Chapitre VIII. L’attention non distribuée
p. 175-196
Texte intégral
1Ce livre a porté jusqu’ici sur l’attention distribuée et les divers rôles qu’elle joue dans toutes sortes de phénomènes esthétiques. L’objectif de ce dernier chapitre est de mettre l’accent sur des modes importants d’engagement esthétique vis-à-vis des œuvres d’art et d’autres situations dans lesquelles notre attention n’est pas du tout distribuée.
2J’ai soutenu dans le chapitre ii que l’attention distribuée est un trait crucial de certaines espèces paradigmatiques d’expériences esthétiques. Mais l’espèce d’expérience esthétique sur laquelle je me suis focalisé au chapitre ii ne constitue pas l’unique sorte d’expérience dont s’occupe l’esthétique. L’esthétique a énormément à dire sur des phénomènes tels que l’identification à un personnage, les expériences propres aux récits, l’engagement dans la fiction, la catharsis, et ainsi de suite. Aucune de ces expériences ne comporte ordinairement d’attention distribuée. En fait, on pourrait même dire que ce qui est caractéristique au sujet de ces expériences est que notre attention y est très fortement ciblée. Le but de ce chapitre est de fournir une brève vue d’ensemble de la manière dont la philosophie de la perception peut nous aider à comprendre certaines de ces expériences qui prennent une place importante en esthétique lorsque notre attention n’est pas distribuée.
La synchronie attentionnelle
3Une bonne porte d’entrée pour distinguer entre attention distribuée et non distribuée est l’ensemble de résultats relatifs à la manière dont nous prêtons attention aux images en mouvement. Lorsque vous regardez un tableau ou un dessin, il n’existe pas de limite stricte à la minutie et à la durée d’observation de divers traits de l’image. Mais dans le cas des images animées, il existe une limite car les images que vous regardez changent. Par conséquent, ce medium a une importance toute particulière lorsqu’on cherche à comprendre comment notre attention change à mesure que les images que nous regardons changent. On peut y parvenir assez facilement (du moins tant qu’il s’agit d’attention manifeste, c’est-à-dire une attention accompagnée de mouvements oculaires) par le biais de l’oculométrie.
4Un des concepts importants dans ce paradigme expérimental est celui de synchronie attentionnelle (Smith et Henderson, 2008 ; Smith et Mital, 2013). Il y a des films dans lesquels la partie de l’écran que les sujets fixent à n’importe quel moment du temps est remarquablement semblable d’un sujet à l’autre. Ces films guident activement l’attention du spectateur vers une partie très spécifique de l’écran. Si nous comparons le point de fixation de tous les sujets pour un photogramme donné, on constate une très faible variation dans ce point de fixation, et ceci peut rester vrai pour le film tout entier. Dans ces cas, la synchronie attentionnelle est très élevée ; des sujets différents font attention exactement aux mêmes choses tout au long du film.
5Il n’en va pas de même pour d’autres films. Dans le cas de ces films, des sujets différents feront attention à des parties différentes de l’écran ; ces films ne sont pas très performants pour guider activement l’attention des spectateurs (ou ils n’ont aucune intention de le faire). Ces films ont une synchronie attentionnelle basse. Les préférences filmiques de quelqu’un peuvent présenter une corrélation très marquée avec la valeur de synchronie attentionnelle. Les films de Tarkovski ou d’Antonioni ou en général les films modernistes des années 1960 vont probablement indiquer une valeur de synchronie attentionnelle basse, alors que les films d’action et apparemment les films de Hitchcock indiquent une valeur élevée. La question de ce qui déclenche la synchronie attentionnelle reste ouverte : mouvements, contenu de la scène, composition ou dynamique (voire quelque chose de tout à fait différent) (Smith et Henderson, 2008).
6La raison pour laquelle ce contraste entre synchronie attentionnelle élevée et basse a une importance pour notre point de vue est qu’une synchronie attentionnelle élevée semble supposer au moins un certain degré d’attention ciblée. Je dis qu’elle suppose au moins un certain degré d’attention ciblée parce que, comme je l’ai soutenu au chapitre ii, le dispositif oculométrique peut seulement nous renseigner sur notre attention spatiale manifeste. Mais, même si notre attention manifeste est ciblée sur une région spatiale déterminée de l’écran, ceci n’exclut pas la possibilité de faire attention (sur un mode distribué) à des propriétés différentes de cette partie de l’écran. Il ne dit par ailleurs rien de notre attention dissimulée, c’est-à-dire de déplacements d’attention qui se produisent sans mouvements oculaires. Néanmoins, une fois ces considérations mises entre parenthèses, si l’attention des sujets n’était pas ciblée, ils ne fixeraient pas tous le même objet : une synchronie attentionnelle élevée semble sous-entendre au moins un certain degré d’attention ciblée. Notez que l’affirmation converse est plus problématique ; une synchronie attentionnelle basse ne sous-entend pas une attention distribuée, car il est possible que tous les sujets aient une attention ciblée mais que leur attention se concentre sur des parties différentes de l’écran.
7Mais il semble alors qu’une bonne partie de nos réactions à au moins certaines sortes d’œuvres d’art soit dominée par l’attention ciblée. L’attention distribuée et la sorte d’expérience esthétique à laquelle elle peut donner naissance est importante pour comprendre un aspect de notre engagement esthétique vis-à-vis des œuvres d’art (et autres constructions narratives), mais il est clair que ce n’est pas la totalité de l’histoire. Le but de ce chapitre est donc d’explorer une manière importante de faire l’expérience d’œuvres d’art et d’autres objets qui semble présupposer une attention ciblée et qui relève néanmoins à part entière du domaine de l’esthétique, à savoir l’identification avec un personnage ou l’engagement envers lui.
Les expériences par procuration
8Dans le chapitre vi, afin d’expliquer le concept d’œil non sollicité (et d’illustrer la distinction entre l’attention distribuée et l’attention non distribuée), j’ai pris l’exemple d’une personne affamée qui dévalise son frigo. J’ai dit que l’attention d’une telle personne serait probablement motivée par la considération des propriétés auxquelles elle fait attention (bien qu’elle puisse être distribuée en ce qui concerne l’objet de son attention et qu’il est vraisemblable qu’elle le soit). Il est probable qu’elle verra le contenu de son frigo comme relevant de l’une des deux catégories : comestible ou non comestible.
9L’aperçu d’inspiration kantienne sur cette sorte d’expérience est qu’à l’évidence ce n’est pas une expérience esthétique, et la morale générale est que l’intérêt pratique pour un objet exclut la possibilité d’avoir une expérience esthétique de cet objet. Cet aperçu était bien rendu par les différences dans la manière de prêter attention à cet objet : l’intérêt pratique semble présupposer une attention ciblée vers les propriétés de l’objet utiles du point de vue pratique alors que, au moins dans certaines sortes d’expériences esthétiques, notre attention semble être distribuée.
10Et ceci engendre une énigme : lorsque nous nous engageons envers des œuvres d’art, nous sommes très rarement animés par des intérêts pratiques (faisons abstraction, pour un moment, de l’engagement des critiques d’art professionnels). Lorsqu’on regarde un tableau de paysage, nous pouvons bien sûr avoir à l’esprit des intérêts pratiques ; nous pouvons par exemple vouloir connaître, sur la base de l’espèce des arbres dépeints, dans quelle partie du monde doit se trouver ce paysage. Mais la plupart du temps nous n’avons pas de tels intérêts pratiques. La même situation prévaut pour notre engagement envers la musique, le cinéma et la littérature. Mais alors qu’est-ce qui explique le fait que notre attention soit si souvent ciblée ?
