Chapitre I. Le paradigme discursif de la musique à l’épreuve de la modernité
p. 37-79
Texte intégral
1Alors qu’il aborde la question de l’émancipation de la musique instrumentale dans son ouvrage L’esthétique de la musique (1967), Carl Dahlhaus rappelle d’emblée que « si le concept de langage musical est devenu un cliché, il dut plutôt apparaître comme un paradoxe aux lecteurs du xviiie siècle qui le rencontrèrent dans Der vollkommene Capellmeister (1739, p. 82) de Johann Mattheson1 ». De fait, la musique instrumentale que cette expression se propose de qualifier ne peut prétendre au statut de langage à ce moment précis de son histoire : elle n’est pas considérée comme proprement éloquente et ne peut être une « manifestation du réel ou de l’imaginaire considéré comme un ensemble de signes porteurs de signification2 », selon le sens figuré du langage que sous-entend l’idée de « discours sonore » développée par le théoricien allemand.
2La référence au texte de Mattheson témoigne du rapport problématique de la détermination autonome du medium musical à plusieurs égards. Il est en effet significatif que cette tentative de penser la musique instrumentale, sans le support a priori d’une référence langagière à laquelle elle serait adossée, intervienne à la fin de la première moitié du xviiie siècle, alors même qu’un répertoire de musique écrite non vocale existe depuis le milieu du xvie siècle au moins. Ceci d’autant plus que, comme l’analyse à nouveau le musicologue,
« cette tentative de défense s’appuie sur l’argument qu’elle serait au fond, “essentiellement”, la même chose que la musique vocale. Elle aussi devrait – et pourrait – toucher notre cœur ou occuper utilement l’imagination de l’auditeur comme représentation d’un discours sensé3 ».
3Le fait que les premières considérations « sérieuses » d’une musique capable d’exprimer par elle-même un état de choses, de pensées ou d’affects restent intimement liées à l’expression d’un texte oral n’a rien de surprenant en soi. En effet, au-delà du rapport de surface qu’entretiennent la musique et le langage, le paradigme langagier de la musique reparaît directement dans la construction du fait musical, sa logique et son discours. Aussi Dahlhaus affirme-t-il que la notion de discours musical émerge au tournant des xviiie et xixe siècles en tant que moyen de légitimation du concept d’œuvre, qui ne va pas de soi en musique. Selon lui,
« l’interprétation de la musique instrumentale comme “discours musical” – comme musique vocale sans texte – et la recherche de “programmes cachés” sont des tentatives pour se justifier, soutenues par la prémisse selon laquelle la musique doit exprimer ou représenter un contenu clair si elle veut qu’on l’écoute pour elle-même4 ».
4Ce qui apparaît comme discursif dans le fait musical relève de sa nécessité à s’adresser à un auditoire sans qu’il s’adjoigne une production signifiante linguistique pour être correctement reçu par des agents extérieurs à la réalisation de la partition. La situation de communication qu’exige le concert, à travers la perception « d’extérieur5 » qui le caractérise, reprend en effet les critères qui dirigent le mode discursif de la langue, entendu dans son acception rhétorique : la rigueur « architectonique de la forme6 », reposant sur une construction claire et équilibrée ; l’unité logique, « le développement de thèmes et de motifs dont la répartition sur tout un mouvement confère une cohésion interne au déroulement musical7 ».
5L’évidence d’une conception logique de la musique, telle que la souligne le musicologue, relève donc d’une proximité avec le phénomène de la langue, qui semblait pourtant devoir être remise en cause pour permettre l’autonomisation de son expression. En effet, défini à la fois comme un « développement oratoire sur un thème déterminé, conduit d’une manière méthodique, adressé à un auditoire8 » et comme son éventuel « texte écrit », le terme « discours » correspond à la forme sensible de la musique en vertu de son essence compositionnelle et de l’écart qu’elle entretient entre le phénomène et l’articulation symbolique de sa représentation. Cette désignation semble être la plus communément acceptée, y compris au-delà des sphères de discussions autour de « l’être discours » de la musique. Ludwig Wittgenstein considère par exemple que la musique prétend d’emblée à une structure logique en raison du lien de similarité qui réside entre « la relation représentative interne » des choses et de la langue d’une part, entre le son et le système symbolique de la notation musicale d’autre part9. Dans le Tractatus logico-philosophicus, les assertions relatives à la proposition sont applicables immédiatement à la musique écrite, particulièrement celles qui découlent du paragraphe 4.01 :
« La proposition est une image de la réalité.
La proposition est un modèle de la réalité, telle que nous la figurons10. »
6Comme les mots, les signes de la musique se rapportent autant à la réalité dont ils sont la représentation qu’ils s’en détachent en apparence dans le texte, qui ne les considère que les uns par rapport aux autres, sans faire état de leur fonction d’image. Dans les deux domaines, l’agencement des signes entre eux forme ainsi des propositions organisant leurs objets – des « simples » – selon des rapports déterminés dans un ensemble de règles – « l’espace logique » – et désignant un sens qui n’existe que dans cet espace. Le philosophe semble donc répondre dans le même temps à la question de la configuration discursive de la musique et, corrélativement, à celle de son essence langagière : non seulement, l’expression musicale se rapporte à la logique par son modèle syntaxique et sa qualité d’écriture mais, en tant qu’elle est un objet propositionnel et en vertu de cette structure logique inhérente aux systèmes notationnels symboliques, elle se manifeste comme la représentation conventionnelle d’un phénomène.
7Cependant, ce que le philosophe et le musicologue identifient ici ne relève pas à proprement parler du discours musical. Le fait d’évaluer l’aspect logique de la musique par rapport aux similitudes phénoménologiques et pratiques qu’elle entretient avec le langage des choses ne désigne rien d’autre que la possibilité d’organiser les sons selon un système rationnel. Or, ce principe n’est pas spécifique à la musique, puisqu’il est également constitutif de la langue. Cette « structure mathématique11 » de la musique constitue précisément son sens extramusical depuis l’Antiquité et la subordination de son expression à la raison et à la morale que définit Platon ; elle est l’harmonia de la tripartition harmonia-rythmos-logos qui interdit à la musique son autonomie esthétique, d’après Carl Dahlhaus12. Définir le discours musical à partir de l’analogie qu’il entretient avec le domaine linguistique aboutit alors au paradoxe qui consiste à pérenniser l’assujettissement de son expression au langage signifiant, en le déterminant invariablement dans sa relation structurale avec la langue, même quand il revendique son autonomie en se déployant dans le seul medium instrumental.
8Circonscrire l’évaluation des modes discursifs de la musique à la seule tekhnê du logos implique de considérer de facto le postulat de son telos langagier immédiatement pour vrai, reproduisant ainsi le schéma esthétique de la philosophe classique. La problématisation du statut logique de l’activité musicale est en effet l’une des conditions premières pour penser sa spécificité et lui attribuer une valeur ontologique. Le refus d’une telle démarche installerait alors la musique dans une compétence rhétorique restreinte toujours insatisfaisante, en ce qu’elle serait apte à représenter des « raisonnements » et des « caractères13 », mais ne serait pas elle-même un énoncé. En conséquence, les conditions de possibilité d’un étant musical du discours sonore résident alors moins dans une réflexion portée sur l’expérience pratique rationnalisée de sa construction que sur le contexte de légitimation de sa loi d’intelligibilité, sa discursivité.
9La notion de « discours musical » ne peut donc être envisagée que dans la diversité des configurations du rapport établi entre la discursivité de la musique et sa forme sensible rationnalisée qui jalonnent l’évolution de l’esthétique de la musique. C’est ce que nous nous proposons d’interroger à travers trois postures théoriques distinctes : l’approche rhétorique d’inspiration baroque de Nikolaus Harnoncourt, au centre de laquelle s’impose le critère d’éloquence ; la pensée de Vladimir Jankélévitch qui s’oppose radicalement au caractère « métaphysique » de l’expression musicale ; enfin, la démarche plus complexe issue du moment esthétique de la musique que pense Eduard Hanslick qui, à travers l’analyse que mène Carl Dahlhaus, instaure une relation dialectique entre le logos et la spécificité du musical qu’elle tente de réfléchir.
Le « discours musical » : une notion aux définitions multiples
Le « discours sonore » de Nikolaus Harnoncourt, une approche langagière néobaroque de l’œuvre musicale
10La démarche théorique qu’entreprend Nikolaus Harnoncourt lorsqu’il interroge la notion de « discours musical » appartient à un contexte historique spécifique qui semble a priori éloigné des réflexions contemporaines. Se positionnant avant tout comme un musicien qui s’interroge sur l’exécution d’une « musique historique », le chef d’orchestre circonscrit sa réflexion aux seules tendances préclassiques et classiques de la musique écrite occidentale, établissant une critique a priori moins esthétique qu’historiographique sur l’évolution des pratiques de composition et d’interprétation de la musique – celle-ci étant entendue à la fois comme la production d’un texte et sa réalisation en situation de concert, indissociablement. La pensée que défend Harnoncourt se veut toutefois éminemment contemporaine, en ce qu’elle s’origine précisément dans une observation du rapport que la société actuelle entretient avec son patrimoine musical. Ainsi écrit-il en introduction de son essai :
« Du Moyen Âge jusqu’à la Révolution Française, la musique a toujours été l’un des piliers de notre culture et de notre vie. La comprendre faisait partie de la culture générale. Aujourd’hui, la musique est devenue un simple ornement […]. D’où ce paradoxe : nous entendons aujourd’hui beaucoup plus de musique qu’autrefois – presque sans interruption –, mais elle n’a pratiquement plus aucun sens pour notre vie : elle n’est plus qu’un joli petit décor14. »
11L’objet de la dénonciation qu’entreprend ici l’auteur est sans équivoque : la perte de la composante signifiante de la musique constituant l’essence même de l’expression artistique des répertoires qu’il prend pour référence, et en conséquence, la réification de la contemplation esthétique des œuvres sonores, aboutit à la rupture entre la société et la nécessité immanente de sa production artistique observée par tous les théoriciens de l’art au cours du xxe siècle. L’abolition de la conception langagière de la musique permettrait ainsi d’expliquer l’ensemble de l’évolution des rapports de la société occidentale à la création musicale :
« [La modification radicale de la signification de la musique] s’est accompagnée d’un changement d’attitude vis-à-vis de la musique contemporaine – et d’ailleurs de l’art en général : car tant que la musique faisait essentiellement partie de la vie, elle ne pouvait naître que du présent. Elle était le langage vivant de l’indicible, et seuls les contemporains pouvaient la comprendre15. »
12Harnoncourt introduit ici le critère de compréhension pour définir le discours musical. Selon lui, l’expression est fondée sur la transmission d’un contenu sonore analogue au fonctionnement du langage. Les formes à partir desquelles la musique s’est affirmée comme discipline artistique ayant été subordonnées à la poésie puis au langage parlé au début du xviie siècle, elles ne pouvaient émerger que des principes de formulation et de communication de la pensée. Cette musique devait alors répondre aux règles du drame, « son contenu étant argument, persuasion, mise en question, négation, conflit16 », à l’image du dialogue, forme privilégiée de la parole selon l’interprétation des textes de l’Antiquité redécouverts à la même époque. L’éloquence de la musique est ainsi la première loi de régulation de son mode discursif. Dès lors, ce que Nikolaus Harnoncourt présente comme le discours de la musique ne se situe pas seulement au niveau du contenu de l’œuvre, c’est-à-dire l’agencement raisonné de son matériau par des opérations de composition, mais implique également une forme réalisée de ce texte, l’éloquence étant liée à un mode oratoire par essence.
13Si l’ensemble du vocabulaire que l’auteur choisit pour caractériser sa pensée semble relever du sens commun, chaque notion revêt dès lors une double acception intégrant les deux dimensions sonore et textuelle de la musique. C’est le cas notamment du critère d’articulation qui, non seulement, ne caractérise plus en première instance la nécessité d’une construction logique du développement, mais tend, en outre, à se présenter sous le principe de la « prononciation17 ». De fait, si l’œuvre se comporte essentiellement comme un discours langagier sur le modèle de l’éloquence, l’agencement de ses différentes propositions ne suffit pas à en garantir la cohérence : le sens de la musique n’existe pas en soi, mais seulement dans la mesure où il est correctement saisi par l’auditeur.
14Ce dispositif implique nécessairement une restitution convaincante du contenu par l’effectuation sonore de la partition. En d’autres termes, une telle musique reposerait sur un « vocabulaire » que l’interprète – et, dans une moindre mesure, l’auditeur – devrait maîtriser de telle sorte qu’il puisse accéder à l’intention interne à l’œuvre, pour être en mesure de la transmettre dans son exécution. Apparaît alors un nouveau paradoxe dans la pensée d’Harnoncourt : si la musique se comporte comme une « langue étrangère18 » qu’il nous faut traduire, elle ne peut accéder à l’éloquence que lorsque sa « prononciation » dépasse les modes linguistiques et qu’elle déploie ses propres schémas de liaison et de dynamique19.
« Si nous appliquons ces préceptes à l’exécution, cela ne signifie pas, tant s’en faut, que nous faisons de la musique ; c’est plutôt comme si nous épelions à l’aide de notes. Ce sera peut-être bien et joliment épelé ; mais nous ne pouvons faire de la musique qu’à partir du moment où nous ne songeons plus à la grammaire ni au vocabulaire, où nous ne traduisons plus, mais parlons tout simplement, bref, lorsque c’est devenu notre langue propre et naturelle20. »
15Notons que le lexique employé dans cet extrait témoigne d’une ambiguïté majeure dans la théorie que propose le musicien. En effet, si « [épeler] à l’aide de notes » caractérise péjorativement l’acte d’interprétation dont l’attention est uniquement dirigée vers l’articulation de la langue, et si « parler » consiste à « faire de la musique » en ce qu’elle a de spécifique dans son expression, alors le rapprochement de l’interprétation musicale et de la parole est éminemment contradictoire.
