre, mais satisfaisant pleinement à l’exigence de discours clos de l’œuvre occidentale. C’est précisément en réactualisant les concepts formulés au fondement de l’œuvre de 1957 – tant aux niveaux morphologique et syntaxique de la composition – que Pierre Boulez met en œuvre ce nouveau principe d’inachèvement en relation avec la recherche d’une écriture musicale mixte déployée dans les versions de 1981 et 1982.
8Dans son analyse de la structure poïétique de Répons, Jean-Jacques Nattiez identifie « deux grands types de phénomènes, l’ordonné et l’entropique, dont l’agencement syntaxique offre à la perception d’ensemble un premier niveau d’organisation immédiatement compréhensible8 ». Au niveau le plus global de la forme, cette matrice se manifeste à travers une dynamique de contrastes entre les différentes sections9, que l’on peut regrouper en deux ensembles.
9Le premier, ordonné, est introduit dès la première section de l’œuvre, qui marque l’entrée des solistes après une introduction orchestrale. Celle-ci donne à entendre cinq moments qui déclinent rigoureusement le même squelette : un accord tenu précédé d’une anacrouse, un passage motivique fondé sur des rapports harmoniques de trilles, des arpèges solistes (fig. 1). Chacune de ces séquences est close, de sorte que leur enchaînement forme un complexe syntaxique parfaitement cohérent et discret.
10L’ordonnancement caractérise également le rapport établi dans l’écriture du domaine instrumental et du dispositif électroacoustique. Par exemple, les occurrences successives de la séquence d’accord tenu sont déduites d’un procédé simple. Elles énoncent les cinq accords générateurs du matériel harmonique de l’œuvre (fig. 2a) dans l’ordre inverse de leur présentation. En reproduisant le principe de la modulation de fréquence électroacoustique, chaque accord générateur est transposé vers le haut et vers le bas selon un coefficient intervallique différent – un demi-ton, une tierce mineure, une quinte juste ou une septième mineure10. L’instrumentation de ces séquences est alors exclusivement constituée de configurations dérivées des trois images de l’accord générateur.
11La troisième section, dite « balinaise », intervient comme une réponse entropique à la première section ordonnée. Sa configuration est relativement similaire : divisée en neuf sous-sections, elle articule des séquences distinctes que l’on peut à nouveau rapporter aux figures génératrices du trille et de l’accord arpégé. Ces gestes sont cependant moins nettement caractérisés. Le principe du trille est assimilable à la ligne continue de doubles-croches conjointes effectuée par l’ensemble instrumental. Cette ligne n’obéit ni à une polarité ou un dessin apparent, ni à une forme de carrure ou de phrase. La densité instrumentale y est également très variable, créant incidemment un régime d’accentuation irrégulier, au gré du gel de certaines lignes sous-jacentes. La structure résultant de ce procédé entre alors en écho avec la séquence motivique de la première section de Répons (fig. 3).
12Le groupe soliste assure la même séquence d’accords arpégés résonants, augmentés d’une transformation par le dispositif électronique, mais la fonction et la distribution des agrégats sont différentes. D’une part, la construction harmonique des occurrences de la séquence ne suit pas la progression logique des accords générateurs. Les arpèges des sous-sections paires donnent à entendre des configurations dérivées de la suite A3 – A4 – A2 – AR, dissimulées dans des agrégats symétriques enrichis de notes étrangères. Au numéro 34 par exemple, l’accord de référence A3, en position supérieure, est augmenté d’une quarte grave mi♭-la♮, qui se place en miroir de la quarte aigüe mi♮-si♭ – ainsi que de deux notes extérieures à la matrice harmonique de l’accord, ré♮ et fa♮. Les accords des numéros impairs se réfèrent, quant à eux, à des échelles harmoniques indifférenciées, associées à plusieurs accords générateurs. Il résulte de ce procédé un certain statisme harmonique, évitant la polarisation franche, qui s’inscrit dans la continuité du mouvement polyrythmique amorphe de l’orchestre.
13D’autre part, ces accords n’assurent plus la fonction principale de la forme locale. Alors que, dans la première section, les solistes initient la structure et lui impose son registre harmonique, ils sont réduits ici à la fonction de connexion logique entre deux sous-sections. Non seulement, ils n’annoncent plus la polarité ni ne fournissent le matériau pour les différentes séquences11, mais le rôle de signal qu’ils semblent revêtir en première instance est rapidement altéré à mesure que les accords résonants se désynchronisent du régime d’accentuation du gamelan orchestral.
14Deux remarques s’imposent à l’observation de ces deux sections de Répons. En premier lieu, les matrices ordonnées et entropiques de l’œuvre se rapportent l’une à l’autre selon un modèle singulier. Elles déploient en effet le même matériau et les mêmes gestes compositionnels dans des systèmes opposés. L’instrumentation participe d’ailleurs de cette disposition : la hiérarchie établie dans la première section, dirigée par le groupe soliste et les procédés de traitement en temps réel, est strictement inversée dans la troisième, où c’est l’ensemble instrumental qui est placé au premier plan du discours musical. Dans ce contexte, Boulez introduit un principe générateur conçu sur la dérivation et la multiplication de phénomènes adjacents, concept qui apparaît fondamental dans sa pensée musicale des années 1980, comme nous le verrons plus loin.
15La seconde remarque est une conséquence de la première : les configurations du matériau proposées dans ces deux sections nous incitent à les considérer comme de véritables formants, au sens de ce que Boulez désignait dans « Sonate “que me veux-tu” ». En déduisant d’un même répertoire restreint de figures l’intégralité des objets musicaux se rapportant à l’ordonné et à l’entropique, le compositeur assure la continuité et la cohérence de l’œuvre dans toute sa durée tout en ne limitant pas le développement du discours, dont l’entropie induit parfois une écriture complexe, à la limite de l’intelligible. Cette cartographie annoncée agit dès lors comme l’un des nombreux moyens d’orientation de la perception mis en œuvre à travers le développement musical. Aussi, si la fonction formantique mise en œuvre dans Répons n’est pas exactement de la même nature que celle de la Troisième Sonate12, elle obéit à la même idée, celle d’une structure formelle primaire pouvant « engendrer d’autres “développants”, s’imposant comme des touts distincts, se rattachant, toutefois, par leur structure, aux formants initiaux13 ».
16Répons met en œuvre deux catégories de « développants », qui répondent chacune à une stratégie formelle distincte, déployant au sein du discours musical la problématique de la musique mixte. La première catégorie peut être identifiée dans les sections 2 et 5. Elles reprennent respectivement les séquences des sections 1 et 3 en les attribuant différemment aux trois groupes de l’effectif. Dans la deuxième section, la figure de l’accord arpégé et le moment motivique sont pris en charge par l’ensemble instrumental, tandis que le rôle de soutien que celui-ci endossait auparavant est dévolu aux solistes. Dans la cinquième section, la permutation s’effectue dans les deux sens : les accords résonants sont exécutés par les cuivres, en arrière-plan d’un gamelan généré par les solistes et le dispositif de traitement du son en temps réel.
17Le travail sur l’agencement des structures ne peut être limité à une forme d’ornementation, principalement en raison des deux natures d’écriture qui sont convoquées dans une œuvre de musique mixte. De fait, la transmission d’un geste compositionnel entre les groupes instrumentaux et le traitement du son en temps réel engendre un renouvellement majeur des motifs et des cellules générés. Par exemple, la construction de la polyrythmie électroacoustique dans la cinquième section introduit nécessairement une phraséologie et un séquençage qui tranchent nettement avec le caractère perpétuel et statique du gamelan orchestral. La concrétion des motifs résonants, démultipliés par des lignes à retards modulantes et non mesurées, crée une texture rythmique dense et complexe. Sa scansion et son régime d’accentuation ne sont pas quantifiables, à l’inverse de la trame orchestrale en doubles-croches de la troisième section, malgré la conservation de la construction harmonique par paires chromatiques, issue de la figure du trille.
18Par ailleurs, cette dérivation du gamelan étant fondée sur l’enregistrement et le traitement de motifs relativement courts joués par des instruments résonants, chaque itération de la texture polyrythmique se trouve être inéluctablement inscrite dans une dynamique d’épuisement, qui est alors exploitée à tous les niveaux de la séquence. Non seulement, cette enveloppe oriente et limite dans le temps le geste électronique, mais elle régit aussi, à un plan supérieur de la forme, les cinq itérations de la séquence dans la section : le répertoire de paires chromatiques à partir duquel sont construites les lignes motiviques des solistes est lui aussi dirigé vers l’épuisement de ses relations harmoniques, jusqu’à n’être constitué que de deux hauteurs, voire d’une seule note pour le xylophone au numéro 31.
19La tendance esquissée dans ces deux sections dépasse donc le seul statut de la variation. Le degré de parenté qu’elles entretiennent avec leur formant respectif est certes théoriquement très élevé. Cependant, l’actualisation de la structure perçue, afférente au renversement des domaines instrumentaux et électroacoustiques, les individualise grandement. Les dérivations et les phénomènes adjacents engendrent à leur tour des possibilités de développements éloignés de ceux mis en œuvre dans les sections de référence. De plus, ces nouvelles configurations tendent à remettre en question la distinction pourtant franchement affirmée entre les caractères ordonnés et entropiques des sections 1 et 3. On peut dès lors considérer les sections 2 et 5 à partir de la disposition analytique qu’elles offrent vis-à-vis des deux formants, constituant ainsi des tropes mixtes des matrices ordonnée et entropique.
20La seconde catégorie de développants intervient enfin dans les sections 4 et 6 de l’œuvre. Le rapport qu’elles entretiennent avec les deux formants est plus ambigu, tant en ce qui concerne l’organisation du parcours formel que dans leur caractérisation vis-à-vis de la dialectique ordre/entropie. La quatrième section14 reprend la disposition des séquences du formant entropique : le groupe soliste prend en charge l’enchaînement « anacrouse – trille – motif » (fig. 5), tandis que l’ensemble instrumental joue de longs accords. Cependant, le matériau soliste y est déployé comme une cellule mélodique. La structure de la première section est ainsi réduite à l’enveloppe d’une phrase musicale, employée dans un développement horizontal. Or, l’articulation des phrases reprenant ce modèle renvoie plutôt au domaine entropique : chaque soliste agit de manière indépendante, énonçant un nombre différent de phrases, selon des registres temporels autonomes.
21Le halo sonore qui augmente chaque instrument, généré par synthèse additive, n’est pas non plus calibré uniformément : il suit l’enveloppe de chaque instrument résonant. L’ensemble orchestral s’accorde enfin à cette ambiguïté. Chaque agrégat est partiellement dissout en une masse sonore amorphe, systématiquement comprise dans la même échelle – la seconde majeure ré♮ – mi♮, à deux octaves de distances – au gré des entrées et des tenues de durées diverses par chaque voix individualisée. L’hétérogénéité du réservoir de techniques de jeu impliqué, couvrant une large proportion des profils timbriques disponibles dans chaque pupitre, abonde en ce sens, tout comme les figures variées d’entretien des hauteurs.
22Dans le cas de la sixième section de Répons, le rapport ordre-entropie est inverse. La répartition des séquences est similaire à celle du trope mixte entropique, mais la configuration du matériau et de son déploiement tend à introduire une dimension ordonnée au caractère éminemment éclaté de la forme. Chaque moment de gamelan est annoncé par une anacrouse arpégée instrumentale et progresse selon une dynamique d’épuisement, jusqu’à se figer autour d’une hauteur ou d’un trille, avant que le chef d’orchestre n’ordonne le déclenchement de l’itération suivante.
23Le modèle de développant qu’esquissent ces deux sections tranche ainsi avec le trope mixte de chaque formant, en ce qu’il repose sur l’indifférenciation des structures de référence. En s’éloignant du schéma de chaque matrice, il propose un commentaire entropique du matériau ordonné de l’œuvre, et inversement. Cette disposition n’est pas nouvelle dans l’esthétique musicale de Pierre Boulez, puisqu’elle est au centre de la stratégie formelle du Marteau sans Maître et du deuxième formant de la Troisième Sonate. Néanmoins, la diversification des contextes compositionnels qui constitue les trois points d’écoute de chaque bloc « formant-trope mixte-commentaire » confère une dimension nouvelle à ce type d’écriture virtuelle, principalement en raison de la neutralité de caractère des figures qui en constituent le matériau initial.
24Situées à la fin du discours musical mixte de deux premières versions de Répons, les sections 4 et 6 réduisent, chacune à leur manière, la distance apparente entre les matrices ordonnée et entropique, ainsi qu’entre les objets musicaux qu’elles mettent en jeu. Ce faisant, la dimension analytique du discours musical, initiée dans le rapport de chaque formant avec son trope mixte, se mue en un « mouvement perpétuel15 » que Dominique Jameux identifie dans chacun des cas comme un « effet de durée16 ». C’est pourquoi le musicologue estime que la stratégie formelle de Répons est un « leurre », le discours musical se ménageant « la possibilité de poursuivre sans solution de continuité17 » : bien que finie dans son discours, la partition propose, dans son écriture, une multitude de lectures formelles potentielles et d’images virtuelles de chaque objet constituant le matériau initial.
25Dès lors, la première grande œuvre mixte de Pierre Boulez se positionne comme une réponse directement adressée à la Troisième Sonate et à Éclat, dont l’incompatibilité entre l’inachèvement esthétique et la fixité de la réalisation risquait l’éclatement du concept d’œuvre en même temps qu’il révélait les limites de l’idée d’ouverture. Plus encore, le modèle de dérivation proposé par le compositeur dans le concept de formant apparaît comme un moyen de garantir la cohérence d’un discours musical, associant l’écriture instrumentale et les moyens sonores de l’électronique, tout en absorbant au sein même de la logique compositionnelle l’idée d’actualisation du discours musical proposée par le principe de virtualité.
26Les numéros entre crochets correspondent aux indications de répétition de la version finale de la partition. Les deux sections absentes, s’étendant respectivement du numéro 71 à 90 et 91 à 98, ont été insérées avant la coda dans la troisième révision de l’œuvre. Nous y revenons plus loin.
Une pensée nouvelle de la relation en musique
27Le modèle mixte que Nono met en œuvre à la fin des années 1970 repose lui aussi sur une intégration de l’électroacoustique dans l’écriture à partir d’une réactualisation du principe de variation. La forme de Risonanze erranti. Liederzyklus a Massimo Cacciari (1986), pour mezzo-soprano, flûte basse, tuba, percussions et électronique, esquisse un procédé de dérivation similaire à celui mis en œuvre par Boulez dans Répons. La partition se présente comme une concrétion de fragments dont la disposition échappe à l’articulation causale du mode discursif linéaire. Cette fragmentation extrême, renforcée par un espace sonore saturé par le silence et par la profusion de points d’orgue, crée un état de suspension du déroulement de la musique. Néanmoins, la numérotation des différentes séquences, présente sur la version éditée de la partition, suggère une structure certes hétérogène, mais qui n’est pas aussi libre que ce que le caractère général de l’écriture laisse paraître (fig. 7).
28Les sections de l’œuvre sont arrangées autour de deux réseaux référentiels. Annoncé comme un cycle de lieder, l’œuvre repose prioritairement sur la mise en musique de bribes du poème Keine Delikatessen (1963) d’Ingeborg Bachmann et d’un ensemble de textes de Herman Melville18. La segmentation proposée par André Richard et Marco Mazzolini dans la version définitive de la partition met en exergue les fragments conçus sur les extraits de Keine Delikatessen, numérotés de « Bachmann 1 » à « Bachmann 5 », tandis que les citations de Melville ne sont pas identifiées. Le second réseau a trait au matériau instrumental. Il est constitué de références musicales issues de Malheur me bat de Johannes Ockeghem, Adieu mes amours de Josquin Desprez et du Lay de plour de Guillaume de Machaut. Les fragments se rapportant à chacun de ces trois chants sont systématiquement désignés dans la partition. Cependant, ces derniers n’offrent que rarement à entendre le matériau hérité sous la forme de citations.
29Comme le montre la figure 8 pour les groupes « Josquin » et « Ockeghem », la référence est réduite à une formule qui est analysée et exploitée d’une manière chaque fois différente. Réduite parfois à un intervalle, voire à des paroles tues19, cette formule est déclinée dans tous les paramètres, de sorte qu’elle est présentée chaque fois dans un environnement sonore unique. Aussi, bien que chaque ensemble de fragments soit unifié par une cellule mélodico-rythmique, cette dernière n’est employée qu’en tant que réservoirs de sons et d’intervalles dont les dérivations n’affichent pas de cohérence particulière. Le fait que les configurations ne soient jamais répétées empêche par ailleurs de rapporter les fragments à une organisation primaire, qui orienterait la perception du déroulement de chaque cycle, comme le ferait par exemple une écriture développante à partir d’un emprunt affirmé dans sa fonction de citation.
30On peut retrouver, dans une certaine mesure, ce schème de variation dans les sections à dominante littéraire, particulièrement dans l’agencement des sections fondées sur les extraits de textes de Melville. Prenons pour exemple les cinq fragments chiffrés 1. L’agencement polyphonique y est identique, divisé en trois voix. La mezzo-soprano et le trio instrumental, composé de la flûte, le trombone et les crotales, entretiennent une relation contrapuntique où chaque ligne résonne tour à tour dans l’autre. Cette relation est présentée selon deux dispositions : dans un mode concertant ou dans un mode simultané (fig. 9). Un troisième ensemble, constitué par les quatre modules de traitement du son en temps réel20, s’ajoute à cette texture. Notons que le texte chanté n’obéit pas au principe itératif, qui ne concerne que l’écriture musicale.
31La différenciation des cinq versions (identifiées de a à e) concerne majoritairement l’écriture instrumentale. D’une part, le contexte musical dans lequel se déploie la relation polyphonique est systématiquement renouvelé. Les séquences 1a, 1b et 1e sont, par exemple, fractionnées par des ponctuations rythmiques complexes, effectuées par les cloches sardes et les bongos. Ces moments de rupture contrastent violemment avec le caractère globalement erratique et suspendu des voix mélodiques. De plus, l’écriture dynamique très contrastante, alternant entre des nuances fortes, jusqu’à ffff, et des moments oscillant à la frontière du silence, compris entre pppp et p, varie à chaque occurrence.
32D’autre part, le traitement sonore agit comme le facteur principal de variation de la présentation du fragment. Le dispositif électroacoustique permet un élargissement conséquent du spectre de timbre des instruments. Il s’agit là d’un élément primordial de la démarche compositionnelle de Nono : le recours au microphone comme instrument de musique, capable de soutenir une écriture qui lui est propre. L’amplification électroacoustique offre en effet une grande diversité de modes d’expression, des harmoniques les plus fragiles affleurant à la frontière du silence jusqu’aux sons les plus violents, en passant par les différentes nuances de souffle et de sons multiphoniques que permettent les instruments à vent.
33Dans le Liederzyklus, cette recherche s’étend aux percussions et à la voix – dans le prolongement du Prometeo, où le travail sur la voix et le jeu avec le microphone dans toutes ses configurations est au centre de l’écriture. La plupart des indications de jeu de la mezzo-soprano requièrent ainsi des postures spécifiques (fig. 10). De façon certes plus passive, le système d’amplification est tout aussi essentiel pour les instruments à percussions, dont les modes de jeu évoluent souvent dans les régions les plus faibles et les plus fragiles des spectres des nuances et du timbre. Si, sur le plan mélodico-rythmique, les cellules sont finalement peu modifiées à travers les itérations du fragment 1, les déclinaisons de la configuration de l’effectif et la variation des modes d’expression sont à la source d’un processus de différenciation extrême des points d’écoute du matériau, faisant ainsi écho au système de dérivations issu de l’idée de virtualité, imaginée par Pierre Boulez dans Répons.
34Néanmoins, cette dimension ne relève pas directement de ce que l’on peut considérer comme l’écriture électronique de Risonanze erranti. Les modules de traitement en temps réel convoqués dans la partition ne se limitent pas à l’augmentation des capacités sonores des instruments acoustiques. Ils constituent plutôt une couche structurelle supérieure, qui agit dans le son et se superpose à la structure « grammaticale » de l’écriture instrumentale. La programmation du dispositif électroacoustique identifie clairement chaque groupe de fragments, contredisant ainsi le caractère erratique et inarticulé de l’écriture instrumentale à l’échelle de la grande forme. De fait, la structure sonore créée par les transformations contrarie systématiquement les connexions logiques qui apparaissent entre les groupes au sein d’un même réseau référentiel.
35Alors que le texte instrumental tend à unifier les fragments issus des œuvres de Bachmann et Melville, le traitement acoustique maintient par exemple un état de dissonance entre les deux ensembles : la mise en musique de Keine Delikatessen est toujours différenciée de celle des textes de Melville en raison de l’altération que l’harmonizer applique à la voix de la chanteuse, démultipliée par deux transpositions microtonales simultanées. À l’inverse, dans les fragments issus des œuvres de Machaut, Josquin et Ockeghem, dont l’agencement instrumental est beaucoup plus discriminé, l’écriture électronique rend floue l’indépendance des trois identités musicales, notamment à travers une distribution indifférenciée de figures de spatialisation et une uniformisation des formules de réverbération longue (fig. 11).