11Il est nécessaire d’en dire plus sur ce qu’on entend ici par des intérêts pratiques. Lorsque j’ai dit qu’une bonne part de notre engagement envers les œuvres d’art était dépourvu d’intérêts pratiques, ce que je voulais dire est qu’il est dépourvu d’intérêts pratiques autocentrés car il est improbable que les propriétés de l’œuvre d’art auxquelles je fais attention soient pertinentes pour l’accomplissement d’une quelconque de mes propres actions. Quoi qu’il se passe sur la scène ou sur l’écran, il est peu probable que je bondisse de mon siège parmi le public et que je fasse quelque chose (mis à part les cas où je proteste en quittant la salle parce que la représentation ou le film est trop exécrable). Et tout ce qui se passe sur la scène ou sur l’écran est en un sens fondamental coupé de ce que je peux faire et voudrais faire ; l’espace de la représentation théâtrale ou du film et l’espace que moi, spectateur, j’occupe ne sont pas le même espace. Même si je parviens à donner un coup de poing dans le visage de quelqu’un, je n’aurai pas frappé Hamlet mais plutôt l’acteur qui joue Hamlet. Et le mieux que je puisse faire dans le cas de la projection d’un film est d’endommager l’écran.
12Donc, au moins en ce sens, notre engagement vis-à-vis des œuvres d’art semble comporter un certain degré de détachement ; nous occupons la position d’un spectateur détaché dont les intérêts pratiques sont coupés de ce qui se déroule dans l’œuvre d’art. Je peux encore avoir des intérêts pratiques de diverses sortes, par exemple une piqûre de moustique au cou peut nécessiter de se gratter, ou la femme assise devant moi avec une coiffure imposante peut me boucher une grande partie de la vue que j’ai de la scène. Mais ces intérêts pratiques sont coupés de l’œuvre d’art elle-même. Mes propres actions, potentielles ou réelles, tendent à être sans pertinence aucune dans mon engagement envers les œuvres d’art1. Mais alors, si ce ne sont pas des intérêts pratiques autocentrés, qu’est-ce qui fait que notre attention est ciblée ?
13La stratégie générale que j’explorerai dans ce chapitre est qu’une bonne partie du temps, notre engagement vis-à-vis d’une œuvre d’art a beaucoup à voir avec les actions, non pas avec nos propres actions, mais avec l’action de l’un des protagonistes. En quelques mots, l’intérêt pratique qui focalise notre attention n’est pas autocentré mais c’est un intérêt pratique exocentré dans lequel l’autre dont les actions et les intérêts pratiques colorent notre expérience est quelqu’un situé dans l’espace du film, de l’image ou de la performance théâtrale. Bien que notre engagement puisse en effet être détaché de nos propres intérêts pratiques autocentrés, il n’est pas en général détaché des intérêts pratiques et, chose la plus importante, il n’est pas détaché des intérêts pratiques exocentrés.
14Je me servirai du terme générique d’« expérience par procuration » pour classer les expériences dans lesquelles des intérêts pratiques exocentrés colorent notre expérience (une définition plus précise va venir). Je me concentrerai ici sur les expériences par procuration qui interviennent dans le contexte de l’esthétique, mais il importe de noter que les expériences par procuration constituent un phénomène important et assez mal étudié lorsqu’il est question de nos interactions quotidiennes avec autrui. Si je vois que vous êtes sur le point de marcher dans une grande flaque de boue, je ne vois pas cette flaque d’une façon qui est totalement détachée, bien que je puisse être pour ma part éloigné d’elle et qu’il n’y a donc aucun danger que j’y mette les pieds. Je vois plutôt que la flaque est en rapport avec vos actions ou vos intérêts pratiques. Nous nous engageons envers autrui dans ce processus par procuration avec une fréquence étonnante. Un exemple patent est le spectacle d’événements sportifs comme un match de football : lorsque vous voyez le ballon rebondir vers l’attaquant, vos propres intérêts autocentrés n’ont bien sûr rien à voir avec le sujet car vous êtes bien loin à la fois du ballon et de l’attaquant. Mais il serait bizarre de dire que vous voyez le ballon d’une façon qui est totalement détachée. Une manière plus naturelle de décrire votre expérience est de dire que vous voyez le ballon en rapport avec les intérêts pratiques de certains des joueurs, c’est-à-dire que vous faites l’expérience du ballon comme de quelque chose qui pourrait ou devrait provoquer un tir de la part d’un des joueurs, bref vous en faites l’expérience par procuration.
15Voici une méthode simple de raisonner au sujet de l’expérience par procuration : si le contenu de l’expérience de quelqu’un ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence à l’action de quelqu’un d’autre, il s’agit d’une expérience par procuration. Le contenu de mon expérience du ballon rebondissant vers l’attaquant ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence à l’action de l’attaquant (sans doute celle de tirer) ; par conséquent, il s’agit d’une expérience par procuration.
16Je considère qu’il s’agit là d’un élément inoffensif du dispositif conceptuel. Nous vivons souvent des expériences dont le contenu ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence à notre propre action ; nous pouvons qualifier les expériences de cette sorte d’expériences orientées vers l’action. Lorsque vous courez pour attraper votre bus, le contenu de votre expérience (avec notamment les obstacles qui jalonnent votre chemin) ne peut être caractérisé sans faire référence à votre action de courir. On décrit les expériences par procuration sur un mode analogue : lorsque vous regardez votre amie courir pour attraper son bus, le contenu de votre expérience ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence à l’action qu’elle fait.
17Bien sûr, les actions peuvent caractériser le contenu de ses expériences d’une multitude de manières et lorsque j’ai une expérience par procuration, l’action de l’autre personne peut se manifester dans mon expérience de nombre de façons. Certaines d’entre elles seront plus intéressantes de notre point de vue que d’autres. Si je vous vois lever le bras, cela comptera comme expérience par procuration, car le contenu de mon expérience ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence à votre action. Mais il est important de voir que ce ne sont pas les seuls cas et, du point de vue de la discussion présente, pas même les cas les plus intéressants d’expérience par procuration. Ces cas plus intéressants incluent de faire l’expérience que quelque chose fait obstacle à votre action, facilite votre action, rend possible une action, offre quelque chose avec quoi il faudrait exécuter une action ou quelque chose avec quoi il ne faudrait pas exécuter une action, et ainsi de suite. Toutes sont des expériences qui compteraient comme des expériences par procuration dans ma terminologie. Aucune de ces expériences ne sous-entend que je vous vois exécuter une action. Et elles ne sous-entendent pas non plus nécessairement que vous êtes en situation de le faire, peut-être que vous n’êtes pas conscient de la flaque dans laquelle vous êtes sur le point de mettre le pied (action qui a des chances de figurer dans le contenu de mon expérience par procuration).
18Certaines expériences par procuration, mais probablement pas toutes, sont des expériences perceptuelles. Au moins selon certains comptes rendus portant sur la richesse du contenu perceptuel (voir chapitre iv sur ce point), nous pouvons littéralement voir que quelque chose fait obstacle à votre action, facilite votre action, rend possible une action, offre quelque chose avec quoi il faudrait exécuter une action ou quelque chose avec quoi il ne faudrait pas exécuter une action. Ces expériences seraient alors des expériences perceptuelles par procuration. Mais il se peut que d’autres expériences par procuration ne soient pas des expériences perceptuelles. En outre, certaines expériences par procuration peuvent être chargées d’émotion, et nous pouvons fournir un compte rendu des émotions par procuration qui est analogue à celui des expériences par procuration, dans lesquelles le contenu de notre expérience ne peut être entièrement caractérisé sans faire référence aux émotions de quelqu’un d’autre (voir par exemple Manini et al., 2013 pour une étude empirique). Ce concept d’expérience émotionnelle par procuration peut également jouer un rôle important pour aborder des questions classiques en esthétique comme le paradoxe de la fiction et la catharsis (voir Nanay ms.) mais je ne le discuterai pas ici (parce que je ne suis pas sûr que cette discussion entrerait dans la rubrique de l’esthétique comme philosophie de la perception, même compte tenu de la manière très libérale dont je comprends ce qu’est la philosophie de la perception).