16L’approche rhétorique du discours sonore sur laquelle est fondée la « nouvelle conception de la musique21 » que propose Harnoncourt impose en outre un régime d’individualisation aux œuvres. Si le texte musical est établi en analogie avec le discours linguistique, il est en effet tributaire de formules de syntaxe, d’articulation et de dynamique propres à son auteur. En outre, l’œuvre est pensée comme un système composé de plusieurs dimensions techniques, chacune avec leur organisation et leur sens propres, et requiert un ensemble de décisions de la part de l’instrumentiste. C’est l’ordre de priorité accordé à ces différents plans qui conditionne l’exécution et module significativement, d’une réalisation à l’autre, la représentation du contenu imaginé par le compositeur.
17C’est pourquoi le langage musical ne peut prétendre à l’objectivité et à l’universalité – par extension, l’idée d’une œuvre qui accéderait à l’autonomie en échappant à l’autorité du compositeur dès l’instant de son achèvement ne peut satisfaire ce modèle. C’est là l’argument central pour le renouvellement de la formation musicale et des principes d’interprétation de la musique ancienne qui occupe la majeure partie du propos de Nikolaus Harnoncourt : la musique étant nécessairement « l’expression artistique d’une époque et d’un homme, avec des exigences particulières vis-à-vis des auditeurs et des musiciens22 », son effectuation ne peut être correctement prise en charge par un instrumentarium et un solfège uniformisés. De même, l’évaluation d’une interprétation ne peut plus résider dans le seul critère de fidélité par rapport au texte. Elle doit intégrer un paramètre de persuasion a priori indépendant de la justesse de restitution des indications inscrites sur la partition. Pour l’auteur,
« il nous faut chercher dans l’exécution la force de persuasion et non le “vrai” ou le “faux” ; nous finirons alors par être beaucoup plus tolérants à l’égard d’opinions divergentes qui procèdent du même esprit23 ».
18Ce qui vaut pour discours dans la musique selon Harnoncourt, c’est le lieu de la transmission d’un contenu sonore choisi, articulé et formulé par un compositeur selon sa propre sensibilité, acceptant pour autant une grande diversité dans sa réalisation. L’instrumentiste doit en effet communiquer les intentions du compositeur telles qu’il est en mesure de les appréhender par l’action combinée de sa propre compréhension du texte écrit et de son aisance à manier les formules idiomatiques du langage musical, en lien avec le style spécifique de la pièce qu’il interprète. Dès lors, une interprétation acquiert moins sa légitimité par la justesse de son exécution vis-à-vis des prescriptions fournies dans la partition que par sa capacité à rendre le sens de manière convaincante. Le discours n’est donc pas le support d’une œuvre d’art autonome mais l’expression d’un acte de pensée effectué par un créateur, prononcé par un instrumentiste, véhiculant un ensemble de structures rhétoriques référencées – un « vocabulaire de possibilités musicales24 » concrètes et abstraites – de sorte à être comprises par un auditeur, à la manière du langage parlé ou, pour les artefacts à la « grammaire » plus complexe, de la poésie.
19Bien que la conception de la musique qui se manifeste ici reprenne presque exclusivement les caractéristiques esthétiques des pratiques baroques, elle ne vise pas seulement à défendre une approche plus historiquement juste des répertoires anciens. À travers elle, Harnoncourt développe également une critique des modèles romantiques et post-romantiques de l’autonomie totale de la musique. Selon lui, le tournant des xviiie et xixe siècles marque une rupture historique majeure qui se manifeste par une mutation de la fonction de la notation et, corrélativement, des critères d’interprétation. La distinction qu’il opère entre les pratiques anciennes issues d’une perspective langagière et le tournant « pictural » de 1800 – qui se prolonge au xxe siècle – indique précisément le moment critique où la musique perd ce qui constituait pourtant l’essence de son expression artistique. Selon lui, la théorie du sentiment sur laquelle se développe majoritairement l’idée de la musique absolue induit la disparition de son sens. Aussi résume-t-il,
« au xixe siècle cependant, ce sont des climats d’ensemble que l’on peignait, et qui pouvaient s’étendre relativement longtemps ; des impressions y sont décrites, l’auditeur y est plongé dans un certain état, mais on ne lui dit rien25 ».
20L’abolition de la « parole » remet alors précisément en question le caractère discursif du musical : en instaurant un régime de contemplation esthétique, cette conception aplanit son contenu jusqu’à rendre caduque toute la dynamique d’éloquence qui assurait la légitimité de ce mode d’expression. Cet infléchissement n’était toutefois pas une incidence involontaire de l’évolution des pratiques, car il reposait au centre de l’idéal galant de l’Empfindsamkeit qui défendait l’idée selon laquelle la musique devait toucher toutes les âmes, notamment à travers l’hégémonie de la mélodie. Or, si l’art devait « s’adresser directement même aux incultes26 », sa cohérence ne devait plus dépendre uniquement de sa construction discursive, qui nécessitait une instruction pour accéder à la compréhension des intentions du compositeur. C’est pour cette raison que Nikolaus Harnoncourt refuse la perspective esthétique de la musique romantique, qu’il qualifie tour à tour d’« erronée27 » et de « peinture à plat28 » : si elle n’est pas régie par une expression rhétorique langagière ordonnant et garantissant l’enchaînement entre les sons tout en dirigeant l’exécution, alors son texte n’est plus qu’une organisation architecturale qui privilégie l’harmonie de la structure sonore et tend à autoriser indifféremment toutes les interprétations.
21L’écueil majeur de cet axiome réside dans ce qu’il tend à réduire l’expression musicale aux seuls paramètres que la partition est en mesure de retranscrire, même imparfaitement. De fait, si l’œuvre ne se comporte plus comme un discours, si elle n’a plus pour objectif d’exprimer une pensée du langage formulée dans le médium sonore, il n’est désormais plus indispensable de connaître les conventions de « prononciation » propres à chaque région, époque ou style pour en restituer une version convaincante. L’invention du compositeur peut ainsi se limiter aux paramètres de la partition pour se déployer. Ce système place l’émergence de ce qui est musical dans la restitution exacte de ce que prescrit la notation, qui contient en elle toutes les indications nécessaires à son effectuation. Cela constitue ce que le musicien allemand appelle le principe de notation de « l’exécution » :
« C’est l’exécution qui est notée, la notation étant alors en même temps une indication de jeu ; elle ne montre donc pas […] la forme et la structure de la composition, qu’il faut retrouver à partir d’autres informations, mais la restitution, aussi précisément que possible : c’est ainsi qu’il faut jouer ici – l’œuvre se livre alors pour ainsi dire d’elle-même lors de l’exécution29. »
22Harnoncourt oppose à ce principe celui de la notation « de l’œuvre » qui ne décrit pas l’exécution mais le contenu de la composition. Selon lui, une musique conçue sur le modèle inspiré de son observation des pratiques baroques permet d’éviter le caractère aporétique de la « peinture » musicale romantique. La notation d’« exécution » apparaît en effet à la fois comme un symptôme et une cause de la conception « autobiographique30 » de la musique, abolissant peu à peu l’individualisation des œuvres et de leurs interprétations au profit d’une pensée du « même » et de la reproduction.
23Il convient toutefois de noter que, bien que cette esthétique de la musique constitue le centre de la critique de l’essai, son auteur ne porte pas sa réflexion sur la légitimité de cette conception à partir du xixe siècle. Si la musique absolue apparaît comme la source de tous les problèmes d’appréhension et d’exécution du patrimoine historique, c’est précisément parce que l’idée d’immédiateté, sur laquelle elle repose, a mené à une mauvaise compréhension du principe d’authenticité que les différents mouvements de redécouverte et de valorisation des répertoires pré-classiques ont placé au fondement de la musique. Par extension, elle a mené à la perte de la faculté d’éloquence pourtant primordiale dans le régime d’expression de la musique que formule Harnoncourt. Toutefois, la définition du discours musical qu’il déploie témoigne d’une critique profonde des modes de pensée émancipés du caractère langagier. Outre la mise en garde contre l’épuisement inévitable d’une telle conception de la musique, annoncé à de nombreuses reprises, conséquemment à la neutralisation de l’œuvre et la répétition mécanisée de l’interprétation, le fait que la musique puisse être envisagée en dehors d’un système éloquent, c’est-à-dire contre le modèle de la musique ancienne – « celle que nous nommons vraiment musique31 », comme indiqué en introduction du Discours musical –, mène selon lui à la perte de ce qu’il définit comme son caractère musical, précisément conçu sur le modèle de la discursivité langagière.
« L’“espressivo” inexpressif » de Vladimir Jankélévitch : l’opposition fondamentale du principe discursif et de la musique
24À l’opposé de cette approche, Vladimir Jankélévitch tente d’établir un contexte de détermination théorique du discours spécifique à la musique. Sa réflexion s’origine précisément dans une critique de la conception langagière héritée des pratiques artistiques anciennes. Le philosophe rappelle en effet que le rapport qu’entretient la musique avec le logos doit être perçu à son origine en tant qu’organe de régulation de l’expression. C’est du moins ce qu’instaure Platon, pour qui la faculté de la musique à flatter celui qui l’écoute et à faire « dérailler la dialectique du droit itinéraire qui ramène notre esprit au devoir et à la vérité32 » doit être impérativement soumise à une perspective vertueuse, à l’instar des « enchantements périlleux33 » de la rhétorique. Aussi la musique est-elle légitimement soumise à deux régimes de valeur : celui de la persuasion éloquente, certes, mais qui est lui-même essentiellement dépendant de celui de la morale.
« Cela implique qu’on peut distinguer entre incantation et enchantement : il y a une musique abusive qui, comme la rhétorique, est simple charlatanerie et flatte l’auditeur pour l’asservir, – car les odes de Marsyas nous “enchantent” comme les discours de Gorgias nous endoctrinent ; mais il y a aussi un mélos qui ne dément pas le logos et dont la seule vocation est […] la guérison et l’apaisement et l’exaltation de notre être34. »
25L’assujettissement de l’expression musicale aux règles du discours garantit donc son caractère « moral », son application sérieuse, au service de la vérité. Le langage étant de facto « le mode d’expression humain par excellence35 », ses schémas semblent les plus aptes à contrôler objectivement la construction musicale, à lui attribuer une unité de sens et une cohérence globale. Dès lors, il ne semble pas illogique que la musique apparaisse, au moins par analogie, comme une configuration linguistique dans laquelle elle « dit en hiéroglyphes sonores ce que le logos, occulte ou non, dit avec des mots36 » – analogie qui devient même l’essence de la musique dès lors qu’elle repose sur un support littéraire ou linguistique. Or, selon la critique de Jankélévitch, le caractère langagier de la musique est, depuis ses origines, ce qui s’oppose directement à son caractère purement musical. Ainsi, lorsque Platon propose de la soumettre au logos pour en assurer la vertu, il s’attache à lui refuser ce qui fait la spécificité de son expression.
« Platon semble réserver toutes ses faveurs aux modes les moins musicaux et les moins modulants, à l’austère monodie dorienne et phrygienne ; il les apprécie sans doute pour leur valeur morale, tant irénique que polémique […]. En fait, la musique est plutôt morale que musicale, plutôt didactique que persuasive ; sa fonction est donc toute objective37. »
26La définition logique de l’art sonore mise en évidence par le philosophe se heurte à un problème fondamental a priori indépassable concernant la construction du texte et la perception de sa réalisation. La métaphore d’une musique discursive serait en effet issue d’une pensée spatialisant les objets qu’elle réfléchit, dans sa capacité à organiser son raisonnement et le compartimenter : lorsqu’elles sont articulées en un discours, les « significations intentionnelles » du langage sont organisées en différents moments qui s’offrent à une identification immédiate par l’esprit humain, capable d’associer sans effort les éléments de l’exorde, de la narration et de la péroraison pour suivre le cheminement de la démonstration. La perception du contenu de la musique ne peut correspondre à ce modèle car elle se déploie majoritairement dans le domaine de l’expérience, de la chose vécue. Elle est donc nécessairement soumise au devenir sensible de sa réalisation. Dit autrement, « sans la vision rétrospective du chemin parcouru, la pure audition ne remarquerait pas le plan de la sonate. Car le plan est chose conçue, non point chose entendue ni temps vécu38 ».
27La distance entre la pensée et sa formulation sur laquelle repose l’argumentation de Jankélévitch n’est ni nouvelle, ni spécifique à la musique. Comme le rappelle Hans Georg Gadamer, la conception stoïcienne du discours repose précisément sur cette observation, opposant les concepts de logos intérieur et extérieur pour « marquer la différence entre le principe cosmique stoïcien du logos et l’extériorité de la simple répétition verbale39 ». Néanmoins, la perspective discursive de la musique soulève une difficulté concernant la préservation du sens qui n’apparaît pas dans le domaine linguistique. En effet, aussi distincts que puissent être le logos et sa verbalisation – dans sa forme orale, sa prononciation –, ils restent liés par un réseau commun de signification, les signes de la parole étant rattachés aux concepts de la pensée. Le système symbolique de la musique ne permet pas un tel rapport, puisque sa convention n’articule pas des signes et des concepts. Or, si elle n’est pas apte à se comporter comme une langue, elle ne peut donc dire dans le domaine sonore. C’est pour cette raison que, dans le système de Jankélévitch, l’expression musicale reste essentiellement soumise à la succession d’instants, et que son organisation générale ne peut être perçue qu’a posteriori.
28L’écueil de la communication de sens est immédiatement tangible si l’on interroge la notion de « traduction » au présupposé de la conception langagière de la musique. De fait, si le discours musical était en mesure de véhiculer par ses propres moyens le sens d’un texte, ou plus généralement de quelque contenu linguistique, il serait corollairement possible pour tout auditeur de reconstituer le sens perçu de toute œuvre dans le langage. Pourtant, selon le philosophe, il est « impossible, en présence d’un poème donné, de prévoir la mélodie que le musicien créateur en extraira » et, inversement, « à partir d’une musique déjà écrite, de reconstituer le texte ou de deviner le prétexte qui lui donna naissance40 ». La raison principale tient à ce que la musique apparaît comme un langage « général » – pour autant qu’il puisse être établi qu’elle agit comme un langage, par analogie ou par essence – qui ne peut concorder avec l’articulation du particulier dans le langage parlé.