36Le réinvestissement de la notion de variation dans la démarche compositionnelle mixte de Luigi Nono s’accompagne donc d’une conception singulière de la relation entre les différentes composantes du discours musical, à tous les niveaux. Dans Répons, les deux dimensions de l’écriture sont pensées en collaboration dans un même mouvement, orienté vers l’engendrement d’une métastructure commune, intégralement prescrite et maîtrisée dans l’agencement polyphonique de tous les moyens de production du son. À l’inverse, l’esthétique mixte de Nono implique une vision polycentrique du déroulement musical, issue de la confrontation de structures contradictoires. L’articulation que propose l’électronique dans Risonanze erranti, se soustrayant aux connexions logiques induites localement par la polyphonie instrumentale, se manifeste néanmoins a posteriori, dans l’écoute.
37Pour cette raison, l’électronique y apparaît non comme un outil de synthèse entre les différents éclats de sons et de textes, mais comme un « trait d’union21 », pour reprendre le mot de Laurent Feneyrou. Le dispositif esquisse le seul édifice formel réunissant tous les termes de la structure. Néanmoins, celui-ci ne s’impose pas, il ne résout pas les différences de chacun des deux domaines d’écriture. Ceux-ci restent pleinement autonomes, soumis à leur déroulement et leur sémantique propres. Comme l’a montré le musicologue, une telle approche n’est pas sans lien avec la pensée philosophique de Massimo Cacciari, compagnon de premier plan de la dernière pratique du compositeur vénitien, à qui les Risonanze erranti sont dédiées.
38Lorsqu’il présente le projet du Prometeo, le philosophe explique que seule la tragédie pensée « aux antipodes de toute image “résolutive” et consolatrice22 » peut réunir le Titan et Zeus. Selon lui, l’accomplissement du moment tragique du mythe que Nono se propose de mettre en scène23 passe nécessairement par une forme de représentation acceptant à la fois la réunion et l’éloignement simultanés de ce qu’elle représente. « Ce que [la tragédie] institue est la difficile liberté du “et”, du trait qui unit-divise, qui est séparation, et danse24 », écrit-il. Cette forme littéraire particulière, qui peut se réaliser mais ne peut se résoudre, Cacciari la retrouve dans le système compositionnel fragmentaire et extrêmement silencieux du compositeur vénitien :
« Prometeo se situe dans le « et » incontournable de cette distance dans laquelle le silence se risque dans le son et le son dans l’écoute – et toujours de nouveau, l’écoute a besoin du plus profond silence pour pouvoir recueillir ce son unique, infinitésimal et non reproduisible, pour ne pas le confondre, pour le dé-cider de tout autre25. »
39Ce que le musicologue résume comme une philosophie de la « confusion », idée que le philosophe identifie aussi comme un régime « polyphonique » de l’expression, ne correspond pas exclusivement à la fonction de l’électronique dans le discours musical, mais il recouvre toute l’architecture de la pensée et de sa réalisation que le compositeur établit dans ses dernières œuvres. Toutefois, lorsqu’il régit les liens établis entre le dispositif électronique et l’écriture musicale traditionnelle, ce principe participe d’une approche négative de la logique musicale. De fait, si le dispositif de traitement du son en temps réel est le support de la cohésion de l’œuvre, cette dernière est nécessairement latente, elle n’est jamais acquise et imposée au premier plan d’écoute car elle évite soigneusement les paramètres musicalement sensibles, ce qu’Adorno appelle les « éléments inconscients de l’expérience de l’œuvre d’art26 ». À travers ce procédé, Nono refuse les modes d’enchaînement que prescrit la logique musicale traditionnelle, dont l’expressivité naît précisément de dissonances locales face à l’hégémonie d’une forme clairement affirmée par une substruction motivique caractérisée et dévoilée dès les premiers instants du développement, au profit d’une musique dont « l’expressivité naît du conflit entre des principes d’organisation préalables et les élans ou les dépressions qui en brisent la logique27 », comme l’écrit Philippe Albèra.
40Mais il ne cède pour autant ni au statisme absolu qu’impliquerait l’homogénéisation de tous les niveaux de la composition autour du matériau sonore, ni à l’absence de toute détermination. La cohérence de l’œuvre se révèle a posteriori dans les rapports qu’elle crée entre les complexes sonores qu’elle unit et identifie au-delà du texte musical, maintenant un état de tension infinie entre la forme langagière du discours – protéiforme et très hétéroclite – et la manifestation sensible de l’œuvre. Nono conserve donc le principe esthétique selon lequel la notation musicale, qui obéit au sens de la construction, se trouve en situation de différenciation partielle avec sa réalisation, évitant notamment l’écueil de l’intégration de la technique et de la composition que profilaient par excès le sérialisme et son écriture automatique. Cependant, comme il en est désormais coutume dans la pratique du compositeur vénitien, ce paradigme esthétique est systématiquement accompagné d’une réflexion critique soumise au sein même de l’acte de création. Dans Risonanze erranti, la nature erratique de la compilation de fragments textuels hétérogènes, et du traitement musical qui lui est associé, permet à l’auditeur de faire l’expérience de l’aporie de la cohérence établie dialectiquement entre le texte et sa forme sensible tant les quelques incursions sonores qui émergent du silence semblent éparses et autonomes. La composition musicale que Nono met en œuvre préserve finalement une forme de logique musicale définie dans la négation de l’articulation de la musique et dans l’altération de ses principes fondamentaux dans le son.
41Les enjeux de la réévaluation de la relation dans la composition se répercutent à tous les niveaux de l’écriture. Dans Das atmende Klarsein (1981), pour petit chœur mixte, flûte basse et électronique en temps réel, c’est toute la relation thématique qui se trouve être réinvestie. Initialement conçue comme conclusion de Prometeo, cette œuvre repose sur une stratégie formelle simple en apparence, alternant des sections chorales et des sections instrumentales. La particularité du discours musical de Das atmende Klarsein repose sans doute sur le mode par lequel Nono articule les différentes parties du discours musical. Le matériau thématique, présenté dès l’introduction chorale, reprend celui de la tragédie prométhéenne (fig. 12). Or, ce dernier n’est pas conçu sur des motifs, mais sur des paires d’intervalles associées aux différents « personnages » de l’ouvrage dramaturgique (fig. 13). La réduction de la première section de chœur déploie donc le matériau de Gaia : la paire quinte/quarte est omniprésente sur le plan harmonique, tandis que la tierce mineure, les deux espèces de secondes et leurs renversements respectifs forment le plan mélodique de la polyphonie28.
42Ce procédé n’est pas nouveau dans le catalogue du compositeur vénitien. Nono l’expérimente pour la première fois dans une œuvre de grandes proportions dès 1960. Le discours musical de l’action scénique Intolleranza 1960 exploite déjà l’idée d’une caractérisation des personnages du drame musical à partir d’une table de relations intervalliques et de comportements sonores identifiés (fig. 14).
Figure 14. – Table des comportements associés aux couples intervalliques pour les personnages de Intolleranza 1960.
Voix | Intervalles | Caractère |
Soprano | 2m 3m/2m 4J | « Toujours forte et résistante – et douce » |
Baryton/Basse | 2M 4J | « Déterminé_ également face à la mort_ conscient_ » |
Ténor | 4J T/2m 2M | « Doute_ incertain_ fort_ résistant_ déterminé. » |
Alto | 2m T | « [irascible ?] malin_ désespéré_ également amoureux. » |
43Bien que ces intervalles aient d’abord servi à la construction de sept séries de douze sons, que l’on retrouve dans les deux premières scènes et dans le chœur d’introduction, Nono se détourne rapidement de cette prédétermination motivique. Comme le décrit Angela Ida de Benedictis,
« les séries sont graduellement transformées au cours de l’écriture, passant de la fonction de matrices génératives à de véritables lignes vocales qui sont parfois directement utilisées pour produire les parties des solistes ; et, subséquemment, les intervalles “basiques” se libèrent plus radicalement encore des séries de douze sons et deviennent l’élément structural fondamental dans l’œuvre, se suffisant à eux-mêmes pour la formation de tous les événements musicaux et de tous types de phénomènes acoustiques29 ».
44La dimension infra-motivique de ce procédé thématique crée d’emblée une ambiguïté d’ordre logique : s’il garantit la cohérence des événements, la perception de ces éléments est potentiellement plus complexe, moins clairement identifiable qu’un leitmotiv, dont il décline pourtant la fonction. Comme le compositeur l’explique dans ses « Quelques précisions sur Intolleranza 1960 », ce modèle compositionnel offre des possibilités inédites dans le rapport local qui s’établit entre les différentes voix : il permet un jeu dynamique entre l’intégration et la différenciation des personnages, engendrant une couche signifiante supérieure autonome qui s’ajoute à la présentation du texte chanté30.
45Tel qu’il est décliné dans Das atmende Klarsein, ce principe se fait d’autant plus complexe qu’il est associé à une thématique « de surface31 » incidente à la dynamique propre au phrasé et à la rencontre des différentes voix. Trois « motifs » incidents sont ainsi déployés dès les premières mesures de l’introduction chorale (fig. 15). Les deux premiers, qui régissent la première partie de la section, déclinent un profil similaire en mouvements opposés. Leur répétition stricte ou variée, à travers toute l’intervention chorale, affirme la fonction thématique qui leur est attribuée dans la mise en forme syntaxique à la surface de l’œuvre. Le troisième élément résulte quant à lui du profil cadentiel symétrique de la section, oscillant entre dans la quarte fa#-do#-fa#. Son emploi motivique est confirmé dès la deuxième section chorale.
46Ceci étant, la fonction thématique de ces trois éléments est largement nuancée au fil de l’œuvre. En premier lieu, Nono déploie un principe de variation similaire à celui utilisé quelques années plus tard dans Risonanze erranti. Le caractère indifférencié de la structure intervallique rend son identification complexe lorsqu’elle est réinvestie dans le domaine instrumental, largement orientée vers le domaine du son, plutôt que des relations de notes. Le recours à un nombre élevé de techniques d’émissions différentes pour les interventions de la flûte32 enrichit une texture sonore dont l’écriture tranche nettement avec l’ambiguïté des structures horizontales et verticales de l’introduction chorale. Aussi, si l’on retrouve les structures 1a et 1b dans leur disposition motivique au cours de la première section instrumentale (fig. 16), circonscrivant ainsi chaque fragment en les rapportant de facto au matériau précédemment exposé par le chœur, la deuxième section rompt avec ce jalonnement de surface. L’exploitation exclusive des espèces de secondes, dont les rapports sont relégués au second plan de la structure, au profit d’un jeu de variation paramétrique du son, engendre en effet une configuration a priori statique du déroulement musical, pourtant engendrée selon le même procédé.
47En second lieu, l’ambiguïté qui règne sur le statut mélodico-rythmique du matériau de Das atmende Klarsein affecte directement l’organisation du discours. N’étant pas des thèmes, ces schémas intervalliques et les cellules incidentes émergeant dans la première section du chœur ne revêtent aucune fonction syntaxique stricte, contrairement à l’idée thématique et le paradigme de l’identité issus de la tonalité. Au-delà du régime d’altérations sonores qui lui est appliqué lorsqu’elle est déclinée sur le plan motivique, la présentation de ce matériau est aussi systématiquement soumise à une combinatoire qui rend flou leur spécification, jusqu’à être parfois enchâssées entre plusieurs fragments (fig. 17).
48Dans le contexte de Das atmende Klarsein, le dispositif électronique agit sur le développement des procédés d’écriture instrumentale et chorale, bien que de façon moins immédiate par rapport à ce que nous avons rencontré dans Risonanze erranti. Si l’œuvre de 1981 convoque quelques modules de traitement du son en temps réel et un dispositif de spatialisation dont l’usage participe à l’éclatement des structures de perception du discours, c’est bien plutôt au niveau de la démarche esthétique de Nono et de sa méthode que réside l’influence principale des nouveaux moyens technologiques. Le fait que les technologies électroniques permettent une véritable analyse du son engage son écriture vers une conception de la virtualité faisant écho à l’idée de potentialité formulée par Boulez en 1954. L’un des outils disponibles au Studio de la SWR à Freiburg que Nono utilisera pendant ses longues expérimentations avec Hans Peter Haller et les différents musiciens solistes est un sonoscope. Il le décrit lui-même ainsi :
« un analyseur qui utilise trois ordinateurs et avec lequel je « vois » sur l’écran ce que j’entends, je vois le son par tranche d’événements longs d’un quart de seconde, je vois ainsi comment le son est composé-coloré33 ».
49En dévoilant la composition d’un son jusqu’à son atome – la fréquence simple –, l’approche physique que permet cet instrument de mesure et de visualisation d’un signal audio ne vise pas une représentation matérialiste du son, il agit plutôt dans l’esthétique nonienne comme moyen de dépasser la conception univoque de l’écoute qui est celle de l’oreille humaine par essence. Pour le compositeur, la découverte de la science acoustique et de la faculté de visualiser le phénomène permet principalement « d’accroître [ses] capacités de perception auditive et à faire la connaissance du son comme d’un système composé d’harmoniques, de partiels et d’éléments fortuits insérés34 ».
50Comme nous l’avons vu à travers l’analyse des différentes partitions, la conscience nouvellement acquise de la complexité du son ne rend pas pour autant caduque le langage musical dans sa méthode compositionnel. Toutes les œuvres écrites dans les années 1980 reposent au moins en partie sur un texte musical établi par des relations de hauteurs et de rythmes dans le système symbolique traditionnel. Cependant, ce texte n’assure plus la cohérence de l’œuvre réalisée, voire n’y participe plus, de sorte que les possibilités d’expression ne s’épuisent non seulement pas dans l’écriture ni qu’elles ne souscrivent pas non plus à la logique qui le sous-tend. Le dispositif électronique, composé à la fois en temps réel et en temps différé par les longues phases d’expérimentation et de recherche improvisée, révèle en effet l’étendue des relations potentielles contenues dans un matériau sonore, qui ne peut dès lors se soumettre aux modes d’articulation de la note, bien que celle-ci en soit le support.
51Les opérations d’écriture afférant à la technologie en temps réel permettent également d’instaurer un nouveau régime de composition dont les gestes ne sont soumis ni à l’absorption du principe thématique, ni à une détermination temporelle. C’est notamment le cas dans la section entremêlant les trois dernières îles du Prometeo. Seules les séquences correspondant à la troisième et la quatrième îles convoquent un traitement audio impliquant les voix solistes et le trio d’instruments à vent pour produire une seule texture aux caractéristiques sonores et dynamiques uniques. Les instrumentistes contrôlent en effet les projections sonores et la spatialisation des voix par un système complexe de gates, activé par les écarts de timbre créés entre la ligne vocale et son avatar instrumental. Le principal élément de tension de ce geste compositionnel tient à ce que la source de contrôle varie régulièrement. Le résultat sonore évolue donc selon les fluctuations infimes des timbres entre chaque instrument et assure autant la cohésion de la polyphonie qu’il oriente l’écriture vers des dimensions inaccessibles à des dérivations motiviques conçues sur la note. La technologie du traitement du son permet alors au compositeur de penser la composition au-delà de sa nature temporelle empirique, lui permettant de travailler le son en dehors de tout déploiement logique créateur de sens. Comme l’écrit à nouveau Nono dans « D’autres possibilités d’écoute »,
« quel “temps” écoute-t-on ? Quel est le son que l’on écoute ? Quel type de son, qualitativement, écoute-t-on ? Quels intervalles, quelles gammes ? Toutes ces questions rendent particulièrement problématique le travail du compositeur, mais le mettent aussi face à de grands champs de possibilités. Je les appelle possibilités et non nouveautés, ou “nouveaux matériaux”. Je préfère entendre la “possibilité” dans son versant subjectif : d’autres possibilités veulent dire pour moi une autre oreille pour entendre les sons émis35 ».
52C’est dans ces relations infinies que s’objective l’œuvre en dernière instance, qui ne peut satisfaire à l’exigence d’une construction logique univoque et reproductible, sinon fixe. La virtualité du matériau recherchée par Nono s’oppose donc fondamentalement à celle de Boulez, bien qu’elle occupe une fonction similaire. Le compositeur de Répons prend en effet appui sur des gestes musicaux très caractérisés dans le système conventionnel – par exemple, le trille – pour en déduire des configurations électroniques spécifiques. Il les déploie alors à nouveau dans l’écriture à la manière d’une variation développante de nature sonore. Autrement dit, chaque opération « acoustique » est préalablement dictée par des opérations d’écriture et est finalement réabsorbée par le langage, réintégrant sa logique sous une forme motivique qui en altère nécessairement les possibilités selon la sensibilité du compositeur.
53Pour Nono, l’exploitation du principe de virtualité réside au contraire dans la déconstruction du symbolisme musical et se met en tension avec l’écriture thématique. Montrer la richesse d’un son et la somme de ses relations internes rend nécessairement caduque l’idée d’une construction assujettie à un nombre très limité de paramètres, dont l’enchaînement prévaudrait sur tous les autres. C’est précisément pourquoi ses dernières œuvres rompent aussi avec le critère « instrumental » du timbre musical, que ce soit pour la voix ou les instruments. Les longues recherches aux studios de Freiburg et de Milan, précédant autant ses œuvres mixtes que celles purement instrumentales, s’inscrivent dans la perspective d’une esthétique musicale qui pense « l’incertitude de l’œuvre en tant qu’objet fini36 », où « l’improvisation, conçue comme forme libre d’expérimentation du matériau, est un moment essentiel dans le processus de composition37 ».
Dissolution
54Si le recours aux technologies de traitement électronique, puis numérique, revêt un rôle primordial dans le déploiement d’une écriture musicale orientée vers le son, son apport ne saurait se limiter à une réactualisation des moyens de variation dans l’esthétique compositionnelle de Luigi Nono. À l’écoute des œuvres électroacoustiques du compositeur vénitien, l’un des aspects les plus immédiatement frappants tient peut-être à la fragmentation et au caractère erratique de la forme. Le discours musical semble en effet saturé de perspectives multiples, fuyant systématiquement l’évidence de toute articulation logique. Considérant ainsi que « nulle œuvre contemporaine n’a, autant que celle de Luigi Nono, multiplié l’éveil38 », Edmond Jabès, compagnon intellectuel des dernières années de la vie du compositeur vénitien, décrit ainsi son Œuvre :
« Œuvre subversive de n’avoir cherché à exprimer que ce qui demeure caché au sein de ce qui s’exhibe. Quelquefois, ce qui est formulé à voix basse suscite plus d’échos que ce qui est hurlé ; mais ces échos sont intérieurs. […] Et si cette fragilité était le discret tremblement que je perçois, au cœur de l’œuvre de ce grand compositeur, qui a su transformer la force en faiblesse et la faiblesse en force, non pour les annuler l’une par l’autre mais, au contraire, comme par le biais d’un miroir dont il contrôlerait les jeux, pour les confronter dans leur obsédant néant39 ? »
55Un tel infléchissement esthétique ne s’opère pas à côté du développement d’une pensée musicale orientée vers le son et les technologies de traitement en temps réel, il y est étroitement corrélé. Paradoxalement, la nouvelle période de création qu’il inaugure, se cristallisant autour du projet monumental du Prometeo initié dès 197540, débute avec la création du quatuor à cordes Fragmente Stille – an Diotima en 1980. Cette œuvre est en effet la première présentation de l’idée de pensiero musicale qui se substitue à la conception idéologique d’engagement militant dans l’expression. C’est précisément à partir de ce basculement conceptuel que Nono opère un ultime renouvellement du fondement logique de la musique, dont le mythe de Prométhée se fait l’allégorie. L’idée d’une musique ouverte sur l’écoute, encore enchâssée dans un mouvement dialectique avec le présupposé langagier et narratif du paradigme tonal dans les œuvres des années 1960 et 1970, tend à se départir de sa fonction critique vis-à-vis des formes rhétoriques de l’expression musicale. Elle apparaît dès lors pleinement comme un mode d’existence et de représentation du fait musical. Ainsi, lorsque Philippe Albèra souligne le caractère fragmentaire de son écriture musicale, qu’il analyse comme « le refus d’organiser un discours, un discours logique », Nono lui répond-il :
« La logique du discours est pour moi quelque chose de terrifiant. Le goût de la formulation, de la formule, provoque chez moi une réaction presque physique. D’où mon intérêt actuel pour Edmond Jabès : ses paroles ont toujours de multiples significations, elles ne sont jamais univoques, la signification n’en est pas fixée une fois pour toute41. »
56À travers la réprobation de la disposition discursive du fait musical, c’est le « logocentre » de la musique qui est ici battu en brèche, « ce principe selon lequel une idée devrait toujours être l’antécédent de la musique42 » et duquel émane une conception scolastique univoquement déductive de la logique. S’il affirme avec force le rejet de la forme fixée qui se profile dans ses œuvres depuis les années 1960, Nono ne cède cependant rien de l’exigence d’articulation du matériau et de la responsabilité du compositeur qu’implique la conception de la musique comme domaine de la pensée. Cette démarche tend alors à s’opposer à la concrétion logique – en tant que logos en devenir – du matériau tout en conservant le rapport conflictuel, sinon dialectique, établi entre la pensiero musicale, son mode d’être, et sa représentation sensible, son mode de l’apparaître. Dès lors, la nécessité de renouveler le fondement esthétique qui sous-tend l’expression de la musique, et l’écriture qui lui est attenante, se manifeste sous la forme d’une négation de la logique de représentation du paradigme tonal, dans le prolongement immédiat des moyens compositionnels développés dans les dramaturgies musicales des années 1960, en étroite relation avec les technologies de traitement du son en temps réel.
