Chapitre VII. L’histoire de la vision
p. 151-174
Texte intégral
1L’analyse menée jusqu’ici peut laisser penser que je tiens l’attention distribuée pour une sorte d’universel culturel, à savoir une manière de prêter attention qui est programmée en nous pour produire une jouissance esthétique des choses et qu’on peut trouver dans toutes les cultures et toutes les périodes historiques. L’objectif de ce chapitre est de faire comprendre que telle n’est pas ma position. En fait, nous pourrions avoir de bonnes raisons de penser que l’espèce d’attention distribuée qui joue un rôle si important dans une gamme variée de phénomènes esthétiques, tels que les expériences esthétiques, l’unicité ou encore l’appréciation esthétique des images, est un phénomène historique relativement original et qu’il prend également des formes très différentes dans différentes cultures.
2J’aborderai cette question à travers le débat sur l’« histoire de la vision », débat qui a cours en histoire de l’art et en esthétique sur le point de savoir si la vision a une histoire. Selon une conception influente en histoire de l’art, la manière dont les anciens Grecs voyaient le monde différait sous des aspects importants de la manière dont nous voyons le monde aujourd’hui et ce que l’histoire de l’art devrait étudier porte précisément en partie sur les changements dans la vision humaine au long de l’histoire. Si les anciens voyaient le monde différemment de la manière dont nous le voyons aujourd’hui, alors afin de comprendre et d’évaluer leur art, nous devons comprendre comment ils le percevaient (et quelle relation cela a avec la manière dont ils percevaient le monde). Ainsi, poursuit l’argument, l’histoire de la vision constitue un prélude nécessaire à l’histoire de l’art. La ligne générale de l’argumentation remonte au moins à Tacite1, mais c’est au début du xxe siècle qu’elle est devenue une des prémisses les plus importantes de l’histoire de l’art et de l’esthétique.
3L’idée même que la vision a une histoire a toutefois été sévèrement critiquée récemment, à la fois pour des raisons empiriques et pour des raisons conceptuelles. Le dessein de ce chapitre est de repositionner le débat à la lumière de l’accent mis par le présent livre sur l’attention distribuée. Si nous pouvons montrer que l’attention distribuée a une histoire (et nous pouvons avoir des raisons de penser que c’est le cas), alors nous avons des raisons fortes de soutenir que la vision aussi a une histoire. Mais la portée de cette revendication sera beaucoup plus étroite que ce que la plupart de ceux qui affirment qu’il y a une histoire de la vision voudraient qu’elle soit.
En faveur de l’affirmation qu’il y a une histoire de la vision
4L’idée directrice derrière l’affirmation qu’il y a une histoire de la vision est que l’expérience visuelle s’est modifiée de multiples manières durant le cours de l’histoire. Nous ne devrions donc pas supposer que les gens des temps anciens ou médiévaux percevaient de la même manière que nous le faisons maintenant. En outre, un aspect important dans la compréhension de l’art de périodes antérieures est de comprendre la manière dont les gens percevaient alors les œuvres d’art.
5L’énoncé le plus explicite de cette affirmation provient d’Heinrich Wölfflin, dans l’un des passages les plus connus de l’histoire de l’histoire de l’art :
« La vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme la tâche primordiale de l’histoire de l’art » (Wölfflin, 1915/1952, p. 11 ; trad. fr. p. 16).
6Bien que l’énoncé provocant de Wölfflin soit devenu un slogan important pour des générations d’historiens d’art, l’idée directrice que la vision a une histoire possède un autre partisan d’importance majeure et à certains égards encore plus influent dans le contexte de la tradition allemande/autrichienne en histoire de l’art au tournant du siècle, je veux parler d’Alois Riegl. Le principe clé qui guide Riegl dans L’Industrie d’art de l’époque romaine tardive était que la manière dont les gens percevaient le monde dans des temps anciens est radicalement différente de la manière dont nous percevons aujourd’hui. De manière plus précise, il soutient que les gens de l’Antiquité voyaient seulement « des formes individuelles indépendantes », ce qui explique certains traits cruciaux de leur art visuel représentationnel (Riegl, 1901/1985, p. 232). Mais même au sein de l’ère ancienne, il fait l’hypothèse que les Égyptiens percevaient le monde différemment de la manière dont le faisaient les Grecs et les Grecs encore différemment des Romains, en particulier les Romains tardifs.
7Il est probable que ce qui a déterminé l’influence réelle de l’affirmation qu’il y a une histoire de la vision est l’application de cette idée directrice et abstraite à la question de la modernité, idée qui est présente dans l’œuvre d’un groupe très divers de penseurs : Charles Baudelaire, Georg Simmel, Friedrich Nietzsche, Laszlo Moholy-Nagy, Siegfried Kracauer, Lev Malevitch, pour n’en mentionner que quelques-uns (voir Frisby, 1986 pour un bon résumé). Mais ce fut Walter Benjamin qui appliqua l’affirmation qu’il y a une histoire de la vision de la façon la plus explicite et la plus influente. Inspiré par les affirmations générales de Riegl sur l’histoire de la vision (voir Levin, 1988 ; Lang, 2006, notamment p. 136-178), il écrit :
« Au cours des grandes périodes historiques, en même temps que les modes d’existence tout entiers des collectivités humaines, se transforme également leur mode de perception sensorielle. Ce mode selon lequel la perception sensorielle des hommes s’organise – le médium dans lequel elle se produit – est conditionné historiquement aussi bien que naturellement » (Benjamin, 1936/1969, p. 89 ; trad. fr. citée p. 25-26).
8L’influence d’Alois Riegl est évidente dans ces passages et tout spécialement dans les manières dont Benjamin applique ces idées directrices à des périodes spécifiques de l’histoire de l’art :
« L’époque des grandes invasions, qui vit naître l’industrie artistique de la Rome tardive et La Genèse de Vienne, avait non seulement un art différent de celui de l’Antiquité [classique], mais une perception différente » (Benjamin, 1936/1969, p. 89 ; trad. fr. modifiée p. 26).
9L’intérêt principal de Benjamin n’est pas, toutefois, l’industrie d’art de l’époque romaine tardive mais le changement dans l’art et la perception qui est intervenu à la fin du xixe siècle et au commencement du xxe siècle. Ce que revendique Benjamin est que la modernité est une modification affectant le « sensorium », une idée qui est devenue un des principes directeurs pour théoriser la modernité. Pour Benjamin, cette modification affectant le « sensorium » a été provoquée par des changements technologiques. Non pas seulement les changements dans le paysage urbain qui nous entoure, comme les voitures rapides et les gratte-ciels sur lesquels insistent Malevitch et Baudelaire, mais aussi les changements technologiques dans l’art lui-même. Comme le résume Régis Debray, « la photo a changé notre perception de l’espace, et le cinéma notre perception du temps (via le montage) » (Debray, 1992, p. 178).
10Enfin, l’application de l’idée de l’histoire de la vision ne s’arrête ni ne commence avec la modernité. Comme Jonathan Crary l’argumente en détail, il se peut que le mode général de perception ait déjà subi une forme de changement dans la première moitié du xixe siècle (Crary, 1992). Et les théoriciens du post-modernisme s’appuient sur le principe de l’histoire de la vision au moins autant que les théoriciens de la modernité. Frédéric Jameson, par exemple, soutient que le postmodernisme offre « un domaine utopien des sens totalement nouveau » (Jameson, 1991, p. 7). La prémisse que partagent tous ces arguments est qu’il est possible de comprendre, au moins en partie, l’histoire et l’histoire de l’art comme une histoire de la perception. Cette supposition est si profondément ancrée dans une grande partie du discours sur l’art et la culture aux xixe et xxe siècles et dans (au moins certaines branches de) l’histoire de l’art et (de) l’esthétique qu’on a considéré sans plus de discussion qu’elle allait de soi2. Comme le résume Whitney Davies, « selon les études portant sur la culture visuelle, il est de prime abord vrai que la vision a une histoire culturelle » (Davies, 2011, p. 7). Toutefois, il semble que récemment ce consensus se soit brisé.