29On voit bien que cette critique ne vaut pas uniquement pour le cas où la musique serait une forme de langue universelle exprimant l’indicible, elle s’applique également pour toutes les démarches esthétiques qui la définissent comme un moyen d’expression de concepts représentant le monde sensible dans le domaine sonore. Ainsi, même lorsqu’elle vise à exprimer des sentiments à partir de la théorie des affects, la musique ne semble pas capable d’une traduction efficace, en ce qu’elle reste soumise à un régime de généralité limitant son sens à un niveau d’indétermination suffisant pour en rendre les effets « génériques41 ». Notons que, si la musique n’est pas en mesure d’exprimer le langage, elle ne se situe pas en dessous de lui dans le dispositif critique de Jankélévitch. L’impossibilité de dire y apparaît comme la limite d’une pensée biographique de la musique : tout comme elle ne peut présenter un raisonnement sous la forme d’un discours, elle ne peut raconter ou véritablement décrire un récit ou un paysage. En vertu de sa généralité, la musique ne peut que suggérer un sens abstrait, dégager « le sens du sens, c’est-à-dire le sens avec exposant, le sens secondaire, et [soustraire] le sens primaire42 », elle ne peut être qu’autobiographique43.
30C’est là l’argument central de la critique du philosophe. Si la musique ne peut exprimer un sens langagier, elle ne peut que « suggérer après coup » et en gros, ou décrire évasivement le sens de ce qu’elle représente. Elle ne peut donc signifier, son « langage » agissant à distance des concepts et des signes de la langue parlée. En outre, penser la musique comme un langage implique de lui accorder un statut métaphysique que refuse Jankélévitch. Cela signifierait en effet que le sens préexiste à la musique, celle-ci le réalisant en seconde instance – ce faisant, elle le fixerait partiellement et le réduirait. La composition serait alors subordonnée à une « musique intelligible44 » silencieuse et préexistant à toute intention artistique, dans une perspective univoque allant d’un sens absolu vers sa représentation sensible. Cette démarche tendrait finalement à nier les possibilités de découverte et d’invention du processus de création, le restreignant à un simple acte de formulation agissant par soustraction.
31Prenant le contrepied de la théorie de Nikolaus Harnoncourt, l’expression musicale telle que la pense Jankélévitch semble être incompatible avec le principe discursif. En premier lieu, la musique ne lui apparaît pas comme un « système cohérent45 », en ce sens qu’elle n’est pas obligée par les lois de la logique dans la présentation de ses idées. Selon lui, le fait que le modèle du logos et sa rhétorique ait prévalu depuis le xvie siècle jusqu’à l’épuisement de la tonalité, notamment à travers le principe d’engendrement thématique, n’autorise pas pour autant à considérer la musique comme un mode d’expression hypothético-déductif par essence. Ce que l’essai pointe ici peut être corroboré par le refus de « développer » qui se manifeste dans de nombreuses esthétiques compositionnelles au début du xxe siècle, en réaction à l’inertie du paradigme tonal. Les perspectives compositionnelles modernes ont en effet révélé à quel point la conduite de la forme est libre de toute loi de progression a priori. Par ailleurs, la pratique de la polyphonie, dominant l’écriture même lorsque le compositeur construit son œuvre de sorte à ce qu’elle respecte la loi du langage discursif, entre en contradiction avec la rigueur de présentation que requièrent les significations intentionnelles. Comme l’écrit Jankélévitch,
« la parole portant le sens, deux interlocuteurs ne peuvent parler ensemble sous peine de confusion : car plusieurs monologues simultanés ne font qu’une innommable cacophonie ; les interlocuteurs doivent se succéder, et c’est l’alternance qui constitue le dialogue. Mais “l’ensemble”, dans un chœur, suppose l’ajustement mutuel des parties l’une sur l’autre réglée46 ».
32Or, comme le note Harnoncourt, l’application stricte du dialogue, tel que les défenseurs de la monodie et du récitatif de la seconda prattica le revendiquaient, impliquerait immédiatement une conception aporétique de la musique, qui s’épuiserait aussitôt dans l’idéal de la langue parlée. Ainsi, « la musique en tant que telle se serait trouvée proprement réduite à néant – si l’on avait suivi les dogmes des “Florentins” et rejeté complètement le madrigal et le contrepoint47 ». Bien que la polyphonie soit réduite à une fonction rhétorique dans la musique éloquente, elle reste donc un obstacle à l’expression stricte d’un discours.
33L’analyse de Jankélévitch oppose enfin un critère de premier rang à la validité de l’expression « discours musical » : la fonction primordiale qu’a acquis la répétition au fil de l’Histoire de la musique occidentale. La logique du discours signifiant du « langage didactique » ne peut s’accorder avec la répétition de ses propositions, chaque idée énoncée l’étant définitivement. Le sens qu’elle déploie engendre une progression invariable pour laquelle toute réitération nuit à la cohérence de la démonstration. C’est précisément sur cette règle qu’est établi le fondement discursif de la musique éloquente défini par Harnoncourt :
« Dans cette nouvelle forme, il n’y avait bien entendu guère de répétitions de mots, à la différence du madrigal, où les mots et les groupes de mots étaient souvent répétés. Dans un dialogue véritable, on ne répète, en fait, les mots que lorsqu’on suppose que l’interlocuteur ne les a pas compris, ou lorsqu’on veut leur donner par la répétition un poids particulier – et c’est ainsi qu’on procédait dans la nouvelle musique appelée monodie48. »
34La répétition y surgit donc ponctuellement, à la faveur d’un effet rhétorique interrompant localement la logique de sens pour insister sur un effet. Cela ne vaut toutefois que parce que la répétition est une redite littérale, une reproduction stricte de la même idée. La situation est alors tout à fait différente du cadre de la logique musicale. De fait, la musique n’étant pas support de signification dans le système de pensée de Jankélévitch, sa construction ne peut être a priori soumise à « celui qui ne “dit” rien ne peut a fortiori redire49. » Le principe de répétition répond au contraire à une fonction structurelle primaire dans un médium artistique où l’expérience sensible est assujettie à la perception de ses objets dans le temps. Répéter un élément de la composition dirige l’écoute et participe à rendre l’œuvre intelligible. C’est par ailleurs sur ce principe que reposent les formes de la tonalité.
« Dans une sonate où il n’y a pas (sinon métaphoriquement) “d’idées” à développer, la “réexposition” n’est pas une redite, mais au contraire, le principe d’un ordre : la forme nous est rendue sensible par la régularité de la coupe, qui donne l’illusion de la symétrie, du système clos et du “circuit”50. »
35La répétition est également le critère principal du travail thématique, car un thème ne remplit sa fonction qu’à partir de sa deuxième apparition dans le développement. C’est précisément parce que la répétition n’y est pas « redite » – la première apparition du thème ne correspondant pas à sa prononciation comme l’exposition d’un mot est la prononciation de sa signification – qu’elle peut être prise en charge par l’invention du compositeur sans remettre en cause la cohérence de son organisation. À l’inverse, chaque présentation d’un matériau s’inscrit dans un contexte singulier par définition et révèle ainsi une configuration chaque fois différente des rapports qui le composent. Les nombreux systèmes et méthodes de composition qui ont tenté d’interdire la répétition au cours de l’Histoire – à l’instar de la musique éloquente et de la musique « contemporaine », pour reprendre l’exemple de Jankélévitch – montrent bien que la musique ne rejette pas la répétition de manière absolue : c’est par souci de cohérence avec les modèles esthétiques sur lesquels reposent ces pratiques que cette règle est légitimée a posteriori.
36L’analyse de la répétition révèle en outre une autre caractéristique du « discours musical » qui l’écarte d’autant plus du modèle discursif signifiant qu’il échappe à l’une de ses lois fondamentales : le principe d’économie. La musique n’est en effet pas tenue de tendre directement vers l’exposition claire et unique de ses idées. Si « la musique n’est pas l’exposé d’une vérité intemporelle, mais c’est l’exposition elle-même qui est la seule vérité51 », la redite, l’ornementation et la suspension de son développement ne nuisent pas à l’intelligibilité de son sens. Elles y participent directement en lui offrant une résonance et une expansion dans le temps qui en orientent nécessairement la perception. L’expérience d’écoute attenante au discours musical n’étant dirigée vers aucun but, elle ne peut alors être évaluée selon les critères du discours de vérité : le melos se distingue du logos dès l’instant où on lui accorde la capacité à exprimer un sens.
37La démonstration du philosophe aboutit finalement à un constat d’échec qui se présente dès l’instant où l’on tente de penser une métaphysique de la musique, dans la perspective d’en faire un art signifiant – particulièrement lorsque cette caractéristique est considérée comme apodictique. Cet échec n’est toutefois pas synonyme d’aporie mais il crée un contexte fertile pour l’émergence d’une définition dialectique de l’expression proprement musicale. En effet, si « la musique n’est certes pas un système d’idées à développer discursivement, ni une vérité dont il s’agirait de parcourir successivement les degrés52 », elle n’en reste pas moins le vecteur d’un sens qui se révèle à la fois par l’articulation du contenu selon les intentions du compositeur et par la production d’intentions secondaires issues de relations incidentes. Ainsi,
« de même que des richesses de sens implicites et latentes sommeillent dans les mots d’un texte “profond”, de même une musique “profonde” accumule dans ses notes, à l’état d’implication réciproque, un nombre infini de virtualités53 ».
38La notion de « virtualité » de sens qu’introduit Jankélévitch, supposant une tendance à l’équivocité dans la conception du discours musical, se différencie du caractère équivoque de la musique éloquente d’Harnoncourt. Ici, la « profondeur » s’apparente moins à la notion de style qu’au principe tonal du développement ou à la polyphonie, en tant qu’ils sont des modes de représentation rationalisée de la virtualité dans l’acte de composition – non dans celui de l’interprétation. Développer en musique consiste en effet à dévoiler une part des potentialités inhérentes à un ou plusieurs thèmes tout en les contraignant à un énoncé déductif qui articule logiquement les ramifications de sens avec l’exigence temporelle de la réalisation. L’opposition des deux approches tient donc à ce que le « logos musical » d’Harnoncourt accepte l’hétérogénéité comme paramètre de style et, ce faisant, la réduit à des micro-inflexions de formulation du discours et de son interprétation – la « prononciation » globale de l’œuvre –, mais la signification doit rester claire et univoque, selon le critère de compréhension. À l’inverse, le sens du melos de Jankélévitch, étranger à toute signification, ne se donne à percevoir que dans les structures sonores qu’il articule, permettant de prolonger ses objets – et, par voie de conséquence, de les rendre perceptibles – tout en les actualisant pour satisfaire au principe de progression qu’impose l’essence temporelle de l’œuvre.
39Par ailleurs, cette faculté de sens purement musicale, qui dépasse la construction rationnelle de l’œuvre, reparaît avec force lorsque certains compositeurs du début du xxe siècle proposent de concevoir la musique à partir de catégories et de matériaux immédiatement issus du monde réel pour échapper à l’inertie du paradigme tonal. La musique concrète en est l’exemple par excès, mais c’est à travers le « parlando » que Jankélévitch formule cette observation. En effet, si le mode vocal de la parole est par essence anti-musical, en ce que « les catégories univoques de la musique musicale fondent dans l’indétermination d’un portando où l’intonation soutenue n’a plus de sens et où le son en général devient approximatif54 », les œuvres convoquant cette technique restent fondamentalement expressives, et attribuent précisément la valeur de projection du réel à ce procédé. Comme le résume le philosophe,
« cette musique qui ne distingue plus entre chant et récit reste profondément musicale et intimement émotionnelle. C’est donc qu’au moment d’atteindre les choses en elles-mêmes, la voix de la nature elle-même, la vérité elle-même, et par conséquent l’ipséité de la vérité, la musique inexpressive redevient expressive ; sur le point de perdre son caractère musical, le réalisme extrême redevient musique55 ».
40Pour le philosophe, le musical surgit donc d’un paradoxe : l’œuvre ne se donne à percevoir que sous un mode de l’apparaître éminemment expressif – la composition altérant nécessairement le matériau pour lui conférer une qualité artistique qui dépasse le réel –, mais n’exprime rien, elle ne rend sensible aucune pensée, vérité ou signification intentionnelle. En tant qu’« “espressivo” inexpressif56 », elle n’est pas l’énonciation de l’indicible, comme le suppose Harnoncourt, mais de l’ineffable : dans la critique de Jankélévitch, l’indicible est une négation du langage, il est à la fois absence de chose à désigner et échec du discours qui n’a rien à nommer57. L’ineffable est au contraire un enchantement absolu, rapporté au divin, qui démunit le langage précisément parce que les objets le composant dépassent la faculté qu’a le logos de nommer les choses de manière univoque. C’est là le dernier niveau d’opposition de la musique au principe discursif. Au-delà de son impossibilité à transmettre une signification, sa construction ne peut être régulée par un modèle reposant sur la rétroactivité du critère de compréhension – l’œuvre n’est réalisée que si, et seulement si, le contenu signifiant qu’elle transmet est validé en seconde instance par l’agent récepteur, de sorte qu’elle ne lui apparaît en tant qu’œuvre que s’il est lui-même capable d’en désigner l’objet en retour.
41Le refus de l’application de la logique du langage à la musique, motivé uniquement par la critique de la signification et du logos, mène le raisonnement du musicologue à une difficulté indépassable sur le plan terminologique. Comme nous l’avons montré plus haut, le « discours » s’apparente avant tout à un mode d’organisation et d’articulation du contenu d’une pensée, déterminé par une progression méthodique. En ce sens, une œuvre musicale produite par un acte de composition se présente nécessairement sous la forme d’un discours : pour qu’elle soit perçue comme un tout, les éléments qui constituent son matériau initial doivent être confrontés les uns aux autres, de sorte à engendrer une articulation cohérente déployée dans le temps à mesure que la musique se donne à l’écoute.