Logique de collectivisation et fragmentation. Une approche « négative » du discours musical
57Deux événements marquent l’essor de la volonté de rompre avec l’hégémonie de la relation causale du discours musical dans la pratique de Luigi Nono : la correspondance avec Hans Werner Henze en 1951, pour qui la dimension scénique de la création musicale était essentielle43 ; les rencontres avec Karl Amadeus Hartmann en 1950 puis Erwin Piscator en 1952, dont l’ouvrage Das politische Theater figure dans la bibliothèque du compositeur vénitien en trois exemplaires. Ce n’est cependant qu’à partir du début des années 1960 que le renouvellement des formes dramaturgiques et musicales est devenu une préoccupation principale de sa recherche. C’est d’ailleurs dans un contexte d’expérimentation marqué à la fois par sa prise de distance avec Darmstadt et, de manière plus décisive, par l’accès aux technologies électroniques que le compositeur vénitien expose cette problématique pratique et théorique. Sa première action scénique, Intolleranza 1960, laisse ainsi percevoir ce questionnement nouveau.
58Nono propose de réévaluer l’actualité des formes musicales dramaturgiques au prisme d’une pratique artistique socialement et politiquement engagée telle qu’il la conçoit, en tant que nécessité. Son propos prend sa source dans la critique de ce qu’il considère comme un modèle opératique largement diffusé, dont il ne fournit toutefois aucun exemple. Ce dernier reposerait sur une construction au caractère univoque sur les plans sonore et visuel, se résumant à la seule formule « je vois ce que j’écoute, j’entends ce que je vois44 ». S’oppose alors à cette idée celle d’un théâtre musical « de luttes, d’idées, étroitement lié au progrès, certain mais tourmenté, vers une nouvelle condition humaine et sociale de la vie45 », se référant au théâtre de situations pensé par Jean-Paul Sartre. Ainsi, un théâtre musical moderne devrait nécessairement rompre avec l’unilatéralité de son discours, afin d’exploiter pleinement les possibilités expressives offertes par les différents médias qui le composent. Nono attribue l’origine d’une telle recherche à La Main heureuse d’Arnold Schoenberg qui, pour la première fois, tendrait à associer les dimensions sonore et visuelle de l’œuvre, sans pour autant les assimiler l’une à l’autre.
« Dans ce “drame”, écrit-il, chant et action mimée alternent et se développent successivement ou simultanément, l’un n’étant pas l’illustration de l’autre, mais chacun caractérisant indépendamment différentes situations46. »
59Pour Nono, les enjeux d’une telle conception de la dramaturgie dépassent la seule densification de la composante dramatique de l’œuvre et introduisent des perspectives nouvelles dans l’articulation du texte, de la musique et de la mise scène – gestes, lumières et décor – influant sur la forme du discours. Pour illustrer cela, l’essai s’appuie sur une observation de la fonction du chœur dans le Drama mit Musik de 1910-1913 : l’effectif n’y exprimerait pas uniquement un texte dans le domaine musical, mais il pourrait agir sur le plan visuel de l’action en tant qu’objet susceptible d’être lui-même articulé avec les différents éléments de la mise en scène.
60Notons que cette vision de l’œuvre du compositeur viennois est partiellement idéalisée : le chœur n’intervient que dans les deux scènes extrêmes alors que les personnages sont absents, il ne s’exprime pas véritablement dans le domaine musical – le texte est récité selon le sprechgesang – et n’est pas aussi important sur le plan visuel que la description le laisse à penser car il est disposé sur le bord de la scène, partiellement dissimulé par des rideaux. Autrement dit, Schoenberg reprend ici le schéma dramaturgique classique dans lequel le chœur évolue à l’extérieur de la dramaturgie. Néanmoins, les conclusions que Nono tire de son observation mènent à un ensemble non négligeable de prescriptions pour sa propre idée du théâtre musical. Selon son analyse, en déployant ainsi un discours fondé sur le développement simultané de plusieurs dimensions expressives, ayant leur propre logique et leur propre langage, Schoenberg introduit une multi-dimensionnalité dans l’écriture, qu’il désigne comme une « dynamisation expressive du texte47 » opposée au statisme provoqué par la synthèse univoque qu’effectuerait l’opéra classique.
61C’est bien ce principe qui régit la composition d’Intolleranza 1960, dans et entre toutes ses dimensions hétérogènes. Nono a fait appel à Václav Kaslík pour la mise en scène, Josef Svoboda pour la scénographie et Emilio Vedova pour la réalisation des décors et des costumes, souhaitant mettre à profit une collaboration de la part d’artistes individuellement engagés dans le développement de moyens d’expression en lien avec les possibilités techniques qui leur sont contemporaines. Le dispositif scénique ainsi créé ne se limite pas à l’accompagnement de la musique. Il développe son propre discours, lui-même dispersé dans plusieurs dimensions – jeu « vivant » des acteurs et chanteurs, machinerie de la scène et projection visuelle spatialisée d’images filmées. Selon le compositeur, ce dispositif « permet une irradiation polyvalente de la conception et de la rédaction d’un texte, aussi bien dans l’unité d’un fait que dans la simultanéité de plusieurs48 ».
62La partie musicale est elle-même construite selon des modalités d’articulation nouvelles, très éloignées de ce que Jurg Stenzl appelle « l’opéra littéraire49 ». Le livret n’offre aucun récit a priori. Établi à partir d’extraits poétiques, philosophiques et documentaires de Henri Alleg, Brecht, Éluard, Fučik, Majakovskij, Ripellino et Sartre, il évoque plusieurs événements historiques qui ne présentent aucune progression narrative de surface. Ils offrent néanmoins une certaine cohérence thématique, liés entre eux par la nature des situations dont ils témoignent, à la fois par l’oppression et l’intolérance d’un système politique, économique ou social, par l’acte de révolte du peuple ou de l’individu opprimé ; et, à travers ce dernier, par la dialectique opposant l’individu et la conscience collective, rendue possible par son sacrifice. Toutefois, le compositeur n’abandonne pas – ou du moins pas encore – la structuration globale du discours théâtral par un effet de progression narrative. En effet, tel qu’il résume l’argument de la pièce,
« Intolleranza 1960 est le réveil de la conscience d’un homme (un mineur émigrant) qui, se révoltant contre une contrainte née du besoin, cherche une raison, un fondement humain de vie. Après intolérances et cauchemars, il retrouve un rapport humain entre soi et les autres, quand une inondation l’emporte avec eux50 ».
63La progression de l’action est ainsi prise entre une grande forme linéaire, conçue sur la succession de scènes qui racontent l’histoire d’un émigré et de sa compagne51, et l’évocation de moments historiques divers. Par conséquent, chaque moment est articulé avec celui qui le précède et celui qui le suit, mais la narration n’apparaît pas au premier plan de l’action. En outre, les rôles principaux que sont un émigrant, sa compagne, une femme, un Algérien et un torturé, ne désignent pas des personnages parfaitement identifiés et ils n’interagissent ou ne dialoguent presque pas.
64L’écriture musicale agit aussi selon une dialectique qui s’établit entre une forme de développement dramatique des voix solistes et le refus de la logique narrative se manifestant dans une dimension collective de l’écriture musicale. Nous avons déjà montré que l’ouvrage repose sur une détermination intervallique du matériau et des personnages de l’action scénique. Ce principe, à l’origine d’une démultiplication des points d’écoute des événements sonores, est également décliné dans l’instrumentation et la répartition des voix. Dans la dramaturgie, la fonction exercée par l’ensemble vocal s’inspire des tragédies antiques, à la fois personnage intégré à la narration et commentateur extérieur au drame. En effet, l’ensemble des parties chorales de l’œuvre, toutes enregistrées, se divise en deux groupes : d’une part, les chœurs indifférenciés qui encadrent l’action et la divisent en deux parties asymétriques, avec le concours de l’intervention parlée d’une voix d’homme également diffusée sur bande ; d’autre part, les chœurs « personnages » qui agissent et accompagnent les protagonistes solistes au sein de la dramaturgie.
65Ces derniers, au nombre de sept, sont eux-mêmes identifiés selon deux modalités : les chœurs indépendants et les chœurs d’amplification. La première catégorie, la plus traditionnelle, regroupe toutes les parties chorales interagissant avec les personnages principaux – les chœurs des mineurs, des manifestants, des prisonniers, des paysans. La seconde catégorie, celle des chœurs d’amplification, ne participe pas au drame dans sa dimension théâtrale mais s’insère dans le discours musical pour souligner certains états émotionnels qui ne sont pas exposés frontalement au spectateur, de manière « naturaliste ». Les personnages sont en effet localement « dépersonnalisés » par la déclinaison de leur ligne vocale à travers le chœur, dont les images sont superposées de manière asynchrone (fig. 18).
66Ce geste, pourtant limité à une dimension dramatique dans Intolleranza, introduit alors pour la première fois l’un des principes fondamentaux pour la dissolution de l’articulation causale du discours : le principe de collectivisation, reposant sur la mise en écho et la multiplication des images virtuelles d’une voix. Au niveau supérieur de la structure, ce principe apparaît comme une conséquence de la caractéristique principale du genre opératique : les potentialités du texte, hétérogène par nature, sont exprimées par la coprésence de développements distincts, agissant dans des dimensions artistiques autonomes. En revanche, c’est dans le traitement de la narration que surgit la singularité de l’approche de Nono. Le drame n’est en effet jamais entièrement contenu dans une des dimensions de l’œuvre qui régirait le déploiement des autres, il n’est donc pas saisissable immédiatement. La diversité de ses articulations – dans le son, la scénographie ou le livret – le rend tout aussi virtuel que le sont les interactions entre les personnages sur la scène et la collectivité, ou encore la différenciation de ses personnages.
67S’il est ici développé exclusivement dans le domaine de l’écriture musicale, le principe de collectivisation implique par essence le recours aux technologies de traitement électronique du son, que Nono ne cesse d’expérimenter à partir de 1960. Dans le domaine du théâtre musical, cette tendance est confirmée dès l’œuvre qui succède immédiatement à l’action scénique de 1961, Musik zu » Die Ermittlung « von Peter Weiss (1965). Comme son titre l’indique, cette pièce constitue la partie musicale de la pièce de théâtre écrite par Peter Weiss, mise en scène par Erwin Piscator. La musique y est moins présente que dans Intolleranza et les conditions de création ne correspondent pas tout à fait au principe de coécriture simultanée de toutes les dimensions du texte. Néanmoins, ce projet offre un terrain fertile pour la mise en œuvre d’une nouvelle conception de la dramaturgie musicale. Le compositeur retrouve en effet deux artistes partageant sa vision du théâtre, et particulièrement Piscator dont, nous l’avons déjà dit, l’idée d’un théâtre politique est à l’origine même du projet nonien.
68Le texte de Weiss se fonde sur la représentation du procès des responsables nazis du camp d’Auschwitz ayant eu lieu à Francfort entre 1963 et 1965 pour « dénoncer et condamner les grandes sociétés industrielles allemandes […] pour avoir tiré profit de l’holocauste52 ». Il est rédigé sous la forme d’un oratorio en onze « chants » distincts. Son livret est intégralement élaboré à partir de sources documentaires. La musique écrite par Nono n’intervient pas pendant la dramaturgie, mais ponctue chacune des scènes pour « exprimer et représenter ce que ni les mots, ni la scène ne peuvent représenter : les six millions d’assassinés dans les camps de concentration, dans une conception musicale autonome53 », selon le souhait de Piscator. Pour le compositeur, le texte de Weiss invite à reconsidérer la dimension acoustique des formes théâtrales, qu’il considère comme le « seul élément dynamique54 » dans la mise en scène en huis clos de Piscator. Le travail électronique et spatial y prend alors tout son sens :
« L’utilisation de différents espaces et de différents modes sonores pour la voix contribue à une meilleure communicabilité d’un texte comme L’Instruction, lequel, par la continuité de sa violence et du choc produit par ses documents, risque souvent de susciter la stupéfaction, surtout dans le cas d’une utilisation exclusive et monotone de la parole réduite à une dimension55. »
69Constituée de trente-cinq courts fragments de moins d’une minute en moyenne, la partie musicale mêle donc des sons vocaux, principalement enregistrés par un chœur d’enfant, des sons instrumentaux et des sons électroniques. L’œuvre n’existe pas à l’état de partition : l’écriture est entièrement « acoustique », son matériau est constitué à la fois d’éléments tirés d’enregistrements préexistants et d’extraits sonores créés pour l’occasion. Le format imposé pour les interventions musicales ne permet pas à la musique de se développer. Celle-ci procède donc par aphorismes, déployant une riche symbolique acoustique qui reprend en partie les témoignages sonores évoqués dans les documents du texte.
70La fonction de l’électronique dans le discours musical est certainement l’élément le plus novateur de ce projet singulier dans la production du compositeur vénitien. Nono suggère en effet tout un récit silencieux qui ne cesse de rendre l’action ambiguë, principalement grâce à une dialectique instaurée entre les sons de production humaine et les sons électroniques non référencés. D’après l’étude de Carola Nielinger-Vakil, le matériau instrumental est uniquement constitué de « longues notes tenues d’une clarinette (principalement dans le registre grave, avec quelques multiphoniques dans le registre medium) et d’un seul coup de gong grave résonant56 ». Le timbre particulier de ces sons entre alors en résonance avec la synthèse sonore créée au Studio di Fonologia de Milan. Celle-ci adopte un profil timbrique très similaire, de sorte que le critère de différenciation a priori des deux textures réside dans les micro-variations causées par l’irrégularité du souffle humain dans le jeu de la clarinette.
71Les voix sont elles aussi soumises à cette ambiguïté : le traitement électronique appliqué aux nappes phonétiques non signifiantes tend à rendre leur identification complexe. Or, dans la symbolique établie pour la narration musicale de ce récit, la synthèse sonore est prioritairement attribuée à la représentation des crimes du nazisme à travers le témoignage du Caporal Stark, tandis que, par opposition, les sons de production humaine sont associés aux victimes de cette oppression. Non seulement, l’identification des personnages a priori univoque dans l’action scénique est donc largement nuancée par le discours musical, lequel s’entremêle aux différents moments du procès, mais la situation que présente le texte littéraire est elle-même en partie contredite par l’accusation fondamentale émergeant de la musique. Selon l’analyse narratologique qu’en effectue la musicologue, celle-ci tend en effet à démontrer une part de culpabilité de la société qui mène le procès.
72Bien que les œuvres pouvant être véritablement associées à des formes théâtrales constituent une part relativement faible de la production musicale de Luigi Nono durant ces deux décennies, l’influence des recherches menées dans ce domaine, et l’esthétique spécifiquement électroacoustique qui en découle, irriguent l’intégralité des pièces instrumentales, vocales, électroacoustiques57 ou mixtes de cette période. Créée dans sa première version en 1966 pour une voix de soprano, trois voix récitantes, une clarinette en Si♭, cinq percussionnistes agissant sur des plaques de cuivre et deux bandes magnétiques à quatre pistes, A floresta é jovem e cheja de vida est à bien des égards la plus expérimentale du catalogue de Nono, tant l’émancipation de la dimension textuelle de la musique y atteint son paroxysme. Le texte littéraire établi par Giovanni Pirelli, qui constitue le réservoir principal dans lequel le compositeur puise pour former le matériau de A floresta, s’inscrit dans la continuité de la recherche vocale d’Intolleranza 1960 et de La fabbrica illuminata. Les fragments, sélectionnés à partir de sources documentaires de langues différentes, évoquent tous des situations historiquement distinctes se rapportant à la même thématique révolutionnaire58.
73Toutefois, contrairement à la démarche mise en œuvre dans Intolleranza, qui consistait à assurer une unité de langue à l’action scénique en fonction de son lieu de représentation59, le compositeur exploite ici les textes dans leurs langues originales respectives. Ce faisant, il intègre la « spécificité phonétique » de chacun des textes au matériau musical, en relation avec les profils sonores propres aux différentes voix enregistrées. De plus, l’altération des parties vocales enregistrées ne se limite plus à un traitement électronique de la bande. Elle résulte aussi d’une variété de modulations sonores produites au moment de la captation, soit à partir de techniques vocales spécifiques60, soit par les caractéristiques acoustiques du lieu d’enregistrement, des micros utilisés, de leur placement et leurs déplacements.
74Le développement musical obéit à un schéma dramaturgique très précis61. Il résulte de la rencontre de deux narrations distinctes : la première, exposée par la soprano soliste, les instrumentistes et les acteurs présents sur scène, déploie des fragments de textes très hétérogènes, en cinq langues différentes, sur onze moments répartis symétriquement autour d’un fragment de Nguyen Van Troi évoquant la guerre du Viêt-Nam ; la seconde, prise en charge par les deux bandes, est également basée sur onze sections mais récite des extraits de l’Escalation et de l’Appel du comité américain pour l’arrêt de la guerre au Viêt-Nam de Herman Kahn. Le dispositif électroacoustique tend à indifférencier les deux ensembles.
75D’une part, la proximité des timbres choisis pour les deux groupes sonores limite considérablement leur identification. Outre les voix qui forment le noyau timbrique des parties instrumentale et électronique, le profil sonore des plaques de cuivre et des sons multiphoniques de la clarinette, issus des modes de jeu développés par William O. Smith, s’éloigne de l’identité instrumentale traditionnellement admise et correspond plutôt à des profils inharmoniques typiques des modes de traitements électroniques62. D’autre part, les voix d’acteurs et la clarinette sont amplifiées, spatialisées et traitées en direct63, rendant la localisation spatiale des sources et l’identification des voix difficiles, pourtant soutenues par la disposition scénique.
76Enfin, l’arrangement est conçu de telle sorte que les voix ne rentrent que très rarement en relation harmonique, mais participent à la même ligne musicale étendue selon une stylistique de la résonance. Dès lors, bien qu’a priori autonomes sur le plan du développement, les deux ensembles apparaissent moins comme deux structures indépendantes d’une même polyphonie que comme la dispersion dans l’espace d’une seule et même structure musicale complexe. Ainsi, d’après Veniero Rizzardi,
« Nono conçoit une convergence entre les parties jouées en direct et celles enregistrées sur bande qui ne consiste plus en la rencontre de « deux dimensions » ou « différences », ni même de « contacts » (comme pour Maderna, Berio et Stockhausen respectivement), mais en la tentative d’articuler une seule dimension sonore inouïe, émergeant d’un processus parallèle d’expérimentation sur l’émission naturelle, et sur les autres aspects de manipulation du même matériau en studio ; avec l’écoute, les deux expériences devraient finalement fusionner64 ».
77On retrouve ici l’aspect paradoxal d’une construction contrapuntique à la fois antithétique et unitaire telle qu’Adorno la conçoit65 : la mise en interaction des composantes relativement homogènes des deux « textes » vise à engendrer une voix supérieure à laquelle se soumet l’ensemble du discours musical en apparence, mais dont la responsabilité est assurée par les deux narrations au pouvoir thématique partagé dans des proportions équivalentes. L’essence amphibologique de la multiplication des structures narratives autonomes au sein d’une dramaturgie nécessairement polycentriste trouve donc un équivalent exclusivement musical, par la généralisation de la pensée contrapuntique dans la perspective d’une méthode de composition de musique mixte.
78La composante spatiale participe au premier plan de cette logique discursive. Le renforcement de l’essence polyphonique de la musique moderne s’accompagne nécessairement d’un élargissement de l’espace sonore de l’œuvre, qui n’est plus limité par l’espace harmonique des schémas préétablis. De fait, la simultanéité des structures musicales qui forment le contrepoint implique une différenciation nouvelle de l’espace sonore qui, en vertu de la généralisation du travail thématique, se déploie dynamiquement selon trois dimensions : la hauteur, la durée et la relation entre les voix localement principales et secondaires. Ainsi, selon le philosophe :
« L’écriture contrapuntique n’est pas seulement un moyen, structurellement nécessaire, destiné à élaborer avec une rigueur logique la Nouvelle Musique, mais elle est également au service, pour ainsi dire, de sa présentation. Le besoin qui s’en fait ressentir provient, comme dans tout ce qui est central au sein de l’œuvre, de l’impératif de déplacer ces centres vers la périphérie, de les laisser se manifester66. »
79Si la métaphore que convoque ici Adorno ne se réfère en rien à une dimension spatiale physique, force est de constater que la comparaison avec la pratique de dispersion et de répartition des sources dans l’espace, à laquelle recourt Luigi Nono dans toutes ses compositions électroacoustiques, s’inscrit parfaitement dans la dynamique de décentralisation du développement musical. Dans A floresta, la constante évolution des plans de présentation des différentes lignes, tant entre l’ensemble présent sur la scène et celui diffusé virtuellement autour de l’audience qu’entre les différentes voix qui composent chacun de ses deux groupes, crée un discours musical complexe qui se refuse à l’expression unifocale de la polyphonie. En d’autres termes, c’est dans la relation contrapuntique des structures narratives autonomes réparties dans l’espace qu’émerge un discours musical jamais exposé sur un seul plan.
80Nono propose un principe similaire dans… sofferte onde serene…, pièce pour piano et bande magnétique bi-piste créée en 1977. Le développement, composé de huit sections enchaînées67, articule un contrepoint serré entre le piano physiquement présent sur la scène et une voix pianistique virtuelle, diffusée en stéréophonie par quatre haut-parleurs. À l’instar de l’écriture mise en œuvre dans A floresta é jovem e cheja de vida, les deux voix autonomes visent l’émergence d’une voix musicale au-dessus de la polyphonie, qui se rapporte à une conduite horizontale clairement identifiable, bien qu’elle ne soit pas aussi mélodique que celle issue de la rencontre des différents matériaux vocaux de l’œuvre de 1966. La dynamique d’exposition des matériaux sur différents plans sonores y est également partiellement reproduite, limitée ici à un dispositif stéréophonique.