Contre l’histoire de la vision
11Les deux arguments récents les plus influents contre l’histoire de la vision se fondent sur des considérations relevant de la philosophie de la perception, situation qui semble en faire un candidat naturel pour être discuté dans ce livre. Le premier argument est proposé par Danto qui part de la supposition que la vision est modulaire ; elle n’est pas sensible à quoi que ce soit d’autre qui se passe dans notre esprit. Il soutient alors qu’étant donné que la vision est modulaire, elle ne peut pas être influencée par les processus mentaux d’un niveau plus élevé qui, eux, changent avec l’histoire. Nos croyances et notre savoir changent bien avec l’histoire, mais étant donné que notre vision n’est pas sensible à ces croyances et savoir, notre vision n’a pas d’histoire (Danto, 2001a, 2001b, voir aussi Davies, 2001 ; Rollins, 2001). Danto ajoute que c’est l’interprétation de la vision qui change et l’interprétation de la vision peut très bien avoir une histoire, mais la vision elle-même ne change pas et ne peut pas changer.
12Danto explore également une autre ligne d’argumentation contre l’affirmation que la vision a une histoire, laquelle fut introduite à l’origine par David Bordwell (Bordwell, 1997, p. 141-149). Le point de départ de cet argument est que la vision est câblée. La manière dont fonctionne notre système perceptuel est déterminée par l’évolution, non pas par des influences culturelles. Bordwell oriente son argument vers le peu de plausibilité du point de vue évolutionnaire de l’affirmation que la vision a une histoire. Son raisonnement est le suivant : si la vision, qui est câblée, devait avoir une histoire, cela ne pourrait s’expliquer que comme une évolution lamarckienne, dans laquelle les changements acquis culturellement dans notre vision seraient transmis à la génération suivante. Mais le point clé du schéma d’explication darwinien est que les traits de caractère acquis ne sont pas hérités (Bordwell, 1997, p. 142).
13Ces deux arguments ne sont pas complètement indépendants l’un de l’autre. L’affirmation relative à la nature câblée de la vision est souvent complétée par l’insistance mise sur l’absence d’influences descendantes sur nos processus perceptuels (Bordwell, 1997, p. 301, note 92). Et ceci s’entrelace à son tour à des affirmations portant sur la modularité de la vision.
14Il existe deux manières d’argumenter contre ces objections récentes à l’affirmation que la vision a une histoire. En premier lieu, on pourrait faire remarquer que ce que Danto et Bordwell veulent dire par vision n’est pas ce que Benjamin, Jameson, Malevitch ou Riegl veulent dire par vision. Ce que Danto et Bordwell veulent dire est que l’appareil physiologique est fixé par l’évolution et peut bien ne pas être sensible à nos processus mentaux d’un niveau plus élevé. Mais ce que veulent dire Benjamin, Jameson, Malevitch ou Riegl est quelque chose de beaucoup plus large et de moins restrictif. Ainsi le débat est peut-être de pure terminologie. J’explorerai cette manière de résoudre le débat sur l’histoire de la vision dans la section suivante.
15En second lieu, nous pouvons affronter les arguments de Danto et Bordwell dans leurs propres termes. Danto et Bordwell supposent tous deux que la vision est modulaire. Comme nous l’avons vu au chapitre vi, il s’agit d’une affirmation qui est fausse, et elle était déjà très controversée parmi les spécialistes de la vision (et les philosophes) bien avant que l’article de Danto ne paraisse (voir, par exemple Karmiloff-Smith, 1992 ; Churchland et al., 1994). Nous disposons désormais de preuves très claires que les processus descendants influencent le traitement perceptuel dès le cortex visuel primaire (Gandhi et al., 1999). Nous savons aussi que les influences intermodales entre perception visuelle et auditive sont très communes (voir Spence et Driver, 2004, et O’Callaghan, 2008). Ces découvertes vont toutes à l’encontre de la prémisse principale de Danto et si nous n’avons aucune raison de croire que la vision est modulaire (dans le sens très fort exigé par Danto), l’argument de Danto échoue tout simplement à prendre consistance.
16En outre, nous avons également des raisons fortes de douter que la vision est câblée. Des découvertes récentes sur la plasticité neuronale du cerveau en général et des processus perceptuels en particulier montrent que, bien qu’une grande partie du mode de fonctionnement de nos processus perceptuels soit en fait déterminée par l’évolution, il existe une grande latitude pour des ajustements et changements qui font partie de nos processus de développement (voir, par exemple Huttenlocher, 2002). Des travaux récents en philosophie de la biologie mettent aussi en garde contre la tentation de tracer une frontière trop rigide entre les traits innés et acquis (Griffiths et Gray, 1994). L’argument de Bordwell ne marche que si la perception est entièrement innée et que nous disposons d’une méthode très claire pour maintenir séparés les processus innés et acquis. Mais aucune de ces prémisses ne semble correcte.
17Pouvons-nous alors congédier complètement les arguments contre l’histoire de la vision ? Peut-être peut-on conclure qu’en tant qu’arguments péremptoires contre l’affirmation que la vision a une histoire ils échouent. Mais il est nécessaire de les prendre au sérieux, dans la mesure où ils démontrent l’importance de rendre explicite ce qui change exactement d’une époque historique à l’autre. Danto et Bordwell ont raison de souligner qu’il est, par exemple, extrêmement improbable que le traitement rétinien des stimuli visuels change dans le cours de l’histoire. Le traitement rétinien des stimuli visuels n’est bien sûr qu’une partie du processus perceptuel ; la question est alors : qu’est-ce qui change si ce n’est pas l’image rétinienne ? De quoi l’histoire de la vision est-elle exactement l’histoire ?
Tentatives en vue d’un compromis
18Je me suis concentré sur le débat récent entre les partisans et les adversaires de l’idée d’une histoire de la vision et, sur la base des plus importants arguments dans ce débat il peut sembler qu’il n’y ait que deux options : soit la vision a une histoire, soit elle n’en a pas. Mais le débat comporte en réalité davantage de strates.
19On pourrait essayer de bâtir une position intermédiaire entre les deux conceptions extrêmes, en soutenant que certains aspects de la vision ont bien une histoire alors que d’autres n’en ont pas. On pourrait se représenter L’art et l’illusion d’Ernst Gombrich comme une tentative monumentale de réaliser précisément ce compromis. Le thème déterminant du livre est que nous ne devrions pas faire d’inférences à partir de la manière dont les images d’une époque donnée représentent vers la manière dont les gens de cette époque percevaient. Cela semble être à l’opposé de l’affirmation que la vision a une histoire. Mais Gombrich resterait également insensible aux arguments dans le style de Danto ou Bordwell, étant donné qu’il dit de manière très explicite que ce que nous appelons « voir » est conditionné par des habitudes et des attentes, c’est-à-dire des effets descendants (Gombrich, 1959/1972, p. 89). Puisque nos habitudes et nos attentes peuvent changer d’une période historique à l’autre, il pourrait en principe se montrer ouvert à l’affirmation qu’il peut en aller de même avec l’acte de voir. Mais les choses sont plus compliquées encore. Il fait une distinction entre vision et schémas et insiste sur le fait que ce sont les schémas qui changent dans l’histoire, non pas la vision.
20Il existe d’autres tentatives, semblables dans leur structure, d’élaborer un compromis entre l’affirmation que la vision a une histoire et sa franche négation. David Bordwell lui-même s’efforce de construire un tel compromis lorsqu’il distingue vision et aptitudes visuelles. Pour Bordwell, la vision est constante et anhistorique, mais les aptitudes visuelles changent. Les aptitudes visuelles ont réellement une histoire. En fait, il soutient que les aptitudes visuelles peuvent même changer pour un seul et même individu. L’exemple qu’il prend est l’aptitude visuelle à remarquer la différence entre des montages en coupe franche et en fondu enchaîné dans les films, quelque chose que les gens n’étaient pas en mesure de faire en 1895 mais dont ils étaient capables en 1995. Tom Gunning fait le même genre d’affirmation au sujet des changements qui s’opèrent dans nos aptitudes visuelles de regarder les films aux alentours de 1908 (Gunning, 1986).