42Or, si Jankélévitch ne discute jamais la perspective discursive sous l’angle de la composition structurale, le fait qu’il maintienne le terme « discours » pour signifier le contenu apparent d’une œuvre musicale écrite montre bien qu’il reconnaît, au moins indirectement, la double définition de la notion. Par extension, il reconnaît l’adéquation du mot à désigner la tendance de la composition à organiser et présenter la pensée de manière logique. Ce conflit terminologique est particulièrement sensible lorsque le philosophe introduit l’idée de « virtualité » du matériau comme vecteur de « profondeur » de sens dans la musique. Tentant de montrer que ces virtualités ne sont pas exprimées isolément dans chaque terme d’une proposition, à l’instar du système de signification du langage parlé, la démonstration tire sa conclusion de ce que le sens musical se dévoile au fil de l’écoute, par les rapports créés dans le temps entre les différents objets de la composition.
« Bien entendu ces possibilités ne sont pas à la lettre contenues ou conservées dans chaque membre de phrase, dans chaque fragment de la mélodie : car c’est le progrès même du discours qui les fait surgir au fur et à mesure, et qui nous fait conclure après coup à leur immanence58. »
43Le melos de Jankélévitch apparaît dès lors comme l’articulation d’un contenu sonore dont le sens est soumis à la logique, donc aux règles de construction du discours, mais son expression diffère radicalement du logos musical d’Harnoncourt en ce qu’il ne se situe pas à la rencontre de l’acte de pensée du compositeur, de la prononciation de la signification par l’instrumentiste et de la réception active de l’auditeur. Le melos agit principalement au moment de l’écriture, dans la mise en relation des sons et la prescription des objets de la composition.
Carl Dahlhaus : une approche philosophique de la discursivité en musique
44Notre étude ne peut néanmoins limiter cette brève exploration de la notion de discours musical aux positions le rapportant, dans un sens ou dans l’autre, au langage. À titre d’exemple, la pensée de Carl Dahlhaus soulève d’autres enjeux lorsqu’elle tente de l’évaluer comme un moyen esthétique pour assurer la cohérence du fait musical. D’après le musicologue allemand, le caractère langagier de la musique n’est pas fondamentalement problématique pour l’acquisition de son autonomie. En effet, c’est la nature logique de la composition – entendue au moins dans son acception structurale – qui assure à son expression une cohérence et permet de l’objectiver, tout comme l’agencement d’une pensée en un texte assure l’objectivation de sa signification. C’est pourquoi « le fait que la musique se présente comme un discours sonore, comme le développement de pensées musicales, justifie du point de vue compositionnel l’exigence esthétique que la musique doit être écoutée pour elle-même59 ».
45La notion de discours sur laquelle repose l’affirmation de Dahlhaus semble donc s’approcher du melos de Jankélévitch, en ce qu’elle dissocie les lois de formalisation de la pensée et la contrainte de signification, essentiellement corrélées dans le logos grec. Toutefois, son approche se différencie nettement de la critique du philosophe français car il n’oppose pas le « musical » au développement discursif ou langagier de la musique. Il érige au contraire la « logique musicale » comme un moyen de légitimation de l’acte de composition coexistant avec le système éloquent. Le recours au principe thématique dans les concerti de Vivaldi témoigne précisément de cette perspective : usant d’une ritournelle – pourtant rapportée « à la propositio d’un plaidoyer devant le tribunal60 » par Johann Mattheson – comme d’un thème, c’est-à-dire en la transposant, l’altérant et en développant individuellement les éléments qui la composent, le musicien italien établit une forme fondée sur la logique de la tonalité, spécifiquement musicale. Mais il ne rompt pas pour autant avec la justification esthétique de son œuvre portée par « la représentation pittoresque d’un programme ou d’un sujet61 », donc de la qualité éloquente et discursive de la musique. Aussi contradictoires que puissent paraître ces deux démarches sur le plan ontologique, la logique et le postulat d’un caractère langagier de l’expression de la musique éloquente ne semblent pas incompatibles pour la composition.
46Sur le plan historique, l’émergence même de la notion de logique propre à ce qui relève du musical témoigne également de ce que la pensée langagière – ou, plus largement, le principe aristotélicien de représentation, qu’il soit langagier ou pictural – n’exclut pas la spécificité du médium sonore dans son expression. Lorsque Johann Gottfried Herder associe pour la première fois la relation harmonique à une science logique similaire à celle employée par le poète62, il reconnaît certes qu’une partie du travail de composition obéit à des lois qui lui sont propres, mais il ne leur concède qu’une fonction secondaire. Selon lui, la perception d’une musique est avant tout dirigée par les sentiments qu’elle suscite puis par la mélodie, premier niveau d’écoute du rapport établi entre les sons « par la relation de leur succession agréable à l’oreille, efficace sur l’âme63 ».
47On voit donc bien que, si la musique reste assujettie à la mimésis, elle contient toujours en elle-même les conditions de son émancipation vis-à-vis du modèle de la représentation, ainsi que les conditions de son autonomisation esthétique. La fonction de la logique dans l’évaluation de l’essence du musical devait dès lors devenir graduellement prépondérante. D’après Dahlhaus, la première attention véritable donnée aux effets des lois qui gouvernent les rapports entre les sons sur le contenu de la musique revient à Johann Nikolaus Forkel. Ce dernier ne considère plus l’harmonie comme un élément secondaire de la musique, accessible à son seul « exégète philosophique », dont l’étude porte sur la construction technique de l’œuvre. Il lui accorde le pouvoir d’une influence directe sur le contenu de sentiments par laquelle émanent des affects plus différenciés et une expression « plus définie64 ».
« C’est cette régulation harmonique des rapports entre les sons [que Forkel] nomme “logique musicale”, puisqu’à travers elle, en musique, les signes d’une émotion sont installés dans une relation vraie […], tout comme les signes pour les objets et ou les représentations le sont dans le langage65. »
48Considérée par Herder comme extérieure aux forces constituantes de la musique dans sa dimension artistique, l’harmonie s’impose ici comme une composante nécessaire de l’expression et de la bonne représentation des affects qu’elle est censée véhiculer. Dans ce contexte, le passage d’une musique assujettie à la mimésis vers une musique esthétiquement autonome n’apparaît pas tant relatif à une rupture radicale vis-à-vis du principe d’éloquence que comme une réévaluation des forces constitutives de l’œuvre.
49Dahlhaus met ainsi en évidence un aspect premier du modèle discursif esquissé dans son étude de la musique absolue : la capacité du discours musical à s’adapter à différentes finalités, qu’elles lui soient attribuées de l’extérieur ou qu’il les implique intrinsèquement. Cette observation n’est pas nouvelle car elle reprend notamment l’un des aspects principaux de la théorie d’Eduard Hanslick : si la thèse de la représentation, constitutive de la conception poétique aristotélicienne de l’Art, est étrangère à l’essence de la musique, cette dernière n’en est pas pour autant exclue de l’expression musicale, sous le régime de la contingence66. C’est pourquoi Dahlhaus ne juge pas le passage de la musique éloquente à la musique absolue comme un infléchissement qualitatif, contrairement à ce que proposent Jankélévitch et Harnoncourt : pour lui, interroger le discours musical revient moins à discuter la légitimité d’une conception discursive de la musique en fonction d’une prise de position préalable vis-à-vis de l’influence du langage dans les critères d’évaluation de ce qui est musical, qu’à souligner une certaine évidence de la fonction du discours dans l’expression du pur phénomène musical, qu’il soit adossé à un dogme de la représentation ou qu’il soit considéré comme un objet esthétique autonome.
50En outre, la position critique estimant que le musical est strictement opposé au langagier ne semble pas recevable pour le musicologue allemand. En effet, s’il n’existe « aucun rapport nécessaire entre [les idées se rapportant à des concepts] et de belles combinaisons de sons67 », il n’en reste pas moins que la musique peut esthétiquement supporter l’analogie avec le langage sous certaines conditions. Penser la musique comme un mode d’expression autonome exclut certes le régime de signification, mais ne la limite pas à son seul phénomène sonore. L’élaboration d’une œuvre est une activité de l’esprit dans toutes les disciplines artistiques. C’est seulement à ce titre que la musique absolue peut prétendre au Beau que décrit Hanslick : les rapports établis entre les sons ne relèvent pas d’une détermination mécanique, ils sont légitimés par l’imagination du compositeur, de sorte qu’ils ne s’épuisent jamais complètement dans le phénomène.
51Or, en tant que représentation sensible d’une pensée abstraite, la musique peut se conformer à une définition philosophique du langage. Ce que Dahlhaus nomme alors « un “esprit” de la langue68 », à la suite de Humbolt, relève précisément de la logique du discours lorsqu’elle est envisagée au-delà du système de communication de concepts du langage signifiant. Le principe thématique au fondement du paradigme tonal est la manifestation la plus évidente de ce caractère. C’est ce que Hanslick affirme indirectement en reconnaissant une fonction esthétique au thème, alors pensé comme idée principale du développement musical. En effet, « l’invention d’une mélodie déterminée69 » constitue, pour le philosophe, le matériau atomique de toute composition, en ce qu’il lui semble impossible d’identifier un élément qui révélerait aussi immédiatement sa richesse idéelle dans sa forme sensible :
« La beauté d’un thème simple et indépendant se révèle au sentiment esthétique avec une immédiateté qui n’admet d’autre explication que la conformité intime du phénomène à son but, l’harmonie de ses parties, sans référence à un élément extérieur70. »
52La musique apparaît donc comme un processus logique à la faveur de sa prédétermination mélodique, articulant un matériau concret, issu d’opérations techniques propres au medium sonore, et un sens, caractérisé par un thème et l’exposition du réseau de relations qu’il contient en propre. Mais la dimension discursive attenant à ce modèle n’est pas seulement autorisée par la nature esthétique de la création musicale. Le phénomène sonore tend lui aussi à imposer une logique de sens. L’expression musicale est intrinsèquement liée à une ambiguïté qui fait sa spécificité sur le plan ontologique : si « la musique est transitoire » – « elle passe, au lieu de s’exposer à la contemplation71 » –, en tant qu’art, elle reste « un objet esthétique, c’est-à-dire un objet pour la contemplation esthétique72 ». Il doit donc exister un mécanisme d’objectivation du phénomène a posteriori qui puisse garantir sa forme. Pour Dahlhaus, ce dispositif passe par la mémoire, qui seule peut compenser le caractère évanescent du son.
« Son objectivité [celle de la musique] ne se révèle toutefois pas tant de façon immédiate qu’indirectement : non au moment même où elle retentit, mais seulement lorsqu’à la conclusion d’un phrasé ou de l’une de ses parties, l’auditeur faire retour sur ce qui s’est évanoui et se le remémore comme une totalité close73. »
53La clôture de l’œuvre sonore n’est donc pas matérielle, comme c’est le cas dans les disciplines plastiques, mais abstraite ; elle s’offre à l’oreille à partir de l’exposition et de la perception des rapports qui composent la structure et de leurs fonctions. Le musicologue souscrit ici à conception « spatiale » du discours musical, qui s’écarte de la conception traditionnellement admise de la musique absolue : quand Hanslick oppose à la conception langagière la nature temporelle de la musique, Dahlhaus reconnaît à la spatialisation de la pensée – modèle tiré de la pensée conceptuelle – la possibilité de fournir à l’esprit une forme distanciée qu’il peut contempler à loisir sans l’altérer. Dans cette perspective, le sens ne caractérise pas seulement l’articulation des idées – la dimension textuelle de la musique – mais également la qualité de perception de ces nœuds d’articulation. Reparaît finalement le critère de compréhension propre à la musique éloquente, à la différence qu’il est ici entièrement développé dans le medium sonore et ne vise plus à garantir la régulation de l’expression par une signification extérieure. Dès lors, le sens musical n’est pas unilatéralement contenu dans son écrit. Il est « intentionnel », en ce qu’il « n’existe que dans la mesure où l’auditeur le saisit74 ». À nouveau, la musique supporte l’analogie avec le langage, au moins dans sa conception philosophique.
Le moment esthétique de la musique absolue et le formalisme d’Hanslick
54L’étude du premier moment esthétique de la musique à laquelle se livre Dahlhaus met enfin en exergue une légitimation de la discursivité par l’exigence stylistique de l’esthétique de l’expression qui constitue, avec le formalisme d’Hanslick, l’un des principaux moyens de penser l’autonomisation du musical à la fin du xviiie siècle. L’idéal compositionnel soutenu par ces tendances vise en effet à détourner la création de sa fonction de représentation à partir de l’infléchissement « objectif » de son éloquence : la composition ne vise plus à retranscrire un contenu de sentiments dictés préalablement par un support figuratif ou textuel, mais devient le produit d’une expression directe, entendue comme la manifestation d’un étant musical. Autrement dit, ce n’est pas le compositeur qui se livre subjectivement à travers le matériau qu’il arrange ; le moi qui s’affirme est « l’analogon du “moi lyrique” de la Poésie75 ». De fait,
« si la musique aspire à devenir éloquente et expressive, comme la langue (et le principe d’expression est depuis le xviiie siècle l’agent de son histoire), il lui faut pour être comprise forger tout d’abord des formules. […] Mais il appartient par ailleurs à l’expressivité, qui est un “épanchement du cœur” et une expression de l’intériorité propre, qu’on évite tout ce qui est habituel et semble aller de soi76 ».