81Toutefois, le principe d’indifférenciation des voix que Nono déploie également dans cette pièce tend à contredire la nature contrapuntique du discours musical. De fait, le dispositif technologique conçu pour… sofferte onde serene… rend difficile l’identification des textures, provenant toutes deux du même registre de timbre. D’une part, les modes de traitement du son employés en studio sont utilisés de telle sorte que l’enveloppe des sons enregistrés par le piano ne soit pas dénaturée, se limitant à des séquences de réagencement des sons enregistrés, à l’ajout de réverbération, à la répartition en stéréophonie et à quelques filtres. D’autre part, les instructions de disposition et de réglage du système de diffusion sont élaborées de telle manière que les deux ensembles sonores recouvrent des propriétés de projection acoustique quasiment identiques68. Cette configuration logique spécifique n’est pas véritablement nouvelle dans… sofferte onde serene… La partition opère ici une synthèse entre l’écriture contrapuntique développée par Nono dans ses œuvres mixtes et celle basée sur l’élargissement de la notion de monodie proposée en particulier dans ses œuvres pour bande magnétique seule, à l’instar de Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz (1966) ou le Contrappunto dialettico alla mente (1968).
82L’intérêt porté par Luigi Nono pour le médium électronique et les possibilités nouvelles que ce dernier tend à offrir – à la fois en termes de traitement du matériau musical et d’émancipation des contraintes de développement attenantes au système signifiant du paradigme tonal – s’accompagne donc d’une entreprise de renouvellement des prérogatives de conduite du discours musical, qui dépasse le seul contexte de la dramaturgie multimédia au sein duquel il avait été problématisé. La multiplication des narrations autonomes internes au récit que le compositeur envisageait dans Intolleranza 1960 et ses « Notes pour un théâtre musical actuel », pensée dans le cadre d’un engagement face à l’histoire à travers lequel transparaît la figure tutélaire encore silencieuse de Benjamin, introduit en effet trois dimensions compositionnelles : le polycentrisme, l’élargissement de la monodie à partir d’une écriture contrapuntique non dialectique et la problématisation de la perception. Elles constituent le fondement d’une expression musicale à l’origine de l’esthétique musicale nonienne.
Polycentrisme et prolifération
83Luigi Nono déduit une conception à la fois collective et ambivalente de l’acte créateur de la dramaturgie moderne, à partir de la libération de l’histoire vis-à-vis de sa narration univoque et réductrice – idée que Walter Benjamin défend dans ses thèses Sur le concept d’histoire sous la notion de rédemption (Erlösung) du passé par l’Histoire69 – qui s’oppose par essence au principe de développement du paradigme tonal, pourtant encore à l’œuvre dans les pratiques d’héritage sériel. La simultanéité des structures narratives autonomes, présente à la fois entre les différentes dimensions sensibles du théâtre multimédia et au sein de chaque mode de représentation convoqué, rend immédiatement caduque le « dynamisme de la progression70 » qu’Adorno attribuait à la logique musicale tonale dans les « Critères de la Nouvelle Musique ». Le discours musical n’est plus soumis à un déroulement continu et irréversible, dirigé par des règles imposées comme universelles. Il résulte des rapports de force maintenus entre les différentes narrations hautement caractérisées qui éclairent mutuellement le récit tout en affirmant leur individuation, donc leur éloignement.
84La poly-phonie issue de cette simultanéité renoue alors avec l’essence spatiale de l’articulation musicale qui, au contact des modes de production et de projection des technologies de traitement acoustique du son indépendantes d’opérations de concaténation linguistique, se refuse absolument au contraste nécessaire à la réalisation de l’idéal synthétique véhiculé par un discours musical de nature dialectique. Ce faisant, elle introduit un principe d’écriture similaire à l’idée de potentialité défendue par Pierre Boulez en 1954. La recherche de modes de superposition d’un réseau de narrations, dans lequel chaque structure de sensibilité autonome n’apparaît pas tant comme un discours indépendant confronté aux autres structures en présence que comme l’extension de la dramaturgie dans sa propre dimension signifiante71, correspond en tout point à l’idée d’une construction musicale qui se déploie dans un rapport dialectique entre les règles imposées par le haut et celles intrinsèques au matériau.
85Cette approche de la composition se concrétise par un ensemble de virtualités mises au jour au fil de la reconfiguration dynamique des plans d’écriture de la dramaturgie, « à partir de possibilités de fonctions, qui, par certaines caractéristiques, engendrent un univers propre72 ». La réduction du matériau sériel à de simples paires intervalliques dans Intolleranza 1960 va également en ce sens – réduction qui converge vers l’idée d’une virtualité de la note poussée à son extrême dans « Hay que caminar » soñando (1989). Toutefois, Luigi Nono ne décline pas l’approche virtuelle de l’articulation musicale dans le même contexte esthétique que celui dans lequel le compositeur français pense la notion de potentialité, s’opposant notamment depuis les années 1950 à la constitution a priori de la musique comme texte. Ainsi, alors que l’application mixte de cette idée résulte dans Répons d’une mise en regard quasi contrapuntique des deux natures d’écriture, l’articulation des projections « instrumentales » et « acoustiques » du matériau dans les œuvres du compositeur vénitien tend à s’opposer à l’idée de forces contraires de la polyphonie, au profit d’une tendance à l’intégration de l’hétérogène.
86Cette configuration discursive inédite, qui se manifeste sous la forme d’une monodie se révélant négativement, n’abandonne cependant pas encore l’acception classique du logos de la musique et son principe de composition dialectique. Comme le compositeur le rappelait dans ses « Notes pour un théâtre musical actuel » à propos de la Main heureuse de Schoenberg, les couches qui forment l’épaisseur narrative de la dramaturgie musicale moderne « alternent et se développent successivement ou simultanément, l’[une] n’étant pas l’illustration de l’autre, mais [chacune] caractérisant indépendamment différentes situations73 ». Le mode de présentation et d’articulation du matériau, propre à chaque structure composant l’œuvre, est donc soumis à un déroulement temporel progressif qui en assure la cohérence. Cette construction se vérifie dans les œuvres dramaturgiques du compositeur, même dans l’agencement fragmentaire de la musique de Die Ermittlung, qui articule ses courtes sections selon la progression du texte de Peter Weiss tout en y déployant une narration lui appartenant en propre, par l’agencement d’un réservoir symbolique sonore préétabli. Elle se vérifie également dans les œuvres instrumentales mixtes ou électroacoustiques qui n’abandonnent pas l’idée d’une écriture musicale basée sur la relation des hauteurs.
87Néanmoins, la forme discursive globale que propose Nono est plus complexe. Elle ne se construit que dans la rencontre entre l’auditeur et le réseau de structures narratives, établies en relation dynamique les unes avec les autres. L’opposition est alors conservée à un niveau supérieur. Elle confronte le développement musical local, dont la directionnalité est indexée à l’horizon d’attente qu’implique sa nature langagière, et une expression multiple, polycentrique, qui engage l’auditeur dans la complétion d’une forme jamais assurée a priori par des règles universelles préétablies. C’est donc à travers la dialectique de la perception et de l’écoute que Luigi Nono entreprend le renouvellement des formes logiques de l’expression musicale, remettant en question l’établissement de la musique comme discours issu d’une opération de synthèse au profit d’une conception plus collective, privilégiant l’intégration, la « confusion74 » des éléments hétérogènes qui la composent. Sont ainsi posés les fondements d’une nouvelle approche du fait musical. Le discours n’est désormais plus conçu comme la représentation raisonnée d’un verbe musical destinée à une réception démise de son pouvoir critique, mais comme l’expérience singulière d’une pensée de musique qui se donne dans la négation de son être discours.
88La fonction du contrepoint qu’Adorno érige au rang de paradigme de la modernité musicale apporte un éclairage particulier sur la pratique compositionnelle de Nono, déduite de ses réflexions portées sur la dramaturgie musicale moderne. Selon le philosophe, la qualité contrapuntique de la Nouvelle Musique résulte principalement de son émancipation de la détermination harmonique positive de la forme, dans son but de « l’emporter sur la force de la pesanteur harmonique, de parvenir à une suspension de l’espace harmonique75 ». En se refusant à une écriture « homophone » héritée de la tonalité, limitant le thème à un « espace protégé qui existe en quelque sorte en soi », Schoenberg est celui qui réinstaura le travail thématique dans la composition en tant que « ce devenir de la musique qui est son être même76 ». La méthode d’organisation musicale que propose le compositeur viennois tend alors à revaloriser le principe de l’écriture contrapuntique tel qu’il régissait idéalement l’invention musicale de Bach.
89De fait, la fonction du contrepoint apparaît comme la seule apte à réduire la distance imposée par le paradigme tonal entre « le schéma de référence harmonique et l’élaboration formelle de ce qui est spécifiquement singulier77 », réduction nécessaire dès lors que la Nouvelle Musique peut prétendre à une véritable nature polyphonique. En effet, elle doit « toujours et à chaque fois commencer par créer elle-même concrètement son propre espace, qui n’est plus le système de référence du travail thématique, mais le résultat de ce travail78 ». L’absence a priori de polarisation des voix et de leur conduite tend alors à redéfinir les présupposés de l’organisation de la musique et de sa représentation : l’objectivité et la rigueur de l’articulation, fournies autrefois par un système dont la stabilité était légitimée de l’extérieur principalement par son statut langagier, sont toutes deux à retrouver dans le sens d’une autonomie de l’expression musicale. C’est par la généralisation du contrepoint comme configuration de pensée spécifiquement musicale qu’Adorno entrevoit les possibilités de ce dépassement, dont les implications se répercutent directement sur l’agencement logique de la musique.
90Dans sa pratique la plus rigoureuse, la pensée contrapuntique supprime la hiérarchie établie entre l’harmonie et la conduite mélodique des voix dans l’organisation de la forme, en ceci que « l’unification du vertical et de l’horizontal79 », dont le philosophe rappelle qu’elle est la visée fondamentale de ce type d’écriture, confère au thématisme l’entière responsabilité du développement. L’articulation des différentes structures contrapuntiques engendre donc une forme a posteriori. En effet,
« comme les voix font alliance en se faisant mutuellement place, le principe contrapuntique cherche lui-même à tâtons à produire une mélodie unique à partir de différentes voix80 ».
91Bien que la perspective musicale mixte mise en place par Pierre Boulez dans Répons soit systématiquement dirigée par une organisation logique de surface parfaitement intelligible, l’ajout des sections 7 et 8, à l’occasion de la dernière révision majeure de la partition en 1984, semble s’inscrire dans une tendance à la dissolution dramatisée des fonctions discursives faisant écho à celle observée chez Luigi Nono. La septième section surprend d’emblée par la complexité et l’hétérogénéité des séquences qui la composent. Elle se divise en trois moments : une introduction reprenant le matériau de la sixième section, pour offrir une conclusion à l’effet de durée qui s’interrompait brusquement par un accord tenu au début de la coda dans Répons 2 ; une première partie se déployant uniquement dans le domaine instrumental ; une seconde partie dont le déroulement est conçu sur une succession de gestes compositionnels se refusant à toute organisation formelle contraignante.
92Le moment qui suit la partie conclusive de la section précédente s’engage a priori sur un schéma formel simple, rencontré dans toutes les sections ordonnées de la partition. Six sous-sections reproduisent le modèle d’articulation de séquences, conçu sur l’enchaînement d’une anacrouse arpégée et d’une ligne rythmique complexe issue de la superposition de nombreuses hétérophonies, ponctuées irrégulièrement par des accords isolés. Cependant, aussi strictes puissent être les reproductions de ce schéma, l’écriture de Boulez oriente le discours vers une dimension analytique où la forme séquencée ne figure qu’en arrière-plan du discours.
93En premier lieu, les différentes structures ne sont plus attribuées à un seul effectif invariant tout au long du développement. En second lieu, le développement est unifié au niveau plus large des caractères généraux attribués aux séquences, dont la composition est localement très hétérogène. De fait, seules les sous-sections qui bornent ce premier ensemble discursif – signalées par les numéros 74, 75 et 79 – se rapportent à la disposition polyphonique majoritaire dans l’œuvre. Le caractère informel y est néanmoins déjà bien présent et gagne le matériau de ces séquences dont les différentes présentations ne sont pas homogènes, par voie de conséquence. Notons que l’agencement vertical des voix esquisse déjà une forme d’ambiguïté de caractère entre la dimension ordonnée de la forme et une indétermination harmonique : l’écriture verticale n’est pas dominée par des accords référencés mais par des agrégats très resserrés s’apparentant à la verticalisation de la figure de trille, présente dès l’introduction des solistes.
94Le traitement des trois sous-sections centrales est sensiblement différent. Le squelette structurel que nous venons d’identifier n’y est en effet pas séquencé dans le temps mais fournit le matériau de base à des développements qui, bien que divergents, laissent percevoir une évolution générale de l’écriture sans discontinuité apparente. Le décalage par rapport au découpage séquencé irriguant toute l’œuvre n’est pas tout à fait inédit, puisque le formant entropique la contredit aussi. Néanmoins, il répond ici à une fonction nouvelle. Il semble que les deux premières sous-sections appartiennent à un même modèle formel, conçu autour d’un large crescendo de timbres et de structures qui admet plusieurs types de matériaux et agit, ce faisant, au niveau le plus large de la thématique. Ainsi l’augmentation de la densité du caractère « entropique » n’est-elle pas obtenue par l’accroissement des lignes solistes hétérogènes, mais par la déclinaison hétérophonique de la ligne principale prise en charge par l’ensemble instrumental. Dès lors, l’entropie n’est pas uniquement déployée par des rapports rythmiques complexes – comme c’est singulièrement le cas dans le second formant et les sections qu’il engendre –, elle atteint la dimension harmonique et, par extension, la dimension mélodique de la composition. On retrouve ici le mode de développement appliqué à la troisième sous-section, résultant en un crescendo par effet de masse sonore.
95Sur le plan morphologique, le développement est constitué de la variation d’un même schéma sur deux niveaux de perception. Cette construction est notamment renforcée par la nature du matériau exploité qui, parce qu’il est réduit à une formule amorphe présente dans chacun des deux ensembles formels de Répons, ne se réfère explicitement à aucune matrice de l’œuvre en même temps qu’il renvoie à chacune d’entre elles, implicitement. Du fait de sa neutralité au regard des structures de l’œuvre, l’identification du matériau est laissée à l’appréciation de l’oreille qui reconnaît, par sa sensibilité propre, des figures incidentes parmi les nombreux phénomènes adjacents et les hétérophonies. Notons enfin que si l’électronique est totalement absente de cette première partie de la section, on peut y reconnaître une certaine influence dans la conduite des voix solistes, particulièrement à travers l’absence de normalisation du déroulement des phrases dans le temps. Seul le déclenchement des phrases résonnantes est spécifié en accord avec l’ensemble instrumental. Elles se déroulent librement ensuite, sans valeur effective de durée, suivant un caractère induit à la fois par les données indiquées par le compositeur sur la partition – « libre, sans traîner, bondissant » – et leur courbe dynamique. Dans cette perspective, il n’est pas exagéré d’envisager l’écriture des trois instruments solistes comme une variation – au sens large – de l’écriture électronique et, partant, comme une forme virtuelle de dérivation en absence du phénomène principal qu’elle réfléchit.
96La deuxième partie de la section, qui s’étend sur onze numéros, prolonge cette tendance à la dissolution des critères d’identification des matrices en déployant à nouveaux frais le principe de variation des contextes entropiques et ordonnés. Le schéma concertant y est similaire, mais chaque bloc est établi comme un miroir de ce qui précède. Par exemple, le trio résonant ne convoque pas le premier piano, la harpe et le cymbalum, mais les trois autres instruments. Chaque voix est plutôt libre de tempo et peu directrice, l’écriture polyphonique y est plus verticale. Enfin, le dispositif de traitement du son en temps réel est réintroduit afin de créer un halo autour des notes tenues du second piano.
97L’orchestre, quant à lui, émerge sous la forme de résonances harmoniques de la ligne soliste, à partir de la figure anacrouse arpégée/note tenue ou trillée. La superposition des deux groupes de l’effectif et l’accroissement progressif des arpèges, dépassant rapidement la durée des notes tenues, tend alors à rompre avec la hiérarchie initiale, conduite par les solistes et ponctuée par l’ensemble. Il résulte de ce moment un mouvement perpétuel de masses, rappelant les effets de durées, dans lequel les deux groupes sonores sont intégrés l’un à l’autre. Cela aboutit finalement à une longue actualisation de la trame continue de la troisième section, alternant entre le centre et la périphérie de l’espace sonore.
98La révélation de la neutralité du matériau vis-à-vis de la dialectique de l’ordonné et de l’entropique, obtenue paradoxalement par la diversification systématique de la disposition des cellules et des structures de l’œuvre, revêt une ampleur particulière dans l’ultime section tutti de Répons. Le début de la section n’est pas marqué par un signal franc, il se fond dans la conclusion de la section qui précède autour de la note polaire si♭, omniprésente dans l’œuvre. On peut néanmoins identifier trois moments. Une courte introduction assure une transition discrète entre la trame entropique et une longue séquence fondée sur la prolifération des figures de trille. Cette dernière est à nouveau intégralement construite sur des procédés de dérivation à partir de formules mélodico-rythmiques de paires chromatiques jouées par les deux pianos. La multiplication des strates sonores, exposées dans des temporalités chaque fois différentes, engendre ainsi un grand mouvement kaléidoscopique, faisant « ré-sonner » la ligne principale par les projections des voix dans l’espace sonore, leurs images instrumentales et leurs réflexions électroniques, soutenues par des lignes à retards.
99L’écriture de l’ensemble instrumental est soumise à une évolution beaucoup plus marquée dans cette séquence. Émergeant sous la forme de résonances harmoniques autour des suspensions de la ligne soliste, les bois et les cordes reprennent et développent la figure « brève-longue » – anacrouse arpégée-note tenue ou trillée –, de sorte que le rapport s’inverse et que l’arpège soit plus long que la note tenue. Parallèlement aux valeurs longues exécutées par les deux pupitres, les cuivres insèrent des cellules régulières amorphes proches de celles employées par les solistes. À mesure que la séquence se déroule, l’ensemble des relations concertantes entre les trois pupitres forme une enveloppe supérieure continue, dirigée par l’extension des formules des cuivres dans les deux pupitres extérieurs. La hiérarchie initiale, déterminée par la voix des solistes et les ponctuations de l’ensemble instrumental, s’en trouve radicalement modifiée, en raison notamment de la similitude entre les figures de chaque strate de la polyphonie. On peut ainsi considérer que les solistes sont progressivement intégrés à la ligne continue pour ne former plus qu’une seule texture complexe et relativement dense. Le mouvement perpétuel de masse résultant de ce principe est finalement brusquement interrompu au début de la seconde séquence de cette dernière partie de la section.
100Dans les deux sections ajoutées à Répons en 1984, le compositeur décline donc un matériau des plus indifférenciés à partir du réservoir complet des procédés d’écriture convoqués dans les deux ensembles structuraux, dialectiquement opposés, qui dirigent l’essentiel des six premières sections de l’œuvre. Ce long segment met au jour l’effort de caractérisation sur lequel repose l’ensemble de l’œuvre. Pensée sous l’idée de description, la dernière révision majeure de la partition tend à orienter le discours musical de Répons moins vers une dynamique de développement que vers une dynamique de rayonnement du matériau musical, dont les réflexions acoustiques engendrent elles-mêmes des réseaux de structures qui leur sont propres.
101Une telle logique offre des perspectives nouvelles dans l’effectuation d’une pensée musicale mixte. Elle évite les écueils soulevés par l’incompatibilité résidant entre ce que Jonathan Goldman nomme la « fonction acoustique » des objets électroniques et la « fonction linguistique81 » de l’écriture instrumentale. Comme nous l’avons déjà évoqué, cette difficulté est afférente à la rigidité des objets sonores synthétisés par les dispositifs de traitement et de production électronique du son, dont « l’individualité est telle qu’elle admet difficilement la classification82 » et dont le refus de « se laisser enserrer dans un idéogramme simple83 » ne permet pas d’établir des correspondances hiérarchiques nécessaires à un acte de composition orienté vers la confrontation entre les deux natures d’écriture. Or, comme le rappelle le compositeur dans sa conférence « thème, variations et forme », c’est précisément autour de la notion de « conflit84 » que s’est établie la logique musicale tonale, conséquemment à l’évolution des formes polyphoniques fuguées vers des configurations bithématiques. C’est pourquoi Boulez estime que le discours musical ne peut s’accorder avec les technologies électroacoustiques :
« Il est frappant de constater combien, dans les œuvres qui se servent [de matériaux complexes ou synthétisés], et indépendamment de la valeur des intuitions elles-mêmes, combien ces matériaux ont du mal à s’intégrer dans une dialectique, combien ils restent prisonniers d’une simple juxtaposition, et comme la composition leur reste hostile85. »
102Toutefois, parce qu’elle est mise au service d’un principe de virtualité décliné dans toutes les composantes du fait musical, Répons ne s’inscrit pas dans une thématique du conflit mais dans une thématique de la réflexion, intégrant pleinement en son sein les moyens électroniques, en raison notamment de ce qu’ils enrichissent la composition de possibilités de dérivation du matériau inaccessibles à l’écriture traditionnel.