21Le livre de Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento. L’Usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, qu’on pourrait à première vue considérer comme l’une des illustrations les plus patentes de l’affirmation que la vision a une histoire se révèle lui aussi être un exemple de cette position de compromis lorsqu’on y regarde de plus près (Baxandall, 1972, voir également Baxandall, 1971 pour des affirmations semblables). Baxandall ne dit pas – comme le font par exemple Riegl ou Benjamin – que le « mode de vision » général des gens dans l’Italie du xve siècle était différent de notre « mode de vision » général. Lorsqu’ils voyaient un arbre, il se peut qu’ils aient éprouvé exactement la même stimulation rétinienne que nous. Mais dans l’Italie du xve siècle les gens faisaient usage d’aptitudes visuelles très spécifiques lorsqu’ils regardaient des images, aptitudes que nous n’utilisons plus. Ici encore, le « mode de vision » général n’a pas d’histoire mais les aptitudes visuelles spécifiques investies en regardant des images en ont une.
22Le concept d’« œil de la période » introduit par Baxandall résume bien ce compromis. Il s’engage explicitement sur la question de savoir quels aspects ou quelles étapes de la vision humaine sont universels, et lesquels ne le sont pas et sont en conséquence sujets à des variations tout au long de l’histoire. Il considère que la formation de l’image rétinienne est universelle, mais tout ce qui vient après cette phase peut en principe être sujet à des variations historiques (Baxandall, 1972, p. 29). Baxandall formule ce contraste en termes de données brutes et d’interprétation de ces données brutes (ce qui, curieusement, ressemble beaucoup au contraste de Danto). Ce choix de termes est sans doute discutable, étant donné qu’il est assez problématique de considérer que c’est le cortex visuel primaire qui interprète l’image rétinienne, mais ce qui importe pour nos desseins est qu’on puisse également considérer le concept d’« œil de la période » de Baxandall comme un compromis entre l’affirmation que la vision a une histoire et la position selon laquelle certains aspects au moins de la vision sont universels.
23Pour finir, un autre critique de l’histoire de la vision, Noël Carroll, fait également une distinction semblable dans sa structure à celle de Bordwell entre voir et remarquer, et il reconnaît que ce que nous remarquons change dans le cours de l’histoire (Carroll, 2001c, p. 15). Mais non pas ce que nous voyons. Je reviens sur cette distinction ci-dessous.
Clarifier l’affirmation que la vision a une histoire
24Jusqu’ici, j’ai considéré que l’affirmation que la vision a une histoire était l’énoncé simple suivant : la vision a une histoire. Mais cet énoncé apparemment simple est en fait ambigu d’au moins deux façons ; ne serait-ce que pour tenter de réconcilier les arguments anhistorique et historique, il nous faut démêler les choses.
25La première question qu’il faut poser est de préciser ce qu’on veut dire par vision, ou plus généralement par perception, dans ce débat. Qu’est-ce qui est supposé avoir une histoire ? La stimulation sensorielle ? Le mécanisme perceptuel ? Et si tel est le cas, le mécanisme de la vision dans sa phase initiale ou dans sa phase tardive ? Le contenu perceptuel ? La phénoménologie perceptuelle ?
26Comme nous l’avons vu, il est peu probable que le traitement rétinien change au cours de l’histoire, et c’est une idée totalement farfelue de penser que c’est ce que Riegl, Wölfflin ou Benjamin avaient en tête lorsqu’ils parlaient d’histoire de la vision. Si les affirmations de Danto, Bordwell et Carroll portent sur le traitement rétinien des stimuli, alors ce débat est un cas patent dans lequel deux camps ne parlent pas de la même chose. Il en va de même dans l’interprétation de la vision en tant que mécanisme perceptuel.
27Est-ce que le débat porte sur le contenu perceptuel, c’est-à-dire sur ce que nous voyons ? Peut-être. Mais le concept de contenu perceptuel est lui-même très peu clair. S’il signifie simplement l’objet que nous voyons, alors à nouveau il est peu probable que l’affirmation que la vision a une histoire ait vraiment un sens ; lorsque les Égyptiens de l’Antiquité regardaient la lune et que je regarde la lune, nous voyons bien en quelque sorte la même chose, l’objet que nous voyons est le même. Notre contenu perceptuel est-il le même ? Tout dépend de la manière de comprendre cette notion semi-technique (voir par exemple Crane, 1991 ; Nanay, 2014c). Si nous tenons compte du fait que la manière dont l’objet est perçu fait partie de l’objet perceptuel, alors nous pouvons obtenir une affirmation plus intéressante : il se peut que l’Égyptien de l’Antiquité ait perçu la lune d’une manière différente dont je la perçois3. Mais une bonne part de cette différence peut être imputée au dernier candidat pour interpréter l’affirmation que la vision a une histoire, à savoir la phénoménologie perceptuelle.
28En fin de compte, je considère que l’affirmation que la vision a une histoire porte sur la phénoménologie perceptuelle : sur ce que cela fait de voir quelque chose, c’est-à-dire sur nos expériences. C’est l’interprétation à laquelle s’intéressaient Riegl, Wölfflin et Benjamin et c’est la seule interprétation qu’on ne peut écarter soit comme trivialement fausse, soit comme mal élaborée. Mais cette interprétation rend également difficile de régler le débat sur l’affirmation que la vision a une histoire. La phénoménologie perceptuelle n’est par définition accessible qu’à la personne qui fait l’expérience. Nous ne pouvons avoir d’accès direct à l’expérience perceptuelle de quelqu’un d’autre et nous ne pouvons pas non plus avoir d’accès direct aux expériences perceptuelles de gens qui ont vécu il y a des siècles. Je proposerai une manière de surmonter cet obstacle dans la section suivante.
29La seconde ambiguïté concernant l’affirmation que la vision a une histoire et qui est orthogonale à la première est la suivante : lorsque nous parlons de l’histoire de la vision, de quoi cette vision est-elle la vision ? Quelle est l’étendue de la perception censée avoir une histoire ? Toute perception et n’importe quelle perception ? Ou la perception dans un contexte spécifique ? Il est clair que la seconde affirmation serait bien plus facile à accepter.
30Il existe un désaccord à l’intérieur du camp favorable à l’histoire de la vision au sujet de l’étendue de la perception censée avoir une histoire. Nous pouvons distinguer les deux affirmations suivantes :
- la perception en général change d’une époque historique à l’autre ;
- la perception dans un contexte bien spécifique change d’une époque historique à l’autre.
31L’affirmation que la vision a une histoire telle qu’elle a été formulée à l’origine par Riegl est un exemple patent de (a) : selon Riegl, les gens de l’Antiquité voyaient toutes choses comme « des formes individuelles indépendantes ». Benjamin a hérité de Riegl cette version (a) plus radicale et lorsqu’il interprète la modernité comme comportant un changement dans le « sensorium », ce qu’il veut dire par « sensorium » est le mode très général dont nous percevons le monde – les rues, les voitures, les bâtiments, tout. C’est cette position qui est devenue dominante dans les conceptions plus récentes de l’histoire de la vision, par exemple chez Crary ou Jameson.
32Heinrich Wölfflin, par opposition, restreint de façon très explicite la portée de son affirmation que la vision a une histoire à la perception des œuvres d’art et pour l’essentiel à la perception des images4. Il en va de même dans le compte rendu que donne Baxandall de la perception visuelle dans l’Italie du xve siècle et chez Gunning des affirmations sur les changements dans notre perception consécutifs à l’avènement du « cinéma de l’attraction » autour de 1908. Ces conceptions sont des versions de (b)5.
33Je soutiendrai que le meilleur pari pour les partisans de l’affirmation que la vision a une histoire est d’opter en faveur de (b). Mais pour y parvenir, il me faut faire appel à un concept important qui a été bizarrement ignoré dans ce débat, l’attention visuelle6.
L’attention a-t-elle une histoire ?