55L’expressionisme pense donc l’acte compositionnel en tension permanente entre le primat stylistique, requérant l’individualisation et le caractère unique de chaque œuvre – et, par extension, de chaque exécution –, et l’obligation de la convention qui régule l’expression et lui confère son statut esthétique, en tant que phénomène sonore articulé à une pensée musicale. Or, cette dualité fait écho au régime rhétorique classique du style. Celui-ci définit la composition comme un acte d’actualisation et de transformation des catégories préétablies assurant par elles-mêmes la cohérence, l’équilibre et la clôture du texte. C’est précisément par cette rhétorique spécifique que se fait jour la libération de la musique en tant que discipline artistique. En ordonnant au compositeur de rejeter sans cesse des formules consacrées pour en inventer de nouvelles qui ne sont pas encore identifiées et référencées dans la mémoire commune, l’éloquence de ce système mène inéluctablement à l’effondrement du registre de significations auquel elle avait précisément inféodé la musique au cours des siècles précédents.
56Le moment esthétique qu’envisage Hanslick renouvelle la fonction attribuée au discours dans le processus de création. Celui-ci n’agit plus comme un moyen de régulation contraignant l’expression à partir d’un ensemble d’états d’âme ou de concepts identifiés au préalable. Au contraire, il maintient l’œuvre à l’écart de toute production de sens qui lui est étrangère, en exigeant du compositeur qu’il entretienne son développement avec des idées musicales toujours nouvelles. Il ne préserve les instances de la composition qu’à la condition qu’elles soient suffisamment altérées pour en déduire des objets inédits. Le principe d’évolution qui préside l’invention garantit en outre la fonction sociale de la musique et sa cohérence : l’émancipation du sens s’y effectue progressivement, à mesure que les œuvres articulent un matériau de plus en plus « musical » et l’affirment comme la dérivation objective des règles de la composition.
57Si Hanslick adopte une posture plus radicale pour promouvoir la musique absolue, revendiquant une rupture franche avec les dogmes musicaux antérieurs, qu’il rejette a priori sans concession, le formalisme semble pourtant s’accommoder lui aussi de la dialectique du style et de la discursivité afférente. Que l’œuvre se libère des intentions du compositeur dès l’instant où elle est écrite n’empêche pas qu’elle est issue d’un processus intellectuel, s’adressant depuis un esprit humain à un esprit humain. Le créateur laisse alors des traces de son individualité dans la composition. Toutefois, en tant que vestiges des choix effectués par le compositeur dans le but de construire une « forme objective77 » de la pensée, ces traces ne peuvent être investies d’un intérêt esthétique qu’à la condition qu’elles soient comprises « comme déterminités musicales, comme caractère de la composition, et non du compositeur78 ».
58Le « style » intervient donc dans la pensée du philosophe allemand comme épithète de la composition dans le processus de création ; il est un critère d’évaluation de la qualité d’une œuvre en tant qu’il agit au-dessus de l’articulation du matériau et de la structure, conférant l’attribut artistique à la forme. Cette « loi supérieure aux seules proportions, que le changement d’une seule mesure, impeccable en elle-même mais en désaccord avec l’expression du tout, suffit à compromettre79 », fait donc directement écho au principe rhétorique du discours que nous avons évoqué plus haut.
59Bien que le fondement de la musique autonome repose sur une refonte de la conception du texte musical, Hanslick n’oublie pas de questionner la nature de l’interprétation en lien avec cette approche discursive inédite. En effet, le rejet du primat de la transmission de signification extérieure sur l’expression, conséquence de l’avènement d’une production de sens spécifique à la musique, rend caduc le système langagier de l’interprétation. L’effectuation d’une œuvre ne peut plus être entendue comme une tentative de restitution d’un sens métaphysique ; moins encore comme un procédé éloquent de persuasion. Dans le contexte du formalisme, l’exécution d’une œuvre acquiert une véritable fonction de réalisation car elle concrétise en une forme sensible et dynamique l’objet intellectuel figé par le compositeur. L’interprétation est alors déterminée comme la manifestation d’une activité à la fois double et unique : l’établissement du texte musical dans lequel s’efface les intentions initiales du compositeur dès l’instant où elles sont façonnées par la pensée, en vertu de l’accession de l’œuvre au « moi Poétique » impersonnel du moment esthétique de la musique ; l’activité de l’interprète qui fait jaillir de son propre esprit cette production de sens dans un mode d’apparaître intelligible pour l’auditeur, remplissant l’instant de l’objet atemporel dont le compositeur lui a donné la charge.
60Loin de s’affranchir complètement de la légitimation qu’assurait le régime de signification imposé par la mimesis à l’expression musicale, la musique absolue et le formalisme de Hanslick s’appuient fondamentalement sur le système des idées pour accéder à une véritable esthétique de la musique. Toutefois, si l’auteur du Beau Musical n’interroge pas clairement le statut du logos dans la création musicale, c’est précisément parce qu’il conçoit le discours sonore non comme un mode de transmission de significations mais comme l’essence même de la manifestation sensible d’une activité de l’esprit. Cet « esprit de la langue » mentionné par Dahlhaus est alors moins la cause de l’expressivité de la musique que son effet. La problématique du discours ne se situe pas au seuil de la définition de ce qui est musical, ainsi que sa fonction régulatrice l’impose dans la pensée de l’éloquence, par exemple. Elle résulte plutôt de l’observation de ce qui est spécifique à ce médium, sa cohérence et son dispositif esthétique global. Le moment esthétique de la musique prescrit de lui-même la contrainte logique, en tant que celle-ci est l’outil le plus adéquat pour penser la pluralité d’un acte de l’esprit et sa réalisation sensible.
61La problématisation du discours musical qui se manifeste dans ces trois approches, représentatives des grandes tendances esthétiques dans les corpus antérieurs à la modernité, ne se limite pas au renouvellement de principes d’engendrement de l’œuvre, mais elle se heurte systématiquement à l’évaluation ontologique de la musique. Bien que la réification du dispositif signifiant, qui transparaît de l’idée de musique éloquente néobaroque défendue par Harnoncourt, et la critique de cette tendance, formulée par Jankélévitch, n’envisagent pas l’interrogation du fondement « musical » de la musique au centre de leur démonstration, à la manière du Formalisme d’Hanslick, elles aboutissent pourtant à la même difficulté, qui ne se résout que dans une tentative de définition de l’essence du musical.
62L’état du discours et de la discursivité que revendique la musique absolue, dont hérite la modernité viennoise, surgit alors comme une véritable problématique pour la composition. En effet, l’inertie d’une conception formelle rhétorique issue de la tonalité est devenue incompatible avec la pensée musicale libérée du caractère langagier que lui a imposée la pratique utilitariste depuis l’Antiquité, préfigurant une crise majeure dans la composition. Le matériau, qui n’a cessé de progresser, ne peut plus s’accommoder de l’œuvre objectivée et rationnalisée, instaurée dans le prolongement de sa qualification en tant que discipline artistique. Il impose une réévaluation de l’engendrement de la structure du texte à chaque instant de sa composition. Dès lors, la distinction entre la discursivité et le discours se présente au compositeur comme une crise face à laquelle il endosse une nouvelle responsabilité critique.
Vers un épuisement logique du discours musical
63Le statut de la logique musicale nécessite d’être intégralement repensé au contact de la modernité, consécutivement à la perspective d’une autonomisation du musical et de l’abandon du paradigme tonal attenant à une conception langagière de l’expression. L’écueil majeur du renouvellement romantique des modes discursifs tient en effet au refus de dissocier a priori le principe de discursivité et l’engendrement du discours dans un système de pensée. Ce paradoxe surgit d’emblée dans la perspective formaliste du philosophe allemand, le moment esthétique de la musique étant dérivé d’une conception rhétorique généralisée du discours. Dès lors, l’infléchissement des lois de la composition, rendu nécessaire par l’effondrement de la tonalité et la recherche d’une expression musicale retrouvée, se confronte à l’aporie du discours, entendu comme forme sensible de la pensée rationnelle, dans une musique discursive a priori. Il met en cause le statut de l’œuvre et, par extension, sa nature temporelle. C’est à partir de cette difficulté que Theodor W. Adorno entreprend de repenser la notion de logique musicale, en lien avec les tendances compositionnelles de la Seconde École de Vienne.
Une réévaluation « par le bas » de la cohérence de l’art : Adorno et le concept de logicité
64À l’instar de Dahlhaus, Theodor W. Adorno consacre une part importante de ses réflexions sur l’art à la problématique de la légitimation des modes d’expression et d’articulation du matériau, particulièrement dans ses derniers écrits. Il adresse notamment un chapitre de la Théorie esthétique à l’évaluation esthétique et critique de ce qui apparaît comme une nécessité discursive de l’art, sous l’intitulé « Cohérence et sens80 ». Ce n’est cependant jamais sous l’angle du « discours » que la question y est abordée – le mot n’apparaît pas dans le raisonnement – mais sous celui d’une « logicité » de la musique, dont le philosophe présente les traits principaux dès l’introduction. Toute œuvre, en tant qu’elle est justement œuvre d’art, est soumise à une dimension logique, malgré le fait qu’elle n’appartienne pas au domaine de l’expression d’une signification, « des concepts ou des jugements81 ».
65Dans le cas de la musique, cette logique s’impose selon deux principes. En premier lieu, la composition est régie par la dialectique de l’identique et du non identique, « du même et de l’autre82 » pour reprendre l’expression d’Anne Boissière. Elle est prioritairement un ars combinatoria fondé sur le principe thématique, étant entendu que ce dernier désigne un processus dialectique pris entre l’ordonnancement du matériau, à partir des rapports de force qui se jouent entre ses éléments constitutifs, et la conscience temporelle que la musique a d’elle-même, instaurant nécessairement l’idée d’une progression et d’une reconfiguration dynamique de la forme. En ce sens, Adorno place la discursivité au fondement artistique de la musique : c’est seulement en tant que devenir formel évoluant au plus près des contraintes imposées par son contenu que le raisonnement musical peut prétendre à son objectivation.
66Le philosophe ne tient toutefois pas la cohérence logique pour la seule finalité de la musique. De fait, si « l’aspect rationnel83 » est nécessaire à l’œuvre, il tend dans le même mouvement à éloigner celle-ci de son essence artistique. L’œuvre d’art ne peut se satisfaire de la « médiocrité84 » et elle doit, pour cela, se refuser à la généralité. La composition qui se restreint à sa construction architectonique, aussi juste soit-elle, cède devant cet élément de tension et se limite à un objet superficiel qui reste étranger à l’esprit. La logique contient donc en elle les conditions de sa liquidation. Si elle permet d’objectiver la pensée, elle risque également de la neutraliser et, partant, de disparaître : le principe d’articulation logique ne se légitime que lorsqu’il accorde des forces antagonistes. C’est ce qu’affirme le philosophe lorsqu’il écrit :
« Ce qui est uniquement et parfaitement cohérent ne constitue pas une cohérence. Ce qui n’est rien d’autre que cohérent, privé de tout élément à former, cesse d’être quelque chose en soi et dégénère en “pour-autre-chose”, c’est-à-dire en polissage académique. Les œuvres académiques ne valent rien car les composantes que devrait synthétiser leur logicité n’engendrent aucune impulsion antagoniste et n’existent en fait absolument pas. Le travail de leur unité est superflu, tautologique, et dans la mesure où cette unité se présente comme unité de quelque chose, ce travail est incohérent85. »
67La configuration logique dialectique que désigne la notion de logicité s’inscrit donc dans le prolongement du moment esthétique de la musique pensé par Hanslick. L’idée selon laquelle la cohésion de l’œuvre est sans cesse mise à l’épreuve de la conservation des tensions et des contradictions des éléments – qu’elle doit pourtant synthétiser – interdit en effet tout recours à des règles d’organisation qui ne seraient pas immanentes, indiquées par le contenu : les idiomes extérieurs ne peuvent légitimer la musique car ils ne sont pas effectifs en elle. C’est là la définition qu’Adorno donne à la forme esthétique, en tant qu’elle est « la cohérence des artefacts – aussi antagoniste et brisée soit-elle – par laquelle toute œuvre d’art réussie se sépare du simple étant86 ». Or, contrairement à la conception rhétorique qui se manifeste encore dans l’idée de musique absolue, cette approche de la forme ne se satisfait pas d’une simple analogie avec le langage. Elle entretient un rapport complexe avec lui, mettant en cause le fondement même de l’expression « discours musical ».
68Le dispositif esthétique par lequel le philosophe accède à cette pensée est certes éminemment corrélé au caractère langagier historiquement à l’origine de toute forme d’activité humaine. En premier lieu, la distinction du contenu compris comme « tout ce qui a lieu dans le temps87 » et du matériau qui, hors temps, fournit le support sur lequel repose l’actualisation de la décision qui forme ce contenu, reproduit rigoureusement le schéma fonctionnel de présentation de la pensée, à l’instar de « l’esprit de la langue » dont parle Dahlhaus. De plus, le triomphe de l’esprit sur le réel, qui permet à l’œuvre de transcender sa réalisation matérielle, reprend également le modèle conceptuel de la discursivité en un sens similaire à celui observé par Dahlhaus lorsqu’il propose d’étudier l’émergence d’une logique spécifique au moment esthétique de la musique. Selon Adorno, la possibilité d’exprimer accordée à l’art surgit de facto d’une réappropriation du langage, non plus envisagé « en tant que médium de l’art » mais comme un « caractère de langage » intrinsèque. Le philosophe va d’ailleurs plus loin car il considère le principe d’ordonnancement discursif comme un critère de l’expression artistique. C’est, du moins, ce qui apparaît dans la définition dynamique de la forme à laquelle il se livre dans la Théorie esthétique :
« Les œuvres d’art ne se rapprochent de l’idée d’un langage des choses que par leur propre langage, par l’organisation de leurs éléments disparates ; plus elle est articulée en soi sur le mode syntaxique, plus elle devient expressive dans tous ses moments88. »
69Pour autant, la logicité résiste à la fixité et l’universalité qu’impose la science du discours. Étant libre de tout concept et de tout jugement, elle autorise des situations que la logique langagière reléguerait au rang de non-sens ou d’illogisme et n’accepterait pas. Le sens d’une œuvre musicale réside moins dans sa proximité avec l’ordre des choses du réel que dans le respect de ses intentions, celles qui assurent sa cohérence rationnelle. Le philosophe identifie ainsi deux types de sens pouvant opérer dans l’art, le sens « théologique » et le sens « esthétique89 ». La dissociation des deux dimensions du dispositif logique langagier – la signification et la discursivité – se manifeste particulièrement dans le paradoxe que soulève la modification des paradigmes de l’art à l’origine de la modernité.