19Les expériences par procuration peuvent constituer une méthode importante pour comprendre des formes simples et rudimentaires de cognition sociale (qui est différente de la « théorie de l’esprit » et des mécanismes miroir) (voir Nanay, 2013a, chapitre vi). Mais le dessein de ce chapitre est de soutenir que c’est aussi un aspect important dans des phénomènes centraux en esthétique, par exemple l’identification2. Étant donné que les expériences par procuration forment une sous-espèce des expériences qui sont largement dépendantes de nos intérêts pratiques, notre attention est tout autant ciblée que dans le scénario de la personne affamée en quête de nourriture. Si nous voyons une vidéo de quelqu’un d’affamé en quête de nourriture, notre attention tend à être ciblée d’une manière très semblable. Les expériences par procuration stimulent l’œil de la même manière que le font les intérêts autocentrés. Et ces épisodes d’attention ciblée jouent un rôle crucial pour comprendre des phénomènes esthétiques importants.
L’identification et l’engagement vis-à-vis de personnages
20L’identification ou l’engagement émotionnel vis-à-vis d’un héros est un élément important dans la manière de réagir à toute œuvre (narrative). Si je suis assis dans un cinéma, en train de regarder un film de James Bond, il est difficile de ne pas m’identifier avec un des personnages fictionnels (ou plus d’un), d’avoir de l’empathie ou de compatir pour lui, ou d’être émotionnellement engagé envers lui – qu’il s’agisse de Bond, de la Bond girl ou peut-être du méchant (ou de quelqu’un d’autre). La question est alors celle-ci : que se passe-t-il exactement dans notre esprit lorsque nous nous identifions à un protagoniste ou que nous nous engageons envers lui ? Quels sont les processus mentaux qui rendent possible que nous fassions cela ?
21Dans le précédent paragraphe, j’ai utilisé des termes comme « identification », « empathie » et « engagement vis-à-vis de personnages » de façon plus ou moins interchangeable. Mais, bien sûr, ils sont très différents. Notre engagement envers des protagonistes peut être une affaire dotée d’une charge émotionnelle, mais il n’est pas nécessaire que ça le soit. Et si c’est un engagement émotionnel, il peut prendre la forme de l’empathie, de la sympathie, d’un sentiment de complicité, etc. En outre, au moins certains de ces termes, en particulier celui d’identification, ont fait l’objet d’une critique sévère en raison de leur caractère vague (Carroll, 1990 ; p. 88-96 ; Carroll, 2001a ; p. 306-316 ; voir aussi Carroll, 2008 ; Plantiga, 2009) : quelquefois nous disons que nous nous identifions à une protagoniste simplement lorsque nous l’aimons, ou lorsque nous avons de l’empathie ou encore de la sympathie pour elle. Il n’est pas évident de savoir laquelle de ces notions l’identification recouvre.
22En raison de ces considérations, je n’essaierai pas de définir « identification », ou « empathie » ou « sentiment de complicité ». Au lieu de cela, je me servirai du concept très général d’« engagement vis-à-vis de personnages » (que j’emprunte à Murray Smith, voir Smith, 1995, 1997) qui est censé couvrir toutes ces manières diverses de se rapporter à des protagonistes. Étant donné que l’engagement vis-à-vis de personnages est un terme général qui rassemble les différentes manières de se rapporter à un protagoniste, il est peu vraisemblable qu’il puisse posséder des conditions nécessaires et suffisantes. L’engagement vis-à-vis de personnages est un phénomène hétérogène, il recouvre des attitudes très différentes envers le protagoniste.
23Pour toutes ces raisons, je n’ai pas l’intention de fournir une caractérisation complète de l’engagement vis-à-vis de personnages. Ce que je cherche à faire est d’interroger la généralité des conceptions courantes de l’engagement vis-à-vis de personnages (imaginer de l’intérieur, être en sympathie, être en situation de miroir, percevoir directement) et de soutenir que ce qui joue un rôle plus important dans notre engagement envers des protagonistes est une attitude bien plus simple orientée vers le protagoniste, à savoir l’expérience par procuration.
Les scénarios d’asymétrie épistémique
24Voici un problème que doivent aborder tous les comptes rendus de l’identification ou de l’engagement vis-à-vis de personnages. Une forme de ressemblance entre le spectateur et le protagoniste est incluse dans le concept même de la plupart des formes d’engagement vis-à-vis de personnages (de la façon la plus explicite dans le concept d’identification, mais aussi, selon la plupart des comptes rendus, dans celui d’empathie)3. Le problème est que parfois notre engagement envers le protagoniste peut être très fort alors même qu’il existe une dissemblance significative entre le spectateur et le protagoniste. La dissemblance pertinente sur laquelle je veux me concentrer est une dissemblance épistémique : il arrive souvent que, même si nous savons quelque chose de crucial sur le protagoniste ou sur sa situation que lui-même ignore, notre engagement demeure très fort, aussi fort (ou peut-être même plus fort) que notre engagement dans des cas où il n’existe pas une telle asymétrie épistémique. Voici un exemple paradigmatique venant d’Alfred Hitchcock :
« Même dans ce cas [où nous savons qu’il y a une bombe cachée dans une mallette, lors du complot du 20 juillet visant Hitler] je ne pense pas que le public dirait “Bien, ils sont tous sur le point d’être pulvérisés” mais plutôt ils penseraient “Attention. Il y a une bombe !” Ce que cela veut dire est que l’inquiétude causée par la bombe est plus puissante que les sentiments de sympathie ou d’aversion pour les personnages concernés. […] Prenons un autre exemple. Une personne curieuse se rend dans la chambre de quelqu’un d’autre et commence à fouiller dans les tiroirs. Maintenant, vous montrez la personne qui vit dans cette pièce en train de monter l’escalier. Puis vous revenez à la personne qui fouille, et le public se sent prêt à l’avertir, “Sois prudente, attention. Il y a quelqu’un qui monte l’escalier”. Donc, même si la fouineuse n’est pas un personnage sympathique, les spectateurs ressentiront néanmoins de l’angoisse pour elle. Bien sûr, lorsque le personnage est séduisant, comme l’est Grace Kelly dans Fenêtre sur cour, l’émotion du public en est grandement renforcée » (Truffaut, 1967, p. 73).
25On pourrait interpréter que Hitchcock avance ici deux affirmations dont l’une est plus forte que l’autre. L’affirmation plus forte est qu’il existe des cas d’engagement vis-à-vis de personnages dans lesquels, si les états mentaux du spectateur et du protagoniste se ressemblent peu, l’engagement est plus fort qu’il le serait s’ils se ressemblaient davantage ; ce sont des cas d’engagement vis-à-vis de personnages dans lesquels nous nous engageons plus fortement envers un protagoniste, si nous savons quelque chose d’important au sujet de la situation du protagoniste que le protagoniste lui-même ne sait pas, que nous ne nous engagerions avec le personnage en question si le protagoniste lui-même disposait aussi de l’information en question. Que ceci se trouve ou non être vrai, je veux me concentrer sur l’affirmation plus faible selon laquelle il existe des cas d’engagement vis-à-vis de personnages dans lesquels nous nous engageons aussi fortement envers un protagoniste, si nous savons quelque chose d’important au sujet de la situation du protagoniste que le protagoniste lui-même ne sait pas, que nous nous engagerions envers lui si le protagoniste lui-même disposait aussi de l’information en question. En d’autres termes, disposer au sujet du protagoniste d’une information qu’il ne possède pas n’entrave en rien l’engagement fort que nous avons envers lui.