34Nous avons vu que la formulation la plus plausible de l’affirmation que la vision a une histoire porte sur la phénoménologie visuelle : ce qui change dans le cours de l’histoire, c’est ce que cela fait de percevoir quelque chose. Mon argument pour l’histoire de la vision procède en deux temps :
- Ma phénoménologie visuelle dépend de manière systématique de l’attention visuelle.
- L’attention visuelle a une histoire.
35Le concept d’attention visuelle n’a pas joué un rôle significatif dans le débat sur l’histoire de la vision. Une exception est André Malraux, bien connu pour avoir écrit que
« La création de tout grand art est inséparable d’une métamorphose [du regard], qui n’appartient point au domaine de la vision, mais de l’attention » (Malraux, 1967, p. 206 ; éd. fr. p. 206).
36À certains égards, on peut considérer l’explication que je donne comme une élaboration de cette idée tout juste ébauchée que Malraux mentionne en passant. Notre perception change au cours de l’histoire parce que l’allocation de notre attention visuelle change. Si nous voulons un argument positif pour l’histoire de la vision, nous devons rassembler des preuves en faveur de l’histoire de l’attention.
37La première prémisse de mon argument est que la phénoménologie visuelle dépend de manière systématique de l’allocation qu’on fait de son attention. Cela, nous le savons depuis le chapitre iii ; comme le montre le phénomène de la « cécité non attentionnelle », l’attention peut modifier du tout au tout ce dont nous faisons l’expérience (Simons et Chabris, 1999 ; Mack et Rock, 1996). En bref, si nous pouvons montrer que l’attention visuelle a une histoire, nous pouvons conclure que la vision a une histoire.
38Souvenez-vous de la distinction de Carroll entre voir et remarquer (Carroll, 2001c, p. 15). Il reconnaît que ce que nous remarquons change au cours de l’histoire. Mais ce que nous voyons ne change pas. À la lumière des découvertes sur la cécité non attentionnelle, cette distinction semble bizarre. Voir, dans n’importe quel sens effectif du terme, présuppose l’acte de remarquer ; ce que nous remarquons, c’est-à-dire ce à quoi nous prêtons attention, influence de manière systématique notre expérience perceptuelle7.
39Nous disposons effectivement de raisons fortes (bien qu’elles ne soient peut-être pas infaillibles) de considérer que l’attention visuelle a une histoire. Je veux explorer s’il est possible de soutenir que notre attention visuelle s’est modifiée dans une mesure importante au cours du xvie siècle.
40Mais tout d’abord il convient de se préoccuper de quelques soucis d’ordre méthodologique. Comment peut-on soutenir que dans une certaine période historique du passé, les gens mobilisaient leur attention de telle et telle manière ? Nous pouvons utiliser les images qu’ils fabriquaient à titre de preuves, mais cela revient toujours à une preuve partielle, comme Gombrich n’a cessé de le faire remarquer. Mais nous pouvons utiliser aussi la documentation écrite contemporaine. Je ferai usage de la combinaison des deux.
L’histoire de l’attention visuelle
41Comme nous l’avons vu au chapitre ii, il existe nombre de manières de prêter attention (de façon manifeste ou à la dérobée, endogène ou exogène, ciblée ou distribuée, etc.). Celle qui semble la plus pertinente pour nos desseins est, comme c’est assez prévisible, la distinction entre attention ciblée et attention distribuée. Et nous avons vu également qu’un cas particulier d’attention distribuée, lorsqu’on perçoit des images, est de prêter attention aux propriétés de scène en image, ce que j’ai appelé « attention double ». J’ai discuté en détail la pertinence de cette expérience double pour l’appréciation esthétique des images (ou pour la perception iconique en général) au chapitre iii. Mon sujet ici n’est pas la pertinence explicative ou l’importance de ce concept mais son histoire.
42Une méthode tentante pour argumenter en faveur de l’affirmation que l’attention a une histoire (et en conséquence que la vision aussi a une histoire) serait d’examiner si l’attention distribuée en général est une aptitude qui est apparue à un certain moment dans l’histoire. Bien que cela puisse ne pas être une tâche impossible, j’examinerai quelles perspectives offre une méthode moins exigeante d’argumenter en faveur de l’affirmation que l’attention a une histoire, à savoir que ce qui a changé dans le cours de l’histoire n’est pas la manière générale dont nous prêtons attention sur un mode distribué mais plutôt celle de mobiliser cette aptitude à l’attention distribuée dans un contexte spécifique, le contexte de regarder des images. Je soutiendrai que nous pouvons avoir de bonnes raisons de maintenir que l’attention double, c’est-à-dire l’attention simultanée à la surface de l’image et à ce qui est dépeint en elle, a une histoire.
43Si je regarde une pomme et que je fasse attention à sa couleur et si je regarde la même pomme et que je fasse attention à sa forme, le caractère phénoménal de mon expérience sera différent. Comme nous l’avons vu à de multiples reprises, le fait de prêter attention à telles propriétés fait une différence dans la phénoménologie perceptuelle de l’intéressé. Le problème est qu’il est difficile de voir quelles preuves nous pourrions découvrir qui montreraient que l’attention visuelle s’est modifiée dans le cours de l’histoire. Il est nécessaire d’écarter des formes de raisonnement à l’évidence erronées. Il n’existait pas de feux de signalisation au Moyen Âge et les gens de l’époque n’auraient donc pu faire attention aux feux de signalisation. Maintenant nous disposons de feux de signalisation et parfois nous leur prêtons attention. Cette différence ne nous donnera aucune raison de penser que l’attention a une histoire dans le sens approprié que, si la scène en face de nous est différente, alors il est évident que notre attention fonctionnera différemment. Ceci ne nous fournirait aucune version significative de l’affirmation que la vision a une histoire : si tout ce qu’on veut dire par l’affirmation que la vision a une histoire est que nous voyons maintenant des feux de signalisation mais que nous n’avons jamais vu de feux de signalisation au Moyen Âge, l’affirmation que la vision a une histoire ne mériterait certainement pas qu’on argumente à son sujet.
44Pour être en mesure d’inférer un changement dans la phénoménologie perceptuelle à partir d’un changement dans l’attention, il faut que nous soyons capables de présenter deux cas dans lesquels la scène visuelle en face de nous est la même mais où notre attention est mobilisée différemment. Les expériences sur la cécité non attentionnelle faisaient usage du même contraste ; la scène visuelle lorsqu’on regarde la vidéo du gorille est la même, nous voyons exactement les mêmes images enregistrées. Mais, parce que nous mobilisons différemment notre attention, notre phénoménologie visuelle est différente. Ainsi, pour être en mesure de soutenir que l’attention a changé dans le cours de l’histoire, il faudrait que nous soyons capables de montrer que la même scène visuelle en tous points faisait l’objet d’une attention différente dans différentes périodes historiques.
45Ce schéma explicatif d’ensemble est plus facile à appliquer lorsqu’il est question de l’histoire vécue d’une seule personne. Supposez qu’il y a un an je n’aie rien su au sujet des arbres mais qu’ensuite j’aie suivi un cours intensif de botanique. Comparez maintenant mon expérience visuelle d’un pin il y a un an et mon expérience visuelle du même pin exactement (vu du même angle, dans les mêmes conditions d’éclairage) aujourd’hui. Étant donné que je me suis familiarisé avec diverses caractéristiques des pins, lorsque je vois le pin aujourd’hui, je vais sans doute prêter attention à des caractéristiques différentes de celles auxquelles j’ai fait attention il y a un an. Je fais attention maintenant par exemple à la forme des pommes de pin, à la couleur du feuillage, à la diversité de manières dont les aiguilles sont regroupées en faisceaux, etc. Je ne faisais attention à aucune de ces caractéristiques il y a un an car je ne connaissais pas grand-chose sur aucune d’entre elles ; je me contentais de regarder un arbre sans savoir grand-chose sur ce qui fait la spécificité des pins. Je fais donc désormais attention à des choses différentes et en conséquence, poursuit l’argument, ma phénoménologie perceptuelle est également différente (voir Siegel, 2006 ; Nanay, 2011a, 2012b). Au moins dans ma propre histoire vécue, il semble que mon attention (lorsqu’on en vient aux pins) a bien une histoire et en conséquence ma vision également.