103L’une des oppositions fondamentales entre les démarches esthétiques de Luigi Nono et Pierre Boulez réside certainement sur le mode de présentation de cette tendance à la dissolution des structures du discours musical, pourtant engendrée dans les deux cas par la mise en œuvre d’une écriture de la dérivation. L’attribution généralement admise d’une pensée de la prolifération à Boulez et d’une inclination extrême au fragmentaire à Nono désigne bien cette divergence. Le modèle du compositeur vénitien tient à une écriture de la présentation négative de l’idée de la musique. Elle est une dissolution de la capacité de formation et de formulation de la musique. Ce qui reste, en creux de ce geste-vestige, ce reste qui échappe à ce qui est proprement mis en son, c’est bien l’idée de la musique, hétérogène, multiple, riche de potentialités mais jamais contrainte ou figée dans le discours.
104Surgit ici l’un des paradoxes dans lequel s’accomplit pleinement l’esthétique de Nono. Idéologiquement pensée comme le témoignage de ceux qui n’ont pas voix à l’Histoire, comme revalorisation de l’individu face au système qui l’oppresse, son Œuvre est idéalement emprise d’un lyrisme qui l’éloigne fondamentalement de sa charge de témoignage. Car c’est ce moment où la musique « devient chant particulier, chant du particulier et du singulier86 », pour reprendre le mot de Jean-Christophe Bailly à propos du poème, c’est cet élan lyrique qui, dans son ouverture au particulier et à l’écart, prévient la musique de n’être qu’un chant général. Dans sa volonté de nommer la violence du monde dont elle veut faire partie, apparaît son incapacité à énoncer ; dans son injonction à faire vibrer l’écho multiple de ce qu’elle désigne, elle s’oppose au transfert de la signifiance vers le sens articulé entre les choses.
105C’est pourquoi la fragmentation du discours n’apparaît pas tant comme la conséquence d’une pensée de la dérivation que comme sa condition. C’est pourquoi aussi elle ne se manifeste pas de la même façon que dans Répons. Car là où la musique mixte de Luigi Nono ne s’exprime pas seulement à la marge de la discursivité, mais aussi dans la marge qu’elle crée avec l’écoute et, in fine, la communication, le modèle de Pierre Boulez reste inscrit par essence dans la sphère de l’articulation raisonnée de la pensée. En convoquant des principes de prolifération, de description par dérivation et de dérivation par différenciation de contextes d’écriture, Répons met en discours, sur le mode antiphonique dont elle reprend le nom, la mise en échec de l’articulation linéaire et univoque du déroulement musical. Dès lors, le régime de présentation par saturation des structures, introduit dans les deux dernières sections de la partition, tend à dépasser et retourner l’articulation logique a priori admise entre les deux matrices qui forment son discours, mais ne lui échappe pas complètement.
Perception
106Le recours aux technologies de traitement du son en temps réel invite Boulez à procéder à une réévaluation du rapport de tension entre l’écriture et le matériau sonore, tendant à réduire la distance établie entre le texte musical et sa réalisation ; distinction à laquelle il avait lui-même fortement contribué jusqu’à La Troisième Sonate et qui constituait le facteur d’opposition le plus marqué avec l’esthétique défendue par les héritiers de Varèse. Cette position esthétique émerge dès la conférence d’inauguration à la chaire « Invention, technique, langage » du Collège de France. Pour Boulez, la situation de l’invention musicale à la fin du xxe siècle est telle qu’il ne lui apparaît plus envisageable de mener une réflexion sur l’invention qui « n’en porte pas moins sur le matériau sonore lui-même, la musique n’existant pas sans ce support87 ».
107Selon lui, l’écart, grandissant au fil de l’Histoire de la musique, entre la « démarche mentale du compositeur, son invention “sauvage”88 » et l’évolution technologique de son support, aboutit à une dissociation des deux domaines. Le plus grand écueil de cette situation réside dans la perte de « toute qualité de naturel » dans l’invention. Par extension, se crée un « déséquilibre profond [qui] s’instaure au détriment de l’œuvre tirée à hue et à dia entre des priorités faussées89 ». C’est pourquoi une réintroduction du domaine de la perception dans la composition lui paraît nécessaire. Le nouveau matériau sonore n’est plus identifié par un répertoire de timbres cartographiés, codifiés et inscrits dans le vocabulaire musical. Il est hors système, soumis à une plus grande variété de sons différenciés, incluant des profils inharmoniques, des enveloppes diversifiées et des registres de hauteurs non uniformisés pris en charge par l’écriture pour assurer la continuité et la cohérence du texte et de son effectuation. Ne pouvant être déréalisé, hissé à une sphère idéelle détachée de sa réalité acoustique, le matériau électroacoustique contraint le compositeur à réévaluer les outils conceptuels développés pour un vocabulaire musical abstrait, afin de les adapter à une dimension sonore concrète.
108Il serait réducteur de limiter l’apparition de cette orientation perceptive à une conséquence de la seule mise en regard de la composition structurelle et de domaines instrumentaux innovants ou relativement inusités. De fait, le regain d’intérêt pour une dimension perceptive de l’écriture émerge en partie des développements logiques de la pensée musicale du compositeur, consécutivement aux recherches sur l’indétermination menées à la fin des années 1950. En effet, la dissociation partielle du texte et de sa réalisation, conséquence de l’indétermination de la forme, implique d’emblée une problématique d’ordre perceptif. Le geste expressif ne peut être entendu à partir du « geste formel par lequel il est censé se transmettre90 », celui-ci n’étant plus signifiant en lui-même, du fait de sa mobilité. Le « rapport de la spéculation et de la perception91 » sous-jacent à toute musique écrite resurgit alors au premier plan de l’écriture, son efficacité n’étant plus assurée par l’articulation cohérente des structures, en raison de leur interchangeabilité. Corrélativement, Boulez ne considère plus que la cohérence de la forme garantit immédiatement la cohésion et l’unité de l’œuvre perçue, mais que cette dernière existe selon ses schémas propres. Écriture et perception – texte et réalisation – ne peuvent donc être appréhendées autrement que comme les deux pôles entre lesquels la composition doit agir consciemment, sans privilégier une dimension sur l’autre :
« L’oreille, certes, mais l’œil doit pouvoir gouverner ou, en tout cas, n’être jamais oublié. Le compositeur, c’est l’œil qui imagine l’oreille. Pourquoi, en effet, vouloir écarter la spéculation et l’investigation technique sous prétexte que notre perception ne pourrait pas suivre ? L’invention technique pouvant nous forcer à sortir de nos habitudes acquises, n’est-elle pas en mesure de provoquer notre imagination et de faire reculer les bornes actuellement connues de notre perception92 ? »
109On comprend dès lors que l’acception de la perception dans la pensée du compositeur est moins le fruit d’une démarche hypostasiant le son et le timbre, qu’un nouveau critère d’articulation du matériau et de la structure, prévenant l’écriture de toute forme d’écart trop grand avec la réalité sonore de l’œuvre, sans remettre en cause pour autant la priorité accordée à l’invention spéculative. Si, selon Jonathan Goldman, Boulez « réintègre la prévision perceptive dans les stratégies compositionnelles93 », c’est en l’érigeant au rang de fonction générale de l’écriture et non à celui d’absolu de la composition. La perception ne se limite pas à un idéal d’ordre et de simultanéité entre une structure formelle et l’image sonore qu’elle produit, à une « vérification » unilatérale de l’écriture. Elle agit dans la composition en relation dialectique avec cette dernière.
110La notion n’apparaît que rarement au singulier dans le corpus pédagogique du Collège de France. À l’image de la majorité des concepts autour desquels se forme la pensée boulezienne, elle se décline plutôt à partir d’un couple d’opposition renvoyant à des configurations compositionnelles. Cette dialectique opposant la perception globale et la perception analytique est en effet associée presque systématiquement « en creux » au couple écriture verticale/écriture horizontale. La dialectique formulée entre ordre et entropie, thématisée dans l’opposition des deux formants de Répons, relève précisément de ce couple perceptif.
Logique de la résonance, poétique de la réverbération
111La réintégration de la perception dans l’esthétique musicale de Pierre Boulez participe d’une forme renouvelée du principe de virtualité, élaboré dans un contexte structurel « déréalisé » trente ans auparavant. Comme il l’explique dans « Le concept d’écriture », un tel procédé nécessite de revaloriser les grands effectifs instrumentaux, tel qu’il l’avait déjà envisagé à la fin des années 1950 avec l’Improvisation III sur Mallarmé, puis Don et Tombeau. Le domaine orchestral présente l’avantage de permettre une prise en charge compositionnelle du timbre, ce qui ne semble pas envisageable dans la musique de chambre, celle-ci étant attachée à faire valoir les individualités de chaque instrument. Ainsi résume-t-il dans « le concept d’écriture » :
« Il est certain que la musique de chambre, ne serait-ce qu’à cause du nombre d’instruments mis en jeu, s’appuie avant tout sur ce que j’appellerai la transcription du réel, tandis que l’emploi de plus grandes formations, jusqu’au grand orchestre, fournit les moyens les plus adéquats pour susciter l’écriture de l’illusion, illusion acoustique autant que multiplication des plans d’écoute et incertitude de la saisie94. »
112L’intérêt que porte le compositeur à l’écriture orchestrale est donc motivé par les possibilités combinatoires offertes par la fonctionnalisation du timbre, entendu comme la richesse sonore de l’orchestre dans son ensemble – richesse dont les composantes sont intégralement classifiées et modalisées dans le vocabulaire musical. Boulez pense en effet ce type d’écriture comme un « instrument d’analyse » qui agit comme un « développement de l’idée95 », la prolongeant en en multipliant les présentations selon des configurations de structures chaque fois renouvelées. Le déploiement d’une nouvelle dialectique entre le matériau déréalisé, constitué de « données plates, sans perspectives96 », et la variété des développements induits par ses présentations multiples, tend alors à réintroduire la notion de mobilité au sein du système compositionnel boulezien, dans une perspective cependant plus large que celle formulée à la fin des années 1950. L’écriture « de l’illusion » que mentionnait le compositeur dans la citation précédente se fait alors le centre de la mobilité de l’œuvre musicale. Elle est en effet un moyen de diriger la perception des événements sonores vers une constante fluctuation entre les divers plans d’écoute et les présentations du matériau musical, « [l’habilitant] à suivre son propre chemin, de même que la perspective nous permet de naviguer à l’intérieur d’un tableau97 ».
113Néanmoins, la fonctionnalisation du pouvoir de suggestion de l’écriture orchestrale sur l’écoute dépasse largement le seul effort de clarification de la polyphonie qui lui a longtemps été attribuée. En créant une variété de présentations différenciées des structures établies au niveau du matériau, l’écriture du timbre ajoute une certaine densité au discours musical. Un tel procédé aboutit à une forme sonore ne mettant non seulement pas en lumière l’articulation des relations structurelles de l’œuvre, mais risquant même de les rendre tout à fait inaudibles. Lorsqu’elle est érigée au rang de procédé structurant, cette dimension engendre un nouveau plan dialectique dans le domaine de l’écriture de la virtualité.
114Le réseau de présentations différenciées n’est, par extension, plus nécessairement contraint par la phase « déréalisée » de la composition. Il peut ainsi créer lui-même un ensemble de relations virtuelles indépendamment des structures établies au niveau du matériau, multipliant les niveaux de lectures contradictoires par rapport au développement, jusqu’à le dissimuler intégralement. C’est pourquoi Boulez estime que « cette écriture de potentialités virtuelles souligne ce que l’écriture réelle a signifié ; mais, en même temps, elle surcharge la réalité au point, parfois, de la rendre virtuelle et de devenir, elle-même, écriture d’une hyperréalité98 ».
115Parmi les manifestations de stratégies perceptives émergeant dans l’esthétique musicale de Pierre Boulez à partir des années 1970, les notions d’enveloppe et de signal sont certainement les plus régulièrement observées. Omniprésentes dans les écrits théoriques de cette période, ces deux notions recouvrent chacune une catégorie formelle applicable à tous les niveaux de la composition. Définie comme un critère marquant « la prévalence, pour un temps, d’une dimension thématique par rapport aux autres99 » dans un développement donné, l’enveloppe représente un moment individualisé du discours dont l’ensemble des structures locales sont caractérisées par une unité de conception, engendrant un large objet sonore perçu dans sa globalité. L’enveloppe ne se borne cependant pas à une catégorie formelle supérieure : son champ d’action dépend plutôt de la nature de l’élément thématique qui la constitue. Dès lors, ce principe formel ajoute une nouvelle dimension à l’écriture : le compositeur doit agencer plusieurs enveloppes, à différents niveaux de la forme, qui ne se limitent pas à des structures de développement et d’articulation du matériau, mais recouvrent un large éventail de fonctions, de l’établissement du texte à sa présentation.
116À l’inverse, Boulez regroupe sous la catégorie de signal les éléments ponctuels qui « servent à marquer les points d’articulation d’un développement100 ». Un signal ne s’intègre pas à la forme dont il dessine les contours ; il n’est caractérisé ni par l’écriture qui le précède, ni par le matériau qu’elle prend en charge, et n’introduit pas non plus les données qui conditionnent ce qui lui succède. À l’instar de l’enveloppe, cette catégorie réunit une grande variété de modes de présentation, dès l’instant où ceux-ci se manifestent isolément, en rupture avec le discours musical au sein duquel ils émergent presque ex nihilo. Dans une perspective plus élaborée, le signal peut accroître la densité du discours musical et en engendrer certaines composantes, s’il est déterminé par des opérations d’écriture spécifiques et non uniquement par des objets musicaux. Le changement de nature d’écriture musicale peut ainsi agir comme un signal s’il est introduit en rupture franche avec ce qui précède. Dès lors, les signaux ne se limitent pas à des objets uniques, ils peuvent être agencés par des règles préétablies et s’organiser selon un réseau de structures, parallèlement à la texture principale qu’ils clarifiaient en première instance. Ce procédé enrichit peu à peu l’œuvre de nouvelles perspectives thématiques, que le compositeur peut envisager de substituer à l’idée première. Corrélativement, Boulez définit le signal comme une « réduction de la thématique à un élément plus fort que tous les autres101 », introduisant virtuellement un ensemble de structures potentielles102 :
« signal fixe, signal variable, il indique d’une façon tellement forte qu’il peut acquérir une signification par lui-même : d’articulation, il devient thème ; destiné d’abord à faire remarquer les points remarquables d’une structure, il devient structure, moyen d’expression. Explication d’une structure complexe par un phénomène réduit et plus évident, à la fois il fait voir et dissimule103 ».
117Ces deux concepts étant basés sur l’ordonnancement de paramètres perceptifs, ils sont abstraits par définition et s’appliquent indifféremment à tous les paramètres de l’écriture, de la figure la plus simple au critère global le plus « déréalisé ». Par conséquent, les schémas d’orientation perceptive qu’ils énoncent au cours du développement peuvent eux-mêmes être com-posés. D’une part, le compositeur peut superposer différents réseaux d’enveloppes et de signaux hétérogènes, définis selon le degré de précision et de localité des structures qu’ils caractérisent, et les articuler selon une hiérarchie définie par ses propres règles. D’autre part, ces réseaux peuvent orienter la perception des structures, indépendamment de la logique d’articulation du discours musical, s’ils sont déterminés « hors texte », multipliant ainsi les plans d’écoute de la forme.
118L’ambiguïté entre l’écriture virtuelle et l’écriture réelle ainsi thématisée excède la requalification compositionnelle de la perception. Elle opère un retour vers les fonctions déréalisées de l’écriture, de telle sorte que la dimension acoustique de la musique se trouve chargée d’une qualité esthétique inédite jusqu’alors. Autrement dit, la perception, telle qu’elle apparaît dans la pensée de Pierre Boulez, ne s’épuise jamais complètement dans le son. Elle renvoie sans cesse au texte, assurant la prédominance de ce dernier tout en élargissant son vocabulaire vers des objets ne pouvant être réduits dans l’absolu à un réseau de signes abstraits. C’est dans ce contexte que s’esquissent les possibilités de l’intégration des procédés électroacoustiques dans une logique musicale cohérente et adaptée, assurant un pont entre les spécificités respectives des deux domaines.
119Nous avons déjà évoqué les liens étroits qu’entretiennent le schéma formel du formant ordonné et le modèle de figure pris en charge par les solistes de la quatrième section, que nous avons qualifié de commentaire dudit formant. Chacun des deux éléments est en effet séquencé selon un enchaînement de structures similaires – anacrouse arpégée ; note tenue/entretenue104 ; motif mélodique –, au matériau distinct. Si ces deux versions du schéma diffèrent a priori sur le degré de polyphonie, il serait toutefois erroné de considérer la seconde comme une réduction à l’échelle de l’instrument individuel de la première. Elles renvoient certes toutes deux à un même objet musical mais se déploient selon leurs caractéristiques propres et ne peuvent être assimilées à un procédé identique.
120Dans la première section, ce schéma articule des structures sonores complexes, différenciées selon les caractères qu’impriment les séquences évoquées plus haut, engendrant elles-mêmes plusieurs configurations d’un même matériau fondé exclusivement sur le trille. Ces structures ne sont donc pas soumises aux mêmes méthodes de développement que la cellule mélodique de la quatrième section : par exemple, l’expansion de la structure de trille, mettant en œuvre les arpèges d’arpèges obtenus par le module de traitement électroacoustique, ne peut être pensée en termes de polyphonie ou d’harmonie, contrairement à la figure de trille traditionnelle des lignes solistes de la quatrième section. L’évolution de la séquence d’arpèges d’arpèges se manifeste plutôt à travers une transformation de l’enveloppe sonore du geste. Ces types de variantes se rattachent donc à une thématique unificatrice jamais donnée à entendre, puisqu’elle renvoie à un principe structurel large, déréalisé, virtuellement incarné par une infinité de configurations musicales, engendrant elles-mêmes leurs propres réseaux de structures.
121Ce type de rapport, qui domine très largement le discours musical et crée des passerelles entre le matériau exploité du niveau morphologique au niveau rhétorique, est directement thématisé dans les deux couples « formant/trope mixte » de la partition. De fait, la dérivation « électroacoustique » du gamelan balinais dans la cinquième section de Répons ne peut être envisagée sur le plan de l’écriture figurative, principalement en raison de la divergence insoluble entre les modes de quantification des deux domaines. Dès lors, le réseau de potentialités de la séquence polyrythmique dense, engendrée par la prolifération des lignes à retards, ne peut correspondre au réseau de potentialités dans lequel s’inscrit la forme harmoniquement et rythmiquement ordonnée du gamelan de la troisième section, dont l’entropie dépend en grande partie de l’évitement des correspondances dans l’agencement des structures simultanées. L’écriture verticale des objets musicaux du trope, non harmoniques et non quantifiés rythmiquement, est, par essence, tout à fait différenciée de la tendance horizontale de l’écriture mise en œuvre dans le formant très organisé sur les plans rythmique et harmonique, mais dont la polyphonie informelle se refuse à toute perception d’ensemble. Bien que ces sections se rapportent toutes deux à la thématique entropique de Répons, elles ne renvoient pas à des formules communes développées selon des axes variés. Au contraire, chaque section convoque un matériel thématique de surface qui lui est propre, disposé selon des lois différentes, générant des relations développantes distinctes, aboutissant enfin à des structures très hétérogènes pourtant toutes déduites du même principe unificateur. Il en va de même pour le bloc de sections ordonnées.
122À travers l’élargissement mixte du principe de variation, Boulez pense donc une surface d’échange entre les deux écritures, mettant en regard les caractéristiques spécifiques du domaine instrumental et du domaine électronique. Cependant, le mode de déduction et d’adaptation d’un matériau à un domaine auquel il n’appartient pas en propre ne saurait suffire à établir un texte logique et cohérent, s’il n’est pensé qu’en termes d’élargissement de la notion de structure. Le compositeur fait ainsi correspondre à ce mode d’engendrement du matériau une forme de développement, qui se fait son propre écho d’un domaine à l’autre, mise en œuvre dans Répons – et, à plus fortes raisons encore, dans Anthèmes 2 ou Dialogue de l’ombre double. Toujours conçu en relation avec la réalité sonore de l’écriture, celui-ci se rapporte à un principe de résonance tel qu’Antoine Bonnet le définit :
« La résonance ne doit pas s’entendre ici au sens restrictif que lui donne la science acoustique mais dans un sens plus large, celui de l’extension de tout phénomène sonore [… ]105. »
123On comprend d’emblée comment une telle conception, dont le musicologue compare la fonction logique dans la musique du xxe siècle à celle du développement thématique dans la musique tonale, se manifeste en creux du renouvellement de la dimension thématique de la musique, sous-tendant le rapport de variation que nous venons de décrire. Néanmoins, cette résonance ne se rapporte pas uniquement à l’extension du matériau dans les deux systèmes sonores de l’écriture mixte. Elle peut se décliner à un niveau compositionnel supérieur. Définie comme une enveloppe conceptuelle au sens le plus large, elle est alors un critère d’articulation du matériau suffisamment souple pour s’adapter aux spécificités de chacun des deux domaines. Dans son acception la plus stricte, la résonance organise nécessairement la morphologie des séquences prises en charge par le dispositif de traitement du son en temps réel.