26Il importe de noter dès le début que les cas qui sont semblables à celui que décrit Hitchcock ne sont nullement rares et isolés, et donc qu’aucune conception de l’identification ou de l’engagement vis-à-vis de personnages ne peut les ignorer (voir Carroll, 1990, p. 231 ; Grodal, 1997, p. 84 ; Gaut, 2010, p. 143 pour des exemples). Ils sont également très importants dans les formes d’art narratif autres que le film, comme Lessing l’a souligné il y a presque 250 ans dans La Dramaturgie de Hambourg (Lessing, 1767/1879, chapitre 48)4. J’appelle les scénarios de cette sorte des « scénarios d’asymétrie épistémique ».
27Voici un exemple classique de scénario d’asymétrie épistémique : dans le dernier acte de Hamlet, Gertrude prend une coupe et s’en sert pour porter un toast. Nous savons que la coupe contient du vin empoisonné qui est destiné à Hamlet, mais Gertrude ne le sait pas. Un spectateur de cette scène a un état mental qui est très différent de l’état mental de Gertrude puisque le spectateur a conscience de quelque chose dont elle n’a pas conscience, à savoir que le vin est empoisonné.
28La question que je veux soulever dans la section suivante est de savoir jusqu’où l’on pourrait considérer que ce phénomène – notre identification ou notre engagement vis-à-vis de personnages dans le cas des scénarios d’asymétrie épistémique – est en conformité avec n’importe laquelle des théories de l’identification ou de l’engagement vis-à-vis de personnages. Je montrerai qu’aucune des conceptions couramment acceptées de l’identification ou de l’engagement vis-à-vis de personnages ne peut expliquer la réaction que nous avons devant les scénarios d’asymétrie épistémique. Puis je soutiens que la conception de l’engagement vis-à-vis de personnages basée sur l’« expérience par procuration » peut expliquer notre réaction dans les scénarios d’asymétrie épistémique mieux que ses concurrentes.
Le défi lancé par les scénarios d’asymétrie épistémique
29L’objectif de cette section est de montrer que les comptes rendus les plus influents concernant l’engagement vis-à-vis de personnages rencontrent des difficultés lorsqu’il s’agit d’expliquer notre engagement envers des personnages fictionnels dans des scénarios d’asymétrie épistémique. J’examine quatre de ces manières d’en rendre compte qui font intervenir : a) l’acte d’imaginer de l’intérieur, b) la sympathie, c) la perception directe, et d) les neurones miroirs.
L’engagement vis-à-vis de personnages comme acte d’imaginer de l’intérieur
30La première approche de l’engagement vis-à-vis de personnages que je veux examiner pose que ce processus est une version d’« imaginer de l’intérieur » (quelques exemples représentatifs : Walton, 1990, p. 255 ; Currie, 1995, p. 153 ; Wollheim, 1974, p. 187 ; Wollheim, 1987, p. 103, p. 129). La plupart de ceux qui décrivent l’engagement vis-à-vis de personnages en termes d’empathie relèvent également de cette catégorie générale puisqu’ils tendent ensuite à décrire l’empathie comme acte d’imaginer de l’intérieur (Neill, 1996 ; Feagin, 1996 ; Smith, 1997 ; Grodal, 2009 ; Vaage, 2010 ; Tan, 2013)5.
31Mais que signifie imaginer de l’intérieur ? Je considère que la manière la plus plausible d’analyser imaginer X de l’intérieur est d’imaginer qu’on est dans la situation de X (voir Williams, 1973 ; Gaut, 1999, 2010 ; Smith, 1997 ; Darwall, 1998 ; Nanay, 2010c ; l’idée remonte au moins à Adam Smith, voir Smith, 1759/2002, p. 11)6. Une question cruciale pour le compte rendu basé sur imaginer de l’intérieur est ce qu’il faut entendre par la situation de X : la situation physique de X ? la situation psychologique de X ? une combinaison des deux ? Selon la manière dont nous interprétons cette notion, nous aboutissons à des comptes rendus très différents d’imaginer de l’intérieur et d’engagement vis-à-vis de personnages.
32Si nous interprétons la situation de X comme étant la situation psychologique de X, alors imaginer qu’on est dans la situation de X se ramène à quelque chose de beaucoup plus simple, à savoir imaginer qu’on a les expériences de X (c’est très condensée la position de Walton, voir Walton, 1990, p. 255, p. 344). C’est une des options. Mais ne pas interpréter la situation de X comme étant la situation psychologique de X ne signifierait pas vouloir restreindre la situation de X à la situation physique de X. La situation de X devrait également inclure des faits relatifs à ce que X sait. Supposez que X soit agressé par quelqu’un. L’expérience de m’imaginer dans la situation de X dépendra de savoir si X a une arme à feu dans sa poche, étant donné que c’est un élément important de la situation physique de X. De même, l’expérience de m’imaginer dans la situation de X dépendra aussi de savoir si X sait quelque chose sur l’agresseur qui pourrait constituer un moyen de se défendre (par exemple, en le faisant chanter). Et ce n’est pas un élément relevant de la situation physique de X mais de sa situation épistémique.
33Une formulation sophistiquée du compte rendu basé sur imaginer de l’intérieur est proposée par Berys Gaut (Gaut, 1999, voir aussi Gaut, 1998). Il définit l’identification comme le fait que quelqu’un s’imagine qu’il est dans la situation de quelqu’un d’autre mais soutient que l’identification n’est pas monolithique. Elle est « aspectuelle ». L’identification perceptuelle signifie que j’imagine avoir le même point de vue (physique) que X. L’identification affective, c’est imaginer ressentir ce que X ressent, l’identification motivationnelle, c’est imaginer vouloir ce que veut X et l’identification épistémique, c’est imaginer croire ce que croit X. Je peux m’identifier de façon perceptuelle à X sans m’identifier à lui affectivement, etc.
34Il est important de souligner que de nos jours de plus en plus de philosophes considèrent que notre engagement envers des protagonistes est un phénomène hétérogène mais ils postulent qu’imaginer de l’intérieur est le composant le plus important de cet engagement, quoique non obligatoirement le seul (Smith, 1995 ; Gaut, 2010). Mon objectif est de mettre l’accent sur un autre composant de l’engagement vis-à-vis de personnages qu’on a ignoré jusqu’ici, à savoir l’expérience par procuration. Mais étant donné que les versions les plus récentes de la conception basée sur imaginer de l’intérieur et ma propre conception prennent toutes deux l’engagement vis-à-vis de personnages pour un phénomène hétérogène, ceux qui sont partisans de la conception basée sur imaginer de l’intérieur pourraient facilement reconnaître que l’expérience par procuration est une manière importante de nous engager envers des protagonistes. Et je reconnais à coup sûr qu’imaginer de l’intérieur est une manière importante de nous engager envers des protagonistes. Mais ceci entre en contradiction avec la réaction que nous avons devant les scénarios d’asymétrie épistémique.
35Je rappelle que le problème des scénarios d’asymétrie épistémique était le suivant. Il existe des cas d’engagement vis-à-vis de personnages pour lesquels, quand bien même les états mentaux du spectateur et du protagoniste ne sont pas du tout semblables, l’engagement du spectateur est néanmoins très fort, aussi fort qu’il le serait si les états mentaux du spectateur et du protagoniste étaient davantage semblables. Prenez l’exemple de Hitchcock où nous voyons qu’« une personne curieuse se rend dans la chambre de quelqu’un d’autre et commence à fouiller dans les tiroirs [et que nous voyons] la personne qui vit dans cette pièce en train de monter l’escalier ». Nous savons quelque chose que le protagoniste ne sait pas (à savoir que quelqu’un est en train de monter l’escalier). Mais notre engagement est aussi fort qu’il le serait si le protagoniste savait tout ce que nous savons. En bref, la similarité épistémique ne semble pas de mise lorsqu’il est question de l’engagement vis-à-vis de personnages.