70La volonté de libérer la pensée créatrice des schémas structurels traditionnels s’est heurtée, dans ses premières réalisations, au phénomène d’accoutumance des règles d’organisation de l’esthétique classique qui apparaissaient comme « naturelles » du fait de leur inertie, quel que soit le medium artistique. C’est pourquoi les œuvres musicales produites à partir de la remise en question des fonctions de la tonalité, pourtant devenues caduques, pouvaient être considérées comme étant déséquilibrées ou « superficiellement plus alogiques90 » alors même qu’elles réinstauraient un régime de composition conçu au plus près du matériau. Paradoxalement, ce sont les œuvres dont le contenu se limite « aux schémas et aux formules généralement préétablis de type conceptuel91 » qui revêtent l’apparence de l’équilibre logique, bien que ces formules ne répondent à aucun principe de causalité et ne souscrivent à aucune unité en profondeur.
71L’observation que fait ici Adorno pointe moins le caractère aporétique de la logicité qu’elle n’affirme la possibilité qu’a l’art d’être critique vis-à-vis de lui-même. Si le sens esthétique garantit en effet l’autonomie de l’art vis-à-vis du système signifiant qui le dirigeait à son origine, il peut dès lors se retourner contre les conventions de son « sens théologique » sans s’exposer au déséquilibre et à l’effondrement de sa structure. Partant, il peut exprimer autant l’illogisme de façon sensée que faire du relâchement de la logique son argument fondamental. Par un mouvement dialectique, la destruction de l’unité se constitue alors en cohérence ; si elle est purement intentionnelle, la discordance des parties, le refus d’articuler l’ensemble des éléments de la composition en un énoncé synthétique ne signifie pas nécessairement que l’œuvre ne puisse accéder à l’unité du tout.
Vers une discursivité musicale dialectique : logique de l’œuvre, logique du matériau
72Ce procédé déduit de la technique du montage et de la « construction technologique qui est profondément liée à elle92 » tend toutefois à se retourner en son contraire : il laisse entrevoir la liquidation de la conception discursive de la manifestation sensible de l’art, particulièrement dans le cas de la musique. Si « tout élément non intégré est comprimé par l’instance supérieure de la totalité, de sorte que celle-ci provoque de force la cohérence des parties qui fait défaut et redevient évidemment par là même apparence de sens93 », l’articulation de tous les objets contradictoires internes à la structure ne semble pas aussi nécessaire que ce que le raisonnement à l’origine du concept de logicité laissait entendre. C’est alors l’idée même de discours dans les arts temporels qui devient problématique. Celle-ci réside en effet tout autant dans la tension qui surgit de la mise en rapport des éléments non intégrés et du matériau dans et par le système qui régit la composition, que dans le dynamisme induit par la tentative de résolution de cette tension. La neutralisation qui s’élève depuis le niveau du détail, opérée par la force unificatrice du tout, tend donc à compromettre cette dynamique.
73Or, un tel état d’instabilité est essentiel aux arts du temps. En premier lieu, c’est lui qui assure l’extension temporelle de l’œuvre, les éléments non intégrés agissant comme des impulsions qui activent le processus d’articulation et prolongent ainsi la présentation de l’idée et sa contemplation esthétique. Mais il assure aussi la clôture de l’œuvre et l’intégrité de la totalité car l’articulation est orientée vers un but : celui de l’équilibre et du statisme retrouvés qui, une fois atteints – ou considérés comme étant atteints – appellent à la conclusion du discours. C’est pourquoi la démonstration du philosophe parvient à la conclusion suivante :
« L’art le plus exigeant tend à dépasser la forme comme totalité et aboutit au fragmentaire. C’est sans doute dans la difficulté de finir que connaissent les arts temporels que s’annonce avec la plus grande insistance le problème de la forme […]. Une fois débarrassée de la convention, aucune œuvre d’art ne peut manifestement plus conclure de façon satisfaisante, alors que les dénouements traditionnels se contentent de faire comme si, avec le point final dans le temps, les éléments de l’œuvre constituaient en même temps la totalité de la forme94. »
74Cette problématique est particulièrement sensible dans le cas de la musique moderne. Avec l’effondrement de la tonalité, la forme générale s’est peu à peu accommodée de tout ce qui subsistait dans la composition comme élément inaltéré par la médiation de l’écriture, résistant à l’intégration. La suspension de la fonction structurale de l’harmonie entreprise par Debussy à la suite de l’hyperchromatisme wagnérien introduisait en effet la possibilité d’appréhender les composants expressifs du discours selon une fonction constructive. Puisque ces composants étaient alors pleinement intégrés, les opérations d’articulation visant à faire correspondre dynamiquement une réponse d’ordre logique à un signal expressif devenaient superflues ou explétives. Le discours musical se privait finalement d’un de ses principaux moyens d’extension temporelle : en se satisfaisant de tout ce qui lui parvenait auparavant comme dis-sonant95, la musique atonale renonçait à la part de contingence que ces objets étrangers étaient susceptibles de lui fournir pour prolonger sa présentation, sans risquer toutefois l’épuisement, ni céder à la redondance. « L’émancipation de la dissonance96 » que revendique Arnold Schoenberg dans sa méthode dodécaphonique parachève cette « extension de l’intelligibilité97 » et, en conséquence, se heurte directement à la question de la légitimation de l’enchaînement des parties en l’absence de références harmoniques fonctionnelles. Ainsi que le résume le compositeur viennois,
« il devenait bien difficile de satisfaire à tous ces impératifs, analogues à ceux que requièrent dans un livre la ponctuation des phrases, la subdivision en paragraphes et la répartition en chapitres, en employant des accords dont la valeur constructive n’avait pas encore été élucidée. En conséquence, il parut impossible de composer des morceaux de structure compliquée ou de grande longueur98 ».
75Le constat que dresse Schoenberg est certes attendu si l’on reconnaît que l’abandon des schémas formels ayant prévalus durant la majeure partie de l’Histoire de la musique ne peut être immédiatement compensé par des systèmes capables de soutenir des proportions similaires. Il serait pourtant inexact de minimiser cette problématique au titre d’une période transitoire comprise entre la dislocation d’un paradigme ayant conditionné la pensée depuis son origine et l’avènement de nouvelles procédures toujours en gestation. Elle est par essence contenue dans le projet de la série et, ce faisant, caractérise la discursivité des œuvres se revendiquant du sérialisme : selon les mots du compositeur, « on ne doit pas utiliser plus d’une série dans une même œuvre, parce que la même note se trouverait répétée trop tôt dans deux séries différentes contigües » et « l’effet d’unité s’en trouverait amoindri99 ».
76Notons que l’aporie qu’Adorno met en évidence, qui se cristallise en l’inadéquation de la conduite discursive dans l’idéal d’une musique pourtant intégralement pensée selon le critère logique, tend à expliquer à elle seule l’absence remarquable du terme « discours » dans le chapitre de la Théorie esthétique consacré à la cohérence, le sens et la logicité de l’art. La réévaluation critique de l’objectivation de l’œuvre par sa logicité, c’est-à-dire par l’ensemble des catégories substantielles qui organisent la présentation des idées et la médiation de l’esprit dans l’établissement de la forme, entraîne par voie de conséquence la réfutation du discours comme forme sensible idéale pour la discursivité. La modernité musicale ne peut donc plus se satisfaire d’une approche statique du rapport entre le niveau local et la structure générale, mais doit désormais reposer sur une conception évolutive de la forme.
77Le renouvellement du discours musical dépend alors d’une réévaluation dialectique permanente des forces structurantes émergeant au cours de la composition, afin de ne pas reproduire l’écueil d’une construction unilatérale devenue éminemment problématique. La réification du matériau mène certes à la libération de l’expression consécutive à l’abolition des schémas discursifs préformés. Mais elle révèle de facto son incapacité à engendrer des structures étendues dans le temps. À l’inverse, hypostasier la logique de l’œuvre prolongerait l’assujettissement du matériau et limiterait l’expression au détail dans le processus d’articulation des éléments intégrés et non intégrés de la composition. L’approche esthétique d’Adorno vise donc à établir une relation organique entre les parties et le tout, médiée par une logique conçue « comme refus de l’être et de toute position thétique100 » dissociant la logique de l’œuvre et la logique du matériau pour favoriser leur reconfiguration critique.
78Le dispositif esthétique complexe que le philosophe désigne par la notion de « logicité » réaffirme par ailleurs l’appartenance de la musique aux disciplines de la pensée et du logos. La thèse dialectique qu’il formule tend en effet à reproduire le schéma du caractère langagier qui subsiste en dernière instance dans la musique, au-delà des équivalences structurelles de surface imposées par la pensée éloquente classique. Comme le rapporte Dahlhaus, le sens profond de la musique ne provient pas de l’analogie entre les configurations syntaxiques des deux domaines, il est une production de « la rencontre – c’est-à-dire la dialectique – de l’élément expressif-gestuel et de l’élément syntaxique-formel101 », de la forme sensible et de l’esprit dans la réalisation de la pensée. La logique organique d’Adorno déplace cette rencontre dans un cadre réflexif exclusivement musical et parachève ainsi la démarche entreprise par les penseurs de la musique absolue. Ceux-ci n’ont pas réévalué la construction de l’œuvre, acceptant qu’elle repose encore sur une acception rhétorique élargie, « dé-conceptualisée » du discours : le moment esthétique que revendique Hanslick se focalise sur la libération du matériau, mais ne remet pas en question le postulat de l’engendrement de la forme, toujours dirigée par la loi de déduction rationnelle, la fixité du raisonnement, le goût de la formule et la fonctionnalisation syntaxique des objets de la composition. Adorno ne refuse évidemment pas ces moyens techniques à l’acte d’écriture. En revanche, il les inscrit dans une réflexion critique que l’œuvre porte sur elle-même et les déchoie ainsi de leur caractère structurant a priori. Ces procédés hérités participent au matériau car ils se présentent au compositeur comme des objets complexes nécessitant la médiation de l’écriture pour s’insérer dans la composition.
Modernité musicale et crise de la logique de l’œuvre
79L’émancipation de la logique de l’œuvre vis-à-vis des schémas préétablis hérités des pratiques signifiantes et fonctionnelles de la musique apparaît comme l’une des difficultés principales dans l’établissement des projets esthétiques libérés de la tonalité. Nous l’avons déjà dit, Schoenberg est pleinement conscient de l’obstacle au déploiement temporel de la musique que représente sa méthode de composition avec douze sons. Le principe de la série, qui garantissait une rupture définitive avec le paradigme tonal en interdisant la hiérarchisation des sons et, partant, leur fonctionnalisation selon une échelle préétablie, devait nécessairement restreindre les possibilités d’articulation. Ainsi Schoenberg conseille-t-il dans l’essai prescriptif intitulé « La composition avec douze sons » :
« Doubler une note, c’est mettre l’accent sur elle et mettre l’accent sur une note risque de la faire prendre pour une note importante, voire une tonique. Il faut proscrire tout ce qui peut risquer d’amener pareille interprétation. Même la plus petite réminiscence de l’écriture tonale causerait ici la confusion, car elle créerait un faux sentiment d’attente de certaines conséquences et de certains prolongements. L’usage d’une tonique est un leurre si l’on n’en tire pas toutes les conséquences qui sont liées aux parentés inhérentes à la tonalité102. »
80C’est précisément la raison pour laquelle une œuvre doit idéalement exploiter une série unique ; dans le cas où l’écriture envisagerait de prolonger la composition en recourant à plusieurs séries hétérogènes, elle devrait alors trouver des moyens d’articulation étrangers aux possibilités mêmes du matériau et risquerait de convoquer des techniques issues de la tonalité sans pour autant en explorer les conséquences de manière logique. Une telle musique serait alors déséquilibrée et son unité immanquablement affectée. Par ailleurs, ce qui est ici valable pour le matériau l’est également pour la forme. Carl Dahlhaus montre en effet que la notion théorique désignée par le compositeur viennois sous l’expression « prose musicale » vise à appliquer les principes de l’émancipation de la dissonance dans les strates syntaxiques de la musique, prioritairement le rythme et la mélodie. Selon le musicologue, Schoenberg estime en effet que « les idées mélodiques doivent être fondées en elles-mêmes et trouver leur sens sans l’appui des symétries et des correspondances, à l’instar des dissonances privées de leur résolution103 ».
81La libération de la syntaxe musicale est alors légitimée par le critère de concision que requiert la Nouvelle Musique dès lors qu’elle refuse la convention et qu’elle prétend à l’expression du contenu de vérité des œuvres. Si la prose musicale « doit viser à assurer la présentation directe et franche des idées, en proscrivant la marqueterie, le rembourrage et les redites104 », elle s’oppose d’emblée aux formes rationnelles du discours, car celles-ci reposent sur des exigences d’intelligibilité qui ne surgissent pas du matériau. Aussi problématique que cette définition puisse paraître sur le plan théorique105, elle ne révèle pas moins la volonté de Schoenberg d’envisager la forme musicale comme processus et de limiter ainsi le recours aux schémas compositionnels classiques, qui contraindraient violemment le matériau afin de le faire correspondre à un équilibre syntaxique purement géométrique.
82Toutefois, la théorie de la « composition intégrale106 » se confronte d’emblée à l’écueil majeur du paradoxe instauré au titre d’une nouvelle responsabilité dans l’acte d’écriture. Le primat de la substance sur la forme induit en effet une tendance à la condensation de l’expression et à la concision qui, menée à l’extrême, menace la constitution de la musique en tant que discipline artistique temporelle – dont l’affirmation était pourtant la condition de son émancipation. Anton Webern fait pleinement l’expérience de cette aporie qu’il explore à travers tout son Œuvre, avant même ses premières expérimentations dodécaphoniques.