46La question qui se pose est de savoir si nous pouvons généraliser la structure de l’argumentation dans cet exemple à l’histoire en elle-même (par opposition à l’histoire qui est la sienne). La question n’a rien de simple. Alors que nous avons de bonnes raisons de supposer que je fais maintenant attention à des caractéristiques du pin pour lesquelles je n’étais pas en position de le faire dans le passé, nous n’avons en général aucune raison de supposer qu’il existe des caractéristiques d’un objet auxquelles les gens, à certaines époques passées, n’étaient pas en position de prêter attention. Il est difficile de voir quelles preuves nous pourrions donner qui montreraient comment les gens prêtaient attention à une certaine sorte d’objet, au Moyen Âge par exemple.
47Voici un exemple éventuel qui peut de prime abord être séduisant dans ce contexte. Il fut un temps où les gens ne savaient pas que la lune est un objet sphérique et que les modifications de ses phases résultent de la manière dont le soleil l’éclaire. Ces gens regardaient alors le même objet que celui que nous regardons maintenant, mais ils n’étaient pas en mesure de voir, par exemple, le « côté sombre » de la lune. L’argument conclurait donc que nous faisons attention à des caractéristiques de la lune (par exemple, la ligne séparant l’ombre portée des parties éclairées par le soleil) différentes de celles auxquelles ces gens d’un lointain passé pouvaient prêter attention. Et en conséquence notre phénoménologie perceptuelle est différente de la leur. Je reste sceptique quant à l’efficacité d’un tel argument comme je suis sceptique sur le fait que cette différence d’attention est suffisamment significative pour entraîner une différence dans la phénoménologie perceptuelle. On pourrait soutenir que ces gens d’un lointain passé pouvaient aussi prêter attention à la même caractéristique visuelle de la lune (c’est-à-dire la ligne incurvée entre les parties visible et invisible de la lune) mais qu’ils s’y référaient ou qu’ils la conceptualisaient différemment. Cette différence n’est donc pas réellement une différence dans l’attention visuelle, mais plutôt une différence dans la manière de conceptualiser ce que nous voyons (et ce à quoi nous faisons attention).
48En bref, je suis sceptique sur les chances qu’une telle méthode générale a de soutenir que les caractéristiques des objets auxquelles nous faisons attention ont changé au cours de l’histoire (bien que je ne veuille pas exclure totalement cette possibilité). Mais je vais soutenir qu’il se peut que nous ayons davantage de raisons de supposer l’existence d’un changement relatif aux caractéristiques des images auxquelles nous faisons attention.
L’histoire de l’attention double
49Je vais soutenir que nous pouvons avoir de bonnes raisons de supposer que l’attention, du moins l’attention telle qu’elle est mobilisée lorsqu’on regarde des images, a une histoire. Mais alors, étant donné que l’attention influence de manière systématique la phénoménologie perceptuelle, il en est de même de la vision. L’affirmation plus spécifique que je veux examiner est que l’attention aux propriétés de scènes en image est quelque chose qui a une histoire. Nous pouvons prêter attention, et maintenant nous le faisons, à la relation entre les traits de la surface de l’image et les traits de ce qui est dépeint en elle lorsque nous regardons des images. Et souvent, afin d’apprécier une image du point de vue esthétique, il nous faut mobiliser notre attention de cette manière. Mais il a pu exister des époques où les gens n’engageaient pas leur attention ainsi. J’appelle « attention double » le fait de prêter attention à la fois aux traits de la surface de l’image et aux traits de ce qui est dépeint en elle.
50Nous disposons de preuves solides que les gens étaient capables d’attention double vers le milieu du xvie siècle, au moins en Europe de l’Ouest, région sur laquelle je me concentrerai dorénavant (j’en dirai plus ci-dessous sur le droit que j’ai de le faire). Un exemple bien connu en est l’attention à la facture pleine de bravoure qu’on trouve dans les œuvres du dernier Titien, par exemple, largement plébiscitée par ses contemporains. Apprécier la facture pleine de bravoure est une forme d’appréciation qui exige une attention qui se porte à la fois sur la chose représentée et sur la manière particulière dont un ensemble lâche de marques sur la surface a été employé pour engendrer cette représentation.
51Mais il existe d’autres exemples qui datent à peu près du milieu du xvie siècle. Un sous-genre largement répandu et très populaire de tableaux dans ce siècle ne pouvait être pleinement apprécié qu’en prêtant attention à la fois à la surface de l’image et à l’objet dépeint. Le représentant le plus connu de ce sous-genre est Giuseppe Arcimboldo dont l’on ne peut apprécier les portraits qu’en mobilisant l’attention double : pour voir sa maîtrise dans l’exécution, nous devons être capables d’identifier que le même trait exactement de la surface est chargé à la fois de dépeindre un fruit et de dépeindre une partie de visage humain, et ceci requiert l’attention double. Nous pouvons, bien sûr, voir la personne dépeinte dans le tableau (et également les fruits dépeints) sans attention double, mais nous ne pourrions apprécier que la maîtrise de l’exécution consiste à dépeindre les deux (et à dépeindre l’un en dépeignant l’autre). Bien qu’Arcimboldo soit le représentant le plus connu de cette manière de composer des tableaux, ce qu’on appelle les « paysages anthropomorphes » se sont largement répandus à partir de la seconde moitié du xvie siècle, en particulier aux Pays-Bas (voir Hulpen, 1987 pour un bon résumé). Dans ces tableaux, nous voyons les marques sur la surface de deux façons, à la fois comme dépeignant divers éléments du paysage (vaches, murs, arbustes) et comme dépeignant des parties d’un visage humain (yeux, nez, barbe). Pour parvenir à ce résultat, nous devons faire attention aux traits de la surface du tableau et aux traits des objets dépeints (c’est-à-dire les vaches dépeintes et les yeux dépeints) de façon simultanée. Il importe que la simultanéité en question ne soit pas la simple simultanéité de voir les marques comme un visage et de voir les marques comme un paysage. Nous pouvons osciller, et souvent nous oscillons, entre ces deux manières de voir le tableau (comme nous ne cessons d’osciller lorsque nous regardons le dessin du lapin-canard). Ce qui compte est que nous ne serions pas en mesure d’apprécier la maîtrise d’exécution de ces tableaux (par exemple, pourquoi la petite vache à l’arrière-plan est placée là où elle est) sans prêter attention à la relation entre les traits de la surface et les traits des deux scènes dépeintes. Apprécier présuppose ici de prêter attention aux propriétés de scène en image.
52Mais ces « paysages anthropomorphes » ne constituent pas l’unique signe indiquant que les gens du xvie siècle étaient capables de mobiliser l’attention double. Wölfflin consacre d’assez longs développements à décrire l’importance de la relation entre les traits de la surface et la scène dépeinte lorsqu’on regarde et apprécie certains tableaux du xvie siècle. Un des exemples qu’il prend est La Cène de Léonard, dans laquelle l’alternance du blanc et noir sur les murs latéraux vus en perspective sert de méthode pour grouper les personnages du premier plan (Wölfflin, 1899/1952, not. p. 23-29). Ici, un élément formel de la surface (fourni par les murs latéraux dépeints) est essentiel pour l’organisation picturale des apôtres au premier plan. Apprécier ces traits présuppose de mobiliser l’attention double qui rend possible de voir l’alternance du blanc et noir sur les murs latéraux vus en perspective comme un trait de surface entrant en interaction avec l’organisation picturale tridimensionnelle de la scène dépeinte.
53Dernier exemple : Richard Wollheim (suivant, une fois de plus, Wölfflin) fait remarquer que dans Héliodore chassé du temple de Raphaël, la chute d’Héliodore sur la droite est contrebalancée par les enfants qui grimpent à une colonne sur la gauche. Pour rendre les choses encore un peu plus complexes, c’est cette interaction entre le mouvement ascendant sur la gauche et le mouvement descendant sur la droite qui attire notre attention vers le milieu de la composition, vers la figure du Grand Prêtre en prières à l’arrière-plan (Wollheim, 2002, p. 10, voir aussi Wöllflin, 1899/1952, p. 101-103). Ici, il est nécessaire que nous disposions d’une attention double à la fois à la surface et à la scène dépeinte pour être en mesure d’apprécier les manières dont les deux interagissent pour guider notre attention vers le milieu de l’image.