36Comme nous l’avons vu, lorsque nous nous imaginons nous-mêmes dans la situation de quelqu’un d’autre, sa situation devrait également inclure des faits relatifs à ce qu’il sait, car la situation que nous imaginons est sa situation telle qu’elle lui est présentée. Par conséquent, lorsque je m’imagine dans la situation de la fouineuse, je dois m’imaginer dans sa situation telle qu’elle lui est présentée, c’est-à-dire comme une situation où il n’y a pas le danger menaçant de quelqu’un en train de monter l’escalier. Mais ce n’est pas ce dont on fait l’expérience ; nous ne faisons pas l’expérience de ce dont nous ferions l’expérience si nous étions dans la situation d’une fouineuse paisible ; si nous imaginions cela, nous ne réagirions pas si fortement7. Mais tout compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages doit expliquer pourquoi notre réaction est si forte dans les scénarios d’asymétrie épistémique. Et le compte rendu basé sur imaginer de l’intérieur ne semble pas en mesure de le faire8.
37On pourrait objecter que ce qui est responsable de notre identification forte ou engagement vis-à-vis de personnages dans ces scénarios n’est pas l’asymétrie épistémique entre le protagoniste et le spectateur – connaître quelque chose de très important sur sa situation qu’il ne connaît pas – mais la méthode de suspense qui est la marque de fabrique d’Hitchcock. Voici ma réponse. Dans l’interview d’où est tirée la citation ci-dessus, Hitchcock met explicitement en opposition le suspense et la surprise ; la grande différence est que, dans le cas de la surprise, l’asymétrie épistémique fait défaut, avec pour résultat que l’engagement du public est beaucoup plus court et plus faible (voir aussi la citation de Lessing ci-dessus). Il met en opposition une scène où une bombe explose soudainement (il n’y a pas ici d’asymétrie épistémique : ni le public ni les protagonistes ne sont au courant de la bombe) avec une autre où le public sait qu’il y a une bombe amorcée longtemps avant qu’elle n’explose (mais les protagonistes l’ignorent). En d’autres termes, de nombreux effets de suspense (mais peut-être pas tous) sont obtenus par le biais de ce que j’ai appelé des « scénarios d’asymétrie épistémique » (voir aussi Smith, 2000). Le suspense n’est pas une méthode miraculeuse pour rendre le public nerveux qui viendrait couronner les scénarios d’asymétrie épistémique. Se servir de scénarios d’asymétrie épistémique est un des principaux ingrédients du suspense (comme Hitchcock l’a fait remarquer de façon explicite)9.
L’engagement vis-à-vis de personnages en tant que sympathie
38Imaginer de l’intérieur fournit un compte rendu important d’engagement vis-à-vis de personnages, mais ce n’est pas le seul. Ce que j’affirme est qu’il n’existe aucun compte rendu d’engagement vis-à-vis de personnages qui puisse expliquer notre engagement dans les scénarios d’asymétrie épistémique. Le second compte rendu de ce type que je veux aborder maintenant vise à expliquer l’engagement vis-à-vis de personnages en tant que « sympathie » ou « assimilation » (Carroll, 1990, p. 88-96 ; Carroll, 2001a, p. 306-316 ; Carroll, 2008, p. 177-184 ; Plantiga, 2009, p. 87-111 ; voir également Gaut, 2010 pour son analyse).
39Selon cette conception, imaginer de l’intérieur n’est pas une manière nécessaire ni même très répandue de nous engager envers des protagonistes (bien que cela puisse arriver). Le cas central de notre engagement envers des protagonistes est plutôt la sympathie, ce par quoi Carroll, principal défenseur de cette conception, entend « une attitude non éphémère et bienveillante envers une autre personne » (Carroll, 2008, p. 177). Son affirmation est que « la sympathie pour le héros est l’émotion la plus pénétrante sur la longueur du film » (Carroll, 2008, p. 178 ; trad. fr. p. 242).
40Étant donné que ceux qui plaident pour la sympathie parlent souvent de scénarios d’asymétrie épistémique (voir, par exemple, Carroll, 1990, p. 231), on s’attendrait à ce que cette conception soit en accord avec l’engagement fort dont nous faisons l’expérience dans de tels scénarios. Mais il se trouve que ce n’est pas le cas, comme le démontre l’exemple d’Hitler selon Hitchcock : on ose espérer que très peu d’entre nous ont « une attitude non-éphémère et bienveillante envers » Hitler mais, comme le montre Hitchcock, il est très facile de déclencher un engagement fort à son sujet. Il ne fait pas de doute que la sympathie est un élément important du processus complexe de l’engagement vis-à-vis de personnages, mais ce ne peut pas être toute l’histoire. Et ce ne peut être non plus ce qui explique notre réaction forte dans les scénarios d’asymétrie épistémique, en dépit du fait que ces comptes rendus font souvent usage d’exemples de cette sorte.
L’engagement vis-à-vis de personnages en tant que perception directe
41Le troisième compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages que nous devons considérer affirme que notre engagement émotionnel et cognitif avec autrui (protagonistes aussi bien que personnes réelles) consiste parfois dans la perception directe d’émotions ou d’autres états mentaux sur le visage de l’autre personne (dans notre cas, celui du protagoniste) (Gallagher, 2001, 2005, 2008 ; Zahavi, 2008 ; Ratcliffe, 2007 ; Hutto, 2007, 2011 ; de Bruin et al., 2011).
42Je ne sais pas bien comment rendre ce compte rendu plus précis, quelle espèce de processus perceptuel compterait comme perception directe des émotions ou des états mentaux de quelqu’un (McNeill, 2012 ; Smith, 2010 ; Goldie, 2007 ; Dretske, 1973 ; Cassam, 2007). Mais quel que puisse être ce processus perceptuel, il semble présupposer que je vois le visage de l’autre personne (ou au moins sa conduite expressive corporelle) et il est facile de voir qu’il n’y a pas d’exigence de cette sorte dans les scénarios d’asymétrie épistémique. Si nous étions dans l’incapacité de voir le visage de la fouineuse dans l’exemple d’Hitchcock, nous nous engagerions tout de même envers elle très fortement. L’approche par la perception directe peut rendre compte de certains cas d’engagement vis-à-vis de personnages (peut-être ceux où le visage du personnage exprime des émotions fortes), mais manifestement pas de tous et pas de ceux qui sont examinés ici.
L’engagement vis-à-vis de personnages comme activation de neurones miroirs
43Le quatrième compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages (qui peut ou non être une alternative véritable à celui d’imaginer de l’intérieur) renvoie à l’importance des neurones miroirs dans notre engagement émotionnel et cognitif avec les autres (Gallese, 2007 ; Gallese-Goldman, 1998 ; Gallese et al., 2004 ; Rizzolatti et Sinigaglia, 2008 ; Sinigaglia, 2009). L’idée générale est que les formes rudimentaires de cognition sociale peuvent s’expliquer en référence au système des neurones miroirs. Le système des neurones miroirs (ou plutôt les systèmes puisqu’il y a de nombreux systèmes de neurones miroirs dans le cerveau, mais je me concentrerai sur celui du réseau pariéto-frontal) consiste en neurones bimodaux qui s’activent à la fois lorsque l’agent accomplit une action et lorsqu’il perçoit un autre agent qui accomplit cette action (tant chez les singes rhésus que chez les humains, Gallese et al., 1996 ; Umilta et al., 2008 ; voir Rizzolatti et Sinigaglia, 2008 pour un résumé).