83À partir des Cinq mouvements pour quatuor à cordes op. 5, l’affranchissement de la symétrie, de la répétition et des structures métriques, dynamiques et modulantes, imposées par le régime de tension-détente de la tonalité, initie une mutation irréversible du discours musical vers l’aphorisme. La cohésion de l’œuvre ne dépend plus de la correspondance entre l’idée et les structures syntaxiques de sa présentation, médiée par le langage musical, comme le suggère encore l’idée de prose musicale chez Mahler ; elle implique désormais le renoncement strict à tout procédé de « formulation » qui prolongerait artificiellement l’énonciation du matériau et en altérerait nécessairement la substance. Or, si tout ce qui n’est pas immédiatement contenu dans les relations internes au matériau doit être exclu de la forme substantielle de la musique, la composition semble ne plus pouvoir assurer la contingence du développement et du thématisme, pourtant indispensable à son extension temporelle, donc à son existence sensible.
84En ce sens, l’idée selon laquelle « le soupir équivaut à un roman107 » ne témoigne pas d’un renoncement à la discursivité, d’un recul de la responsabilité compositionnelle. La méthode de Webern repose au contraire sur un principe d’articulation extrême qui interdit toute règle abstraite dans l’organisation du discours musical ; elle ne rejette pas la logique de l’œuvre, mais la confond peu à peu avec celle du matériau. Le rôle de la série dodécaphonique proposé par Schoenberg tend finalement à s’inverser par son application rigoureuse :
« Désormais, la composition n’usait plus simplement de la série comme d’un matériau docile ; l’ordonnance des intervalles entre les douze sons ne fournissait plus seulement leur matériau aux intentions du compositeur ; au contraire, c’était de cette ordonnance elle-même qu’il devait tirer tous les éléments et tous les déterminants structuraux qui produisent la composition comme résultat108. »
85Lorsqu’il n’est pas dissout dans la présentation absolument épurée des quelques motifs générateurs, à l’instar des Bagatelles op. 9, ou qu’il n’est pas simplement assujetti à un texte poétique, le discours musical est finalement réduit à des formes logiques qui le nient. C’est le cas de la polyphonie virtuelle du canon : celle-ci offre les possibilités d’une forme sensible étendue tout en n’imposant aucune syntaxe à la présentation de la série. En s’appuyant sur le principe de la forme substantielle, aboutissant à la fonctionnalisation logique de chaque note ou rapport de hauteur de la série, Webern abolit le discours musical, entendu comme forme sensible de la musique. Il appert donc que l’aporie du dodécaphonisme réside dans la capacité de la série à absorber toutes les caractéristiques de la discursivité et à se présenter comme une composition de sens indépendamment de la réalisation de l’œuvre – cette dernière risquerait paradoxalement d’en altérer la cohérence.
86Pour pallier à cet écueil, Schoenberg fait appel à un répertoire de moyens structurels qui, pour une large partie, s’apparentent à une « dé-tonalisation » des moyens hérités. Ainsi, le contrepoint, le thématisme, la recherche du thème, du motif et de la formule deviennent prétextes au développement d’un véritable discours musical critique, qui se confronte au nouveau matériau mais qui n’est pas objectivement et nécessairement induit par lui. La série dodécaphonique est avant tout une méthode de représentation théorique de l’idée. Elle n’est pas encore vouée à établir mécaniquement la structure en dehors des intentions propres au compositeur ; elle n’est pas un thème, elle ne véhicule aucune syntaxe a priori et n’instaure pas non plus l’organisation des hauteurs comme paramètre déterminant de la forme. Selon Dahlhaus, l’esthétique musicale du compositeur viennois « peut se résumer en une formule : seule l’idée est déterminante, la représentation étant secondaire109 ». Partant, « l’instinct formel du génie » reste maître de l’établissement concret du texte musical et peut ainsi user de moyens extérieurs à ceux dictés en première instance par le matériau préconçu.
87Les premières œuvres dites « dodécaphoniques » ne franchissent donc jamais le pas d’une assimilation de la logique de l’œuvre par celle du matériau. Elle répond à des exigences particulières110, extérieures au domaine du matériau tel que le pense le compositeur. En conséquence, le discours musical s’inscrit dans un procédé dialectique similaire à celui pensé par Adorno sous le concept de logicité, qui se réalise ici sous le principe de la « variation développante ». Défini comme une méthode d’engendrement du matériau dans laquelle « les changements procèdent plus ou moins directement vers l’émergence de nouvelles idées111 », celui-ci autorise une certaine flexibilité dans les rapports de déduction des structures en assurant la médiation entre le niveau local de l’écriture et la totalité de l’œuvre. Le procédé thématique afférant à la variation développante dépasse en effet le concept traditionnel du développement qui contraint la déduction des éléments motiviques à une « substance invariable112 », visant moins la contingence que l’affirmation du thème initial, considéré dans son statut hégémonique. Le principe qu’imagine Schoenberg s’accompagne d’une spatialisation de la pensée admettant une double orientation : la variation d’une idée primaire en motifs secondaires ; l’agrégation de motifs qui se conjuguent en une idée supérieure. L’ordre temporel n’a donc plus de fonction dans le processus. Pour cette raison, le musicologue présente la variation développante comme une notion technique et esthétique à la fois :
« Dans le terme composite “variation développante”, le mot “variation” désigne – dans des limites précises – une notion de technique compositionnelle. Par contre, le mot “développement”, qui selon Schoenberg était synonyme de “croissance”, désigne une interprétation esthétique113. »
88Bien qu’elle soit résolument orientée vers le renouvellement des formes de la musique, la recherche compositionnelle de Schoenberg reste toutefois problématique, par égard au statut de la discursivité et du discours qu’elle esquisse. Son projet soutient invariablement une tendance logique dans la composition qu’il affirme dès l’instant où il place au centre de son système le paradigme thématique. En conséquence, l’acte de composition assure à chaque instant la cohésion de l’œuvre et l’objectivation de ses intentions. Ce dispositif discursif se risque néanmoins à la contradiction du point du vue du matériau qu’il exploite : reconnaissant que l’expérimentation atonale et, à plus fortes raisons, le dodécaphonisme renoncent à l’extension dans le temps quand ils gagnent tous deux en expressivité, le compositeur propose pourtant de garantir le déploiement de la forme en considérant le nouveau matériau en dehors de la réalisation concrète du texte.
89Puisque la série n’est pas un thème, qu’elle n’engendre pas de fonction et de hiérarchie dans les motifs au sein de la composition – en somme, elle n’est pas productrice de sens pour la musique –, elle autorise donc à la fois le développement de nouvelles syntaxes et s’accommode des principes d’écriture hérités de la tonalité. Bien qu’il soit ici surmonté dialectiquement et qu’il figure une position véritablement critique, le décalage se manifestant entre un matériau éminemment novateur, refusant la fonctionnalisation des rapports de hauteurs, frappant de caducité les schémas classiques fondés sur les degrés de la gamme, et le maintien artificiel de l’apparence par des procédés formels préétablis introduit alors une situation de crise logique. Cette crise, dénoncée notamment par Pierre Boulez, constitue le noyau des enjeux de la généralisation de la série, comme nous le verrons plus loin.
L’hétérogène en discours : l’exemple d’Alban Berg
90Le dispositif sériel de Schoenberg n’est toutefois pas le seul moyen expérimenté par les modernes viennois pour résoudre l’écart entre logique de l’œuvre et logique du matériau. Alban Berg propose par exemple une approche narrative de la forme. La tendance à la réinjection de moyens formels et d’éléments thématiques préexistants s’oppose à la conservation de la cohérence structurelle de la pratique compositionnelle de Schoenberg, principalement en raison de la dimension progressiste imposée à la notion de matériau. Ainsi que le résume Adorno,
« la démarche de Berg dans sa vie de musicien n’a pas consisté à rejeter l’héritage ; cet héritage, au contraire, il l’a consommé comme les rentiers du xixe siècle pouvaient consommer leur capital. Mais cela signifie aussi qu’il ne se crispait pas sur lui comme sur une possession. Par cette démarche, il l’a aussi aboli114 ».
91La méthode de composition de Berg se situe au centre d’un rapport de tension créé par la confrontation de cet héritage et des nouveaux procédés. La conception hétérogène du matériau qui s’en dégage tranche alors nettement avec le principe de la série unique formulée par son aîné dans la méthode de composition avec douze sons : lorsque Schoenberg suggère de garantir la dé-fonctionnalisation du matériau par l’homogénéité des intentions compositionnelles – motifs, thèmes et harmonie d’une œuvre se rapportent à la même organisation dodécaphonique initiale –, Berg déduit le texte musical d’une relation synthétique dynamique établie dans une pluralité de matériaux parfois foisonnante. Néanmoins, comme le remarque Jean-Paul Olive, cette synthèse « n’est d’aucune façon réductible aux rapports de causalité ou de contradiction, mais met en jeu les notions de compossibilité (convergence des séries en présence) et d’incompossibilité (divergence de ces séries)115 ». Le langage du compositeur ne repose pas sur le thématisme tel qu’il est traditionnellement admis, en tant que dérivation de la logique déductive du discours en musique, mais convoque des schémas de prolifération et de ramification qui induisent une discursivité musicale beaucoup plus complexe. Ainsi que le montre le musicologue, Berg ne pense pas l’œuvre comme le produit d’une procédure fixée et déployée jusqu’à sa conclusion, mais comme des « constellations » qui mettent en réseau des objets variés sans les soumettre à une résolution dialectique contraignante.
92La démarche d’Alban Berg contient intrinsèquement l’idée de l’épuisement du discours musical et de la logique de l’œuvre. En refusant d’emblée d’imposer à la forme le principe directeur que suppose le critère rationnel de cohérence, celle-ci dirige l’expression vers une texture globale dans laquelle se meuvent librement les structures présentes simultanément. Pour autant, l’œuvre n’apparaît pas comme un amas incohérent de processus. Au contraire, la mise en relation des différentes strates de la composition requiert une construction logique rigoureuse au sein de la grande forme, de sorte qu’aucun objet ne soit susceptible de « prendre son autonomie, ou même simplement être mis en relief et valoir pour soi en menaçant l’unité du tout116 ». Le rejet de la rupture et de la déduction linéaire n’est donc pas synonyme de recul de la composition, il suppose bien plutôt une écriture en tension constante et en évolution permanente, qui invente et défait la forme à mesure qu’elle représente le désorganisé117. Il en résulte une musique pleinement consciente de sa dimension temporelle, interdisant la répétition tout en liquidant les invariants du matériau qu’elle emprunte ou forge par elle-même.
93La problématique du discours survient finalement dans une perspective tout à fait inédite : à travers la profusion des matériaux qu’elle met en rapport et le refus de les inscrire dans une construction dialectique, la « synthèse non violente118 », que Berg élève au rang de principe compositionnel, brise la clôture systémique du discours et affronte la problématique moderne qui se fait jour dans l’impossibilité de conclure. L’ouverture extrême à la contingence tend de facto à entretenir indéfiniment le processus formel, rendant de nouveau caduc l’agencement discursif comme forme sensible de la pensée musicale.
Crise du sens, crise de la logique de la musique moderne
94La crise du sens communément attribuée à la modernité musicale s’accompagne finalement d’une crise de la logique sur laquelle repose l’œuvre de musique occidentale. En dé-fonctionnalisant les rapports de hauteurs et en garantissant l’émancipation de la dissonance, le principe de la série dodécaphonique a révélé en premier lieu l’aporie du mode logique issu du raisonnement déductif thématique appliqué au matériau. Alors que l’expressionisme de Schoenberg refuse de céder en dernière instance à l’abandon de l’extension de l’œuvre, la tendance à l’aphorisme aboutit chez Webern à l’abolition potentielle de l’essence temporelle du fait musical.
95En défendant l’idée d’une forme intégralement dérivée du matériau – une forme esthétique –, les œuvres instrumentales de Webern dévoilent alors la limite de l’émancipation de la musique amorcée un siècle plus tôt par les essais théoriques de Humbolt et Hanslick. C’est précisément par l’application radicale de la logique déductive de sens, propre aux disciplines de la pensée – statut pleinement revendiqué par la musique dans son autonomisation –, que sa méthode sérielle liquide le concept de discours musical. Le maintien de schémas structurels préétablis, ou le recours à un support littéraire ou poétique, qui intègrent des principes de déploiement abstraits au traitement du matériau, apparaissent alors inévitables dès l’instant où l’on cherche à conserver la forme sensible de la musique. Si les deux compositeurs dépassent cette contradiction en la résolvant dans la synthèse dialectique que suscite l’attribution d’une responsabilité critique et historique à l’écriture, l’écart grandissant entre l’affirmation de la libération de la pensée musicale et les compromis techniques propres aux problématiques soulevées par la réalisation concrète de la composition témoignent de l’épuisement du mode discursif de la musique.