54En bref, les gens du milieu du xvie siècle étaient déjà capables d’attention double. Mais les gens qui vivaient à des époques antérieures, et surtout dans les siècles qui précèdent immédiatement le xvie siècle, en étaient-ils incapables8 ? Cette affirmation est d’évidence difficile à établir et il importe de noter que ce serait commettre une erreur méthodologique que d’en appeler exclusivement à la manière dont les tableaux dépeignaient les objets à cette époque. Bien qu’il puisse être vrai que l’appréciation des images des xiiie ou xive siècles ne réclamait pas nécessairement une attention double (sur le modèle dont des peintures postérieures au xvie siècle le font) et qu’il puisse même être vrai que l’appréciation de ces images réclamait que le spectateur ignore la manière dont la surface de l’image est organisée. Mais nous ne pouvons pas inférer des faits relatifs à la vision à partir de faits relatifs aux représentations picturales – ce sur quoi Gombrich ne cesse d’insister (Gombrich, 1959/1972).
55Une réflexion préliminaire naît de l’émergence relativement soudaine des œuvres d’art qui s’appuient résolument sur l’attention double au milieu du xvie siècle. Disons en 1560, de nombreux tableaux différents appartenant à des genres et catégories divers furent explicitement conçus de manière à ce qu’on ne puisse les apprécier du point de vue esthétique qu’en recourant à l’attention double. Mais deux ou trois décennies plus tôt, très peu de tableaux – voire aucun – n’étaient explicitement conçus de manière à ce qu’on ne puisse les apprécier du point de vue esthétique qu’en recourant à l’attention double. Cette apparition relativement soudaine de tableaux qui présupposent une attention double, et le fait que des espèces très différentes de tableaux recourant à l’attention double ont émergé à peu près en même temps, semblent indiquer qu’il s’est produit un changement relativement soudain dans la manière dont les gens mobilisaient leur attention. Mais, comme j’y ai insisté, il s’agit au mieux d’une information suggestive, non pas d’un argument réel.
56Voici un argument réel. Le De Pictura d’Alberti (1435) contient une analyse très développée de la compositio, ce que nous appellerions maintenant l’organisation picturale (voir Greenstein, 1997). La compositio des tableaux, selon Alberti, consiste à organiser les plans en membres, les membres en corps, les corps en tableaux (ou en historia). Cette organisation des éléments en unités de niveau supérieur obéit à des règles ; par exemple, selon Alberti, neuf éléments au plus devraient être organisés en unité de niveau supérieur et il devrait y avoir un certain degré de variété entre les éléments. Michael Baxandall a comparé le concept albertien de compositio picturale au concept humaniste de compositio en rhétorique (ce dont Alberti, comme tout Italien cultivé du xve siècle, devait avoir été parfaitement conscient) : organiser les mots en expressions, les expressions en propositions, les propositions en phrases (Baxandall, 1971).
57Ce qui est intéressant pour nos desseins est que la compositio picturale au sens d’Alberti est entièrement fonction de la scène dépeinte. L’unité minimale de compositio picturale est la surface des objets dépeints (non pas la surface du tableau). Non pas ce qui est de l’ordre du pigment, c’est-à-dire de la marque sur la surface, mais plutôt quelque chose qui est dépeint. Ainsi l’équivalent des mots, qui servent d’unités de base dans la compositio rhétorique, est dans le cas de la compositio picturale une partie de la scène dépeinte. En d’autres termes, la compositio picturale relève pleinement pour Alberti du domaine de ce qui est dépeint et la surface du tableau semble ne jouer aucun rôle essentiel dans la compositio picturale. C’est-à-dire que, pour Alberti, l’organisation picturale ne requiert rien qui s’apparente à l’attention double, elle est exclusivement fonction de la scène dépeinte. L’attention à la surface fait complètement défaut.
58Une considération supplémentaire en faveur de l’affirmation que nous ne disposons pas de données probantes qu’avant le xvie siècle les spectateurs occidentaux mobilisaient l’attention double lorsqu’ils regardaient des images vient de Michael Baxandall qui analyse en détail les aptitudes visuelles diverses que les spectateurs italiens (cultivés) du xve siècle mobilisaient en regardant des tableaux (Baxandall, 1972). Pas une seule de ces (nombreuses et diverses) aptitudes visuelles ne concerne la surface du tableau. Bref, l’analyse approfondie que Baxandall a fait des sources écrites italiennes du xve siècle portant sur la perception des images ne nous fournit aucune raison de supposer que les spectateurs italiens (cultivés) du xve siècle prêtaient attention aux propriétés de la surface de l’image. Mais alors ils ne mobilisaient pas non plus l’attention double puisque cela présupposerait de prêter attention à la surface (autant qu’à ce qui est dépeint en elle).
59On peut objecter (n’en déplaise à Baxandall) que les spectateurs italiens (cultivés) du xve siècle prêtaient attention à au moins certaines caractéristiques de la surface, à savoir de quoi elle était faite, car ils faisaient attention à la quantité et à la qualité de l’outremer et de l’or utilisés dans le tableau, ce qui n’est pas un trait de la scène dépeinte mais de la surface de l’image. Bien que ce fait soit indéniable, prêter attention à ces traits de la surface ne donne pas naissance à l’attention double tel que j’ai défini ce terme plus haut. Souvenez-vous que l’attention double signifie prêter attention à la relation entre scène et surface, prêter attention à une propriété de scène en image. Mais prêter attention à la qualité et quantité de l’outremer n’entre pas dans l’attention aux caractéristiques de la surface qui sont responsables de la dépiction de la scène représentée. La qualité et quantité de l’outremer est à cet égard de l’ordre des craquelures dans la peinture. La conscience de la qualité et de la quantité d’outremer, comme les craquelures dans la peinture, ne contribuent pas à la conscience que nous avons de la scène dépeinte. Par conséquent, prêter attention à ces choses peut bien être un exemple d’attention à la surface mais ce ne sera pas un exemple d’attention double ; ils ne constituent donc pas des contre-exemples.
60De telles considérations peuvent démontrer que nous n’avons aucune preuve que les Italiens du xve siècle ne mobilisaient pas l’attention double. Mais bien sûr l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence. Je n’ai fourni aucune preuve positive à l’appui de l’affirmation que les Italiens du xve siècle ne pratiquaient pas cette forme d’attention. L’argument suivant, joint aux considérations présentées dans la section suivante, sont supposés nous rapprocher un peu plus de cette affirmation positive.
61Un des aspects frappants des peintures antérieures au xvie siècle est l’effort considérable fait par les peintres en vue d’éviter l’occlusion (voir par exemple Wölfflin, 1888 ; Nanay, 2015a). S’ils dépeignent disons douze personnes dans une image, il se produit très rarement que l’une d’entre elles soit dépeinte même partiellement occultée (une exception est la représentation de foules indéfinissables où l’occlusion est de règle). Et si une table est dépeinte avec toutes sortes de mets ainsi que des ustensiles et outils, on a une vue complète de chacun de ces outils et ustensiles et de chaque mets ; aucun n’est derrière ou devant un autre objet. Ceci change rapidement au xvie siècle (de façon particulièrement rapide dans le genre des natures mortes qui se rapportent à la nourriture) où l’on n’évite pas du tout l’occlusion. Fait remarquable, cette volonté d’éviter l’occlusion est un trait systématique et très saillant dans les peintures qui précèdent le xvie siècle (curieusement, c’est aussi le cas des images produites par les enfants âgés de moins de cinq ans, voir la figure 4).