44Observation capitale, les neurones miroirs ne s’activent pas lorsque l’agent perçu n’accomplit pas une action orientée vers un but mais manifeste un simple mouvement corporel (sans orientation vers un but) (Kakei et al., 2001 ; Umilta et al., 2008). Si l’autre agent saisit une balle, les neurones miroirs déchargent, s’il fait un mouvement de saisie sans qu’il y ait quelque chose à saisir, ils ne déchargent pas. Et comme les neurones miroirs déchargent lorsque nous voyons des protagonistes accomplir des actions tout autant qu’ils le font lorsque nous voyons des personnes réelles, il se peut que cet appel aux neurones miroirs soit une nouvelle manière d’expliquer notre engagement envers des protagonistes (Gallese, 2005, 2007 ; mais voyez aussi les soucis relevés par Davies, 2014).
45Une fois de plus, ceci peut constituer ou non une forme authentique pour nous engager envers des protagonistes (encore que le scénario des neurones miroirs soit en accord avec au moins certaines versions du schéma d’explication d’imaginer de l’intérieur, voir notamment Goldman, 2006b ; Gallese et Goldman, 1998). Mais cette forme d’engagement envers autrui n’est pas ce qui se produit dans les scénarios d’asymétrie épistémique, puisque dans de tels cas le protagoniste ne fait souvent rien et qu’en ce cas nos neurones miroirs demeurent silencieux.
Expériences par procuration et scénarios d’asymétrie épistémique
46Mon objectif présent est d’esquisser un nouveau compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages qui soit en accord avec notre manière de réagir aux scénarios d’asymétrie épistémique. Je n’ai pas l’intention de fournir des conditions nécessaires et suffisantes. L’engagement vis-à-vis de personnages est un phénomène d’une grande diversité. Quelquefois nous nous engageons envers une protagoniste simplement parce qu’elle nous rappelle une amie proche. Il semble improbable qu’une théorie particulière, quelle qu’elle soit, soit en mesure d’appréhender tous les aspects de ce phénomène à multiples facettes. Mon affirmation est que l’expérience par procuration est un aspect central et crucial de notre engagement envers des protagonistes.
47L’intuition par défaut voudrait que l’engagement envers un protagoniste ne comporte rien qui se rattache à l’action puisque ce qui est si unique lors de la réception des films, des représentations théâtrales et situations semblables est que, quel que soit ce qui se déroule sur l’écran ou sur la scène, il est extrêmement improbable que nous intervenions ou même que nous soyons tentés de le faire.
48Ainsi, le spectateur a rarement envie, dans un théâtre ou devant un tableau, d’accomplir des actions qui seraient orientées vers la scène dépeinte. Il y a peu de chances que nous ayons des expériences autocentrées et orientées vers l’action qui soient tournées vers le film ou la représentation théâtrale : le contenu de notre expérience est très facile à caractériser sans référence à nos propres actions. Mais nous avons très souvent des expériences exocentrées et orientées vers l’action ; nous faisons l’expérience d’objets dans l’environnement des protagonistes sur un mode par procuration, c’est-à-dire d’une manière qu’on ne peut pleinement caractériser sans l’action du protagoniste.
49Prenez l’exemple suivant, une séquence tirée d’un dessin animé de Tom et Jerry. Tom est à la poursuite de Jerry, Jerry se retrouve acculée dans un coin et Tom s’approche l’air menaçant. Il se trouve qu’il y a un marteau qui traîne non loin de Jerry. Supposons que le spectateur de cet épisode s’engage envers Jerry. Ce que j’affirme est qu’il fait l’expérience du marteau d’une manière qui a beaucoup à voir avec l’action potentielle de Jerry pour assurer sa défense contre Tom ; il le perçoit comme une arme potentielle, comme quelque chose dont Jerry pourrait se servir, comme quelque chose dont Jerry devrait se servir, etc. On ne peut caractériser pleinement le contenu de notre expérience sans faire référence à l’action de Jerry. Nous avons une expérience par procuration.
50Il vaut la peine de considérer comment ce compte rendu diffère des quatre conceptions dominantes de l’engagement vis-à-vis de personnages. Nous pouvons nous engager envers Jerry sur ce mode par procuration même si nous ne voyons pas son visage, c’est une différence avec la conception reposant sur la perception directe. Et nous pouvons nous engager envers elle, même si elle ne bouge pas, en opposition avec la conception en miroir. En outre, il n’est pas nécessaire que nous ayons « une attitude non éphémère et bienveillante » (Carroll, 2008, p. 177) vis-à-vis de Jerry pour nous engager envers elle par procuration, car je peux détester les souris et pourtant m’engager de cette façon. Enfin je peux voir le marteau comme une arme potentielle pour Jerry sans m’imaginer moi-même dans sa situation, par exemple si Jerry n’a pas conscience du marteau. L’expérience par procuration est une manière de nous engager envers des personnages fictionnels qui est authentiquement différente d’imaginer de l’intérieur, de la sympathie, de la situation en miroir et de la perception directe.
51L’exemple de Tom et Jerry passe pour évident. Mais au-delà de cet exemple, ce dont le spectateur fait l’expérience par procuration, c’est-à-dire d’une manière qu’on ne peut caractériser sans référence à l’action d’un des protagonistes, c’est très souvent non pas une arme à feu, un marteau ou une poêle à frire, mais une personne10. Plus fréquemment aussi, l’action en question n’est pas une simple action motrice mais une action plus sophistiquée et parfois verbale. Prenez par exemple la scène suivante extraite de L’Opéra de quat’sous de Bertold Brecht. Mackie est en prison et il ne voit aucun moyen de s’échapper lorsqu’entre Lucy, la fille du chef de la police. Le public reconnaît que Mackie doit la persuader de le libérer, en dépit de leur relation passée qui n’eut rien d’idyllique. Ici encore, si je suis assis dans le public en train de regarder cette représentation et si je m’engage envers Mackie, il y a peu de chances que je fasse l’expérience de Lucy sur un mode détaché, ignorant combien son arrivée pourrait influencer le futur de Mackie. Je fais bien plutôt l’expérience de Lucy d’une manière qu’il est impossible de caractériser sans référence aux actions et aux plans d’action de Mackie, et peut-être que j’en fais l’expérience comme de celle d’un facilitateur potentiel de l’action très complexe de faire sortir Mackie de prison (voir Nanay, 2006).
52Comment pourrait-on traiter l’exemple d’Hitchcock si l’on aborde l’engagement vis-à-vis de personnages dans le cadre de l’expérience par procuration ? Si je m’engage envers la fouineuse, je vois l’homme en train de monter l’escalier comme quelqu’un qui va perturber son action, quelqu’un auquel il faudrait qu’elle échappe. Je fais une expérience par procuration de cet homme, d’une manière qui ne peut être pleinement caractérisée sans référence à ses actions à elle. Il n’y a aucune raison de penser que notre engagement envers la protagoniste ne serait pas très fort.
53L’exemple tiré de Hamlet peut être traité de façon semblable. Au dernier acte, la reine prend une coupe et s’en sert pour porter un toast. Nous savons que la coupe contient du vin empoisonné, mais Gertrude ne le sait pas. Si nous nous engageons envers Gertrude, nous percevons la coupe comme une menace, quelque chose à éviter. Nous avons une expérience par procuration dont le contenu ne peut être pleinement caractérisé sans référence à l’action de Gertrude (boire dans cette coupe). Comme Gertrude n’a aucune idée que le vin est empoisonné, nos états mentaux sont très différents des siens, mais ceci n’exclut pas un engagement fort envers elle si l’on adopte le compte rendu de l’expérience par procuration.