124Dans Répons, le profil des instruments résonants qui fournissent la matière sonore brute au dispositif est identique, constitué d’une brève attaque, d’une période de résonance plus ou moins longue qui s’amenuise jusqu’à extinction complète du son. Chaque traitement étant calibré de sorte à augmenter les structures solistes et en déplier les possibilités dans le domaine du son, le modèle « attaque-résonance-extinction » n’est jamais véritablement contredit au cours des différentes sections de la partition. Ceci vaut tant dans le cas où la dispersion du son vers l’extinction est naturelle que créée artificiellement. En outre, quand le modèle n’est pas directement reproduit par les séquences traitées, il est implicitement déduit au niveau de la forme globale. Ainsi, dans la première section de l’œuvre, les arpèges d’arpèges se terminent dans les accords decrescendo de l’ensemble instrumental ; de même, dans la cinquième section, c’est le jeu de densité polyphonique de la polyrythmie électronique qui donne à entendre le modèle.
125Si « la résonance est l’extension de tout phénomène sonore » – ou, plus précisément, de tout phénomène musical en lien avec sa réalité sonore – elle peut se concevoir sous un second modèle, en miroir de sa réalité acoustique. La résonance composée n’aboutit pas nécessairement à une extinction consécutive à la dispersion de ses possibilités de réflexion du son dans le silence. Elle peut aussi s’épuiser dans la saturation de l’espace sonore par la surabondance d’images acoustiques. Ce modèle, que le compositeur applique localement aux lignes retardées des solistes dans la deuxième section, puis qu’il thématise dans les trois sections engendrées autour du second formant afin de créer la dimension entropique et informelle de l’œuvre, offre un nouveau regard sur la dialectique ordre/désordre. Celle-ci reparaît finalement sous la forme d’une opposition entre la résonance par extinction et la résonance par prolifération, opposition étendue à tous les éléments de la composition, de la figure à la structure.
126Pensé sous ce concept, le déroulement musical s’accorde de surcroît avec le principe de dérivation que nous avons évoqué plus haut. La résonance conçue de la sorte décline à nouveaux frais le principe de virtualité. Elle permet précisément de réfléchir le matériau et les procédés de développement d’un domaine dans l’autre, multipliant leurs représentations et, partant, les réseaux de potentialités disponibles pour le choix du compositeur.
127L’idée selon laquelle la résonance peut être envisagée comme une fonction logique, relative à celle du développement thématique dans la musique tonale, semble également présider à l’approche analytique que Nono adopte pour intégrer les technologies de traitement et de synthèse du son dans son projet esthétique. Son intérêt pour le sonoscope et sa capacité à dévoiler les relations virtuelles infinies internes à un phénomène musical, considéré dans sa réalité sonore la plus complexe, fait écho au principe boulezien. Celui-ci se manifeste par une tension dialectique établie entre une résonance fondée sur une imitation de son modèle acoustique – par épuisement de l’énergie sonore ou thématique, aboutissant à l’extinction du son – et une résonance compositionnelle – s’épuisant dans la prolifération des réflexions du matériau. Dans la pratique de Luigi Nono, le jeu des instruments à la frontière du silence se confronte en effet à la richesse du monde sonore qu’il engendre et crée le réseau de potentialités à l’intérieur duquel le compositeur puise pour organiser ses œuvres.
128À la différence du système compositionnel de Boulez, Nono ne met pas ce principe au service d’une déclinaison de l’écriture motivique dans le son, ce qui renforcerait l’idée d’une déduction univoque de la musique à partir d’un matériau unique. La résonance boulezienne acquiert sa force expressive de la dérivation objective du matériau musical qu’elle projette dans ses virtualités sonores inaccessibles à la seule intention du compositeur, mais elle n’échappe jamais au contrôle du texte musical. Dans Répons, le matériau électronique est systématiquement soumis à des gestes motiviques explicitement énoncés106, de sorte que les réflexions sonores, aussi complexes soient-elles, sont toujours soumises à un procédé de validation dans l’écriture traditionnelle, conformément à la notion élargie de variation sur laquelle repose toute l’esthétique du compositeur français dans les années 1980.
129À l’inverse, la conception de la résonance transparaissant dans les dernières œuvres de son contemporain italien participe à l’établissement d’une logique qui « ne tient pas au concept de l’écriture107 ». Elle donne plutôt accès à l’ensemble des relations contenues dans le son à chaque instant. L’œuvre contient en elle-même une dimension éminemment subjective sur laquelle se fonde la construction formelle, assujettie à une interprétation multiple : celle des instrumentistes, qui fournissent à la fois le matériau sonore nécessaire à l’articulation structurelle électronique et qui ont la charge de dévoiler l’ensemble des possibilités du matériau sonore ; celle de l’auditeur qui, dans son effort d’écoute, évalue cette articulation à partir de la totalité des relations suggérées mais jamais imposées – car elles ne sont jamais récupérées et caractérisées par le langage. C’est ce que résume Philippe Albèra en ces termes :
« La signification […] est une construction toujours soustraite en sa totalité à la conscience de celui qui l’appréhende, une construction qui se réalise dans l’écoute même, et ne répond pas à des plans préalables, à des schémas abstraits, ou à des conventions, mais à des déterminations internes qui ne peuvent être repérées qu’au fil des écoutes, restant par ailleurs soumises à une interprétation sans fin108. »
130Bien qu’il n’ait jamais théorisé cette conception du fait musical comme une dérivation de la résonance, la méthode de Nono y fait écho sous la forme de deux régimes compositionnels distincts. Sur le plan vertical de l’écriture, cette tendance n’est pas propre à ses œuvres convoquant des dispositifs de traitement électronique du son en temps réel. L’élargissement de la monodie résultant de la répartition des voix solistes de la dramaturgie dans les chœurs, mise en œuvre depuis Intolleranza 1960, figurait déjà une disposition à la diffraction des objets dans l’espace. Le compositeur généralise ce procédé dans les œuvres gravitant autour du Prometeo, ne se limitant plus aux seuls pupitres vocaux. La dislocation totale des unités sémantiques du discours musical et des textes littéraires, que nous avons observée dans Das atmende Klarsein et Risonanze erranti, aboutit en effet à une recomposition plurielle de chaque son, phonème ou intonation. L’agencement des voix s’écarte ainsi de la conception d’une polyphonie pensée comme rapport dialogique au profit d’une approche rayonnante, qualificatif que nous avons déjà employé pour caractériser la conception boulezienne de la résonance.
131Le modèle résonnant de Nono semble alors s’orienter vers une idéalisation du phénomène de réverbération109. Celui-ci se concrétise dans une dynamique de déploiement des composantes du discours, fonction à la fois de l’espace musical englobant et des caractéristiques locales propres à chaque objet sonore. Une telle écriture pourrait dès lors s’opposer à l’idée d’un engendrement de l’œuvre par déduction motivique. Ce type de traitement tend en effet essentiellement à soumettre un matériau à des opérations qui lui sont extérieures pour identifier certaines de ses relations internes et les isoler de leur forme originale, tandis que le traitement de la résonance s’épuise par définition dans son propre réseau de virtualités dès l’instant où il est écrit ou donné à entendre.
132Le modèle nonien se réfléchit en lui-même selon une temporalité lui appartenant en propre. Il révèle l’ensemble de ses relations internes sous un ordre de simultanéité, rejetant toute idée de progression dans sa présentation. En ce sens, il se réalise pleinement dans l’écriture fragmentaire : cette dernière met en regard des structures musicales hétérogènes et autonomes sans les soumettre à une ligne temporelle unitaire dictée a priori par un ou plusieurs éléments considérés comme générateurs dans le discours. L’acte de composition consiste alors à présenter cette simultanéité dans l’ordre de la succession, qui conduit empiriquement toute œuvre musicale, sans contraindre ses différents objets à une dialectique hégélienne, c’est-à-dire à un processus de dérivation et de synthèse des différents termes de la phrase musicale.
133L’essence polycentriste de cette écriture vise précisément à dissocier la musique d’une pensée gouvernée par une « logique de sens110 » et la temporalité linéaire, continue, qu’elle implique, prévenant l’œuvre de toute réification de la superstructure, telle que le compositeur le reprochait à la méthode sérielle généralisée. La logique à l’œuvre dans cette démarche esthétique s’attache à revaloriser le silence comme lieu de réunion et d’articulation des scansions distribuées dans l’espace. Toutefois, cet agencement ne se manifeste pas à travers l’ordonnancement d’un discours, conçu comme déploiement rhétorique d’un raisonnement, mais bien plutôt comme un nœud où se rencontrent et se réfléchissent tous les objets de la composition, offrant à l’auditeur la possibilité de percevoir un sens émergeant dans l’instant de l’écoute à travers la somme infinie des relations que lui propose silencieusement le compositeur.
134Le dispositif de présentation de la simultanéité des objets dans l’ordre de la succession ne s’applique pas uniquement aux différentes structures d’une œuvre. Il légitime également un procédé spécifique de répétition à un niveau structurel inférieur, lorsqu’il s’attache aux différentes virtualités d’un seul élément. Si la logique nonienne repose sur l’intégration des éléments autonomes qui la composent dans un espace musical non contraignant et, corrélativement, sur la révélation de la distance incompressible les séparant – distance dans laquelle la relation s’origine au présupposé de l’écriture –, cette dynamique double resurgit aussi lorsqu’un évènement préexistant est injecté de nouveau dans l’espace musical. Risonanze erranti se confronte précisément à cette situation, qu’elle interroge au centre même de sa structure, dans l’exploitation de son tissu référentiel musical, ainsi que nous l’avons présenté plus haut.
135Les paramètres sur lesquels Nono agit pour créer les différents contextes d’apparition des fragments ne recouvrent pas seulement le domaine empirique, ou fréquentiel du phénomène sonore. Le compositeur y déploie aussi de nombreuses indications de jeu qui s’apparentent à des effets de résonance sémantique, ouvrant localement le discours vers des réseaux de significations secondaires. Dans les fragments Josquin, la résurgence de modes d’expression issus d’une pratique vocale, avec laquelle Nono semblait pourtant avoir rompu, octroie une couleur particulière aux quatre emprunts à Adieu mes amours : le mot « Adieu » est systématiquement chanté en un seul mouvement sur une seconde mineure descendante, successivement accompagné des indications « addolorato-triste » (Josquin 2), « doloroso, wie “remember me” » (Josquin 9) et « con pianto interno (Gesualdo) » (Josquin 10)111.
136Ce moyen compositionnel se rapporte à une catégorie de modes de jeu plus large, identifiée par l’indication « lontanissimo » des « chœurs lointains » du Prometeo. Ces séquences morcellent à de nombreuses reprises le drame déjà très fragmenté, à la fois par l’alternance entre l’action et les commentaires de la Mythologie propre à la tragédie classique et par une écriture musicale très silencieuse. Le compositeur décline les cori lontanissimi en cinq instances différentes, chacune étant attribuée à une section de l’œuvre : le Prologue, la Première île, le Premier stasimon, les 3 voci a et la section intitulée 3°-4°-5° isola.
137Les chœurs sont très présents dès le début de la tragédie : huit séquences ponctuent l’énumération des Dieux, déclamée par les deux récitants. La première intervient avant même le début de la pièce, annonçant d’emblée la catégorie Gaïa du matériau musical dans une séquence qui évoque la fonction de l’anacrouse. Les quatre pupitres chantent précisément le nom de la déesse mère sur les quintes successives fa#-do♮ et ré#-la♮. Les sept séquences suivantes soulignent les mots « Gaïa – engendra – Ouranos – les montagnes – Oceanos – Rheia – Iapétos – Prométhée », en réponse aux extraits de la Théogonie d’Hésiode, confiés aux récitants, et aux éclats du Maître du Jeu de Cacciari112.
138La fonction de ces chœurs très lointains n’est pas exactement similaire à celle identifiée dans la partition de 1986, car elle ne renvoie pas au profil sémantique d’une pratique antérieure précise. Toutefois, le fait que ce dispositif choral soit utilisé dans le Prologue pour annoncer notamment les noms de Gaïa et du Titan n’est pas anodin. Le Prometeo de Nono et Cacciari n’est pas un protagoniste unique. Il est un personnage allégorique à travers lequel résonne un ensemble d’auteurs, de penseurs et de figures mythologiques choisies. Comme l’écrit Laurent Feneyrou, « Prométhée sera tour à tour, ou simultanément, Ulysse, Achille, Moïse et les passants de notre modernité113 ». C’est cette polysémie que figure l’évocation en écho des deux noms grecs en ouverture de la tragédie. Le procédé se poursuit au cours de la Première Île, dans laquelle les Mythologies chorales interrogent le Titan, dont la voix absente résonne dans les quatre groupes orchestraux à six reprises114.
139Le premier stasimon, positionné après la deuxième île dans la chronologie de l’œuvre, renverse cette construction. Les solistes et le chœur, qui chantent un extrait d’Alceste d’Euripide, soutenus par les instruments à vent – jouant selon l’indication « suonare e cantare115 » – sont interrompus à quatre reprises par des souvenirs lointains (ricordo lontanissimo). Ces séquences sont confiées aux groupes orchestraux. Ils retrouvent alors momentanément leur timbre instrumental classique, se démarquant nettement de l’écho vocal qu’ils forment autour des chanteurs. Les souvenirs instrumentaux interviennent de nouveau dans les 3 voci a, sous une forme extrêmement condensée, que Nono appelle des « échos de souvenirs lointains » (ricordo lontano eco). Ils sont réduits à des sons tenus interprétés par la flûte basse et la clarinette contrebasse, rompant le déploiement continu de la texture sonore principale aigüe et presque silencieuse.
140Enfin, dans la section qui brise et recompile simultanément les trois dernières îles, six échos suspendent irrégulièrement le discours. Contrairement aux séquences que nous venons de décrire, celles-ci n’évoquent pas une profondeur sémantique abstraite. Elles font directement résonner des extraits du Prologue. Ceux-ci s’ajoutent alors à une construction littéraire déjà très riche. Prises en charge par le chœur, accompagné des instruments à cordes les plus graves et les instruments à vent des quatre orchestres, ces ponctuations reprennent en effet certaines propositions de la section introductive de l’œuvre116 pour les confronter aux textes de Sophocle, Hölderlin, Schoenberg, Hésiode, Eschyle, Nietzsche et Nono lui-même117. La mise en regard n’a toutefois pas lieu dans le domaine du langage : seuls les profils polyphoniques, harmoniques et rythmiques des « chœurs très lointains » sont reproduits dans ces échos du Prologue. Autrement dit, les textes ne sont pas prononcés mais se révèlent « en creux » de leur empreinte musicale.
141L’écriture de la résonance n’apparaît finalement pas seulement comme un outil pour la composition, elle renvoie à un mode spécifique de penser la musique, s’originant dans la nécessité de réactualiser le matériau à chacune de ses itérations, de sorte qu’il ne soit jamais seulement réexposé, mais qu’il nourrisse le son à chaque instant où il est présenté, découvrant systématiquement de nouvelles virtualités. Une telle conception de la musique emprunte directement à Walter Benjamin et sa vision de l’histoire, irradiant l’esthétique tardive de Luigi Nono au point de prendre une place primordiale dans le livret de la « tragédie de l’écoute ». Les thèses Sur le concept d’histoire du penseur allemand, qui « puise à trois sources très différentes : le romantisme allemand, le messianisme juif, le marxisme118 » pour construire une philosophie de l’histoire non assujettie à l’impérialisme des vainqueurs, proposent de concevoir le rapport historique au passé autour de la notion de rédemption. Selon Michael Löwy, cette rédemption revêt une double acception. Entendue en sons sens théologique, « elle signifie […] l’émancipation des opprimés119 ». Cependant, cette émancipation n’est pas imposée par le haut, issue d’une inspiration divine. Elle provient, au contraire, des générations qui en précèdent le moment. Ainsi,
« Dieu est absent, et la tâche messianique est entièrement dévolue aux générations humaines. Le seul messie possible est collectif : c’est l’humanité elle-même – plus précisément, […] l’humanité opprimée120 ».
142La « faible force messianique121 » accordée à chaque génération passe par un acte de remémoration s’opposant à la contemplation historiciste. Cet acte opère en effet simultanément une influence du présent sur le passé et du passé sur le présent, dans un mouvement que le philosophe compare lui-même à une forme « d’héliotropisme » par lequel « le passé […] tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire122 ». En l’idée selon laquelle la mémoire rédemptrice accueille à chaque instant un passé au visage réactualisé à la lumière du présent, résonne précisément l’écriture musicale de Luigi Nono.
143La pensée fragmentaire d’une musique, dont la résolution dans le silence libère les objets de son discours de toute logique chronologique de sens, s’inscrit dans le refus du retour au même sur lequel repose la Jetztzeit benjaminienne, moment suspendu rompant avec la continuité historique et s’arrachant du temps homogène des horloges. En ce sens, ce que nous avons identifié comme un régime compositionnel issu de la réverbération, expression d’une esthétique de la résonance érigée comme antagonisme de l’articulation discursive du matériau musical, se rapporte plus à l’essence de la pensée de Benjamin que de la pensée musicale mixte fondamentalement thématique mise en œuvre par Pierre Boulez dans Répons, malgré le fait qu’elle décline des axiomes relativement similaires. Chez Luigi Nono, la résonance n’impose pas de profil temporel au déploiement du discours tel que le propose le compositeur français – vers l’épuisement par le vide ou la saturation de l’espace sonore. Elle maintient la pensée à l’écart de sa présentation, considérant chaque son comme une monade, selon l’analyse leibnizienne qu’en fait Laurent Feneyrou :
« Dans chaque son se donne une infinité de perceptions minimes, et dans Prometeo se forge l’idée que toute harmonie, saturée de tensions, miroite les autres, dont nous écoutons les différences et le degré de perfection123. »
144Si cette conception est finalement très éloignée du paradigme de l’écriture musicale hérité de la tonalité, il est alors tout à fait significatif que Nono ne rompe jamais totalement avec la notion de matériau. Tout comme il s’attache à conserver au plus profond de ses œuvres le sens et les différents langages des sources documentaires, littéraires ou poétiques qu’il emploie, transforme et recompose, son projet musical ne cherche pas à s’affranchir de la composition, de sa loi et de sa présentation. La rupture n’est alors pas violente, elle tire sa radicalité de la mise en résonance des pratiques passées avec les moyens techniques actuels. C’est dans ce procédé que se joue la singularité de l’esthétique nonienne : le maintien d’un matériau confère une épaisseur au sens musical qui ne s’épuise pas dans l’approche éminemment sonore du compositeur car, bien qu’elle n’obéisse à aucune construction logique dictée par le haut selon les possibilités combinatoires de surface du matériau prédéterminé, l’œuvre évolue tout de même dans le réseau de relations que ce dernier lui offre, réseau infini livré à la perception par les technologies de traitement électronique du son.
Penser la musique mixte sous le régime de l’aura
145À chaque étape de la requalification compositionnelle de la perception, l’évolution esthétique du projet musical de Boulez s’est acheminée vers une généralisation du principe de virtualité, d’un va-et-vient perpétuel entre l’identique et le varié, gouvernant autant les opérations d’écriture les plus déréalisées – donc les moins perceptibles – que les effets acoustiques les plus immédiatement donnés à entendre. Avec cet intérêt renouvelé pour la perception, le compositeur dote finalement son écriture d’une épaisseur acoustique nouvelle. Ce faisant, il achève la dispersion de l’œuvre vers une infinité de multiples tout en lui octroyant le statut d’objet d’art qu’elle ne saurait abandonner, ainsi que l’expérimentation partiellement infructueuse de l’œuvre structurellement ouverte l’a démontré. L’écriture musicale s’est non seulement enrichie d’une aura dont l’absence dans le système sériel généralisé est, selon le compositeur, à l’origine de la plupart des problèmes insolubles rencontrés à la fin des années 1950 ; mais elle s’est aussi adaptée à une pensée musicale hétérogène en s’attachant à la composer.
146Ainsi que le rappelle Antoine Bonnet, Boulez envisage l’aura en lien avec la fonction de l’appoggiature dans le système tonal, « c’est-à-dire l’apport expressif d’un phénomène adjacent sur un phénomène principal auquel il se rattache, sans départir ce dernier de la fonction qui lui est propre124 ». Dans les opus des années 1980, les manifestations les plus immédiates de cette notion résident, selon le musicologue, dans la fonction attribuée au dispositif électronique de ses œuvres mixtes, l’ordinateur étant plus adapté au calcul de « l’infini des possibilités acoustiques125 » de l’écriture que la main humaine. En outre, le développement des technologies audionumériques présente l’avantage de « [réduire] à rien le temps de déclenchement [des phénomènes adjacents] par [les phénomènes principaux]126 », créant ainsi l’illusion d’une aura complexe immédiatement issue des structures instrumentales écrites au sens propre.