96Le projet esthétique de Berg participe également à cette crise. Les moyens techniques qu’il met en œuvre pour construire des grandes formes se rapportent à une conception dramatique de la musique contenant intrinsèquement l’idée d’une neutralisation du sensible, représentée à la fois par les principes de dissolution du matériau et de constellation, tels que les a définis Jean-Paul Olive. D’une part, en dissociant les éléments qui composent le matériau historique et en les reconfigurant de manière inédite par leur confrontation au principe dodécaphonique, le compositeur destitue les structures traditionnelles de leur pouvoir thématique. D’autre part, la « synthèse non violente » qu’il défend contre les règles de formulation abstraites remet également en question l’hégémonie des formes discursives. Le processus formel développé par Berg s’achemine en effet vers l’articulation non contraignante d’éléments fragmentaires, esquissant une conception négative du discours musical : en revalorisant la technique du montage, l’écriture absorbe l’hétérogène mais ne tend pas vers son abrogation. Cette pensée musicale refuse dès lors la résolution des tensions et des contradictions du matériau, principe directeur de la logique de l’œuvre temporelle rationnalisée. Paradoxalement, le moyen qui garantit la possibilité d’extension dans le temps de la composition en neutralise alors le déroulement, préfigurant ainsi l’abandon de la logique du raisonnement déductif univoque que revendiquera la génération de Darmstadt à la fin des années 1950, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
97En parachevant l’émancipation de la musique vis-à-vis du dogme mimétique qui gouvernait l’expression artistique depuis l’ère aristotélicienne et en affirmant par conséquent la possibilité d’une logique de l’œuvre propre à la musique, les musiciens de la modernité ont mis au jour une problématique fondamentale de la représentation, nécessitant de repenser le sens du fait musical. Conçue comme processus en devenir, dépassant ses résignations dès l’instant où elle les expose, la forme esthétique s’oppose alors au mode déductif univoque d’un principe discursif clos et appelle ainsi à réévaluer la manifestation sensible de la pensée. L’acte d’écriture est enrichi d’une nouvelle responsabilité qui impose sa transformation ; la confrontation permanente de la composition à l’aporie de sa technique et de son idée constitue chaque œuvre comme une tentative de résolution de cette problématique. Celle-ci doit rejeter le matériau et les procédés qui la précèdent ou les assimiler dans une perspective critique. Au contact des mutations artistiques, idéologiques, sociales et technologiques dont la génération de compositeurs émergeant après la Seconde Guerre mondiale est l’instigatrice, cette situation apparaît finalement comme une véritable urgence, notamment contre certaines pratiques se détournant de l’écriture et de la musique textuelle, au profit de procédures de chance ou d’automation informatique qui tendent à mettre en cause la discursivité même de la musique, sa constitution comme discipline de la pensée.
Notes de bas de page
1 C. Dahlhaus, L’esthétique de la musique, Paris, Vrin, 2015, p. 68. L’auteur fait référence au traité de Mattheson, dans lequel celui-ci définit la musique instrumentale comme un « langage musical » ou un « discours sonore », citation qui introduit son chapitre.
2 Cette définition provient de l’entrée « Langage » du Trésor de la Langue Française Informatisée, disponible à l’adresse [http://www.cnrtl.fr/definition/langage] (consultée pour la dernière fois le 28-12-2020).
3 C. Dahlhaus, L’idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique, Genève, Contrechamps, 1997, p. 13. Nous soulignons.
4 C. Dahlhaus, « La désagrégation du concept d’œuvre musicale » (1970-1971), Essais sur la Nouvelle Musique, Genève, Contrechamps, 2004, p. 136.
5 Ibid., p. 137. Cette expression s’oppose à la perception de « l’intérieur » propre à la pratique musicale polyphonique de la musique de chambre, dans laquelle les musiciens jouent pour eux-mêmes.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Les aspects oral et textuel du discours sont tous deux représentés dans la définition usuelle du discours du Trésor de la Langue Française Informatisée, disponible à l’adresse [http://www.cnrtl.fr/definition/discours] (vérifiée pour la dernière fois le 28-12-2020).
9 Voir aussi J.-M. Chouvel, « Wittgenstein, la musique, la musicologie », La crise de la musique contemporaine et l’esthétique fondamentale, Paris, Delatour, 2018, p. 559-573.
10 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 2017, p. 51.
11 E. Dufour, Qu’est-ce que la musique ?, Paris, Vrin, 2011, p. 57.
12 Introduisant la musique pure, le musicologue allemand rappelle en effet que « La conception ancienne contre laquelle l’idée de musique absolue, héritée de l’Antiquité et jamais contestée jusqu’au xviie siècle, définissait la musique, selon la formulation de Platon, comme formée de harmonia, rhythmos et logos. Par harmonie, on comprenait des relations entre les sons ordonnés en un système rationnel ; par rythme, l’ordre temporel de la musique, qui incluait dans l’Antiquité la danse ou le mouvement réglé ; et par logos, le langage comme expression de la raison humaine » (C. Dahlhaus, L’idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique, Genève, Contrechamps, 1997, p. 15).
13 B. Cassin, Aristote et le logos. Contes de la phénoménologie ordinaire, Paris, PUF, 1997, p. 52.
14 N. Harnoncourt, Le discours musical. Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 2014 (première édition, 1994), p. 9. C’est l’auteur qui souligne.
15 Ibid., p. 10. Nous soulignons. Paradoxalement, Harnoncourt y voit également l’explication de l’intérêt renaissant pour la musique ancienne. Reposant principalement sur la beauté superficielle de l’objet qu’elle embrasse, la contemplation ne pouvait mener qu’à une requalification de la musique du passé « car c’est là que l’on trouve la beauté et l’harmonie tant désirée » (ibid.), cette même musique qui demandait pourtant à celui qui l’écoutait de s’être auparavant familiarisé avec son « langage » pour la comprendre.
16 Ibid., p. 177.
17 L’auteur utilise régulièrement l’idée de prononciation pour signifier l’articulation de la musique baroque. Voir notamment ibid., p. 55 et p. 128.
18 Ibid., p. 51.
19 Harnoncourt estime en effet que la « micro-dynamique » est un élément primordial dans la musique éloquente, en ce qu’elle « rend clair le “discours musical” » (ibid., p. 62), la dynamique générale étant encore inspirée de l’intonation du langage. Ce niveau dynamique inférieur s’applique alors aux « notes isolées » (ibid.), dont la fonction revêt celle de la « syllabe isolée » (ibid., p. 55).
20 Ibid.
21 L’essai Le discours musical est en effet sous-titré : « Pour une nouvelle conception de la musique ».
22 Ibid., p. 131.
23 Ibid., p. 127.
24 Ibid., p. 162.
25 Ibid., p. 128. C’est l’auteur qui souligne.
26 Ibid., p. 167.
27 Ibid., p. 169.
28 Ibid., p. 187.
29 Ibid., p. 35.
30 Ibid., p. 44.
31 Ibid., p. 11.
32 V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Points, 2015, p. 13.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 15.
35 Ibid., p. 27.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 17.
38 Ibid., p. 28
39 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 2018, p. 662.
40 V. Jankelevitch, op. cit., p. 77.
41 Ibid., p. 71.
42 Ibid., p. 70-71.
43 Notons que l’expression « musique autobiographique » ne recouvre pas la signification que lui accorde Harnoncourt. Par opposition à la musique éloquente, celui-ci désigne la musique autonome comme « autobiographique » en ce qu’elle ne renvoie qu’à elle-même. Comme nous l’avons montré plus haut, cet adjectif caractérise donc péjorativement une musique qui ne repose que sur l’harmonie, sur la beauté de ses proportions sonores et structurelles. Pour Jankélévitch, la musique autobiographique signifie à la fois son incapacité à raconter et sa faculté à produire une couche supérieure de sens.
44 Ibid., p. 38.
45 Ibid., p. 29.
46 Ibid., p. 30.
47 N. Harnoncourt, op. cit., p. 183.
48 Ibid., p. 178.
49 V. Jankelevitch, op. cit., p. 32.
50 Ibid., p. 35.
51 V. Jankelevitch, op. cit., p. 81.
52 Ibid., p. 83.
53 Ibid.
54 Ibid., p. 51.
55 Ibid.
56 Ibid., p. 29.
57 D’après Jankélévitch, « est indicible […] ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours ». (Ibid., p. 86.)
58 Ibid., p. 84.
59 C. Dahlhaus, L’idée de la musique absolue, op. cit., p. 94.
60 Ibid., p. 97.
61 Ibid.
62 « La science de l’harmonie en tant que telle, au sens où les modernes emploient ce mot, représentante dans [l’esthétique de l’esthéticien de la musique] uniquement ce qu’est la logique pour le poète ; quel sot voudra rechercher en elle le but principal de la poésie ? » (J. G. Herder, Kritische Wäldchen, cité dans C. Dahlhaus, L’idée de la musique absolue, op. cit., p. 94.)
63 C. Dahlhaus, op. cit., p. 97.
64 Ibid., p. 95.
65 Ibid.
66 C’est en effet ce que Hanslick affirme dès le premier chapitre de l’essai Du Beau musical, lorsqu’il critique la position esthétique aristotélicienne et ses prolongements dans la théorie des sentiments. Selon lui, le fait de penser la musique dans sa finalité est étranger à l’essence même de ce qui est musical. Le beau musical ne peut être évalué dans sa nécessité à susciter ou produire des sentiments, précisément parce que « le beau n’a absolument aucune finalité » (E. Hanslick, op. cit., p. 66). C’est pourquoi il définit le beau comme une forme pure : la forme n’a « en elle-même aucune autre finalité qu’elle-même ». Or, c’est précisément parce qu’elle n’a absolument aucun but a priori qu’on peut lui imposer médiatement tous les contenus et toutes les fins attenantes. C’est pourquoi le philosophe conclut : « On ne peut donc pas non plus en ce sens parler d’une finalité en ce qui concerne la musique ; le fait que cet art se trouve inscrit dans une relation vivante avec nos sentiments n’autorise en aucun cas à affirmer que sa signification esthétique réside dans cette relation » (ibid., p. 67).
67 E. Hanslick, op. cit., p. 85.
68 C. Dahlhaus, L’idée de la musique absolue, op. cit., p. 100.
69 E. Hanslick, op. cit., p. 118.
70 Ibid.
71 C. Dahlhaus, L’esthétique de la musique, Paris, Vrin, 2015, p. 46. C’est l’auteur qui souligne.
72 Ibid., p. 47.
73 Ibid.
74 Ibid., p. 49.
75 Ibid., p. 65. C’est l’auteur qui souligne.
76 Ibid., p. 66. C’est l’auteur qui souligne.
77 E. Hanslick, op. cit., p. 145.
78 Ibid., p. 144.
79 Ibid., p. 146.
80 T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 193-229.
81 Ibid., p. 193.
82 A. Boissière, Adorno. La vérité de la musique moderne, Lille, Septentrion, 1999, p. 148.
83 T. W. Adorno, op. cit., p. 193.
84 Ibid., p. 262.
85 Ibid., p. 263.
86 Ibid., p. 201.
87 Ibid., p. 209.
88 Ibid., p. 198.
89 Ibid., p. 217.
90 Ibid., p. 195.
91 Ibid.
92 Ibid., p. 219.
93 Ibid.
94 Ibid., p. 208.
95 Le terme fait ici référence à son sens étymologique : ce qui « sonne à l’écart » de la logique.
96 A. Schoenberg, « La composition avec douze sons (I) », Le style et l’idée, Paris, Buchet/ Chastel, 2011, p. 164.
97 Ibid.
98 Ibid., p. 165.
99 Ibid., p. 167.
100 A. Boissière, op. cit., p. 100.
101 C. Dahlhaus, « Sens et non-sens dans la musique », Essais sur la Nouvelle Musique, Genève, Contrechamps, 2004, p. 169.
102 A. Schoenberg, « La composition avec douze sons (I) », op. cit., p. 167.
103 C. Dahlhaus, Schoenberg, Genève, Contrechamps, 2017, p. 15.
104 A. Schoenberg, « Brahms, le progressiste », art. cité, p. 320. Cité dans C. Dahlhaus, Schoenberg, op. cit., p. 16.
105 Dans son analyse, Dahlhaus remet en effet en question cette définition qu’il considère comme relativement hâtive car elle ne prend pas en compte le fait que « si l’on veut que la notion ne soit pas pure fiction ni pure tautologie, [une idée musicale] ne peut être comprise que comme l’incarnation des relations par lesquelles une phrase musicale se dépasse elle-même et dépasse son existence immédiate » (C. Dahlhaus, op. cit., p. 16).
106 P. Albèra, « Schoenberg : une trajectoire », Le son et le sens, Genève, Contrechamps, 2008, p. 249.
107 Expression qu’Adorno attribue à Schoenberg dans T. W. Adorno, « Anton von Webern », Figures sonores, art. cité, p. 94. Voir la préface des Bagatelles op. 9 de Webern rédigée par Schoenberg (A. Schoenberg, « Anton Webern : préface à ses Six Bagatelles pour quatuor à cordes op. 9 », Le style et l’idée, op. cit., p. 381).
108 Ibid., p. 90.
109 C. Dahlhaus, Schoenberg, op. cit., p. 136.
110 Dans L’idée musicale, Schoenberg dénombre trois niveaux de conditions auxquels est « subordonnée » [contingent] la présentation de l’idée : « les lois de la logique, de la cohérence et de l’intelligibilité » ; « les exigences esthétiques de diversité, de changement, de richesse et de profondeur » ; « les obligations “humaines” de l’éthique, le sentiment, l’éloquence [suggestibility (persuasiveness)], l’originalité [unusualness and novelty (originality)] ». Voir A. Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, Technique, and Art of its Presentation, Bloomington, Indiana University Press, 2006, p. 96.
111 A. Schoenberg, op. cit., p. 247. « One can distinguish two methods of varying a motive. […] The second method can be termed developing variation. The changes proceed more or less directly toward the goal of allowing new ideas to arise. » C’est l’auteur qui souligne. Ce principe se distingue donc de la variation traditionnelle, qui n’influe pas sur la structure mais l’ornemente.
112 C. Dahlhaus, op. cit., p. 301.
113 Ibid., p. 300.
114 T. W. Adorno, « Alban Berg », Figures sonores, Genève, Contrechamps, 2006, p. 74.
115 J.-P. Olive, Alban Berg. Le tissage et le sens, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 203.
116 T. W. Adorno, « Alban Berg : opéra et modernité », Beaux passages. Écouter la musique, Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 52.
117 On comprend alors aisément qu’Adorno considère la musique de Berg. particulièrement la Marche troisième des Pièces pour orchestre op. 6 – comme l’une des références de la notion de « musique informelle » qu’il formule au début des années 1960 : l’idée d’une constellation articulée préfigure incontestablement la forme en constant devenir que le philosophe érige comme idéal esthétique contre l’indéterminisme de Cage.
118 J.-P. Olive, op. cit., p. 206. L’expression avec laquelle le musicologue qualifie l’esthétique de Berg est issue de la Théorie esthétique d’Adorno. Voir T. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 203.
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