62Maintenant, la question suivante se pose. Supposez, en raisonnant par l’absurde, que des gens au xve siècle aient mobilisé l’attention double ; ils prêtaient attention aux traits de la surface et de la scène dépeinte en même temps, ils prêtaient attention à la relation entre les traits de la surface et les traits de la scène. S’ils avaient réellement fait cela, ils auraient fait l’expérience que ces tableaux dépeignaient des scènes tout à fait improbables, dans lesquelles les éléments sont disposés d’une manière si particulière qu’aucun d’eux ne dissimule l’un quelconque des autres. Puisque cela ne se produit presque jamais dans la vie réelle, étant donné par ailleurs le niveau d’habileté technique mis en œuvre en vue d’éviter l’occlusion, faire l’expérience que la scène dépeinte est extrêmement improbable semble être un trait très saillant de la manière dont ces spectateurs du xve siècle faisaient l’expérience des images. Mais comme nous ne disposons d’aucune raison de supposer que la nature improbable de la scène ait jamais fait partie de l’expérience des tableaux au xve siècle – et à plus forte raison en ait constitué une dimension saillante –, nous avons raison de nier la supposition introduite dans ce raisonnement par l’absurde, à savoir que les gens du xve siècle mobilisaient l’attention double.
63Nous pouvons maintenant conclure (provisoirement) que, quand bien même en Europe occidentale les gens mobilisaient l’attention double lorsqu’ils regardaient des tableaux dans la seconde moitié du xvie siècle, ils ne le faisaient pas un siècle plus tôt. L’attention, au moins l’attention mobilisée quand il s’agit de regarder des tableaux, semble avoir changé de façon significative à un moment donné au cours du xvie siècle. L’attention a vraiment une histoire.
64Il est important de donner des précisions sur la portée de cette affirmation. De qui l’attention est-elle ici mise en jeu ? J’ai parlé exclusivement de spectateurs (cultivés) occidentaux (essentiellement en Italie). Devrions-nous restreindre mon affirmation à ce groupe ? Est-on dans le cas de figure où mon argument ne confirme réellement qu’une affirmation bien plus restreinte, à savoir que l’attention des spectateurs humanistes italiens possède une histoire ? Je ne le pense pas. Les preuves de mobilisation de l’attention double au xvie siècle peuvent bien se limiter à une toute petite partie du monde – l’Europe de l’Ouest –, ce qu’il importe néanmoins de noter est qu’elle est censée servir d’illustration. Parce que nous disposons d’une documentation assez riche sur les manières dont les gens des xve et xvie siècles pensaient au sujet des images en Europe de l’Ouest, nous pouvons localiser cette émergence potentielle de l’attention double avec une assez bonne précision. En ce qui touche les autres parties du monde, nous n’avons pas de sources suffisantes pour proposer des affirmations similaires. Mais ce serait un projet de recherche important et plein d’intérêt que d’établir quand une transition similaire est intervenue (si c’est le cas) pour les spectateurs non occidentaux.
65Un dernier éclaircissement, toujours sur la portée de mon affirmation. J’ai soutenu que les Italiens cultivés du xve siècle ne mobilisaient pas l’attention double lorsqu’ils regardaient des tableaux. Il importe de souligner que cette affirmation ne sous-entend pas qu’ils étaient incapables de le faire. Tout laisse à penser qu’ils l’étaient. Et certains d’entre eux, à savoir les artistes eux-mêmes, avaient à être attentifs aux traits de la surface du tableau lorsqu’ils y déposaient des marques censées donner naissance à l’expérience visuelle de la scène dépeinte. Des artistes de tous âges, sans doute, avaient à mobiliser l’attention double pour être en mesure de faire sur la surface des marques qu’on voie comme des dépictions de scènes tridimensionnelles. Mais mon affirmation exclut les artistes (du moins les artistes au moment de dépeindre quelque chose). Mon affirmation est que nous ne disposons d’aucune preuve que ces gens (au xve siècle) qui regardaient des tableaux étaient encouragés à faire attention selon une modalité double, ou qu’on exigeait cela d’eux9.
66Je dois insister sur le fait que ce changement dans l’histoire de l’attention visuelle a une portée très limitée ; elle ne s’applique qu’à l’attention visuelle mobilisée dans l’acte de voir des images. En conséquence, la conclusion pour le débat sur l’histoire de la vision aura également une portée tout aussi limitée. Il se peut que notre « mode de vision » général (au sens de Riegl ou Benjamin) ait une histoire ou n’en ait pas. Mais notre perception des images a, elle, une histoire. Puisque l’habitude que nous avons d’allouer l’attention visuelle lorsqu’on regarde des images s’est modifiée au xvie siècle et que la phénoménologie visuelle dépend de façon systématique de l’attention visuelle, nous pouvons conclure que notre expérience visuelle de regarder des images s’est modifiée au xvie siècle. Il s’agit d’une version modeste de l’affirmation que la vision a une histoire, mais il est encourageant que cette version puisse aider à rapprocher les deux versants du débat sur l’histoire de la vision (voir également Nanay, 2015f).
L’attention et ses variations transculturelles
67L’argument que j’ai développé dans la précédente section en faveur de l’affirmation que l’attention double a une histoire était de l’ordre du provisoire. Je me suis servi de preuves tirées de l’histoire de l’art pour soutenir qu’il y a eu une modification, à un moment donné durant le xvie siècle, dans la manière dont nous mobilisions notre attention en regardant des images. Mais si nous disposons de raisons indépendantes fortes pour défendre l’idée que l’attention est uniforme à travers les cultures et les périodes historiques, il se peut que ces considérations semblent plutôt faibles.
68L’objectif de cette dernière section est de soutenir que de fait nous avons des raisons indépendantes fortes de défendre l’idée que la manière dont nous mobilisons notre attention est bien loin d’être uniforme d’une culture à l’autre. Mais alors nous avons des raisons tout aussi fortes de défendre l’idée que l’attention varie en fonction de la période historique. Et à la lumière de ces hypothèses d’arrière-plan, les considérations historiques de la dernière section peuvent sembler plus convaincantes.
69Au cours de la dernière décennie à peu près, de plus en plus d’études ont été publiées sur les différences dans la manière dont les Asiatiques orientaux et les Occidentaux mobilisent leur attention visuelle. L’argumentation d’ensemble est que les Occidentaux font plus attention aux objets focaux alors qu’il y a de fortes chances que les Asiatiques orientaux fassent attention au contexte d’arrière-plan. Par exemple, en regardant une brève séquence filmée d’un aquarium, les Occidentaux tendent à faire attention au poisson qui bouge, tandis que les Asiatiques orientaux tendent à faire attention à des caractéristiques comme les bulles et les algues (Masuda et Nisbett, 2001).
70D’autres études montrent que les Occidentaux et les Asiatiques orientaux se comportent différemment dans les expériences de cécité au changement (Masuda et Nisbett, 2006). Les expériences de cécité au changement ressemblent quelque peu aux expériences de cécité non attentionnelle en ce qu’elles montrent que nous échouons à faire l’expérience des aspects de la scène visuelle auxquelles nous ne prêtons pas attention. Mais dans le cas des expériences de cécité au changement, ceci est obtenu en modifiant certains traits relativement mineurs (quoique parfois pas si mineurs) de la scène. Ceci peut prendre des formes diverses, l’une des plus frappantes étant sans doute de modifier très lentement un trait de la scène pendant un clip. Mais cela marche également si on présente aux sujets deux images (parfois en introduisant brièvement un masque entre elles). Le sujet échoue à remarquer ces changements, bien qu’ils puissent être vraiment significatifs. L’importance des expériences de cécité au changement dans le présent contexte est que les Américains détectent davantage de changements intervenant dans les traits des objets focaux, tandis que les sujets japonais détectent davantage de changements intervenant dans l’arrière-plan.