147C’est précisément le mode de fonctionnement attribué au modulateur en anneau dans la troisième section, ainsi qu’à la synthèse additive modulée par suivi d’enveloppe dans la section qui suit. C’est aussi sur ce modèle que sont conçus, dans une perspective moins secondaire vis-à-vis du discours musical, les arpèges d’arpèges de la première section. Comme nous l’avons démontré, les trilles de complexes sonores, produits par le module de frequency shifting et les lignes à retards isochrones appliquées aux accords arpégés des solistes, se constituent comme autant de phénomènes adjacents d’une structure principale. Les accords tutti sont eux-mêmes construits selon le principe de la modulation de fréquences, contenant virtuellement en eux la figure de trille. Dans ce cas, l’aura n’est plus une simple extension sonore de la ligne instrumentale, elle n’agit pas seulement sur son timbre. Au contraire, parce qu’elle rend sensible la thématique potentiellement présente dans la structure principale qu’elle duplique, cette forme d’aura apparaît comme « la cristallisation du thème et du timbre par l’écriture, […] la texture en tant qu’elle coïncide avec la saisie acoustique globale et avec la révélation de la thématique virtuelle qui la constitue127 ». Il existe de nombreux exemples de cette configuration spécifique dans Répons, y compris dans les séquences de polyrythmie électroacoustique qui jalonnent les sections entropiques.
148Bien qu’elle soit définie comme l’extension d’une structure principale laissant entrevoir le réseau de virtualités qu’elle contient en propre, sans pour autant en altérer la fonction, rien n’indique strictement que l’aura est assignée à la dimension sonore de la musique. En effet, si le phénomène principal est compris dans le contexte d’une thématique telle que le compositeur l’a redéfinie, peuvent être considérés comme phénomènes adjacents toutes les variations de ce thème effectuées dans chacun des deux domaines d’écriture, ainsi que, à un degré plus éloigné, toutes les structures syntaxiques ou perceptives que ceux-ci engendrent. Cette disposition singulière est caractéristique des effets de durée, dont l’excès de continuité neutralise toute forme de dynamique temporelle dans le déroulement musical, au profit d’une profusion d’images d’un petit ensemble de structures initiales.
149Le mode de construction des agrégats, élaborés à la fois sur la répartition symétrique des hauteurs à partir d’une note polaire et sur l’inscription d’une relation chromatique étendue les bornant, décline aussi ce principe dans la composition structurale. Ce mode d’engendrement, omniprésent dans les six premières sections de l’œuvre, renforce l’idée de cohérence thématique maximale entre les différents éléments du matériau, émergeant pourtant des rencontres accidentelles au fil du discours. Par extension, il neutralise la dimension temporelle instaurée par la déduction thématique : chaque instant peut être directement rapporté à l’accord principal de Répons en tant que phénomène adjacent. La problématique de l’aura s’inscrit donc comme une résurgence du principe de construction formantique de l’œuvre formulée pour la Troisième Sonate, qui proposait déjà d’assurer la cohérence du discours dans un réseau complexe de relations déterminées hors temps. Toutefois, comme le souligne Antoine Bonnet, le fait que l’aura soit pensée « dans une perspective à la fois structurale et acoustique128 » permet à Boulez de dépasser les écueils du formant et du trope, dont la principale faiblesse tient au décalage incompressible entre l’agencement particulier des structures et le déroulement perçu du discours musical : « autrement dit l’aura donnera l’illusion de la continuité que le trope ne pouvait donner129. »
150L’écriture augmentée d’une aura intègre un mode de virtualité au sein même de la logique musicale, qui s’affirme d’autant plus qu’il se déploie à la fois dans le texte et dans le phénomène sonore. De nouvelles perspectives s’ouvrent alors dans la conception de la forme musicale : la perception intégrant les données composables de la musique, le compositeur peut en articuler les différentes qualités selon une loi autre que celle strictement acoustique de la clarté de l’enchaînement global et de la vérification de la cohésion du texte. Formulé en des termes plus proches du projet musical de Boulez, la perception peut à son tour être un espace de déploiement de la dialectique entre formel et informel, réinvestie dans une dialectique de la perception et de l’aperception.
151Chez Nono, l’ambivalence du statut du matériau participe également d’un contexte musical et esthétique propice à l’émergence d’une fonction auratique similaire à celle théorisée par Antoine Bonnet dans le projet de Pierre Boulez. La dynamique de rayonnement inhérente à un matériau musical ne se révélant que dans sa propre altérité fait écho aux déclinaisons de phénomènes adjacents virtuellement présents dans un phénomène principal, essence de l’appoggiature à partir de laquelle le compositeur de Répons réinvestit l’expression de l’œuvre d’art occidentale, que le sérialisme avait tenté de liquider. Bien que Nono partage avec Boulez la volonté de retrouver la nécessité de l’instant dans l’expérience musicale, celle-ci ne se manifeste pas de la même façon dans le projet esthétique qu’il met en œuvre.
152Si sa musique est dotée d’une forme d’aura composée, elle ne peut être comprise comme un élargissement de procédures d’écriture thématique prolongeant la dialectique du texte musical et de sa réalisation. L’approche structurale typiquement boulezienne vise en effet à contenir cette fonction par l’écriture, préservant ainsi une capacité de contrôle sur l’aura : c’est au compositeur que revient la responsabilité de rendre sensible le réseau de potentialités internes au matériau en l’organisant dans une forme discursive certes complexe et équivoque, mais sans jamais céder à la volonté de diriger l’écoute. En ce sens, la conception de l’aura qui se manifeste dans les œuvres de Boulez semble correspondre au mode architectural que propose Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
153Pour le philosophe, le statut artistique de l’architecture doit être saisi à la lumière de son appréhension par « les masses ». Selon lui, « [les] édifices sont accueillis de deux façons : selon l’usage qu’on en fait et selon la perception qu’on en a130 ». La réception des ouvrages architecturaux ne peut donc dépendre de leur seule « contemplation » – entendue comme le dispositif de l’expérience esthétique selon lequel le spectateur « peut laisser libre cours à ses associations d’idées131 ». Elle passe nécessairement par une dimension que le philosophe qualifie de « tactile ». Cette dernière prime sur la perception visuelle de l’objet et se soustrait à l’état d’attention que les autres productions artistiques requièrent au profit d’un mode d’entendement reposant sur « l’accoutumance ».
154C’est bien de cette configuration que relève l’aura boulezienne : son appréhension n’appert pas exclusivement de la contemplation libre de l’objet par l’auditeur, elle reste assujettie à son articulation dans l’édifice structurel en dernière instance. Elle n’apparaît pas uniquement dans l’effort d’attention de celui qui écoute, duquel elle proviendrait par voie de conséquence, mais elle se donne à entendre immédiatement – au moins en partie –, dans le déroulement du discours musical. La prolifération qui sature les dernières séquences de Répons illustre bien cette situation : c’est en creux de l’état « d’a-perception » global dans lequel se déploie la polyphonie, induit par une perspective compositionnelle structurale par excès, que transparaît la fonction auratique des phénomènes adjacents, découvrant simultanément les réseaux de virtualités contenus par chacun des objets en présence.
155La pensée de Nono s’oppose d’emblée à l’approche exclusivement structurale de l’aura que nous venons de décrire, car il n’envisage pas le principe de virtualité du matériau comme un moyen d’ouvrir la composition vers le domaine sonore pour le mettre au service de l’établissement d’un texte musical. L’aura y figure au contraire une dimension de l’écoute résistant à l’organisation logique. Elle maintient une distance entre l’œuvre et l’expérience esthétique qu’elle initie, « ultime soubresaut d’un concept dialectique à l’œuvre dans les partitions du dernier Nono132 » selon Feneyrou. Elle n’est fonction de la composition que dans la dissolution de l’articulation déterminée, invitant l’auditeur à accéder aux infinies relations contenues dans le son au cours des nombreuses suspensions silencieuses qui jalonnent la musique.
156Le recours à un dispositif électronique, souvent en retrait mais néanmoins omniprésent, est indispensable à ce projet. Distribuant chaque son dans un espace diffus – réel et sonore – aux longues réverbérations, ce dernier ne vise pas à déterminer des opérations d’écriture positivement, comme c’est le cas dans Répons. Il est plutôt le garant du rayonnement des objets musicaux, révoquant le déroulement successif des événements pour en révéler l’hétérogénéité. L’activation croisée du dispositif électroacoustique des troisième et quatrième îles du Prometeo, les transpositions microtonales des harmonizers et les boucles récursives de Risonanze erranti rendent sensible la présentation multiple et totale de toutes les relations internes propres à chaque son, sans pour autant privilégier un nombre restreint de rapports de succession au nom d’un raisonnement discursif progressif.
157Cette double caractéristique résonante et auratique du phénomène musical témoigne finalement d’une manière de penser la musique qui en situe l’expression en deçà du langage. La méthode de composition de Luigi Nono n’engendre pas des œuvres musicales au sens traditionnellement admis du discours. Elle s’attache à offrir les conditions d’émergence du sens sans l’obliger. Prenant l’intonation pure comme seul mode de l’apparaître, sa musique est manifestation d’une pensée donnant accès aux sens multiples qu’elle véhicule, sans toutefois en imposer une seule et unique configuration. Si, comme nous l’avons vu, le système d’écriture de Luigi Nono ne s’émancipe pas du langage musical et de sa logique, il n’y a jamais recours en dernière instance. Lorsque le compositeur convoque le Verbe, il n’est lui-même jamais réduit à un sens unique par son insertion dans un énoncé littéraire. Le mot y est un concept, le contour de son propre réseau de significations, de références, de sa propre histoire actualisée à chaque fois qu’il est prononcé. La composition devient le commentaire de son propre langage, de sorte que la forme ne trouve sa cohérence que dans le son, à chacune de ses réalisations.
158Dans le Prometeo, la tragédie n’est ainsi jamais présentée sous le mode du récit. Paradoxalement, la seule évocation affirmée d’une écriture musicale déductive héritée des procédés narratifs de la tonalité apparaît à la fin de la Deuxième Île, dans le Premier Stasimon. Cette section instaure temporairement un dispositif statique, très peu marqué par le traitement électronique en temps réel. S’étend alors une polyphonie concertante dans laquelle chaque instrument est subordonné à la voix, tant au niveau du phrasé que du timbre. Nono use notamment de l’indication de jeu « a sonar e a cantar », indiquant aux instrumentistes des groupes orchestraux de chanter les hauteurs en même temps qu’ils les jouent, directement dans l’embouchure pour les instruments à vent.
159La forme de la section est elle-même tout à fait traditionnelle. Elle est clairement distribuée en un profil tripartite A-A’-B, adapté à la fois au discours musical et à l’agencement du texte littéraire133. Le fait que cette structure antiphonique très connotée, représentant l’idée de la composition à laquelle s’oppose fondamentalement Luigi Nono, apparaisse précisément dans une section dont la fonction dramaturgique repose sur la suspension de la tragédie est particulièrement significatif. Après avoir rigoureusement déformé les structures de l’écriture déductive dans Das atmende Klarsein et après avoir définitivement rompu avec le principe thématique qu’il maintenait encore au moins en surface du texte musical dans ses premières partitions mixtes, le compositeur italien parachève cette entreprise critique en reléguant les vestiges de cette pratique à une section extérieure au discours tragique134. Ce faisant, Prometeo s’inscrit autant dans la continuation d’une histoire singulière de la musique occidentale, propre au contexte vénitien, qu’il invite à faire l’expérience d’un discours autre qui « étrange » l’écriture. Dès lors, c’est la construction discursive elle-même qui se déploie sous la fonction de l’aura telle que Benjamin la définit, « apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il135 ».
Un modèle formel pour l’expression de l’aura et de la résonance : retour à l’antiphonie
160Face à ce dispositif esthétique, la forme antiphonique revêt une signification nouvelle autant qu’elle présente des correspondances fortes avec l’idée d’une œuvre virtuelle et réfléchie. Ce concept présente l’avantage immédiat de ne pas appartenir à la sphère référentielle de l’histoire de la musique occidentale tonale et moderne, ne renvoyant donc à aucune forme préétablie autre que le principe d’alternance ou de réponse entre deux structures. Définie comme un « mode d’exécution de la psalmodie où un chœur, ou deux moitiés de chœur ou deux interprètes, chantent alternativement un psaume ou un texte136 », l’antiphonie est un principe « portant sur la division des rôles dans l’exécution137 » qui reste néanmoins informel par essence.
161Dans sa forme la plus littérale, l’antiphonie reparaît immédiatement dans Répons : chaque section est conçue sur une forme d’alternance entre l’ensemble instrumental et le groupe soliste, souvent augmenté du dispositif électronique, et plus localement entre les instruments résonants et leurs auras synthétiques. Sous sa forme responsoriale, l’antiphonie est également présente à un niveau formel plus large. La structuration en tropes est ainsi rendue ambiguë sur le plan perceptif par une alternance concertante entre des phases du développement dominées par l’ensemble instrumental et des phases dirigées par le groupe soliste, seul ou augmenté des modules de traitement électronique, esquissant un modèle antiphonique temporel indépendant de l’agencement du texte musical.
162L’introduction et la coda s’intègrent parfaitement à ce dispositif compositionnel, bien qu’elles restent extérieures au discours mixte. L’introduction prend à contrepied le déroulement logique attenant au mode d’engendrement des structures par réflexions auratiques du matériau. Elle expose en effet l’intégralité des formules caractérisées dans les deux ensembles formantiques de la partition et énonce le répertoire complet des stratégies perceptives mises en œuvre dans les sections que nous avons décrites138. Conçue comme une forme fermée prise en charge par l’orchestre, elle initie une suite de réponses qui dépasse le seul plan rhétorique de la composition.
163La première relation antiphonique est imposée dès l’introduction des solistes. L’écoute se trouve dispersée à la périphérie de l’espace de représentation. L’écriture, évoluant par impulsions et résonance non mesurée, tranche alors nettement avec le tempérament du groupe central. Le contraste est d’autant plus affirmé que les profils des timbres de chacun des deux groupes sont radicalement opposés. La coda engage une réponse du même ordre, d’autant plus signifiante qu’elle conclut l’œuvre par une séquence soliste transformée n’agissant que dans la région périphérique de l’espace sonore.
164L’équilibre responsorial appliqué aux extrémités de la grande forme était aussi assuré dans la première version de Répons, malgré l’absence de la coda. De fait, l’effet de durée de la quatrième section propose un développement soliste des structures déployées dans la séquence centrale – qui est aussi la plus longue – de l’introduction. La fonction thématique de l’électronique n’y est pas primordiale mais le dispositif imprime une couleur sonore résonante relativement inharmonique qui renforce la présence des six instruments solistes au premier plan de l’écriture. Il apparaît finalement que les trois extrémités de la partition offrent à leur tour une ligne de conduite pour la perception, orientée cette fois du centre vers la périphérie, entraînant avec elle une mutation de la nature d’écriture et du modèle spectral dominants.
165Les différentes révisions de l’œuvre témoignent elles aussi d’une certaine perspective antiphonique. La version de 1982 corrige un déséquilibre majeur dans la forme articulée dans la version originale de la partition. Comme on peut le voir sur le tableau de la figure 6, la forme de Répons 1 n’est antiphonique qu’en vertu du rapport qu’entretiennent l’ouverture et la conclusion, les trois sections centrales apparaissant beaucoup plus libres : initié autour du premier formant de l’œuvre et sa réécriture à dominante orchestrale, le développement annonce le deuxième formant de l’œuvre avant de se suspendre brusquement, laissant place à l’effet de durée de la quatrième section. Il faut attendre Répons 2 pour que l’antiphonie soit affirmée à tous les degrés de la forme. La répartition des tropes et commentaires en deux « cycles » de format identique garantit ainsi l’équilibre du discours sur le plan structural. Elle décline alors une suite de réponses entre la thématique de l’ordre et celle de l’entropie qui innerve toutes les strates de la polyphonie, depuis le niveau morphologique le plus large – entre les sections d’un même cycle, entre les sections à la fonction similaire dans les deux cycles – jusqu’au niveau rhétorique le plus précis – les différentes écritures de l’arpège, du trille, des batteries de notes répétées.
166En outre, la notion d’antiphonie que Boulez repense à l’aune de l’hétérophonie est rehaussée d’une dimension musicale nouvelle, en lien avec la généralisation de l’aura et de la résonance dans les deux sections ajoutées pour la version définitive de la partition. Comme nous l’avons signalé plus haut, les sections insérées avant la coda tranchent singulièrement avec les celles qui les précèdent. Elles ne s’intègrent pas comme des extensions du déroulement musical mis en œuvre dans les deux premières versions de l’œuvre, mais elles résument l’intégralité des procédés d’écriture utilisés et les font proliférer à partir d’un matériau indifférencié.
167Déjà esquissée par la transmutation des moyens compositionnels dans les réécritures mixtes des formants, ce type de réponse agit directement sur le plan de ce que Jonathan Goldman nomme la « prévision perceptive139 ». En effet, il résulte de ces deux dernières sections une forme de perception composée qui révèle l’omniprésence de l’aura et de ses images réfléchies, autant qu’elle déconstruit la référentialité du matériau incidente à la dialectique des sections ordonnées et entropiques. Cette ambiguïté laisse entrevoir un régime particulier de l’écoute, en ce que l’a-perception du matériau articulé dans le développement ouvre l’auditeur vers l’aperception de la logique à l’œuvre. Dès lors, le principe responsorial apparaît comme l’un des concepts opérants les plus déréalisés du projet esthétique boulezien. L’antiphonie n’est plus limitée à des rapports entre des objets musicaux et leurs modes d’articulation – entre « l’idée » et le « système ». À l’instar du principe de virtualité que le compositeur imagine depuis la Troisième Sonate, elle est ce par quoi le développement d’une pensée mixte peut émerger, rapprochant idéalement l’écriture musicale traditionnelle et la perception, celle-ci étant entendue comme une dimension compositionnelle riche de potentialités inaccessibles à une conception musicale motivique.
168L’antiphonie est certes moins affirmée dans les œuvres mixtes de Luigi Nono, mais elle n’en est pas pour autant totalement absente. En creux de l’agencement fragmentaire de ses partitions tardives, se dessinent en effet les contours d’un principe d’alternance quasi systématique, de Das atmende Klarsein à La lontananza nostalgica utopica futura. Celui-ci engage moins une relation de dialogue concertant que de contrastes et de ruptures, disséminant les blocs structurels dans des formes résonantes et erratiques. Le rapport dialogique qui régit la dualité établie entre les sections chorales et les interventions solistes de la flûte dans Das atmende Klarsein fait en effet écho à la forme la plus générale du principe responsorial. Le même modèle organise la relation entre les fragments issus des deux groupes de références littéraires et musicales dans Risonanze erranti, ainsi qu’entre les mises en musique de Bachmann et Melville.
169Néanmoins, c’est dans l’approche singulière de l’espace que se manifeste l’influence majeure des formes antiphoniques dans l’esthétique du compositeur vénitien. La référence récurrente, musicale autant que théorique, aux cori spezzati participe en effet d’une réactualisation du modèle antiphonique transportant les procédés de variation mixte, de dissolution thématique et de refus d’articulation logique univoque vers une esthétique kaléidoscopique éminemment dépendante du lieu dans lequel la musique s’exprime.
Notes de bas de page
1 Rappelons que l’IRCAM (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique) fut créé en 1970 comme annexe du Centre Pompidou, mais que ses locaux ne furent inaugurés qu’en 1977.
2 Nous ne comptons pas dans cette période la conférence inaugurale prononcée le 10 décembre 1976, qui reprend et détaille le projet de candidature de Pierre Boulez. Le cours ne sera inscrit au programme du Collège de France qu’à partir de Janvier 1978. Voir J.-J. Nattiez, « Pierre Boulez professeur », PdR III, p. 15.
3 P. Boulez, « À la limite du pays fertile », art. cité, p. 315. Nous soulignons.
4 P. Boulez, « Invention, technique, langage », PdR III, p. 52.
5 Ibid.
6 P. Boulez, « Invention/Recherche », PdR III, p. 60.
7 D. Jameux, Boulez, op. cit., p. 440.
8 J.-J. Nattiez, « Répons et la crise de la “communication” musicale contemporaine », Répons/ Boulez, Paris, Actes Sud-Papiers, 1988, p. 37.
9 La partition de Répons est divisée en 8 sections mixtes encadrées d’une introduction orchestrale et d’une coda exclusivement soliste.
10 La ou les octaves de distance qui sont mentionnées sur le schéma peuvent être considérées comme l’équivalent du modulo des opérations mathématiques, en ce sens que, dans le système diatonique à l’œuvre dans Répons, l’octave agit moins comme une transposition intervallique que comme une différenciation des registres de présentation des notes de l’accord.
11 Dans cette section, la partie électronique ne prend plus en charge une séquence de la structure, elle se réduit à un halo sonore inharmonique, créé par un modulateur en anneaux, qui prolonge la résonance des accords solistes.
12 Le texte n’est ni ouvert à une multiplicité de parcours choisis, ni établi « hors temps ».
13 P. Boulez, « Sonate “que me veux-tu” », art. cité, p. 437. C’est l’auteur qui souligne.
14 Conçue initialement comme la coda de la première version de la partition, elle est la plus longue des sections mixtes de l’œuvre, et représentait plus d’un tiers de la durée de Répons 1.
15 D. Jameux, op. cit., p. 442.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 440.
18 Les extraits choisis par Nono sont tirés du recueil Battle Pieces and Aspects of the War (1866) et de John Marr and Other Sailors (1888). D’après la notice publiée par Laurent Feneyrou, ce sont les textes Misgivings, The Conflict of Convictions, Apathy and Enthusiasm, Dupont’s Round Fight, The Lake, To the Master of the “Meteor” et An Unionscribed Monument qui sont à l’origine du matériau littéraire de Risonanze erranti (L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 677). Néanmoins, la version définitive de la partition, éditée par André Richard et Marco Mazzolini en 2015, propose une compilation différente des textes de Melville. Celle-ci serait limitée à des extraits de Misgivings, The Conflict of Convictions, Apathy and Enthusiasm et The Lake/Pontoosuc. Voir à ce propos L. Nono, Risonanze erranti, p. lxxx.