54Pour résumer, dans les cas d’engagement vis-à-vis de personnages, lorsque le spectateur est au courant d’aspects cruciaux de la situation dont le protagoniste n’a pas conscience, c’est sur un mode par procuration qu’il fait l’expérience d’un objet, c’est-à-dire d’une manière qu’on ne peut pleinement caractériser sans référence à ce protagoniste. Mais nous savons également que le protagoniste ne perçoit pas l’objet dans une relation semblable à l’action, soit parce qu’il ne voit pas du tout l’objet (comme dans l’exemple de la fouineuse chez Hitchcock), soit parce que, bien qu’il voie l’objet, il n’est pas conscient du rapport qu’il entretient avec ses actions (comme dans l’exemple de Gertrude). Les états mentaux du protagoniste et les états mentaux du spectateur sont très différents ; néanmoins, le spectateur peut s’engager envers le protagoniste et cet engagement peut être aussi fort (ou peut-être plus fort) qu’il le serait si leurs états mentaux se ressemblaient davantage.
55Le compte rendu basé sur l’expérience par procuration peut expliquer comment notre engagement envers des protagonistes peut être fort même dans les scénarios d’asymétrie épistémique. Les quatre autres comptes rendus de l’engagement vis-à-vis de personnages ne peuvent expliquer cela. Ceci fournit une incitation très forte à prendre au sérieux le compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages basé sur l’expérience par procuration, non pas comme une théorie exclusive de ce qu’est l’engagement vis-à-vis de personnages mais comme l’un des nombreux processus impliqués dans l’engagement vis-à-vis de personnages.
L’engagement vis-à-vis de personnages au-delà des arts visuels
56Reste un dernier souci : il se peut bien qu’un compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages basé sur l’expérience par procuration fonctionne pour les arts visuels, mais qu’en est-il de la littérature ? L’engagement vis-à-vis de personnages dans les arts visuels et en littérature paraît très similaire. Lorsque je m’engage envers Hamlet au théâtre et lorsque je m’engage envers lui en lisant la pièce, il semble qu’il doive y avoir quelque chose en commun dans les processus mentaux qui rendent cela possible dans les deux occasions. Les comptes rendus en termes d’imaginer de l’intérieur et de sympathie (mais non ceux qui reposent sur la situation en miroir et la perception directe) peuvent fournir un traitement continu de l’engagement vis-à-vis de personnages qui couvre à la fois les cas visuels et non visuels. Si mon compte rendu n’y parvient pas, cela peut être perçu comme une faiblesse de ma proposition. Par conséquent, il me faut examiner comment on pourrait élargir mon compte rendu aux cas non visuels de l’engagement vis-à-vis de personnages.
57Ma proposition est que si le lecteur s’engage envers le protagoniste dans un roman, le contenu de son expérience ne peut être pleinement caractérisé sans référence à l’action d’un des protagonistes. En ce cas, l’expérience en question n’est pas une expérience perceptuelle, mais plutôt une expérience non perceptuelle et sans doute imaginative. Ceci peut se produire par exemple lorsque le lecteur imagine les objets qui environnent le protagoniste d’une manière qui est en correspondance directe avec l’action. Et cet épisode imaginatif peut influencer de manière significative l’expérience globale qu’il en a.
58Prenez le texte suivant extrait d’un roman de Robbe-Grillet, La Jalousie11 :
« Maintenant, A… est entrée dans la chambre, par la porte intérieure qui donne sur le couloir central. Elle ne regarde pas vers la fenêtre, grande ouverte, par où – depuis la porte – elle apercevrait ce coin de terrasse. Elle s’est maintenant retournée vers la porte […] » (p. 4-5).
59En lisant ces phrases, il est difficile (quoique non impossible) de s’engager envers la protagoniste, parce que nous n’avons aucune idée de l’action, s’il y en a une, que le personnage, A…, devrait accomplir ou accomplirait. Le contenu de notre expérience lorsque nous lisons ces phrases peut très bien être pleinement caractérisé sans faire d’aucune manière référence à l’action de A… Ceci change toutefois dès qu’elle essaie d’accomplir une action :
« Elle se penche vers Franck pour lui tendre son verre. […] Les verres sont emplis, presque jusqu’au bord, d’un mélange de cognac et d’eau gazeuse où flotte un petit cube de glace. Pour ne pas risquer d’en renverser le contenu par un faux mouvement, dans l’obscurité complète, elle s’est approchée le plus possible du fauteuil où est assis Franck, tenant avec précaution dans la main droite le verre qu’elle lui destine » (p. 10-11).
60Il est beaucoup plus facile de s’engager envers le personnage maintenant, parce qu’elle essaie de réaliser une certaine action, tendre le verre à Franck sans renverser le cognac. Il est très difficile de caractériser pleinement le contenu de notre expérience de lire cela sans faire référence à l’action de A… de tendre le verre à Franck sans renverser le cognac. Il est possible de nous engager envers des personnages dont nous ne savons pas quelle action ils accompliraient ou devraient accomplir, mais il y a beaucoup moins de chances que cet engagement ne se produise. Un avantage supplémentaire de mon compte rendu est qu’il peut expliquer cette différence entre notre engagement envers A… dans la première et la seconde citations, puisque l’une comporte une expérience par procuration tandis qu’il n’y en a pas dans l’autre.
61Le compte rendu de l’engagement vis-à-vis de personnages basé sur l’expérience par procuration que j’ai ébauché ici ne vise pas à fournir un compte rendu général de tout aspect de l’engagement vis-à-vis de personnages. Comme nous l’avons vu, l’engagement vis-à-vis de personnages est un phénomène divers et il y a des chances qu’imaginer de l’intérieur, la sympathie, l’activation de neurones miroirs (ainsi que peut-être la perception directe) sont des composants importants dans la manière de s’engager envers des protagonistes. Mais les quatre comptes rendus existants de l’engagement vis-à-vis de personnages ne peuvent couvrir la totalité des aspects concernant ce phénomène, et surtout ils ne s’accordent pas avec notre engagement dans les scénarios d’asymétrie épistémique. Mon dessein n’a pas été de congédier totalement ces comptes rendus, mais d’ajouter un aspect important et jusqu’ici négligé de l’engagement vis-à-vis de personnages, à savoir l’expérience par procuration.
62En outre, je n’ai pas abordé la question cruciale de savoir envers lequel des personnages nous avons le plus de chances de nous engager. Si nous nous engageons envers un protagoniste, alors nous faisons l’expérience des objets qui entourent le personnage sur un mode par procuration, c’est-à-dire d’une manière qui ne peut être pleinement caractérisée sans référence à une des actions du protagoniste. Mais qu’est-ce qui détermine que ce sera tel personnage ? Dans la scène de Brecht avec Mackie et Lucy, est-ce que je fais l’expérience de Lucy ou de Mackie sur un mode par procuration ? Est-il possible que je m’engage envers un personnage au début de la scène et avec un autre à la fin ? Dans ce chapitre, mon dessein n’était pas de répondre à ces questions mais d’esquisser un cadre permettant d’y répondre.
Attention distribuée et non distribuée
63Les sept premiers chapitres de ce livre portaient sur les manières de nous engager envers des objets du point de vue esthétique lorsque notre attention est distribuée. Dans ce dernier chapitre, j’ai analysé quelques phénomènes esthétiques importants dans lesquels notre attention n’est pas du tout distribuée. Mais il importe d’insister sur le fait que ces deux manières de nous engager du point de vue esthétique envers des objets ne sont pas exclusives. Je veux terminer avec une étude de cas montrant comment ces deux manières différentes de prêter attention pourraient interagir.