71Il existe de nombreuses autres expériences qui indiquent la même direction. Les expériences oculométriques suggèrent que les sujets américains se concentrent plus longuement (et plus vite) sur les objets focaux, alors qu’il y a davantage de chances que les Asiatiques orientaux se concentrent loin des objets focaux (Chua et al., 2005). Et les Asiatiques orientaux réussissent beaucoup plus mal dans la tâche de « tige et cadre » (RFT) que les Américains, tâche dans laquelle les sujets ont à déterminer l’orientation d’une ligne qui est cadrée dans un rectangle. Si l’alignement n’est pas le même entre la ligne et le rectangle servant de cadre, tous les sujets ressentent une illusion optique pour ce qui touche l’orientation de la ligne, mais les Asiatiques orientaux ressentent cette illusion d’une manière beaucoup plus forte. On explique souvent cela par leur manière plus holistique de regarder les scènes visuelles (Ji et al., 2000). Enfin, les Asiatiques orientaux semblent mieux réussir à prêter attention aux relations entre les éléments d’une scène, les encoder et s’en souvenir, que les Occidentaux qui réussissent mieux à prêter attention aux traits des éléments eux-mêmes, les encoder et s’en souvenir (Goh et al., 2007).
72On ancre souvent ces études dans des conjectures de plus vaste échelle sur les différences d’attitudes entre cultures, les Américains ou les Occidentaux en général étant peut-être plus individualistes, tandis que les cultures d’Asie orientale sont moins individualistes et plus communautaires (voir Markus et Kitayama, 1991 ; Nisbett et al., 2001, Nisbett, 2003 ; et Boduroglu et al., 2009 pour de bonnes vues d’ensemble). Ces hypothèses plus larges au sujet de différences culturelles à grande échelle sont controversées (et ont été la cause d’emballements médiatiques), mais elles ne sont pas pertinentes du point de vue de ce livre. Le point important est qu’il semble y avoir une différence bien établie dans la manière dont les Asiatiques orientaux et les Occidentaux mobilisent leur attention. Mais si nous ne voulons pas attribuer cette différence à des facteurs génétiques (et nous ne le devrions pas), alors les raisons de rendre compte de ces différences sont culturelles ; elles ont à voir avec le mode de socialisation des sujets (savoir exactement quel aspect de la socialisation produit la différence – la complexité des scènes visuelles qu’on rencontre régulièrement, les différences dans la lecture, etc. – est une question ouverte, voir Miyamoto et al., 2006 ; voir aussi Talhelm et al., 2014 pour la suggestion que la différence réside dans les pratiques agricoles !). Mais alors, étant donné que la manière dont les sujets ont été socialisés a changé de manière significative dans le cours de l’histoire, nous avons une raison à première vue très forte de soutenir que l’attention a vraiment une histoire.
73On peut être tenté d’aller plus loin et de tirer une sorte de conclusion relative aux aspects transculturels de l’attention distribuée, qui est le thème principal du livre. Je pense que nous devrions résister à cette tentation. Les expériences rapportées dans cette section ne disent à proprement parler rien au sujet de l’attention distribuée, au moins si on la comprend de la manière dont j’ai défini le concept au chapitre ii, c’est-à-dire comme une attention ciblée en termes d’objet et une attention distribuée en termes de propriétés. La plupart de ces études portent réellement sur les différences transculturelles en ce qui concerne l’attention ciblée sur les objets et l’attention distribuée sur les objets. La distinction entre l’attention aux objets et l’attention aux propriétés n’est pas vraiment prise en compte par les psychologues qui travaillent sur les variations transculturelles dans l’attention. Nous ne sommes donc pas en position de tirer des conclusions sur les expériences esthétiques des Asiatiques orientaux et des Occidentaux sur la base de ces expérimentations ; il serait nécessaire de faire un travail plus approfondi (et différemment orienté) pour y parvenir. Il est aussi beaucoup plus difficile de détecter des différences concernant les propriétés d’un objet auxquelles on fait attention que des différences concernant les objets auxquels on fait attention (étant donné que les méthodes oculométriques qui peuvent apporter une contribution dans le second cas ne sont d’aucun secours dans le premier).
74Je veux conclure ce chapitre par quelques songeries qui demeurent tout à fait provisoires au sujet de la nature historique d’à peu près tout de ce dont j’ai parlé dans ce livre. S’il est vrai que notre manière de prêter attention aux images a changé à un moment donné durant le xvie siècle et que ceci a quelque chose à voir avec le fait de faire attention selon une modalité double, ce qui constitue une sous-espèce de l’attention distribuée, alors ce n’est pas une affirmation totalement folle que de penser que tous les concepts clé de l’esthétique que j’ai analysés dans ce livre jusqu’ici sont à certains égards ancrés dans la période historique (de l’art occidental) postérieure au xvie siècle. L’expérience esthétique, telle que nous la connaissons, l’appréciation esthétique des tableaux, telle que nous la connaissons, le sens de l’unicité, tel que nous comprenons aujourd’hui ce concept, sont tous des concepts qui ont une portée limitée sur un plan historique. Il se peut qu’auparavant le type de relation que les gens entretenaient avec les œuvres d’art (ou la nature ou toute autre chose dont il est aujourd’hui probable que nous en faisons l’expérience sur un mode esthétique) ait été très différent. Il se peut que l’esthétique, non simplement comme sujet, mais comme manière caractéristique d’être en relation avec le monde, soit quelque chose d’assez nouveau.
Notes de bas de page
1 Dans son Dialogue des orateurs, § XIX.
2 Une exception importante est Marx W. Wartofsky qui, tout au long de sa carrière, a proposé de nombreux arguments différents sur l’affirmation de l’histoire de la vision. Voir par exemple Wartofsky, 1984, 1981, 1979.
3 Je voulais explicitement me tenir à l’écart de la question controversée du contenu perceptuel pour les desseins de cette discussion. Mais il vaut la peine de noter qu’au moins dans certaines conceptions (y compris la mienne), le contenu perceptuel dépend de l’attention et que la phénoménologie perceptuelle dépend du contenu perceptuel. Mais étant donné que ces affirmations sont toutes deux controversées (et que l’affirmation que la phénoménologie perceptuelle dépend de l’attention n’est pas du tout controversée), je ne m’appuierai pas sur ces conceptions controversées dans la présente discussion.
4 Exception faite de ces occasions où il semble se laisser emporter à comparer les chaussures gothiques aux cathédrales gothiques et la simplicité luthérienne à la simplicité des compositions picturales (voir Nanay, 2015a).
5 La conception de l’histoire de la vision défendue par Whitney Davis dans Théorie générale de la culture visuelle (Davis, 2011) est aussi une version de (b), en dépit des différences importantes vis-à-vis des versions mentionnées ci-dessus, voir not. p. 8-10.
6 Une exception est Alois Riegl qui parle beaucoup d’attention et de capacité d’être attentif (Riegl, 1902/1999) mais ce concept est très différent de celui d’attention visuelle sur lequel je me concentrerai. Voir Olin, 1989 sur le concept de capacité d’attention de Riegl.
7 Je suppose dans cette discussion que « voir » s’entend ici comme vision consciente. Personnellement j’adhère à la conception que même la perception inconsciente est influencée de manière systématique par l’allocation inconsciente de l’attention, mais je ne m’appuie pas ici sur cette conception (quelque peu controversée). Je considère que l’affirmation selon laquelle l’expérience perceptuelle consciente dépend de manière systématique de l’allocation consciente de l’attention n’est pas du tout controversée (au moins pas depuis les expériences sur la cécité non attentionnelle).
8 Lorsque je parle dans ce qui suit d’« avant le xvie siècle », ce que je veux dire ce sont les siècles précédant immédiatement le xvie siècle. Je le fais pour éviter les débats relatifs à notre manière de regarder les images dans des temps bien antérieurs, en particulier dans l’Antiquité (mais voyez, par exemple Elsner, 2007 sur cette question).
9 Il peut sembler bizarre que je n’aie rien dit sur ce qui peut ou ne peut pas avoir déclenché ce changement dans la manière de regarder des images. Et je souhaite rester neutre sur ce sujet ici. Une possibilité, longuement explorée par Whitney Davies, est que c’est l’exposition à des images d’espèce différente qui change notre manière de regarder les images (et, à la lumière de ma proposition, change notre manière d’y prêter attention), avec pour résultat un processus cyclique/ dynamique (Davies, 2001, 2011, 2015). Bien que cette proposition soit en cohérence avec mon argument présent, mon argument ne présuppose pas cette manière de considérer l’affirmation que la vision a une histoire.
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