19 Ce procédé, introduit dans le quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (1980), consiste à inscrire des paroles ou des fragments poétiques sur les voix instrumentales. Celles-ci agissent comme des indications d’expression et ne doivent donc pas être prononcées.
20 Le dispositif électroacoustique requiert une spatialisation à 10 canaux, un module de réverbération, un harmonizer et des lignes à retards. À l’exception de l’harmonizer, chaque traitement est décliné selon deux implémentations : une première, d’ordre structurel – spatialisation statique, réverbération de 4 secondes systématiquement appliquée à la voix, lignes à retards entretenues par récursivité – et une seconde « d’effet » – spatialisation dynamique simulée par le Halaphon, réverbérations comprises entre 10 et 80 secondes que Richard et Mazzolini appellent « effet de dimension spatiale », ligne à retards unique. Voir L. Nono, Risonanze erranti, op. cit., p. xxxxiv-xli.
21 L. Feneyrou, thèse de doctorat, op. cit., p. 133.
22 M. Cacciari, « Verso Prometeo. Tragédie de l’écoute », Luigi Nono, op. cit., p. 152.
23 Pour le philosophe, le corpus littéraire et intellectuel consacré à la figure du Prometeo « a toujours [ignoré] » cet accomplissement, qui constitue selon lui « cette ultime journée de la tragédie » que la partition de Nono tente de représenter (M. Cacciari, art. cité, p. 152).
24 Ibid.
25 Ibid., p. 154.
26 T. W. Adorno, « Musique et Technique », Figures sonores, p. 445.
27 P. Albèra, « Les chemins de Luigi Nono », in L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 16.
28 Bien que l’intervalle de tierce mineure soit réservé à la Mythologie dans Prometeo, les quelques occurrences qui interviennent dans la première et la dernière phrases de cette section apparaissent plutôt comme des résolutions justifiées par l’hégémonie de la catégorie T sur les relations verticales. La seconde section chorale introduit aussi le rapport de triton de la catégorie T.
29 A. I. De Benedictis, art. cité, p. 68. Nous traduisons.
30 Voir notamment les exemples que Nono extrait lui-même de sa partition, in L. Nono, « Quelques précisions sur Intolleranza 1960 », Écrits, Contrechamps, p. 129-132.
31 P. I. Edwards, « Object, Space and Fragility in Luigi Nono’s Das atmende Klarsein », Perspectives of New Music, vol. 46, n° 1, 2008, p. 230. Voir également H. Melkert, « Far del silenzio cristallo » : Luigi Nono, Chorkompositionen im Rahmen des Prometeo, Saarbrücken, PFAU, 2001. Hella Melkert y propose notamment une analyse des rapports de hauteurs à la surface de l’œuvre, qui diffère toutefois de l’approche thématique que nous proposons ici.
32 L’avertissement qui précède la version éditée de la partition recense vingt-quatre techniques, parmi lesquelles différentes formes de gruppi, de qualités de souffle, de tremolo, sans compter les trois espèces d’harmoniques – traditionnels, éoliens et « whistle-tones » – et les sons multiphoniques. Voir L. Nono, Das atmende Klarsein, Milan, Ricordi, 2005, p. viii.
33 L. Nono, « D’autres possibilités d’écoute », Écrits, Contrechamps, p. 547.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 547.
36 P. Albèra, art. cité, p. 17.
37 Ibid.
38 E. Jabès, « Luigi Nono », Luigi Nono 1987, Paris, Ricordi Contrechamps, 1987, p. 11.
39 Ibid., p. 12.
40 Dans son étude consacrée à Luigi Nono, Carola Nielinger-Vakil écrit : « La dernière œuvre théâtre musical de Nono, et la plus utopique, Prometeo, fût créée à Venise en Septembre 1984, presqu’une décennie après que le compositeur ait entrepris le projet avec son ami et librettiste, le philosophe Massimo Cacciari, en 1975 » (C. Nielinger-Vakil, op. cit., p. 308. « Nono’s last and most utopian work of music theatre, Prometeo, was premiered in Venice in September 1984, almost a decade after the composer had embarked on the project with his friend and librettist, the philosopher Massimo Cacciari, in 1975. ») Les esquisses du compositeur font état d’une recherche assez avancée dès 1977-1978, contenant déjà des schémas formels, des informations sur la structure interne de la pièce, sur la technique compositionnelle, ainsi que sur différents modes d’usage des micros pour le dispositif électronique (ALN 51.14).
41 P. Albèra, « Entretien avec Luigi Nono », in Luigi Nono 1987, op. cit., p. 20.
42 L. Nono, « D’autres possibilités d’écoute », art. cité, p. 545. Il prolonge sa définition par les deux phrases suivantes : « L’idée comme ce qui doit être réalisé ou exprimé dans la musique. Ou l’histoire qui doit être “racontée” en musique. »
43 Le compositeur allemand compte en effet une vingtaine de références opératiques dans son catalogue, ainsi que de nombreux ballets.
44 L. Nono, « Notes pour un théâtre musical actuel », Écrits, Contrechamps, p. 111.
45 Ibid., p. 110.
46 Ibid., p. 112.
47 Ibid.
48 L. Nono, « Quelques précisions sur Intolleranza 1960 », Écrits, Bourgois, p. 124.
49 J. Stenzl, « La dramaturgie musicale de Luigi Nono », Contrechamps, n° 4, avril 1985, p. 64. Traduction française de Michael Paparou et Carlo Russi.
50 L. Nono, Note de programme pour la création de Intolleranza 1960 à La Fenice, 13-15 avril 1961, cité dans L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 619.
51 Le titre donné aux différentes scènes est d’ailleurs très explicite quant à la progression du récit. Pour la partie de la dramaturgie : « dans un village minier [In un paese di minatori] », « dans une ville, grande manifestation [in una città – Grande dimostrazione di popolo] », « dans un poste de police – interrogatoire de quelques manifestants arrêtés [In un posto di polizia – Interrogatorio di alcuni dimostranti arrestati] », « La torture [La tortura] », « dans un camp de concentration [In un campo di concentramento] », « après la fugue du camp de concentration [dopo la fuga dal campo di concentramento] ».
52 C. Nielinger-Vakil, Luigi Nono, op. cit., p. 195. « With Die Ermittlung Peter Weiss […] made use of the court-room scenario with its aura of judicial authority, to publicly name and shame the major German industrial corporations […] for having profited from the holocaust. »
53 Luigi Nono, programme pour la première représentation de Die Ermittlung, cité dans L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 634. Notons que le dispositif dramatique proposé par Piscator évoque à bien des égards les formes théâtrales grecques influençant déjà la structure discursive d’Intolleranza 1960, et qui sera à l’œuvre jusqu’au Prometeo.
54 L. Nono, « L’instruction : une expérience musicale et théâtrale avec Weiss et Piscator », Écrits, Contrechamps, p. 242.
55 Ibid., p. 243.
56 C. Nielinger-Vakil, op. cit., p. 213. « Long sustained pitches on clarinet (primarily in the low register, with some multiphonics in the middle register) and a single strike on a resonant low gong. »
57 Nous l’avons dit en introduction du présent chapitre, aucune œuvre du répertoire nonien ne peut être considérée comme strictement électronique, à l’exception seulement de l’Omaggio a Emilio Vedova.
58 Figurent dans cet ensemble des textes de Fidel Castro, Frantz Fanon, Herman Kahn et Patrice Mumumba.
59 Rappelons que la partition de la première version exploite des extraits d’Éluard, de Brecht, de Sartre et d’Alleg traduits en italien. De plus, les reprises allemande et française de la partition à la fin des années 1960 présentent chacune une version du texte traduit et adapté dans la langue correspondante.
60 Les acteurs ayant joués toutes les exécutions de l’œuvre sont en effet des membres de la compagnie du Living Theater, dont l’une des recherches principales résidait dans l’expérimentation de nouveaux modes d’expression vocale.
61 Veniero Rizzardi rapporte que cette structure globale est clairement établie dans les esquisses du compositeur, et se divise en six moments intitulés Teoria, Esperienza Negativa, Esempio momento passivo-attivo, Coscienza lotta in divenire, Lotta e tortura et Decisione e problematica. Voir à ce sujet V. Rizzardi, « Luigi Nono – A floresta é jovem e cheja de vida », programme du concert du 21 septembre 1998. Disponible sur le site de la Fondazione Archivio Luigi Nono ONLUS à l’adresse [http://www.luiginono.it/opere/a-floresta-e-jovem-e-cheja-de-vida/#tab-id-2] (consultée pour la dernière fois le 28-12-2020).
62 D’après la liste rapportée par le compositeur dans le programme de la création à l’occasion de la Biennale de Venise le 7 Septembre 1966, les modes de traitements utilisés pour établir la partie électroacoustique de l’œuvre sont : « modulateur dynamique (sic), modulateur en anneau, variateur de vitesse, oscillateurs à onde rectangulaire, filtre variable d’une largeur de bande d’un tiers d’octave, et plaque à durée de réverbération variable » (L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 638).
63 Un opérateur contrôlait en effet en direct la projection sonore des acteurs et de la clarinette, en agissant sur l’ouverture du micro, sa répartition entre les quatre groupes de haut-parleur encerclant l’auditoire. Il pouvait également traiter directement le son en ajoutant un « filtre variable (d’une largeur de bande d’un tiers d’octave) » (Nono, Écrits, Contrechamps, p. 638). Il s’agit là, comme le souligne V. Rizzardi, de la première description d’une pièce électronique en temps réel, quinze ans avant l’avènement des technologies informatiques. Voir V. Rizzardi, « Notation, oral tradition and performance practice in the works with tape and live electronics by Luigi Nono », Contemporary Music Review, vol. 18, n° 1, 1999, p. 49-52.
64 V. Rizzardi, « Notation, oral tradition and performance practice in the works with tape and live electronics by Luigi Nono », art. cité, p. 48-49. « Nono conceives a convergence of live and taped parts that is not the meeting of “two dimensions” or “differences” anymore, nor even of “contacts” (as with Maderna, Berio and Stockhausen respectively), but the attempt to articulate a single, unheard sound dimension, emerging from a parallel process of experimenting on the natural emission, and on the other side of manipulating in the studio the very same material ; in the end, with the listening, the two experiences should fuse. »
65 Une écriture moins « puctum contra punctum » que « lucus a non lucendo » qui caractérise le nouveau contrepoint selon le philosophe (T. W. Adorno, « La fonction du contrepoint dans la Nouvelle Musique », Figures Sonores, op. cit., p. 136).
66 T. W. Adorno, art. cité, p. 128.
67 Ce sectionnement correspond au changement de bande magnétique mentionnés dans la partition, opérant des césures structurelles qui ne sont pas toujours identifiable à l’écoute de l’œuvre.
68 La note technique prescrit en effet que « le son provenant des hautparleurs doit pouvoir se répandre à travers la salle d’une manière similaire à celle du piano. Les deux grands haut-parleurs doivent être positionnés de chaque côté du piano, sans faire face directement au public mais orientés de sorte à ce que le son qu’ils diffusent soit réfléchi sur les murs et le plafond de la salle. Les deux haut-parleurs plus petits doivent être positionnés près du piano, soit immédiatement derrière (orientés vers l’extérieur), soit dessous (orientés vers le haut) ». A. Vidolin, « Technical notes for the sound engineer », in L. Nono, Facsimile de la partition manuscrite de… sofferte onde serene…, Ricordi 132564, 1992 (2nde éd.), p. 3. « The sound coming from the speakers should be able to expand throughout the hall in a manner similar to that of the piano. The two larger speakers should be positioned at either end of the piano, not directly facing the audience but turned so that the sound coming from them is reflected from the walls or ceiling of the hall. The other two smaller speakers should be positioned near the piano, either immediately behind (facing outward) or beneath (facing upward). »
69 Comme Michael Löwy l’analyse dans la troisième thèse, « la rédemption exige la remémoration intégrale du passé, sans distinguer entre les événements ou les individus “grands” et “petits” », conception qu’il rapproche à la notion « d’histoire universelle du monde messianique, du monde de l’actualité intégrale » présente dans les notes préparatoires du philosophe (M. LÖwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 41).
70 T. W. Adorno, « Critères de la Nouvelle Musique », art. cité, p. 177.
71 Dans cette perspective, la musique se développe moins contre le texte littéraire qu’elle n’assure l’extension de la parole dans sa dimension signifiante non communicationnelle.
72 P. Boulez, « … Auprès et au loin », art. cité, p. 298.
73 L. Nono, « Notes pour un théâtre musical actuel », art. cité, p. 112.
74 L. Feneyrou, Introduction à la pensée de Luigi Nono, thèse de doctorat soutenue à l’EHESS, 1997, p. 133. Présent également dans la note de programme de Caminantes… Ayacucho écrite par Nono, sous la décomposition du terme italien « Con-fusione ». L. Nono, Écrits, Contrechamps, p. 680.
75 T. W. Adorno, « La fonction du contrepoint dans la Nouvelle Musique », art. cité, p. 133.
76 Ibid., p. 130.
77 Ibid.
78 Ibid.
79 Ibid., p. 133.
80 Ibid., p. 136.
81 J. Goldman, art. cité, p. 37.
82 Ibid.
83 Ibid.
84 P. Boulez, « Thème, variations et forme », PdR III, p. 251.
85 P. Boulez, « L’écriture et l’idée », PdR III, p. 650.
86 J.-C. Bailly, L’élargissement du poème, Paris, Christian Bourgois, 2015, p. 63.
87 P. Boulez, « Invention, technique, langage », art. cité, p. 56.
88 Ibid.
89 Ibid., p. 57.
90 Ibid., p. 161.
91 Ibid.
92 Ibid.
93 J. Goldman, art. cité, p. 36.
94 P. Boulez, « Le concept d’écriture », PdR III, p. 596.
95 Ibid., p. 599.
96 Ibid.
97 Ibid.
98 Ibid.
99 P. Boulez, « Athématisme, identité et variation », PdR III, p. 313-314.
100 Ibid., p. 312.
101 Ibid., p. 313.
102 Dans « Thème, variations et forme », Boulez définit également le thème comme « un développement réduit qui contient les développements potentiels » (P. Boulez, « Thème, variations et forme », PdR III, p. 242). Dès lors, le signal introduit donc dans la composition deux niveaux de potentialité : les structures virtuelles qu’il engendre lui-même en tant que « réduction de la thématique » et, en seconde instance, l’ensemble des développements virtuels de cette thématique. C’est là l’une des particularités de la redéfinition de « l’enjeu thématique » par le compositeur qui met en abîme le principe de développement par déduction, aboutissant à la logique de prolifération caractéristique des dernières œuvres de son catalogue.
103 Ibid.
104 Si ce schéma ne fait pas apparaître la distinction opérée dans la première section entre la séquence d’accord tenu et la séquence de « trilles complexes » résultant du module de frequency shifting et des lignes à retards isochrones, c’est qu’elle se rapportent toutes deux à une même catégorie de séquences tenues ou entretenues et emploient les mêmes données harmoniques.
105 A. Bonnet, « Enregistrement, résonance et composition musicale : pour un infléchissement de l’intelligence du sensible », in P.-H. Frangne et H. Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, PUR, 2014, p. 219. C’est l’auteur qui souligne.
106 L’énonciation de l’ensemble des gestes qui sont dérivés dans les huit sections du développement musical de Répons est d’ailleurs assurée par l’introduction orchestrale, dont la fonction est en ce sens tout à fait traditionnelle, et contredit partiellement la construction logique que nous avons mise en évidence.
107 P. Albèra, « Entretien avec Luigi Nono », art. cité, p. 19.
108 P. Albèra, « L’humanisme en question », Le son et le sens, op. cit., p. 180.
109 Définie comme la capacité d’un système à « être le siège d’oscillations de plus en plus importantes, jusqu’à atteindre un régime d’équilibre qui dépend des éléments dissipatifs propres au système » (M. Castellengo, Écoute musicale et acoustique, Paris, Eyrolles, 2015, p. 529), le régime physique d’excitation par résonance ne se confond pas avec l’usage commun du terme. Selon Michèle Castellengo, « il signifie que le son continue à se propager après qu’a cessé l’excitation. Dans ce cas, le terme correct est plutôt réverbération » (ibid., c’est l’auteure qui souligne).
110 Ibid., p. 179.
111 Josquin 11 n’est accompagné d’aucune suggestion d’expression car c’est le texte lui-même qui endosse cette fonction, soutenant le geste instrumental joué aux crotales. Quant au fragment Josquin 6, nous avons déjà dit qu’il tranchait nettement avec les autres fragments du groupe en ce qu’il reprend toutes les caractéristiques textuelles, musicales et sonores de l’ensemble tiré du Lay de Plour de Machaut.
112 Comme le résume Laurent Feneyrou, le Maître du Jeu est un recueil « fait de citations, dislocutions, traductions, commentaires et paraphrases des Thèses sur la philosophie de l’histoire de Benjamin » (L. Feneyrou, Introduction à la pensée de Luigi Nono, op. cit., p. 303).
113 L. Feneyrou, De lave et de fer, Une jeunesse allemande : Helmut Lachenmann, Paris, MF, 2017, p. 201.
114 Seule la dernière intervention du chœur n’est pas catégorisée comme « coro lontanissimo », concluant la section sur la question « nommes-tu vérité cette étroite clairière ? [chiami verità stretta radura ?] ».
115 L. Nono, Prometeo (Versione 1985), facsimile de la partition manuscrite, Milan, Ricordi, 1985, p. 147.
116 Selon l’ordre d’apparition dans la section 3°-4°-5° isola : « ne vibre-t-il pas encore un souffle », « Rheia », « écoute », « Ouranos ». Le premier extrait est cité à deux reprises, aux échos chiffrés « a » et « c ».
117 D’après Klaus Pauler, le compositeur cite le titre de son œuvre A Pierre. Dell’azzurro silenzio, inquietum, créée en 1985 pour flûte basse, clarinette contrebasse et électronique en temps réel, qui intervient dans la Cinquième île sous la forme d’un texte non récité. Voir K. Pauler, « Partition d’écoute », traduit de l’allemand par M. Passelaigue, in Luigi Nono. Prometeo, Tragedia dell’ascolto, Vienne, Col Legno, 2007, 2CD, p. 97.
118 M. LÖwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 5.
119 Ibid., p. 38.
120 Ibid., p. 39.
121 Ibid., p. 35.
122 Thèse IV, ibid., p. 44.
123 L. Feneyrou, De lave et de fer, op. cit., p. 207.
124 A. Bonnet, « L’aura et le terrier », in J. Goldman, J.-J. Nattiez et F. Nicolas (dir.), La pensée de Pierre Boulez à travers ses écrits, Paris, Delatour, 2010, p. 92.
125 Ibid., p. 94.
126 Ibid.
127 Ibid., p. 95.
128 Ibid., p. 96.
129 Ibid.
130 W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2014, p. 87.
131 Ibid., p. 83.
132 L. Feneyrou, Introduction à la pensée de Luigi Nono, op. cit., p. 198.
133 Voir C. Nielinger-Vakil, op. cit., p. 403.
134 Notons que Nono intègre le moment de l’indéterminisme à son évocation musicale de l’histoire de la musique occidentale, en ce qu’il conçoit le Premier Interlude à partir de procédures de hasard. Cette section, qui constitue le point central de la tragédie et figure le « passage étroit vers un “nouveau Prométhée” » (J. Stenzl, Luigi Nono : Texte, Studien zu seiner Musik, Zurich, Atantis, 1975, p. 111, cité dans C. Nielinger-Vakil, op. cit., p. 407), évolue dans un registre harmonique très restreint, à la frontière du silence, avec des modes de jeu inédits neutralisant au maximum le timbre des trois instruments, tandis que la voix d’alto soliste cite des extraits d’Alceste d’Euripide et introduit le symbole nietzschéen du Wanderer. La sélection des combinaisons de hauteurs, de timbres, de densité et de durées pour chaque bloc de la composition est ainsi tirée au sort, tout comme la spatialisation de la partie vocale. Le recours à une telle technique – ou à un tel refus de la technique musicale, si l’on se réfère au sens de la critique adressée à Cage par les compositeurs de Darmstadt – n’est toutefois pas à comprendre comme une contradiction dans le projet esthétique du compositeur italien. Ce principe qu’il n’a cessé de dénoncer apparaît comme une représentation de la notion d’errance et du renoncement à l’utopie prométhéenne, participant à la suspension de la progression de l’écriture et au statisme de la texture resserrée, mais ne prend pas part pour autant à l’approche inédite de la discursivité musicale dont le Prometeo se fait le manifeste, négativement.
135 W. Benjamin, op. cit., p. 25.
136 F. Ferrand (dir.), Guide de la musique du Moyen Âge, Paris, Fayard, 2005, p. 64. L’antiphonie est donc un principe informel de structuration de l’interprétation, contrairement à la forme responsoriale qui, elle, oriente l’écriture en imposant un niveau de relation entre les parties alternées.
137 Ibid.
138 Voir à ce sujet les analyses détaillées de Jean-Jacques Nattiez et Célestin Deliège publiées toutes deux dans Collectif, Répons Boulez, Paris, Actes Sud/Papiers, 1988.
139 J. Goldman, « De quelques idées simples au travers d’un labyrinthe », PdR III, p. 36.
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