64Les films d’Abbas Kiarostami (ou tout au moins ses films avant 2002) se terminent tous de curieuse façon. Ces films encouragent très fortement l’identification et l’engagement vis-à-vis de personnages tout au long du film. Leurs protagonistes veulent de toutes leurs forces quelque chose. Le jeune garçon dans Le passager (Mosâfer, 1974) veut de toutes ses forces voyager à Téhéran pour voir un match de football. Badii, l’anti-héros d’âge mûr de Le goût de la cerise (Ta’m-e gilas, 1997) recherche désespérément quelqu’un qui l’enterrerait après sa mort. Dans Où est la maison de mon ami ? (Khaneh-ye doust kodjast ?, 1987) l’écolier essaie de découvrir son ami dans un village inconnu pour lui rendre son cahier d’exercices. Et ainsi de suite. En raison du caractère dominant de ces désirs intenses de faire quelque chose, il est très difficile de ne pas s’identifier aux héros de ces films. Il est très difficile de ne pas s’identifier à l’écolier de Où est la maison de mon ami ? en train de grimper une pente raide vers le village inconnu, questionnant chaque étranger qui croise son chemin sur l’endroit où se trouve la maison de son ami.
65Mais dans les cinq dernières minutes ou à peu près de ces films, tout change. Le garçon s’endort, épuisé par son long voyage, alors qu’il attend le début du match de football. Dans Le vent nous emportera (Bad ma ra khahad bord, 1999), le directeur qui est décidé à faire un film dans un village perdu perd tout intérêt de le faire. Dans Le goût de la cerise, après que Badii a trouvé quelqu’un qui peut (ou non) l’enterrer après sa mort, il s’assoit sur un banc et reste simplement assis là pendant de très longues minutes. À ce moment-là, l’identification des spectateurs se désagrège complètement. Nous regardons le paysage que regarde Badii mais il est très difficile de le voir sur un mode par procuration ou de quelque manière ciblée ; la pertinence des actions de Badii s’estompe, ouvrant la voie à une expérience esthétique beaucoup plus détachée, davantage « proustienne ». Les cinq dernières minutes de ces films fonctionnent davantage comme un film d’avant-garde, évitant toute identification. Mais précisément parce que ce sont seulement les cinq dernières minutes du film, qui viennent après quatre-vingt dix minutes environ d’identification intense et d’attention non distribuée, l’expérience esthétique qui suit est d’autant plus intense. Ces films fournissent un bel exemple de la manière dont attention distribuée et attention non distribuée peuvent se combiner d’une manière significative du point de vue esthétique.
Notes de bas de page
1 Je laisse de côté les œuvres d’art interactives qui visent explicitement à déclencher des actions de la part du spectateur. Dans l’une des performances (Apprendre à voler) de la compagnie théâtrale d’avant-garde, De La Guarda, les performeurs sont liés à des cordes et ils sautent et volent au-dessus du public avant de descendre et de commencer d’interagir avec des membres dans le public. L’un des performeurs par exemple a commencé à me déshabiller, et il est difficile d’observer cette performance sur un mode totalement détaché.
2 Le concept d’expérience par procuration peut être aussi très utile pour expliquer d’autres phénomènes esthétiques importants, ainsi notre engagement dans les récits. Toutes les œuvres narratives ne sont pas des œuvres d’art ; par exemple ce n’est pas le cas de l’histoire que ma fille a inventée hier. Et toutes les œuvres d’art ne sont pas narratives. Ceci soulève une question véritable pour la philosophie de la perception (au moins en ce qui concerne les récits utilisant l’image) : comment l’expérience que nous faisons d’œuvres narratives diffère-t-elle de celles qui ne sont pas narratives (Branigan, 1992 ; Carroll, 2001d ; Velleman, 2003 ; Currie, 2006, 2007, 2008, 2010 ; Matravers, 2014) ? Et comme je l’ai soutenu (Nanay, 2009b), ici encore l’expérience par procuration peut fournir un indice pour comprendre comment nous nous engageons dans les récits. Je ne répéterai pas cet argument ici.
3 Les comptes rendus qui insistent sur l’importance de la sympathie font exception ; j’en dirai plus à leur sujet dans la section suivante.
4 Voici une citation étrangement semblable à celle d’Hitchcock : « Pour un exemple où il est utile de cacher au spectateur un événement important jusqu’à ce qu’il se soit produit, il y en a dix et plus où l’intérêt commande exactement le contraire. En employant le secret un poète obtient une brève surprise, mais dans quel trouble durable il aurait pu nous maintenir s’il n’en avait pas fait un secret ! Qui est terrassé en un instant, je peux seulement avoir pitié de lui un moment. Mais combien de temps si je m’attends au coup, combien de temps si je vois l’orage se préparer et menacer depuis un bon moment au-dessus de ma tête ou de la sienne ? » (Lessing, 1967/1879, p. 377).
5 La popularité du concept d’« imaginer de l’intérieur » entretient des liens très étroits avec la popularité du concept de « simulation » en philosophie de l’esprit et tout spécialement pour comprendre la cognition sociale (voir Heal, 1995 ; Gordon, 1995a, 1995b ; Goldman, 1992, 2006a, 2006b ; Ravenscroft, 1998 ; Currie et Ravenscroft, 2002).
6 « Comme nous n’avons aucune expérience immédiate de ce que ressentent d’autres hommes, nous ne pouvons former aucune idée de la manière dont ils sont affectés, sauf en concevant ce que nous ressentirions dans la même situation » (Smith, 1759/2002, p. 11).
7 Les partisans du compte rendu basé sur imaginer de l’intérieur pourraient jouer avec le choix de la situation dans laquelle on s’imagine être, peut-être la situation dans laquelle sera la fouineuse après avoir été découverte ? Ceci ne marchera pas puisque le protagoniste aura une expérience très différente après avoir été découvert (peut-être se sentir embarrassé) de celle que nous, public, ressentons. Les mêmes considérations s’appliqueraient si nous choisissions comme situation dans laquelle on s’imagine être la situation contrefactuelle de ce qui se passerait si la fouineuse savait qu’il y a quelqu’un en train de monter l’escalier.
8 Si nous utilisons la notion non monolithique de l’identification/engagement vis-à-vis d’un personnage selon Gaut, nous rencontrons toujours une version de ce problème, puisque ce qui rend notre identification/engagement envers la fouineuse dans l’exemple d’Hitchcock si fort est d’ordre épistémique : le fait que nous connaissons quelque chose qu’elle ne connaît pas. Je pourrais m’imaginer dans sa situation perceptuelle, mais cela ne nous aiderait pas à rendre compte de l’engagement fort que j’ai envers elle. Il en va de même pour les autres aspects, motivationnel et affectif. Il semble que ce qui est responsable de mon engagement fort envers la fouineuse est la conscience que j’ai de quelque chose d’épistémique, les différences épistémiques entre elle et moi. Mais les différences épistémiques entre le personnage et moi ne peuvent faire partie de sa situation. Par conséquent, en dépit du fait que la version de Gaut du compte rendu basé sur imaginer de l’intérieur n’exclurait pas une identification non épistémique, elle ne semble toujours pas être en accord avec notre engagement (épistémique) envers un personnage dans les scénarios d’asymétrie épistémique (ce que Gaut admet explicitement, cf. Gaut, 2010, p. 145-146).
9 Il existe des cas de suspense sans asymétrie épistémique si nous acceptons, par exemple, le compte rendu que Noël Carroll donne du suspense, selon laquelle « le suspense ne prend corps que là où les probabilités semblent aller à l’encontre d’un résultat que je préfère » (Carroll, 2003, p. 82, voir aussi Carroll, 1984, 1996, 2008 et Smith, 2000).
10 Ce serait par exemple la manière d’analyser l’engagement vis-à-vis d’un personnage dans le cas de ces performances chorégraphiques modernes où il n’y a que des danseurs sur scène.
11 Alain Robbe-Grillet, 1957, La Jalousie, Paris, Éd. de Minuit.
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